|
Gu Hua
古华
II. Gu Hua /Shen
Congwen: similarités et différences
par Brigitte Duzan, 11 novembre 2016
Quand on parle de l’œuvre de
Gu Hua (古华),
on parle généralement des écrits postérieurs à la
Révolution culturelle, en omettant les récits des
années 1970. Dans ces conditions, on peut trouver
des points communs entre Gu Hua et celui qu’il
considérait comme son maître et qu’il a beaucoup
étudié,
Shen Congwen (沈从文).
Gu Hua, héritier de Shen Congwen ?
Il y a des parallèles évidents entre les deux
auteurs, qui tiennent d’abord à leur appartenance à
des régions très proches : l’ouest du Hunan pour
Shen
Congwen,
le sud de la province pour
Gu Hua, l’un
marqué par les cultures locales des minorités Miao
et Tujia, l’autre des minorités Yao et Zhuang,
cultures différentes mais partageant des traits
communs – relative liberté sexuelle pour les jeunes
et les veuves, tradition de chants antiphoniques à
deux voix, masculine et féminine, se répondant à
flanc de montagne, |
|
Le roman de Shen Congwen |
ou
encore riche répertoire de récits de conteurs, transmis par
voie orale, dans des dialectes aussi colorés que les robes
des femmes.
Le roman de Gu Hua |
|
Tous deux venaient d’une vieille famille de
propriétaires terriens sur le déclin. Shen Congwen
reçut une éducation réduite, et prit la route dans
les rangs de l’armée quand son père abandonna la
famille et causa sa ruine. Ancien fonctionnaire du
Guomingdang, le père de Gu Hua fut emprisonné peu
après l’arrivée des communistes au pouvoir et mourut
en 1952 ; son fils avait dix ans et subit ensuite
les conséquences de son « mauvais » statut social :
éducation rudimentaire et travail agricole à partir
de 1961.
On a avancé que, comme Shen Congwen, Gu Hua s’était
libéré de l’idéologie pour privilégier la qualité
littéraire et rechercher la beauté de la nature
humaine dans les personnages les plus simples, en
restant très proche de la culture populaire de sa
région natale. Une analyse de leurs deux romans les
plus représentatifs - « La ville frontalière » (《边城》),
datant de 1934, et |
« Le village Hibiscus »
(《芙蓉镇》)
publié en 1981 - permet cependant de dégager des différences
fondamentales derrière les similitudes de surface
.
Ville frontalière / Village Hibiscus
Les deux romans ont en commun une histoire d’amour malheureux,
dans une même ville, dans un style aux dialogues réduits au
minimum, et une phrase finale laissant l’issue ouverte.
1. Similarités
Dans son chapitre sur l’héritage de Shen
Congwen dans la littérature chinoise des années 1980, dans un
ouvrage plus général sur l’héritage du 4 mai
,
Jeffrey C. Kinkley remarque que, si les quatre premiers
chapitres du roman de Gu Hua sont très semblables à
ceux du roman de Shen
Congwen, en revanche, dans les chapitres suivants du « Village
Hibiscus », la politique devient le thème dominant et donne au
roman une tonalité totalement différente de celle, bordant
l’abstraction métaphysique, de « La ville frontalière ».
a)
Symbolisme
Les deux romans sont des tableaux semblables de la
vie et des coutumes locales (fengsu hua
风俗画)
et jouent au départ sur des évocations symboliques
des lieux qui se ressemblent beaucoup, les deux
villes étant en fait des "villes frontalières", et
toutes deux des gros bourgs (镇).
« Le village Hibiscus » est situé dans une sorte de
no man’s land plus ou moins fictif (三不管)
entre trois provinces, ce qui est également le cas
de la vieille ville de Chadong (茶峒古镇)
du roman de Shen Congwen. |
|
La ville de Shen Congwen |
La ville du roman de Gu Hua (et du
film de Xie Jin) |
|
Le titre même du roman de Gu Hua est symbolique car,
du temps des Cinq Dynasties et des Dix Royaumes (au
10ème siècle, après la chute des Tang),
la région du Hunan était l’un des royaumes
indépendants du sud, le royaume de Chu du Sud
(Nanchu
南楚
ou Machu
马楚),
appelé « Royaume des hibiscus » (芙蓉国)
.
