par Brigitte Duzan, 3 octobre 2015,
actualisé
16 janvier 2019
Ge Shuiping est une romancière du Shanxi dont les
nouvelles et romans ont été couronnés de nombreux prix
depuis le début des années 2000. C’est de l’une de ses
nouvelles qu’a été adapté le scénario du film de clôture
du festival de Busan, projeté le 10 octobre 2015,
« Mountain Cry » (《喊·山》)
[1]
de Larry Yang (杨子) ;
il a été l’occasion de découvrir l’écrivaine tout comme
le réalisateur.
Une personnalité originale
Ge Shuiping (葛水平)
est née en 1966, au début de la Révolution culturelle,
dans le district de Qinshui, au sud du Shanxi (山西省沁水县).
Sa vie et sa personnalité sont marquées dès le départ
par son enracinement dans la culture locale desa région
natale, dont ses écrits sont imprégnés ; cette première
caractéristique est renforcée par la formation qu’elle a
reçue, dans une troupe de théâtre locale.
Ge Shuiping (photo 华商报)
Formation initiale
En 1976, à l’âge de dix ans, elle entre dans la troupe
de théâtre du district de Changzhi (长治),
non loin de Qinshui, et se passionne en même temps pour
la littérature. Devenue actrice de la troupe, elle
commence à écrire des poèmes. Le premier à être publié,
dans le journal de la jeunesse du Shanxi (《山西青年报》),
est intitulé « Pomme de pin » (“松果”) ;
c’est un premier pas dans sa carrière littéraire.
Elle entre ensuite à l’école d’art dramatique du Sud-Est
du Shanxi, à Jincheng (晋东南戏校).
C’est là qu’elle publie une première nouvelle courte,
dans le journal devenu aujourd’hui Littérature de
Taihang (《太行文学》).
Mais sa carrière prend un tournant inattendu en 1986…
L’aventure du cinéma
En 1986, en effet, l’école de Jincheng doit participer
au
L’opéra filmé “Le hall des fleurs
coupées”
tournage, au studio de Changchun, d’un opéra régional filmé (戏曲片):
« Le Hall des fleurs coupées » (《斩花堂》)
[2].
Il s’agit d’un opéra représentatif de l’une des quatre grandes
formes d’opéras locaux du Shanxi, le Shangdang Bangzi (上党梆子),
populaire dans le sud-est de la province.
Le Hall des fleurs coupées (1987)
Encore étudiante, Ge Shuiping est envoyée à Changchun en tant
que journaliste littéraire de la troupe et publie quatre
articles, sous quatre pseudonymes différents, dans la revue de
cinéma Dazhong dianying ou Cinéma populaire (《大众电影》).
Débuts littéraires
A la fin de ses études, elle commence à travailler au Théâtre
Shangdang de Jincheng (晋城市上党戏剧院),
spécialisé dans l’opéra Shangdang Bangzi. Elle est
ensuite mutée au bureau de recherche sur le théâtre de Changzhi.
La musique et l’opéra sont ainsi des éléments fondamentaux de
son univers, qui nourrissent sa création littéraire, poésie et
prose, essais et nouvelles.
Pendant cette période, au début des années 1990, elle publie
deux premiers recueils de poèmes : « La beauté, le poisson et la
mer » (《美人鱼与海》)
et « Une fille comme de l’eau » (《女儿如水》),
ainsi qu’un recueil d’essais : « Promenade de l’âme » (《心灵的行走》).
Dix ans d’articles et d’essais
Pendant plus de dix ans, ensuite, tout au long des années 1990,
Ge Shuiping continue d’écrire sans relâche, et ses écrits
commencent à avoir un certain retentissement dans l’ère dite des
« trois Jin » (三晋)
[3],
c’est-à-dire la partie sud du Shanxi.
Elle signe des éditoriaux dans « Le quotidien du
Shanxi » (《山西日报》)
et la revue « Fleuve jaune » (《黄河》).
Reflétant la culture et la vie locales, ses articles
sont de deux sortes : certains consacrés à la vie
familiale, à la vitalité et à la chaleur des liens
familiaux, les autres à l’histoire et à la culture
locales.
Tout est vécu, ressenti, rien n’est superficiel : c’est
sa vie qui ressort au travers de ses pages, et c’est la
vie de l’âme. Ses articles ont en outre une forte
Shuibian (Brandir son fouet),
adaptation en lianhuanhua
teneur narrative : ils sont la préfiguration de ses nouvelles.
Nouvelles et romans
Le déclic de 2003
Diqi
Diqi, le film
C’est en 2003, à l’instigation d’un ami, qu’elle reprend
l’écriture de nouvelles. C’est alors qu’elle écrit les
deux qui restent parmi les
plus connues de celles qu’elle a publiées, les nouvelles
"moyennes" Shuaibian ou « Brandir son fouet » (《甩鞭》)
et Diqi ou « La terre Qi » (《地气》).
Le personnage principal de la première, Wang Yinlan (王引兰),
est une jeune épouse qui s’efforce de mener une vie
paisible et heureuse dans son village, mais qui doit
affronter la jalousie, la convoitise, et la mort. Les
expériences vécues, et les émotions suscitées, changent
sa mentalité et émoussent peu à peu l’amour qui était le
centre de sa vie. En fin de compte, après la mort de son
époux, elle n’a d’autre recours que de tuer l’homme dont
l’amour ne lui apportait que peines et tourments, comme
si cette mort était le seul moyen pour elle de définir
et fixer les limites émotionnelles, donc humaines, de
son existence.
