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« Ecrire, ce n’est pas transmettre, c’est appeler. » Pascal Quignard

 
 
 
     

 

 

Cun Wenxue 存文学

Présentation 介绍

par Brigitte Duzan, 2 juillet 2010

 

Le 20 juin dernier, alors que se terminait le treizième festival de cinéma de Shanghai, on apprenait que les prix du jury, du meilleur réalisateur et de la meilleure musique étaient allés au dernier film de Liu Jie (刘杰) : « Deep in the clouds » (《碧罗雪山》). Or, ce film, tourné dans la province du Yunnan, dans le sud-est de la Chine, est une adaptation d’un roman éponyme d’un écrivain que

l’événement a brusquement mis en vedette : Cun Wenxue (存文学).

 

Un natif du Yunnan

 

Cun Wenxue est né en 1952 dans un petit village du district de Pu’er (普洱), célèbre pour son thé. Il est d’ethnie Hani (哈尼族), l’une des nombreuses minorités nationales de cette mosaïque ethnique qu’est le

 

Cun Wenxue (存文学)

Yunnan. C’est sa mère qui l’a appelé Wenxue (文学, c’est-à-dire littérature) : elle suivait alors des cours qui avaient été instaurés par Mao dans les campagnes pour « balayer » l’illettrisme (扫盲班). C’était comme un acte de foi.

 

Pu’er (普洱)

 

La Révolution culturelle le força cependant à arrêter ses études : il commença à travailler en 1969, à dix-sept ans, comme standardiste. Au bout de deux ans, il fut distingué pour ses brillantes performances dans l’étude des œuvres du président Mao (nommé militant du Yunnan pour l’étude de ces œuvres : “云南省学习毛主席著作积极分子”), puis cité pour service méritoire de troisième classe (三等功), ce qui lui valut d’être admis à l’université du Yunnan, dans le département de littérature chinoise. Il est le type même des étudiants de l’époque, ouvriers, paysans ou militaires, un vrai工农兵学员. Il n’est pas le seul, parmi les écrivains de sa génération, Jia Pingwa (贾平凹)en tête, mais, dit-il, quelle importance ? Ce ne sont pas les études universitaires qui font un bon écrivain.

 

Il obtint son diplôme en 1975 et fut alors envoyé enseigner dans une école perdue dans les montagnes de Cuiyun (翠云山), dans le district de Simao (思茅县). C’était en pleine montagne, à deux jours de marche de la ville, par un chemin au milieu de la forêt. Cette période de vie montagnarde (“山居岁月”) lui a laissé nombre de souvenirs que l’on retrouve dans ses nouvelles : il passait les fins de semaine avec ses élèves, allait chasser et pêcher avec eux, leurs mères lui lavaient ses vêtements et lui racontaient des histoires.

 

les montagnes de Cuiyun (翠云山)

 

Il ne gagnait pas beaucoup, trente six yuans par mois, mais cela suffisait à ses besoins. Le plus terrible était le manque d’eau : il fallait faire deux kilomètres pour aller en chercher au puits le plus proche, souvent au clair de lune, après les classes ; l’eau était à moitié boueuse, elle se décantait en chemin, et ils s’en servaient après l’avoir fait bouillir.

 

Carte du Yunnan

 

Il enseigna là pendant cinq ans, avant d’être affecté à la fédération des professions littéraires et artistiques de la région de Simao. C’est alors, en 1980, qu’il publia ses premiers textes, un recueil

d’essais (散文) intitulé ‘la montagne est haute, la lune est brillante’ (《山高月明》), qui parut dans un supplément du ‘Quotidien du Yunnan’ (《云南日报》). Il devint éditorialiste du magazine ‘les arts et les lettres de Simao’ (《思茅文艺》) et gravit peu à peu les échelons de la carrière littéraire officielle,

d’abord à l’association des écrivains du Yunnan, puis à l’échelon national à partir de 1994.

 

Toute son œuvre se passe dans ce petit coin

de terre, entre Pu’er et Simao, un coin du Yunnan hors des sentiers touristiques et des images stéréotypées… Il s’est lui-même comparé à Faulkner, qui a passé sa vie à raconter la vie dans son pré carré natal du Mississipi, un autre Sud profond.

 

Un écrivain profondément marqué par ses racines

 

Sa célébrité n’a pas commencé avec le festival de Shanghai, il a une douzaine de titres à son actif qui ont remporté nombre de prix, régionaux et nationaux. Il est reconnu comme un écrivain qui sait communiquer sa perception profonde de ce qui fait la richesse culturelle des minorités qui peuplent son coin de terre, et pas seulement la sienne. Il a dit qu’il était pas l’écrivain le plus éminent, mais un de ceux qui pouvaient prétendre à avoir une spécificité, ce qu’il appelle son ‘caractère propre’ (我应该是有自己的特点的作家之一).

