Chen Zhongshi Bailuyuan《白鹿原》
I. Narration : construction et
genèse
par Brigitte
Duzan, 13 avril 2023
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Les deux numéros de la
revue Dangdai où le roman a initialement paru
(juin 1992 et janvier 1993) |
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Le roman de
Chen Zhongshi
(陈忠实)
Bailuyuan (《白鹿原》),
littéralement « La plaine du cerf blanc »,
a été initialement sérialisé dans les numéros de juin 1992 et de
janvier 1993 de la revue littéraire Dangdai (《当代》),
avant d’être édité en juin 1993 aux éditions Littérature du
Peuple (Renmin wenxue
人民文学出版社).
Le succès a été immédiat, les ventes se sont envolées : en 1993,
le livre a connu six rééditions successives ; une version
révisée a été éditée en 1997 pour supprimer les passages
incriminés par le jury du prix Mao Dun, qui lui a ainsi été
accordé.
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Les différentes éditions
en 30 ans |
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Le roman a
depuis lors connu de nombreuses révisions et rééditions. En
novembre 2015, quelques mois avant le décès de l’auteur, le
manuscrit original (《白鹿原(手稿本)》),
validé de sa main, a été publié. L’intérêt du public pour le
roman ne faiblit pas, étant régulièrement relancé à la faveur
des diverses adaptations, au théâtre, à l’opéra, au cinéma et à
la télévision. En 2022, on comptait quatre millions de copies
vendues… sans compter bien sûr les copies piratées.
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L’édition de 2015 du
manuscrit |
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L’intérêt des
critiques a été tout aussi soutenu, le roman suscitant autant de
controverses que d’enthousiasme. Un recueil d’une vingtaine de
critiques (《《白鹿原》评论集》)
a été publié en avril 2003, par Renmin wenxue ; un autre
recueil a été publié en 2006, aux éditions du Peuple du Shaanxi
(陕西人民出版社),
sous la direction de Feng Xizhe
(冯希哲)
et Zhao Runmin (赵润民) :
intitulé « Le Bailuyuan, un sujet inépuisable » (《说不尽的《白鹿原》》),
il regroupe quarante articles parus au cours des sept années
précédentes.
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Le recueil de critiques
du Bailuyuan |
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En 2022,
diverses manifestations ont encore été organisées pour le 80ème
anniversaire de l’auteur. En décembre 2022 encore, à l’occasion
d’un
séminaire
portant sur les recherches effectuées sur les manuscrits
d’écrivains, le chercheur de la bibliothèque du Shaanxi Chen
Hongzhou (陈宏宙)
a présenté une synthèse de ses recherches sur le manuscrit du
Bailuyuan.
Le
Bailuyuan est en soi une lecture fascinante et foisonnante
.
Mais elle l’est d’autant plus grâce à ce travail d’édition
critique ainsi qu’aux interviews de l’auteur dont on dispose. Le
Bailuyuan apparaît comme une œuvre complexe d’une grande
originalité qui va bien au-delà, et bien souvent à
contre-courant, de l’histoire de la Chine de la première moitié
du 20e siècle telle qu’elle transparaît dans les
manuels d’histoire et les autres romans traitant de la même
période.
A.
Narration
Le récit se
déroule dans la plaine centrale du Shaanxi de la révolution de
1911 à la période de la guerre civile s’achevant avec la
victoire communiste en 1949. Contrairement aux romans classiques
chinois, les 34 chapitres ne comportent pas de titre, et encore
moins de résumé de l’action, ce qui a pour effet de lisser les
hiatus de l’histoire événementielle : le récit est conté du
point de vue du village et des personnages qui n’ont qu’une
vision restreinte des événements qui se passent, limitée ceux
qui les affectent directement. On peut cependant distinguer six
grandes parties.
