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« Ancienne
capitale » de Chu Tien-hsin : quête du passé entre Kyoto et
Taipei
par
Brigitte Duzan, 7 mai 2022
« Ancienne capitale » est un récit de type
zhongpian
(中篇小说)
de
Chu Tien-hsin (朱天心)
publié en 1997. Il dépeint la déambulation dans la
ville de Taipei de l’écrivaine perdue dans ses
souvenirs, en quête de traces du passé pour étayer
sa quête identitaire dans un contexte politique où
son identité est mise en question. C’est en même
temps un récit représentatif d’une écriture complexe
où le passé se traduit aussi en termes de souvenirs
littéraires.
Texte et contexte
Contexte
« Ancienne capitale » (《古都》)
a été écrit en 1996, après la réélection du
président taïwanais Lee Teng-hui (李登輝)
aux premières élections au suffrage universel direct
à Taiwan, le 23 mars. Le récit est ainsi à replacer
dans le |
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Ancienne capitale,
recueil de sept nouvelles, éd. 1997 |
contexte de la polémique sur l’identité nationale qui a
dominé le discours socio-politique des années 1990 à Taiwan,
et en particulier la campagne électorale. Lee Teng-hui
menant une politique de « taïwanisation », Chu Tien-hsin
s’est retrouvée en porte-à-faux : considérée comme « waishengren »,
étrangère dans l’île alors qu’elle y était née, elle
ressentait en même temps un fort attachement à ses racines
chinoises.
C’est dans
ce contexte que sa recherche identitaire prend tout son sens, un
sens à appréhender dans ce récit tant dans la forme que dans le
fond.
Texte
Ancienne capitale,
recueil de sept nouvelles (Ink,
2009) |
|
L’histoire est celle
d’une double rencontre qui n’aura pas lieu. La
narratrice est partie en voyage à Kyoto où une amie
d’enfance lui a proposé de venir la rejoindre. Mais,
au bout de quelques jours, quand il devient clair
que l’amie ne viendra pas, elle rentre à Taipei, et
là, s’accorde quelques jours de vacances : comme le
chauffeur taïwanais l’a prise pour une touriste
japonaise, elle poursuit le jeu de cette fausse
identité en parcourant les rues de la ville pour la
revisiter avec, à la main, le guide du Taipei
colonial de Matayoshi Seikiyo. Il s’ensuit une
dérive entre présent et passé, au travers d’une
superposition de rues et de monuments d’époques
différentes, Kyoto formant une image en miroir de la
Taipei préservée dans le souvenir
.
Le texte est structuré en onze chapitres (non
numérotés et sans titres) précédés de citations en
exergue annonçant la teneur du texte qui suit comme
dans les |
romans
classiques chinois, mais tirées pour la plupart d’œuvres
occidentales.
Recherche du passé et quête identitaire
« Ancienne capitale » dépeint une recherche du passé
à des fins de quête identitaire et cette recherche
est à la fois recherche éperdue et nostalgique de la
ville d’autrefois et recherche de l’amie qui la
personnifie, en quelque sorte. Toutes deux ayant
disparu dans la nuit du souvenir.
Histoire d’amour à la deuxième personne
Bien que cet aspect soit souvent passé sous silence,
le récit est dès l’abord présenté de manière
elliptique comme une histoire d’amour par une
première citation en exergue, d’un dénommé I.V.
Foscarini dont les paroles vont servir en quelque
sorte de leitmotiv au récit :
我在聖馬可廣場,看見天使飛翔的特技,摩爾人跳舞,
但沒有你,親愛的,我孤獨難耐 。
»
Me voici place Saint-Marc, à regarder la danse des
Maures et les figures acrobatiques que dessine le
vol des anges, mais sans toi, ma chère, ma solitude
est insupportable
.
En ce sens, l’auteure revient vers une thématique
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Ancienne capitale,
traduction française |
d’amours ambiguës entre jeunes filles, à peine évoquées et
vite éludées sans même être contrariées, propre à ses
premières nouvelles. C’est le cas en particulier des
nouvelles de ses débuts comme « Des journées dans l’arche »
(《方舟上的日子》)
publiée en 1977, mais aussi de la nouvelle un peu plus
tardive « Une histoire de papillons printaniers » (《春風蝴蝶之事》)
publiée en 1992.
Pour
« Ancienne capitale », Chu Tien-hsin a opté pour une narration à
la deuxième personne. Au début, la narratrice évoque des
souvenirs du passé avec son amie d’enfance, désignée par la
seule majuscule « A », en utilisant un « vous » collectif. D’une
part, le choix d’éviter le prénom, rappelant le « K » de Kafka
dans « Le Château », dénote une intention de dépersonnalisation
du personnage, renforcée d’autre part par l’utilisation de la
deuxième personne marquant une distanciation de la narratrice
vis-à-vis d’elle-même, ou de son moi dans le passé. Le « tu »
transforme la narration en une sorte de monologue intérieur
reflétant un brouillage identitaire, et une recherche de soi
liée au passé dans une ville qui a tellement changé qu’elle est
méconnaissable.