 

Ce qu’il a de différent, c’est un rapport étroit, fusionnel, avec la nature et l’esprit qui en émane ; il a dit avoir été marqué comme au fer rouge par sa vie même, dont il ne fait, livre après livre, que retransmettre les expériences. Il est comme Antée, qui était invincible tant qu'il restait en contact avec le sol, car sa mère, la Terre, ranimait ses forces chaque fois qu'il la touchait. Ses œuvres ont la force des mythes dont il excelle à rendre l’importance primordiale dans la vie de peuples restés eux aussi près de la terre. Tout ce qu’il écrit est une ode au sol qui l’a vu naître, une « fable des monts et des vaux », selon sa propre expression :

        « 我认为文学是土地的诗篇,是山谷的寓言. »

 

Nie’er (聂耳)

 

Cela se traduit dans des écrits très divers, qui vont de ce qu’on appelle en Chine la ‘littérature de reportage’ (报告文学) aux biographies romancées, en passant bien sûr par nouvelles et romans. Dans le premier genre, il a par exemple écrit un livre sur les richesses minérales du Yunnan (怀金孕宝的群山huáijīn yùnbǎode qúnshān). Quant aux biographies, il en a écrit deux très connues. L’une est celle d’un musicien célèbre, né en 1912 à Kunming et mort tragiquement en 1935, considéré et encensé comme un précurseur de la ‘nouvelle’ musique auquel hommage fut rendu dans un film de 1952 : Nie’er (聂耳).

 

L’autre, intitulée《拉枯县长》, ‘le chef du district des Lahu’, est un hommage à un personnage qui représente à lui seul un pan de l’histoire du Yunnan, mais l’histoire rejoint ici la légende. Il s’agit de Li Guanghua  (李光华) qui fut, à la fin de la dynastie des Qing, un de ces chefs héréditaires appelés tusi (土司)qui faisaient partie de l’administration décentralisée impériale dans les zones de minorités nationales. Il fut ensuite nommé chef du district autonome lahu de Lancang, dépendant de la préfecture de Pu’er (云南省澜沧拉祜族自治县), les lahu étant une minorité qui doit compter aujourd’hui quelque 450 000 personnes. Mort en 1993, Li Guanghua est le symbole du passage de la ‘vieille’ Chine à la nouvelle ; il fut toute sa vie au service du pouvoir, aux frontières de l’empire puis de la république, mais aussi au service du petit peuple qu’il avait dans sa juridiction, et sa vie abonde d’anecdotes, ne serait-ce que pendant la Révolution culturelle. Cun Wenxue a passé plusieurs mois à rechercher des témoins encore vivants et à

 

‘le chef du district des Lahu’ 《拉枯县长》

les interviewer, mais, au-delà du réalisme du portrait, il fait ressortir tout l’aspect légendaire du personnage.

 

(les montagnes enneigées de Biluo)

《碧洛雪山》

 

Le livre a bien cette atmosphère de fable, cette « saveur de fable » (寓言的意味), que Cun Wencue considère essentielle dans sa conception de la littérature, et qui passe par la langue, le cadre et l’attention aux détails. On sent que tout chez lui vient du cœur, est dicté par un sentiment intérieur qui le pousse à écrire pour créer une résonance chez le lecteur. Son dernier roman, 《碧洛雪山》bìluò xuěshān (les montagnes enneigées de Biluo) (1), celui à la base du scénario du dernier film de Liu Jie, est le meilleur exemple de son style ; le buzz médiatique l’a qualifié de « roman le plus "yunnan" qui soit » (“最云南” 的小说).

 

Le roman « le plus yunnan »

 

L’histoire se passe dans les montagnes de l’ouest du Yunnan, dans la préfecture autonome de l’ethnie lisu de Nujiang (怒江傈傈族自治州). C’est une zone dont les richesses touristiques commencent juste à  être exploitées,

pour la pure beauté des paysages. Cun Wenxue nous fait pénétrer, lui, au plus profond de la vie, des croyances et des légendes d’un peuple dont on ne sait pas grand-chose et dont certains villages sont restés longtemps isolés dans des montagnes difficiles d’accès.

 

Genèse du livre

  

En 2002, il y est allé trois fois (2), parcourant la région jusque dans les zones les plus reculées. La première fois,

c’était en mars, les pentes des montagnes étaient couvertes de fleurs, et en particulier de rhododendrons sauvages. Ce jour-là,  il est allé jusqu’à un village perdu du nom de 基夺洛Jīduóluò, au pied du Biluoshan, dont un ami lui avait parlé : comme personne ne se risquait sur les chemins terriblement dangereux qui y menaient, à pic à flanc de montagne, il était resté coupé du monde jusqu’en 1958. Lorsque Cun Wenxue y arriva, raconte-t-il, l’endroit était couvert de pêchers sauvages en fleurs, d’un éclat aussi aveuglant que la neige, mais les quelques maisons du village étaient délabrées, et il ne restait même pas une vingtaine de familles.