Construction narrative
1/ Les cinq
premiers chapitres décrivent la vie au village de Bailu, le
village du Cerf blanc (白鹿村),
en présentant
les principaux
personnages,
à commencer par Bai Jiaxuan (白嘉轩)
et ses problèmes matrimoniaux, et en esquissant une peinture des
croyances et superstitions qui gèrent les relations et la vie,
ainsi que les légendes fondatrices du village. Au chapitre 4
intervient une nouvelle culture très lucrative, celle du pavot,
initiée par Bai Jiaxuan, et s’exacerbe la rivalité entre les
deux familles des Bai et des Lu.
2/ À partir du
chapitre 6, la situation change brusquement : le docteur
Leng (冷先生)
qui avait été appelé auprès d’un malade revient de « la ville »
en disant qu’ « il y a eu une révolte » (“反了正了!”)
et qu’il a bien failli ne pas pouvoir revenir. Une révolte, lui
demande-t-on, comment cela ? « Une révolte contre l’empereur,
contre la dynastie des Qing…une révolte totale, on dit que c’est
une révolution. » (
“反皇帝,反清家,说是反了正了,还说是革了命了!”
). Ce
qui laisse tout le monde pantois : S’il n’y a plus d’empereur,
la vie va ressembler à quoi ? » (“没有皇帝了,往后的日子咋样过哩?”).
C’est
exactement le sujet des chapitres qui suivent, où maître Zhu
joue un rôle essentiel. Les taxes sur les terres imposées par le
nouveau gouverneur provoquent une première révolte paysanne.
3/ Au
chapitre 11, la situation devient à nouveau explosive avec
l’arrivée des soldats dits « corbeaux à pattes blanches » (白腿乌鸦兵)
de l’armée Zhensong (镇嵩军),
c’est-à-dire celle du général Liu Zhenhua (刘振华).
Mais, là aussi, leur but essentiel est de prélever un impôt, et
un impôt en céréales par mu de terre. Nouvelle révolte.
C’est la période où un seigneur de la guerre succède à un autre
sans que personne n’y comprenne plus rien.
4/ Puis, à
partir du chapitre 13, alors que la région est divisée entre
trois forces rivales : les nationalistes, les communistes et …
les bandits, intervient une nouvelle situation avec d’abord le
mouvement paysan (农民运动)
mené à l’instigation des communistes, avec la destruction du
temple des ancêtres, la transformation de l’école du village en
« Bureau provisoire de l’association paysanne du Cerf blanc » (“白鹿区农协会筹备处”)
et les premières assemblées de dénonciation, sur la scène du
théâtre au milieu du village. Puis vient la rupture entre
nationalistes et communistes (国共分裂),
d’abord pour des raisons personnelles et locales, puis (chapitre
14) c’est la chasse aux communistes après le « coup d’Etat » du
12 avril (1927), l’une des rares dates à être mentionnée
nommément : c’est celle du massacre des communistes à Shanghai.
Les communistes passent dès lors dans la clandestinité. Les
nationalistes reprennent les rênes, et Bai Jiaxuan répare le
temple des ancêtres.
5/ Le
chapitre 18 annonce d’entrée la catastrophe : la famine.
Elle est doublée de la déchéance de Bai Xiaowen, suivie de la
mort de Xiao’e (chap. 19). Sur ce fond de désastre se poursuit
la traque des communistes et nous est conté le destin de
certains personnages, en flashbacks. Puis à la famine et aux
luttes fratricides succède une autre catastrophe : l’épidémie,
comme une malédiction des dieux (chap. 25). En fait, elle est
attribuée à la vengeance de Xiao’e, et ses cendres sont
enterrées sous une pagode, après quoi le calme revient sur le
village.
Les chapitres
18 à 28 sont les plus marquants du roman, car il prend là
des accents de drame fantastique.