Du temps de Gu Hua, l’appellation était célèbre pour
avoir été employée par Mao dans l’un de ses poèmes,
Réponse à un ami (《七律·答友人》1961),
qui se termine par l’évocation nostalgique du pays
natal : |
我欲因之梦寥廓,芙蓉国里尽朝晖
Perdu dans mes rêves, je me languis
du royaume des hibiscus illuminé sous le soleil levant.
Le nom du royaume renvoie par ailleurs à l’ancien Royaume de Chu
du temps des Royaumes combattants auquel Shen Congwen se réfère
souvent. On est donc bien dans le même imaginaire historique et
poétique.
b)
Structure descriptive
Le style de Gu Hua, dans les premiers chapitres de son roman,
rappelle d’ailleurs celui de son aîné : caractères dépeints en
traits rapides, et dialogues succincts plutôt que monologues
intérieurs comme dans les chapitres ultérieurs. Surtout, la
ville est dépeinte de la même manière, par rapport à l’histoire
du lieu et à ses coutumes.
- Comme l’a souligné Jeffrey C. Kinkley, « La ville
frontalière » commence par trois chapitres introductifs
présentant la ville et les personnages avant que débute
l’action, au présent : le premier chapitre nous fait remonter
une route et une rivière jusqu’à la rencontre avec les deux
personnages principaux, le passeur et sa petite-fille Cuicui (翠翠) ;
le chapitre deux commence par une description panoramique de
Chadong, en nous ramenant au bord de la rivière pour rencontrer
les autres personnages ; puis le chapitre trois décrit la course
des bateaux-dragons, avec un flashback sur le passé de Cui Cui.
- Gu Hua reprend la même structure : il commence par une
description de la ville, avec des indications sur son histoire,
ses rues, ses festivals, ses marchés, pour en arriver au cadre
de l’histoire, l’étal de tofu (米豆腐摊子)
du personnage principal, la "sœur Hibiscus"
(“芙蓉姐子”).
Gu Hua la présente discutant et riant avec ses clients, un peu
comme Shen Congwen présentant son passeur. Le chapitre 2
présente un second personnage féminin, avec un flashback comme
chez Shen Congwen, et, de même, le chapitre 3 (满庚哥和芙蓉女)
nous ramène à la rivière, et aux événements dont elle a été le
témoin, pour présenter le "frère Mangeng" (满庚哥),
avec un flashback sur son histoire.
c)
Style
Même le style de Gu Hua se rapproche de celui de Shen Congwen
dans ces premiers chapitres : il donne lui aussi une description
exhaustive des dix festivals de l’année, avec leurs traditions,
en particulier culinaires. Dans un cas comme dans l’autre, on a
une peinture de la vie humaine scandée par les saisons,
parfaitement rythmée par les cycles de la nature.
Gu Hua écrit aussi dans un style vernaculaire, et il a même
repris des « tics » stylistiques de Shen Congwen ramenant au
style des conteurs : résumés de situations, commentaires en fin
de paragraphes, voire citations de dictons ou plaisanteries
populaires.
2. Différences
Après ces chapitres introductifs, essentiellement descriptifs,
cependant, les deux romans divergent. On peut remarquer dès
l’abord que le récit de Gu Hua est un long roman, alors que
celui de Shen Congwen tient plutôt de la nouvelle moyenne, en
seulement huit chapitres ; il est donc naturellement plus
homogène.
Au milieu de la première partie, le roman de Gu Hua abandonne le
tableau socio-historique d’un tranquille petit bourg de
montagne, comme hors du temps, pour devenir un roman
politiquement orienté, et une tragédie humaine, ou plutôt un
mélodrame historique où les individus sont broyés par des
événements sur lesquels ils n’ont pas de prise, doublés de la
vindicte des gens qui profitent du système. Comme les nouvelles
écrites au même moment par Gu Hua, le roman est une dénonciation
des aberrations de la période maoïste, surtout dans sa dernière
décennie.