Quant à la seconde nouvelle,
Diqi,
elle conte l’arrivée d’un jeune instituteur plein
d’idéal, Wang Fushun (王福顺),
dans un tout petit village de montagne de seulement deux
foyers. Il rencontre là un lycéen qui ne veut pas aller
à école où il est victime des sévices du directeur, et
il l’aide à devenir l’un des meilleurs élèves du
district. Il aide également les familles du village à
obtenir l’électricité et l’eau courante.
A peine publiées, au début de 2004, dans la revue
« Fleuve jaune » (《黄河》),
ces deux nouvelles suscitent une pluie de critiques
laudatives, et sont sélectionnées par de nombreuses
autres revues. Diqi est couronnée du prix Lu Xun
en 2004. Shuibian a été adaptée en bande dessinée
et
Diqi
au cinéma
[4].
Shuibian (Brandir son
fouet), adaptation en lianhuanhua, dessins de Lan Ying
(兰莹) :
Dans les cinq années suivantes, elle publie ensuite,
dans les grandes revues littéraires chinoises, une série
de 32 nouvelles – courtes et moyennes - dont Hanshan
ou « Cris dans la montagne » (《喊山》),
Tianshang ou « Victime du ciel » (《天殇》),
Fusheng ou « Une existence précaire » (《浮生》),
« Chien chien chien » (《狗狗狗》),
« Histoire d’été » (《夏天故事》),
« Dans la lueur lunaire » (《陷如大陌的月亮》),
« Vigilance » (《守望》),
« Une boule de neige noire » (《黑雪球》),
« Forsythia » (《连翘》),
« Venu plus tôt que le vent » (《比风来得早》),
« La Chine de Douglas » (《道格拉斯的中国》),
« Le pigeon de papier » (《纸鸽子》)…
Les nouvelles sont ensuite éditées dans divers recueils,
et régulièrement primées.
Ces récits ont, en règle générale, pour personnage
central
Hanshan
une femme de caractère, résolue à surmonter les obstacles et en
particulier ceux créés par les
Ge Shuiping avec le réalisateur Larry
Yang
lors du début du tournage du film «
Mountain Cry »
préjugés ; les histoires se passent dans diverses
périodes historiques, de la République, après la chute
de l’Empire, jusqu’à la période récente, en passant par
la guerre de résistance contre les Japonais, la guerre
de Libération, puis la réforme agraire et la Révolution
culturelle. L’un de leurs ancrages thématiques est la
transition de la Chine rurale à la Chine urbaine, dans
l’histoire contemporaine.
Ce sont avant tout des condensés de vies locales, avec
des descriptions poétiques
des lieux et des paysages, les références directes étant l’est
du Shanxi, les monts Taihang (太行山)
et
toute la région. La nouvelle la plus célèbre de la
période est sans doute Hanshan ou « Cris dans la
montagne » (《喊·山》),
adaptée au cinéma en 2015 : l’histoire d’une jeune femme
muette qui arrive avec son mari dans un village de
montagne reculé ; le mari est victime d’un accident, et
le village confie la charge de la femme au responsable
de l’accident… C’est une subtile analyse des mentalités
paysannes traditionnelles, et plus encore, de la
psychologie d’une femme enfermée dans ces traditions
[5].
Maturation dans les années 2010
Le tournant des années 2010 marque une maturation dans
l’œuvre de Ge Shuiping, avec le passage de la nouvelle
au roman, comme « Terre dénudée » (《裸地》)
publié en 2011
[6],
et dans une version révisée en avril 2015.
Terre dénudée
Les deux cours de la rivière Qin
Scènes vécues
Elle poursuit en même temps des recherches
socio-historiques dans un esprit de préservation
culturelle et environnementale, comme en témoigne, par
exemple, son ouvrage « Les deux cours de la rivière
Qin » (《河水带走两岸》),
publié en mars 2013. Le livre est le résultat d’une
longue étude de terrain commencée en octobre 2011, en
partant de la source de la rivière, la seconde en
importance localement, après la rivière Fen, et en
explorant l’histoire, les coutumes populaires et les
traditions locales en voie de disparition, dont
l’artisanat et les arts populaires.
Ge Shuiping discutant avec Feng
Jicai de son ouvrage sur la rivière Qin
Mais Ge Shuiping continue à écrire des nouvelles,
courtes et moyennes, qui restent sa forme privilégiée
d’écriture ; son dernier recueil étant « Scènes vécues »
(《过光景》),
publié en décembre 2014.
En même temps, elle a poursuivi un travail de
scénariste. Elle a collaboré avec Larry Yang pour
l’adaptation de sa nouvelle Hanshan, et, plus
récemment, a été la coscénariste du film télévisé
« Un monde ordinaire » (《平凡的世界》),
diffusé en mars 2015, qui dessine un tableau de dix ans
d’histoire récente de la Chine, de 1975 à 1985.
Enfin, parallèlement, Ge Shuiping s’exerce aussi à la
peinture, et réalise de superbes lavis.
[2]
Coréalisé par Chang Zhenhua et He Misheng (常甄华/贺米生),
et sorti en août 1987.
[3]
C’est-à-dire, pendant la période des
Royaumes combattants, les trois royaumes de Zhao (赵国),
Wei (魏国)
et Han (韩国) issus
de la partition de l’Etat de Jin (晋国)
en 453 avant Jésus-Christ. Soit le bassin inférieur
de la rivière Fen.
[4]
Film réalisé par Qiang Jun (强军),
sorti en janvier 2008 sous le titre anglais « A
Spiritual Land », tout en gardant le titre chinois
de la nouvelle.