Tout le monde,
y compris les femmes et tous ceux qui étaient restés au second
plan, est aspiré dans la tourmente – d’ailleurs comparée à une
tempête de neige. Quand ils en sortent, c’est pour tomber dans
un autre désastre…
6/ Alors que
maître Zhu peine à terminer ses Annales faute de fonds,
la guerre - dont on avait encore guère entendu parler - se
manifeste dans la région, à l’occasion de la mort de Zhaohai (le
deuxième fils de Bai Jiaxuan). On apprend ainsi au passage que
les Japonais n’ont jamais franchi la passe Tongguan (潼关)
qui protège toute la région du Shaanxi, et que Zhaohai est mort
dans les monts Zhongtiao (中条山),
dernier bastion avant la passe – mais dans des conditions
contées de manière sarcastique (chap. 29). Les bandits,
de leur côtés, se rendent au régiment de la garde et intègrent
l’artillerie…
7/ Et
brusquement (chap. 30), « un beau matin » (某天早晨),
branle-bas au village : le « gouvernement de la République de
Chine » (中华民国政府)
réorganise tous les rouages de l’administration selon le
vieux système du baojia (保甲)
destiné à contrôler la population en rendant chaque chef de
famille et de clan au sens large responsable des délits commis
par les membres placés sous son autorité. En l’occurrence, il
s’agit de traquer les communistes. C’est ainsi que se traduit au
village la guerre de Libération, entraînant une panique
générale, des jeunes pour éviter de se retrouver enrôlé dans
l’armée, des familles pour éviter les réquisitions forcées de
céréales.
Depuis 1911,
la situation n’a fait qu’empirer, et le roman se termine dans
une atmosphère de tragédie avec morts et folie, culminant avec
la mort de maître Zhu qui signe la fin d’une époque. Les cinq
derniers chapitres sont une sorte d’élégie sur la mort du
village ancestral.
Remarques
Presque aucune
date n’est indiquée. L’histoire, celle des manuels, n’est qu’une
toile de fond. Le roman est bâti sur les destins individuels des
personnages, tels qu’ils sont affectés par les politiques du
moment et l’engagement de certains dans des causes qui les
dépassent, et qui provoquent des désastres venant s’ajouter aux
désastres naturels.
Si l’on veut
tenter de contextualiser le récit, on doit recouper la narration
avec les événements historiques : au début la révolution de
1911, puis le chaos qui s’ensuit, l’Expédition du nord menée par
les nationalistes contre les seigneurs de la guerre (1926), le
massacre de Shanghai du 12 avril 1927 marquant la rupture entre
nationalistes et communistes, la famine de 1929 au Shaanxi, etc.
Mais ces événements eux-mêmes n’ont qu’un sens relatif, et sont
perçus de manière aléatoire et parcellaire au niveau du village,
en fonction de leur impact sur la vie de chacun.
Il est
frappant que la guerre sino-japonaise est quasiment inexistante
dans le récit. L’invasion de la Mandchourie par l’armée
japonaise, en 1931, est mentionnée au chapitre 27, mais par le
révolutionnaire Lu Zhaopeng parce que l’invasion provoque un
sursaut patriotique dont il se réjouit. La guerre, ou plutôt un
épisode du conflit, n’intervient qu’au chapitre 29, et c’est au
travers de la mort du communiste Zhaohai, et dans des conditions
dont l’explication montre les dessous occultés de la guerre.
La victoire
sur le Japon est un non-événement ; simplement, après
l’élimination de l’ennemi extérieur vient l’heure de la lutte
contre l’ennemi intérieur. Mais là encore, pas de vision autre
que les conséquences pratiques sur le terrain, pour les paysans,
de la nouvelle politique de traque des communistes…
Ce qui est
intéressant, dans Bailuyuan, c’est – à travers des
personnages
emblématiques - la peinture de la vie et de la culture locales,
telles que Chen Zhongshi les a connues et les a reconstruites à
travers ses souvenirs familiaux, mais aussi grâce aux recherches
qu’il a longuement effectuées.