 

Comme la nuit tombait, les nouveaux arrivants furent fêtés

 

Les deux jeunes lisu dans le film

avec des feux de joie, des chants et des danses, jusque vers quatre heures du matin. Le chef du village expliqua que cela faisait des années que personne n’était venu « de l’extérieur ». Les 78 personnes du village étaient toutes illettrées : ils n’avaient pas d’école, parce qu’il aurait fallu un minimum de dix enfants pour que le gouvernement envoie un instituteur, et les chemins étaient trop dangereux pour

qu’ils puissent envoyer les petits à l’école ailleurs…

 

Fugong (福贡)

 

A la fin du mois de novembre, cette même année, il retourna à Lanpîng (兰坪), pour, cette fois-ci, escalader le Mont Biluo avec sa femme. Ils prirent un guide et partirent de Fugong (福贡) le 1er décembre. Il avait déjà commencé à neiger.  Ils arrivèrent le soir au bord du lac qui se trouve à mi-pente et se préparèrent à passer la nuit sous la tente. Le guide était à moitié rassuré. Il raconta qu’un paysan, un jour, était arrivé là en cherchant un buffle égaré, et avait vu une main sortir de l’eau : l’esprit du lac. L’homme ayant tenté de l’abattre d’une flèche, une violente tempête s’était déchaînée, et l’homme avait disparu… Il faisait surtout très froid, en dépit du feu qu’ils avaient allumé.

 

Ils arrivèrent au sommet le lendemain en début

d’après-midi. Il y avait quelques traces de passages : quelques cannes abandonnées là pour les suivants, ainsi que des pièces écrasées avec des pierres : une sorte de

droit de passage acquitté à l’esprit de la montagne - 给山神的“买路钱” ; mais surtout, il y avait des paniers posés sur le bord du chemin, avec dessous les os blanchis de ceux qui n’étaient jamais redescendus. Cun Wenxue se dit alors qu’il fallait qu’il écrive le roman de cette montagne… il avait plus que jamais le sentiment que « l’écrivain est un pâtre veillant sur les monts et les vaux, un gamin qui

s’amuse à regarder dans les forêts le soleil danser et les fourmis se chamailler… » (3)

 

L’âme du mont Biluo

 

Le roman est né de cette randonnée dans la montagne et des séjours dans les alentours, des histoires qu’on lui a racontées et des gens qu’il a rencontrés, mais aussi de ses souvenirs et de ses expériences accumulées. On a dit que le livre reflétait l’âme du mont Biluo, mais cette âme, finalement, est la sienne.

 

L’histoire se passe dans un petit village de montagne très semblable à celui que Cun Wenxue avait visité en 2002. La vie y suit son cours comme toujours, sous la houlette d’un vieux patriarche, avec son lot de superstitions et de croyances ancestrales. Il y a l’inévitable histoire d’amours contrariées entre deux jeunes, le garçon étant le plus jeune petit-fils du patriarche, Di’Alu (迪阿鲁), poussé à la révolte par le veto de son grand-père à son mariage, mais aussi parce qu’il voudrait cesser d’obéir aveuglément au destin et convaincre les autres habitants de déménager

 

Photo de l’équipe du film lors de la remise des prix à Shanghai (avec Cun Wenxue derrière l’actrice)

dans un autre village où la vie serait plus facile et où il pourraient sortir d’une existence d’ignorance et de passivité.

 

Il y a quelque chose de Sysiphe dans ce Di’Alu : comme le héros grec, il se révolte, contre la pauvreté, et contre les dieux qui la permettent, dieux qui sont ici les esprits tutélaires, ceux de la montagne. Le plus important de ces esprits considérés comme protecteurs par les villageois, et celui qui figure comme le second personnage principal de l’histoire, c’est l’ours noir Tuola (黑熊托拉). Avec lui, le roman prend une tournure de fable ancestrale, tout naturellement, parce que la fable, pour ces gens-là, comme aurait dit Jacques Brel, est indissociable de la vie. L’ours devient la métaphore d’une existence, et des croyances auxquelles elle s’accrochait, désormais menacée par l’inéluctable progression de la modernité, symbolisée par le déménagement dans le nouveau village.