Le
dédoublement de la personnalité de la narratrice traduit la
conscience d’une double rupture, temporelle et spatiale. La
disparition de la ville du passé entraîne une perte de repères
et finalement la perte, aussi, de l’amie qui, elle non plus, ne
reviendra pas.
Mémoire
du passé et intertextualité
La quête du
passé est traduite en une écriture complexe où s’entremêlent
autant les souvenirs littéraires que les souvenirs personnels du
passé. Le texte est une subtile trame de citations et de
références croisées selon un processus d’intertextualité
répondant à la définition de l’intertexte par Barthes :
« l’impossibilité de vivre hors du texte infini… »
.
On n’en finit pas de déceler les jeux de double et de miroir.
1. « Ancienne capitale » est non tellement « inspiré
du » roman
de Yasunari Kawabata « Kyôto »
(《古都》)
paru au Japon en 1962
que
construit comme en miroir de ce texte, en dialogue
avec lui. Le roman de Kawabata a en effet pour thème
la rencontre de deux jumelles, Chieko et Naeko,
séparées à la naissance et élevées dans des milieux
différents, l’une à la ville dans un milieu de
commerçants aisés, l’autre dans un village de
montagne, et qui se retrouvent par hasard, à Kyoto,
vingt ans plus tard. On retrouve là le fil narratif
initial du récit de Chu Tien-hsin. Les citations du
roman japonais sont insérées dans le texte chinois
comme des parenthèses.
Ainsi le chapitre 6 commence-t-il, après cinq courts
chapitres introductifs, par une longue citation du
roman de Kawabata introduisant la déambulation de la
narratrice dans une ville fantomatique à la
poursuite de ses |
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Kyoto de
Yasunari Kawabata |
souvenirs et dans l’attente de « A », comme un double du
personnage japonais à la recherche de la Chieko qu’il a
aimée. Le récit est ensuite comme guidé par le texte de
Kawabata dont il est émaillé de citations. Pour « tu »,
Kyoto est la ville où elle revient pour retrouver ses
repères, car la ville japonaise, contrairement à Taipei, a
su préserver les traces de son passé. La gemellité est
double : gemellité des villes et des personnages.
Avec
« Ancienne capitale » et les autres nouvelles parues dans le
recueil de 1997, Chu Tien-hsin poursuit son écriture de la
mémoire, mais ici, la mémoire du passé passe par la mémoire de
la littérature, c’est une mémoire stimulée par la littérature.
Comme pour les autres nouvelles du recueil, Chu Tien-hsin a
repris le titre de l’œuvre antérieure, comme une citation. Le
titre cité apparaît comme le point de départ du texte : c’est
l’idée le précédant qui guide aussi l’écriture.
2.
« Ancienne capitale » est par ailleurs un tissu de citations qui
commence par celles mises en exergue au début de chaque
chapitre, et chaque fois avec une signification bien précise.
Ainsi, au
chapitre 8, la citation en exergue est-elle de Thoreau, poète
américain du 19e siècle dont l’œuvre représentative
est « Walden » ; or il s’agit d’une réflexion sur la vie dans la
nature à la recherche des besoins essentiels de l’existence, et
c’est écrit dans un style mêlant observation de l’environnement
et expérience personnelle, avec parallèles symboliques et
retours sur l’histoire. L’exergue apporte non seulement l’image
des chênes blancs comme symbole de ce qui restera du passé, mais
aussi une sorte d’hommage à un écrivain qui a de toute évidence
influencé Chu Tien-hsin.
La
citation en exergue du chapitre 10, tirée du poème « The Road
Not Taken » datant de 1916, est une référence au poète américain
Robert Lee Frost (1874-1963), connu pour ses descriptions de la
vie en milieu rural dans la Nouvelle Angleterre du début du 20e
siècle qui semblent faire écho à celles de Thoreau au siècle
suivant. Ces deux références à elles seules semblent introduire
les longs développements sur la nature luxuriante de Taipei,
avec des débauches de descriptions de la flore qui tournent
presque, parfois, au catalogue.
La
recherche du passé donne également lieu à des leçons d’histoire
elles aussi truffées de citations, souvent pour justifier,
semble-t-il, le non-amour de la ville, en montrant que c’est une
réaction que l’on retrouve souvent dans les récits historiques
sur l’île, et en particulier sous la plume des envahisseurs,
espagnols et hollandais.
On a ainsi
une narration éclatée, un peu comme un récit « cubiste » aux
multiples facettes d’où ressort une impression de narration
fragmentée qui se termine par un constat d’échec : mais où se
trouve tout cela ? (這是哪裏?)
… tu éclates en sanglots (你放聲大哭。).
Pourtant l’échec ne semble pas être total car la phrase qui
suit, la dernière, semble être la conclusion de la recherche
identitaire menée à travers les rues d’une ville désormais
méconnaissable :
Une mer qui danse, une belle
île, c’est ici que s’est accomplie la destinée de nos ancêtres
.