B. Genèse
On dit que
Chen Zhongshi a décidé d’écrire le roman sous l’inspiration du
« Monde ordinaire » (《平凡的世界》)
de l’ écrivain du nord du Shaanxi
Lu Yao (路遥)
– roman dont la première partie a été initialement publiée en
juin 1986 dans la revue Huacheng (《花城》)
et la deuxième partie en avril 1988. C’est effectivement à ce
moment-là que Chen Zhongshi conçoit l’idée de son roman, dans
une optique similaire de peinture de la vie rurale dans son coin
de terre, en l’occurrence la vallée de la Wei au cours du
demi-siècle dramatique allant de la chute de l’empire, en 1911,
à la veille de l’avènement de la Chine populaire, en 1949.
Le résultat est
une vaste fresque qu’il a mis cinq ans à terminer, après des
recherches approfondies. En effet, si le roman est fondé sur son
expérience personnelle, comme un prolongement de ses nouvelles,
ce qui confère un caractère authentique à ses personnages, il
est aussi nourri de longues recherches dans les archives locales
sur la culture et l’histoire de sa région natale.
Antécédents dans sa vie et son œuvre
Chen Zhongshi
est né en 1942 dans une famille paysanne de la plaine de la Wei
(Weihe Pingyuan
渭河平原).
Famille paysanne certes, mais son père était l’un des rares
paysans du village à savoir lire et écrire ; il lui racontait
des histoires comme la légende de « Xue Rengui, pacificateur de
l’Est » (《薛仁贵征东》),
des histoires du juge Bao, et d’autres encore tirées des grands
romans populaires comme « Au bord de l’eau » (《水浒传》)
ou « Les trois héros et les cinq redresseurs de tort » (sān
xiá wǔ yì
《三俠五義》)
– dont on retrouve des échos dans Bailuyuan.
La plaine de la
Wei se situe au centre du Shaanxi. Après avoir été le centre de
la culture Yangshao (仰韶文化),
au néolithique, elle a été le site des capitales de treize
dynasties, autour de Chang’an (长安)/Xi’an
(西安).
Selon Chen Zhongshi, on y ressent à la fois la gloire de
l’empire et l’atmosphère délétère de la chute de chaque
dynastie ; c’est donc un endroit idéal, et quasiment symbolique,
pour analyser les catastrophes de l’histoire et réfléchir sur
les changements qu’elles provoquent comme il le fait dans
Bailuyuan.
Ses nouvelles
antérieures décrivaient déjà le monde de la paysannerie aux
prises avec le changement entraîné par les aléas politiques.
Mais Bailuyuan est véritablement amorcé par le
zhongpian – ou novella - de 1985 : « Le sieur à la
robe bleue » (Lanpao xiansheng《蓝袍先生》)
,
personnage narrateur qui préfigure à la fois les deux
personnages principaux
du roman, monsieur Zhu (Zhu xiansheng
朱先生) et
le chef du clan des Bai, Bai Jiaxuan (白嘉轩).
Pour écrire ce récit, Chen Zhongshi est remonté à l’histoire de
la région avant 1949 et aux souvenirs de son père. Le récit
commence par les injonctions du père à son fils :
“为人师表——”父亲说,“坐要端正,威严自生。”
« Pour être
un exemple pour les autres, » disait mon père, « tu dois
t’asseoir bien droit et avoir une attitude digne. »
On reconnaît
le personnage de Bai Jiaxuan dont l’une des caractéristiques est
d’avoir le dos droit en toutes circonstances… jusqu’à ce qu’on
le lui casse en pensant par là-même briser l’homme. Ce dos droit
symbolise la rectitude de l’homme de bien imprégné de morale
confucéenne.