 

Il faut résister à l’envie de qualifier le style de ce roman de « réalisme magique » à la Marquez, comme on a tendance à le faire. C’est le banaliser, en faire un objet à la mode, et le film, en ce sens,

n’arrangera rien. Il y a là en fait quelque chose de la profondeur et de la poésie d’un conte des origines : un conte étiologique du Yunnan…

 

Extrait :

黑熊托拉是在太阳偏西时下山的,它来到离村子三里地的水磨坊时已是黄昏,远远近近的群山笼上了朦胧的暮霭,一只只归鸟的影子淹进了深浓的林荫里。长在山梁和山脊的树形凸显出来,像一根根竖在野兽身上的硬毛,只有高高耸起的碧洛雪山峰巅还映着最后一抹淡红的夕阳。

Alors que l’ours noir Tuola était descendu de la montagne au moment où le soleil commençait à décliner, lorsqu’il arriva au moulin situé à un peu plus d’un kilomètre du village, la nuit tombait, les montagnes un peu partout s’étaient couvertes d’une sombre brume vespérale, et les ombres des oiseaux rentrés un à un avaient disparu dans l’obscurité profonde de la forêt. Les formes des arbres qui poussaient sur les crêtes et les arêtes des montagnes se détachaient sur le ciel comme les poils dressés de quelque animal sauvage ; seul le pic élevé du Mont Biluo était encore éclairé des derniers lueurs rougeoyantes du soleil couchant.

每隔两三年,黑熊托拉就要下山来,到峡谷深处傈僳人居住的村子里巡游一趟。和以往一,每次进村前它都要到这幢水磨坊歇息一阵。从山林的洞穴到这里,走了大半天的路,渴得它嗓子冒烟,脚板发烫,它得在这里歇歇气,喝喝水,让脚板变凉了,再上路。

Tous les deux ou trois ans, l’ours Tuola descendait ainsi jusqu’au plus profond du défilé montagneux, pour aller faire un petit tour d’inspection au village des lisu. Et chaque fois, avant d’arriver au village, il faisait une pause au moulin pour se reposer. Il mettait une bonne demi-journée pour faire le chemin de sa tanière jusque là, il avait le gosier en feu et les pattes le brûlaient aussi, il lui fallait reprendre souffle, boire et se rafraîchir les pattes avant de repartir.

……

 

Notes

(1) Les Biluoshan (碧洛山) sont un massif montagneux à l’extrême ouest du Yunnan, en bordure avec le Myanmar ; la région est traversée par le fleuve du même nom (怒江), appelé Salween de l’autre côté de la frontière birmane. 雪山xuěshān est un terme consacré pour toute haute montagne, en général enneigée toute l’année.

(2) D’après deux interviews, l’un en décembre 2009 à la télévision du Yunnan, l’autre à l’association des écrivains chinois, le 29 juin 2010, à la suite du festival de Shanghai.

(3) « 作家是什么?作家是坐在山顶上放牧着群山和峡谷的老人;作家是在森林中看阳光跳舞、看蚂蚁打架的顽童。 » (association des écrivains, interview du 6 août 2006).

 


 

Principales œuvres publiées :

  

1990      中篇小说,儿童文学作品《神秘的黑森林》  (中国少年儿童出版社出版, 获全国第四届少数民族文学奖、1994年庄重文文学奖)

1991       中篇小说《兽之谷 (云南人民出版社出版, 获全国第三届少数民族文学奖)

1992         长篇小说《兽灵   (云南人民出版社出版)

      报告文学集《怀金孕宝的群山

1998         中篇小说《鹰之谷  (云南人民出版社出版)

2000         长篇传记文学《聂耳》(云南人民出版社出版 - 获云南省政府奖、昆明市读书奖)

2002         短篇小说《松鼠》 (发表于《天津文学》,获昆明市茶花奖)

2003         短篇小说《山顶上的骑红马》(发表于《天津文学》)

            长篇小说《黑蟒桥》(晨光出版社出版出版)  

            长篇小说《悲怆之城》(云南人民出版社出版,获昆明市茶花奖)

2004         散文《亲近碧洛雪山》(发表于《今日民族》)

2005         中篇小说《猎手的距离》(发表于《大家》杂志) 

            长篇传记文学《拉枯县长》(云南人民出版社出版)

      长篇传记文学《傣族名将》(云南人民出版社出版)

      小说《鸟之树》(发表于《羊城晚报》)

      散文《鹊沼海罹——难永久的问号》(发表于《滇池》杂志)

2006         长篇小说《轻柔之手  (兰州 : 敦煌文艺出版社出版)

2007         中篇小说《人间烟火》 (发表于《收获》)

2008         长篇小说《碧洛雪山》 (发表在《钟山》长篇小说专号”)

2009         中篇小说《边境 (发表于《十月》杂志)

 


 

A lire en complément :

《兽之谷》 « La gorge aux animaux »

 


 

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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