3. L’intertextualité est également intertexte au
sens large suggéré au lecteur par ses propres
lectures. Et le texte qui apparaît en filigrane
derrière le récit de Chu Tien-hsin, ce sont les
« Cantos » d’Ezra Pound – plus encore que « The
Waste Land » de T.S. Eliot souvent mentionné, aussi,
dans ce contexte.
Ce long poème écrit à partir de 1915 et publié en
1962 comporte des citations en diverses langues, et
même des caractères chinois dans les « China
Cantos » (52-61), avec de nombreuses références
|
|
Les “cantos chinois” d’Ezra Pound |
géographiques et culturelles et des allusions à des
événements historiques reflétant les intérêts de Pound.
Histoire générale de la Chine
ou Annales de cet Empire,
du Jésuite Joseph-Anne-Marie
de Moyrac de Mailla (vol. 8) |
|
L’œuvre peut paraître incohérente, d’autant plus
qu’elle n’a pas de fil directeur et n’est pas
terminée. Mais le propos de Pound était de traduire
la fragmentation de l’expérience humaine, et plus
spécialement de traiter l’histoire comme
fragmentaire et la personnalité comme éclatée sous
l’effet de la vie moderne. Même la structure de
l’œuvre n’est pas sans rapport avec le récit de Chu
Tien-hsin : dans une lettre à son père, Pound lui
explique que le poème part de l’aventure d’un homme
vivant qui descend au royaume des morts, et de là
relate des moments d’histoire comme des
« répétitions », avec des moments magiques, de
métamorphose, qui, en rupture du quotidien,
rapprochent du monde divin.
On retrouve dans « Ancienne capitale » une même
fragmentation du récit et une même abondance de
citations et références souvent obscures. Il est
particulièrement intéressant de faire un
rapprochement entre les Cantos dits « chinois » pour
lesquels Pound s’est appuyé sur l’ « Histoire
générale de la Chine » du |
Jésuite Moyriac de Mailla, achevée en 1730
,
et la manière dont Chu Tien-hsin entremêle ses souvenirs
d’enfance et d’adolescence de rappels historiques tirés de
l’« Histoire générale de Taiwan » (《臺灣通史》)
de l’historien et politicien taïwanais Lian Heng (連橫)
publiée en 1921 et couvrant la période de la dynastie des
Sui jusqu’à l’occupation japonaise.
Note conclusive
Au total, avec le recul du temps, « Ancienne
capitale » apparaît comme un classique dont la
lecture n’est pas toujours facile, mais dont on ne
peut qu’admirer la superbe construction
fragmentaire. On peut regretter que certaines pages
fassent l’effet d’un catalogue de flore
subtropicale, et se sentir perdu dans le dédale des
rues dont les dénominations forment comme un autre
catalogue – trait comme un tic d’écriture que l’on
retrouve aussi chez
Chu Tien-wen (朱天文)
à peu près à la même époque, en particulier dans
« Splendeur fin de siècle » (《世纪末的华丽》)
construit comme un catalogue des modes
vestimentaires marquant le passage du temps. Mais,
chez Chu Tien-hsin, l’effet produit est finalement
celui d’une |
|
Histoire générale de Taiwan, de Lian
Heng |
profusion de végétation luxuriante formant un monde
idyllique, une sorte de paradis perdu.
C’est une
œuvre moderne, ou post-moderne, en rupture avec la culture
classique chinoise, malgré l’amour de cette culture inculqué,
entre autres, par Hu Lancheng. Ou plutôt une œuvre au-delà de
cette culture classique, dans une ouverture sur la culture et la
littérature modernes qui en caractérise l’écriture.
« Ancienne capitale » est une ode à un temps qui n’est plus,
retrouvé par bribes dans le souvenir d’autres œuvres.
On peut aussi regretter de ne pouvoir poursuivre la lecture par
la traduction des autres novellas de la période 1988-1995
inspirées – au moins pour la forme - de grands textes
littéraires.
Traduction en français
Ancienne
capitale《古都》,
trad. Angel Pino et Isabelle Rabut, Actes Sud, coll. « Lettres
taïwanaises », 2022, 192 p (avec 244 notes explicatives à la
fin, pp. 167-191)
Traduction en anglais
The Old Capital,
a Novel of Taipei《古都》,
trad. Howard Goldblatt, Columbia University Press, 2007, 236 p.
(recueil de quatre novellas dont celle du titre)
Il
y a effet de brouillage utilisation des noms de rue
japonais, mais le décalage est plus brutal en traduction
française car, en chinois, l’utilisation des kanji
japonais tend à brouiller les différences entre les
noms.
Selon sa « Théorie du texte » (Encyclopædia
universalis,1968), Barthes explique qu’il faut qu’il y
ait « débordement signifiant » pour qu’il y ait texte.
Avec Chu Tien-hsin, on doit prendre intertextualité au
sens large, ouvrant sur d’autres arts (musique, cinéma).
Il faut même aller au-delà, vers l’intertexte
« inconnu » ou « latent », c’est-à-dire comme phénomène
de lecture : l’ensemble des textes que l’on retrouve
dans sa mémoire à la lecture d’un passage donné. Chu
Tien-hsin joue sur tous ces aspects de
l’intertextualité.
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