De même,
Lanpao xiansheng est un regard satirique sur les préventions
de la morale traditionnelle à l’égard des femmes. Le père
choisit une femme tellement laide pour son fils que celui-ci la
fuit, mais il lui explique que c’est pour son bien, car les
femmes sont un danger pour l’homme, comme le montrent nombre
d’histoires de la Chine ancienne :
“这是我专意儿给你择下的内人。”父亲说。…“男儿立志,必先过得美人关,女色比洪水猛兽凶恶,且不说商纣王因褒似亡国,也不说唐王因贵妃乱朝,一个要成学业的人,耽于女色,溺于淫乐,终究难成大器……”
« C’est
l’épouse que je t’ai soigneusement choisie, » dit mon père, « la
détermination d’un homme passe d’abord par sa volonté de
s’abstraire des relations avec les belles femmes ; le sexe
féminin est plus féroce que les bêtes sauvages et plus cruel que
les inondations, sans même mentionner le roi Zhou des Shang qui
a entraîné son royaume à sa perte à cause des louanges [d’une
femme] ou le roi des Tang voué au chaos à cause d’une concubine
[Yang Guifei] ; si l’on veut réussir dans ses études, et que
l’on tombe sous le charme des femmes en se perdant dans les
plaisirs du sexe, on n’a aucune chance de devenir un homme de
valeur. »
Cette diatribe
presque caricaturale explique justement la peur que suscite le
personnage de Tian Xiao’e (田小娥)
et le rejet dont elle est l’objet dans Bailuyuan. Mais,
au-delà de l’histoire elle-même, ce qui a intéressé Chen
Zhongshi est le parcours psychologique des personnages emportés
dans le chaos provoqué par la chute de l’empire et la mise en
cause des valeurs traditionnelles – synthétisées dans la formule
classique en quatre caractères inscrits au fronton de la maison
de la famille qui lui a servi de modèle :
耕读传家
gēngdú chuánjiā
le labour et
l’étude sont les fondements de la famille, de génération en
génération.
Ces valeurs
étant symbolisées par l’empereur même, se posait la question :
une fois l’empereur éliminé, que faire, et que va-t-il se
passer ? C’est aussi la question que posait
Lu Xun (魯迅)
dans sa nouvelle de 1920 « Tempête dans une tasse de thé » (《风波》), en s’interrogeant sur les lendemains de la
révolution de 1911, pour lui inachevée, et les difficultés des
changements de mentalité nécessaires pour une véritable
révolution sociale.
Recherches dans l’histoire locale
Chen Zhongshi a commencé à écrire son roman en avril 1988, et en
a terminé la première version en janvier 1989. Puis il a passé
deux ans à réviser le manuscrit avant de terminer en mars 1992.
Mais c’est sans compter les années de préparation et de
recherche.
C’est donc après avoir écrit « Le Sieur à la robe bleue », en
1985, qu’il a pensé écrire un roman, mais surtout après une
réunion de l’Association des écrivains du Shaanxi tenue pendant
l’été 1985 dans le but de promouvoir l’écriture de romans :
l’organisme organisateur des deux premiers prix Mao Dun avait
demandé que les associations de toutes les provinces lui
proposent des romans pour la troisième édition du prix et la
province du Shaanxi n’en avait aucun à recommander. Le roman de
Lu Yao
« Un monde ordinaire » était alors en préparation, il sera
publié en totalité en octobre 1989 et remportera le prix Mao Dun
en 1991.
- Chen Zhongshi s’est vraiment lancé dans la préparation de son
roman en avril 1986. Il s’est intéressé à la région derrière sa
maison ancestrale, les rives de la rivière Ba (灞河)
à côté de chez lui, la plaine de la rivière Chan (浐河)
outre celle de la Wei (affluents du Fleuve jaune), région
riche d’histoire où sont enterrés de nombreux empereurs, riche
d’anecdotes aussi. C’est sur les bords de la rivière Ba, dit-on,
que vivait le grand poète Wang Changling (王昌龄)
et qu’il allait y pêcher. C’est dans la plaine de la Wei, près
de Xianyang (咸阳),
à 25 kilomètres au nord-ouest de Xi’an , que le Premier Empereur
Qin Shihuang établit sa première capitale à proximité de
laquelle que se trouve son mausolée…
- C’est ainsi que, un jour d’avril 1986, Chen Zhongshi a
commencé ses recherches en traversant la rivière Ba (灞河)
pour aller prendre le bus pour Lantian (蓝田县).