On ne trouve pas cette atmosphère politiquement chargée chez
Shen Congwen. Chadong, dans son roman, reste une ville qui, de
par son caractère même de bourgade frontalière, en marge,
préserve une atmosphère coupée des tracas du monde alentour,
même si elle est témoin de deux morts et de la perte d’innocence
de sa jeune héroïne : c’est moins la marque de conflits
politiques, que celle d’une inévitable maturation. « La ville
frontalière » est plus une réflexion sur la nature humaine, et
la société, que sur la politique. Le roman acquiert par là-même
une portée bien plus universelle.
Le roman de Gu Hua ne se dégage pas, en fait, de la grande
tradition romanesque du réalisme social. Le roman est fortement
critique de la politique maoïste, mais cette critique est
exprimée dans le même style que les hagiographies précédentes ;
si Gu Hua a évolué depuis les nouvelles écrites dans les années
1970, son style reste marqué par ses débuts. Il montre les
individus brisés par les mouvements politiques, mais n’exprime
pas, comme Shen Congwen, leurs rêves et leurs pensées intimes,
ni surtout le lien très fort avec la nature qui est la
caractéristique essentielle de la vie de ses paysans, et de ses
jeunes héroïnes, que ce soit
Xiaoxiao (《萧萧》)
ou Cuicui (翠翠)
– la nature étant, selon lui, le fondement de la tradition.
Chez Gu Hua, les personnages sont immergés dans un quotidien
dont toute relationà la nature semble avoir disparu, et
paraissent réduits à des réflexes d’auto-défense et de survie,
dans un monde où dominent les rapports de classe. C’est d’autant
plus frappant que Gu Hua a fait des études d’agronomie et aurait
dû avoir un rapport étroit à la terre et à la nature, justement.
C’est peut-être un résumé saisissant de la différence entre la
Chine rurale du début des années 1930 et ce qu’elle est devenue
quarante ans plus tard.
Dans « Le village Hibiscus », Gu Hua souligne en outre
lourdement des stéréotypes hérités de la période maoïste, et de
la Révolution culturelle en particulier, même si son propos est
d’en dénoncer les abus. Et il le fait par des insertions de
remarques personnelles à la manière des conteurs d’antan – sur
la persistance, d’une manière ou d’une autre, des superstitions
"féodales", par exemple. Même quand il fait une incursion
philosophique, c’est encore dans les termes du réalisme social,
il est vrai imité de la poésie ancienne : le temps est un
fleuve, un fleuve de vie, coulant dans la mémoire des hommes…
Gu Hua apparaît comme le fruit de son époque ; il a été
encouragé à écrire pendant la Révolution culturelle, par les
cadres de la petite bourgade où il était une sorte d’ingénieur
agronome aux pieds nus ; après la Révolution culturelle, c’est
encore le Parti qui l’a formé. Il est compréhensible que son
style ne se soit pas dégagé de sa gangue alors qu’il écrit « Le
village Hibiscus » - dont il a commencé la rédaction en juillet
1980 - et les nouvelles de la même époque.
Il a cessé d’écrire trop tôt pour que l’on puisse imaginer ce
que son style serait devenu ensuite. Mais, dans le contexte des
années 1990 et suivantes, il se serait vraisemblablement encore
plus éloigné de Shen Congwen…
Adaptations cinématographiques
1984 La ville frontalière
《边城》
de Ling Zifeng
凌子风
1986 Hibiscus Town
《芙蓉镇》
de Xie Jin
谢晋
(analyses à venir)
Gu Hua 古华
I.
Présentation générale
From May Fourth to June Fourth, Fiction and Film in 20th
Century China, ed. Ellen Widmer, David Der-Wei Wang,
Harvard University Press 1993, chap. 3 Shen Congwen’s
Legacy in Chinese literature of the 1980’s, Gu Hua’s
Selective Imitation, pp. 76-82
|
|