C’est là, le long de la rivière, à une cinquantaine de
kilomètres de Xi’an, qu’ont été découvert en 1963 les deux sites
de Gongwangling (公王岭)
et Chenjiawo (陈家窝),
et les fossiles de deux homo erectus des débuts du
Paléolithique, attestant d’une occupation humaine depuis lors,
amenant Chen Zhongshi à se demander comment avaient vécu les
hommes sur ce pan de terre depuis cette aube des temps.
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La région de Bailuyuan,
à l’est du district de Xia’an-Chang’an,
avec Baqiao au nord-ouest et Lantian à l’est
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Cependant, ce qui l’intéressait, à Lantian, c’étaient les
chroniques locales qu’il a longuement compulsées, de même que
celles de Chang’an et Xianning, pendant deux ans.
Scrupuleusement tenues au cours des siècles dans les petites
villes de district comme Lantian, ces chroniques sont des
sources inestimables d’information sur la vie quotidienne des
habitants : les processions avec gongs et tambours pour la pluie
en périodes de sécheresse, les scènes de famine, de fuite des
endroits frappés par les désastres naturels, la rébellion de
paysans contre un fonctionnaire véreux ou au contraire les
processions de paysans en larmes venus saluer un fonctionnaire
probe envoyé ailleurs. Elles louent aussi ad libitum les vertus
des femmes cultivant la solitude du veuvage.
- Chen Zhongshi a également fait des recherches sur
Lü Dalin
(呂大臨),
grand lettré de la dynastie des Song du Nord
(1044-1092)
né dans le village de Wulitou (五里头),
au sud-est de Xi’an, considéré comme le père de l’archéologie
chinoise et auteur du premier catalogue illustré d’antiquités
chinoises : le Kaogutu (《考古圖》),
publié l’année de sa mort. Mais, avant de s’intéresser aux
bronzes et jades anciens, Lü Dalin avait étudié les classiques
confucéens et publié des ouvrages les concernant ; c’est lui à
lui et ses trois frères – communément appelés « les quatre Lü de
Lantian ("蓝田四吕")
- que l’on doit la première « convention de canton »
(xiāngyuē
鄉約/乡约),
la « convention des frères Lü » (《吕氏乡约》),
une sorte de pacte citoyen énonçant des règles de vie commune
sur un mode confucéen et constituant une forme de gouvernement
local. Peu de temps après que cette convention ait été
appliquée, la dynastie des Song du Nord fut anéantie par les
Jürchen. La convention, disparue dans le chaos, fut redécouverte
par le penseur néo-confucéen Zhu Xi (朱熹)
sous les Song du Sud. Ce genre de convention rurale fut
activement promue sous les Ming après que le fondateur de la
dynastie, l’empereur Ming Taizu (明太祖),
en eut repris les termes en 1397 sous forme de « Six
commandements » commençant par les devoirs de chacun envers ses
parents et ses supérieurs.
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Lü Dalin sur une page du
Kaogutu |
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C’est ce modèle qui a inspiré Chen Zhongshi pour le pacte
citoyen du même ordre rédigé par maître Zhu pour Bai Jiaxuan.
C’est à la fin du chapitre 6 du roman
,
alors que se pose la question : comment va-t-on vivre sans
empereur ? Ce pacte villageois copié des annales locales, Chen
Zhongshi en détaille les trois premiers articles :
一、
德业相劝
vertus à encourager
二、
过失相规
fautes à éviter
三、
礼恰相交
rites à observer…
Les valeurs ainsi prônées sont synthétisées dans les caractères
inscrits sur la plaque horizontale en or (金匾)
accrochée à l’entrée du temple des ancêtres :
rényì
báilù
cūn‘仁义白鹿村’
village du Cerf blanc, village de la bienveillance et de la
droiture
De la même manière, les annales rédigées par maître Zhu (à
partir du chapitre 12) sont calquées sur les chroniques locales
comme celles de Lantian.
- Quant au personnage de maître Zhu lui-même, il est inspiré de
Niu Zhaolian (牛兆濂),
éducateur et penseur néo-confucéen de la fin des Qing et de la
période républicaine (1867-1937). Originaire de Lantian, il
s’est distingué à plusieurs reprises dans sa gestion des
affaires locales, en particulier dans les dernières années du 19e
siècle à la tête du Bureau du yamen du district de Lantian (蓝田县里衙局) ;
en tant que chef du Bureau des secours, il a aidé la population
locale lors d’une catastrophe naturelle. En 1901, après avoir
renoncé à toute charge officielle, il se replia sur
l’enseignement dans le cadre de l’Académie Yunge (芸阁学社),
modèle de l’académie fondée par maître Zhu dans le roman
.
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Niu Zhaolian en 1936
(assis, en blanc, les pieds sur un socle) |
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Comme maître Zhu, également, il a lutté contre la consommation
d’opium et en a promu l’interdiction. De même, l’épisode du
roman où maître Zhu se déplace pour persuader le général
nationaliste d’épargner la ville de Xi’an est calqué sur un
épisode semblable de la vie de Niu Zhaolian, au début de 1912 :
il a convaincu l’ancien gouverneur du Shaanxi et du Gansu qui
voulait restaurer la dynastie de l’inanité de ses ambitions et
de renoncer à attaquer le Shaanxi. Il est mort peu de temps
après l’incident du pont Marco Polo, affligé par les nouvelles
de l’invasion japonaise, le 21 juillet 1937.
Il a laissé une œuvre impressionnante, dont quatre volumes de
correspondance, une « Chronique des rites de Yunge » (《芸阁礼记传》)
en 16 volumes et un volume sur les sources de ces rites (《芸阁礼节缘要》),
des « Nouvelles chroniques de Lantian » (《蓝田新志》),
etc.
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L’académie Yunge (芸阁学舍)
avec Niu Zhaolian (en blanc au premier rang) |
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Autres
sources d’inspiration
- Outre le
roman de Lu Yao précédemment cité, Chen Zhongshi a indiqué qu’il
a aussi été inspiré par le roman de l’écrivain cubain Alejo
Carpenter, « Le Royaume de ce monde » (El reino de este
mundo) initialement publié en 1949. Il s’agit d’une œuvre
qui intègre des éléments du « real maravilloso » propre à
Carpenter
et raconte, par le biais du narrateur Ti Noël, l’histoire de la
Révolution haïtienne menée par Toussaint Louverture. C’est ce
roman de Carpenter qui aurait suggéré à Chen Zhongshi la manière
d’intégrer l’image du cerf blanc dans sa narration, mais surtout
Chen Zhongshi a été influencé par la manière dont Carpenter a
montré les aspects paradoxaux et même absurdes de cette
révolution, soulignant que, au final, elle n’a résulté que dans
le remplacement d’une tyrannie par une autre, et ce au prix de
pertes humaines considérables. Dans Bailuyuan, la
Révolution de 1911 apparaît de manière tout aussi négative, sans
aucun respect pour la vie humaine et sans guère de différences
entre révolutionnaires et contrerévolutionnaires, ou entre
nationalistes et communistes.
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El reino de este mundo |
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- Un autre
écrivain qui a inspiré Chen Zhongshi est Liu Qing (柳青),
écrivain emblématique de la période dite « des 17 ans »
(1949-1966). C’est
au village de Huangfu (皇甫村),
non loin de Xi’an, qu’il a vécu 14 ans pendant qu’il écrivait
son grand roman « Histoire d’une entreprise » (chuàng
yè shǐ《创业史》),
dont la première partie a initialement été publiée dans le
numéro de juin 1959 de la revue Shouhuo (《收获》)
: c’est l’histoire du plateau au nord de la Wei, de la fin des
années 1920 au mouvement de création des coopératives agricoles
préludant à la collectivisation, dans la première moitié des
années 1950. Liu Qing y décrit les bouleversements de la société
rurale ainsi que les contradictions affectant le Parti
communiste.
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Histoire d’une
entreprise (1ère partie) |
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De manière significative, le roman de Liu Qing débute en 1929
alors que la région subit une terrible famine due à la
sécheresse. On retrouve les mêmes circonstances au chapitre 18
de Bailuyuan :
一场异常的年馑临到白鹿原上。饥馑是由旱灾酿成。干旱自古就是原上最常见
最普通的灾情,或轻重几乎年年都在发生,不足为奇。[…]
这年的干旱来得早,实际是从春末夏初就开始的…
Une famine comme on en avait rarement vu s’abattit sur la plaine
du cerf blanc. Les famines dues à la sécheresse étaient des
catastrophes des plus ordinaires, qui se produisaient presque
tous les ans, bien qu’à des degrés plus ou moins graves. On ne
s’en étonnait pas. […] Cette année-là, cependant, la sécheresse
commença bien plus tôt, dès la fin du printemps…
- Dans
Bailuyuan, en revanche, Chen Zhongshi utilise une nouvelle
approche des personnages inspirée par les nouvelles tendances du
début des années 1980 où la lutte des classe a disparu pour
donner toute son importance aux ressorts psychologiques et au
contexte socio-culturel.
- Dans
Bailuyuan, la morale confucéenne est remise à l’honneur pour
son effet de stabilité sociale. Chen Zhongshi a été influencé
sur ce point par le philosophe Li Zehou (李泽厚).
C’est l’un des penseurs les plus importants de la
« renaissance » chinoise des années 1980 et l’un des premiers à
avoir proposé une réhabilitation de Confucius et un réexamen de
la pensée traditionnelle écartée depuis 1919
,
en particulier pour la préservation du rôle de la culture
chinoise dans les relations humaines.
Autre modèle du
Bailuyuan : le temple de Confucius de Xi’an (西安孔庙) |
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Autre
influence de Li Zehou : l’importance accordée aux sentiments
dont la valeur repose sur des considérations morales, les bons
sentiments menant à la voie du ciel – ainsi de la mansuétude et
du sens de l’humain chez Confucius
.
Li Zehou revient ici aux sources de la tradition confucéenne
qu’il enracine, comme Liang Shuming (梁漱溟),
dans les sentiments. C’est du ren
仁
dont il
est question, du « sens de l’humain » comme le traduit Anne
Cheng, qui y lit la notion que l’on ne devient homme que dans sa
relation à autrui. Mais Li Zehou insiste aussi sur l’importance
donnée par le confucianisme à l’équilibre émotionnel et à la
modération. Autant de traits qui font la force de maître Zhu et
de Bai Jiaxuan, en particulier dans la relation de ce dernier
avec son ami Lu San en dépit de la différence de statut social.
Par contraste,
le traitement du personnage de Tian Xiao’e évolue : si elle est
dépeinte avec sympathie quand elle cherche à s’évader de sa
condition de concubine et qu’elle est injustement rejetée par Lu
San et Bai Jiaxuan, la sympathie fait long feu lorsqu’elle
séduit l’un après l’autre Lu Xilin et Bai Xiaowen, entraînant
celui-ci dans une spirale infernale jusqu’à sa totale déchéance.
Chen Zhongshi rejoint ici la morale confucéenne dont il a fait
l’un des axes majeurs de son roman, fondée sur le respect de
codes de conduite s’opposant à l’anarchie des sentiments menant
à l’anarchie tout court, comme dans la révolution.
Et finalement ….
Finalement, un matin du début du mois d’avril 1988, pendant la
fête de Qingming, assis dans sa maison ancestrale sur un vieux
canapé fait par le menuisier local, Cheng Zhongshi ouvrit un
gros cahier à couverture dure et écrivit la première phrase de
Bailuyuan :
白嘉轩后来引以豪壮的是一生里娶过七房女人。
Ce que plus tard Bai Jiaxuan considéra comme un acte héroïque
fut d’avoir eu sept épouses.
Pour lui, le monde s’était concentré dans la plaine du Cerf
blanc et ses personnages,
de même que pour le lecteur qui ouvre le roman.
A lire en
complément
II. Principaux
personnages
III.
Écriture : images et symboles
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