Auteurs de a à z

 
 
 
     

 

 

Chen Zhongshi  Bailuyuan《白鹿原》

III. Légendes, images et symboles

par Brigitte Duzan, 19 avril 2023

 

 

Bailuyuan (éd. 1997, prix Mao Dun)

 

 

Bailuyuan (《白鹿原》) a été défini par Chen Zhongshi (陈忠实) lui-même comme relevant du réalisme. Il est vrai que le roman comporte un bon nombre d’éléments de nature surnaturelle, mais ce serait une erreur de le ranger pour autant dans le genre magico-réaliste. Si influence latino-américaine il y a, selon les dires mêmes de Chen Zhongshi, elle est à rechercher dans l’œuvre de l’écrivain cubain Alejo Carpenter, et plus précisément dans son roman de 1949 « El Reino de este mundo ». Or Alejo Carpenter s’est démarqué du réalisme magique ; ce qui le caractérise est le « real maravilloso », donc merveilleux plutôt que fantastique pour dépeindre tout ce qu’il y a de paradoxal et d’absurde dans la réalité. Chen Zhongshi a cependant bien indiqué s’être démarqué de ce merveilleux même.

 

Le roman de Chen Zhongshi utilise bien des ressorts tenant du surnaturel dans sa trame narrative, mais le romancier s’attache à nous faire comprendre au fil de son récit qu’il n’y croit pas. Ils font cependant partie de l’histoire du village de Bailu et de son substrat socio-culturel, sont intimement liés aux mentalités à l’époque du roman et s’inscrivent jusque dans le nom même du village. En tant que tels, il en a fait des éléments essentiels de sa structure narrative, en contrepoint des principes confucianistes qui règlent par ailleurs la vie du village en jugulant rivalités et conflits.

 

Les légendes : cerf blanc et loup blanc

 

Cerf blanc

 

Ce cerf blanc (白鹿) est une sorte de figure totémique légendaire dont l’histoire est rapportée dès le chapitre 2 [1] :  un cerf blanc comme neige des sabots à la tête « apparu » un jour (这原上出现过一只白色的鹿,白毛白腿白蹄,那鹿角更是莹亮剔透的白。), descendu « comme par magie » des monts du Sud, « aussi léger qu’irréel », bondissant et laissant sur son passage moisson abondante, élevage prospère et « faisant disparaître épidémies et insectes venimeux pour répandre santé et bonheur ». Les récits différaient, mais en temps de disette, d’épidémie et autre catastrophe, tout le monde attendait sa venue … qui n’arrivait bien sûr jamais, précise ironiquement Chen Zhongshi.

 

Si le cerf était providentiel, c’est aussi d’abord parce qu’il est traditionnellement symbole de bonheur, le terme 鹿étant homophone de désignant les émoluments des fonctionnaires, donc par extension la bonne fortune… la couleur blanche immaculée, ensuite, lui ajoutant un caractère féérique.

 

C’est donc sous les auspices de cet animal fabuleux que vit le village qui en porte le nom, les deux caractères étant divisés entre les deux familles rivales des Bai et des Lu qui s’en trouvent ainsi unies. Mais c’est le cerf blanc aussi qui préside à la nouvelle fortune de Bai Jiaxuan au début du roman, sous la forme d’une racine prétendument magique pour laquelle le jeune chef de clan commet le seul acte répréhensible de sa vie, pour acheter par ruse à son rival Lu Zilin le lopin de terre contenant la racine à l’effigie de l’animal, donc habité par son esprit.

 

Et loup blanc

 

En contrepartie, venu des tréfonds des peurs ancestrales, le loup blanc sème la terreur. Et cette terreur renaît au moment où la nouvelle de la révolution de 1911 parvient au village (chapitre 6), le loup blanc étant aussitôt mis en parallèle avec la panique suscitée par les scènes de révolte rapportées par le docteur revenu de la ville. Réflexe spontané : à l’initiative de Bai Jiaxuan, tout le village se met à l’œuvre pour réparer les murailles du village… 

 

Ces mouvements de panique liés à un animal légendaire insaisissable ne sont que l’un des aspects des manifestations de l’irrationnel, pour ne pas dire des superstitions qui continuent de hanter le subconscient des villageois et font partie du quotidien du village.

 

Les manifestations de l’irrationnel

 

Le roman abonde en manifestations étranges et irrationnelles, à commencer d’ailleurs par les talents extraordinaires prêtés à maître Zhu, témoins de la vénération populaire dont il est l’objet. On lui prête même le don de « voir » l’avenir, en particulier à la fin de sa vie lorsqu’il fait construire sa tombe en briques crues en prévoyant le saccage dont elle serait l’objet plus tard – au moment de la Révolution culturelle bien sûr, sans que ce soit nommément précisé, les pillages succédant aux exactions diverses commises après 1911.

 

L’irrationnel se manifeste dans les superstitions diverses dont les deux manifestations extrêmes, formant deux apogées du roman, sont les cérémonies pour la pluie au moment de la sécheresse et la démonisation de Xiao’e après l’épidémie et la folie de Lu San. Les deux épisodes sont d’ailleurs placés sous le signe de deux animaux : le dragon maître de la pluie et les papillons maléfiques liés à Xiao’e.

 

Les rituels pour la pluie

 

La description des rituels pour la pluie est l’un des grands moments du roman. Elle commence au chapitre 18, en pleine sécheresse, avec la description et l’histoire du temple de Guandi (关帝庙), autrement dit Guanyu (关羽), à l’ouest du village : dieu de la guerre, Guanyu présidait aussi au vent et à la pluie puisqu’il était monté au ciel pour assurer le bonheur du peuple [2]. C’est d’ailleurs pour cette raison que le temple était situé à l’extrémité ouest du village car c’est de là que venaient en général et le vent et la pluie.

 

 

Le temple de Guandi de Huayin district de Weinan, Shaanxi

 

 

C’est Bai Jiaxuan, en tant que chef de clan, qui mène le rituel ; après avoir été possédé par l’esprit du dragon, dans une sorte de transe accompagnée aux percussions, il accomplit une série d’exploits invraisemblables, comme attraper à mains nues un bloc de fer incandescent ou se percer les joues avec une barre de fer, puis conduit une procession à travers les montagnes jusqu’à l’étang du Dragon noir (黑龙潭), dominé du côté ouest par un promontoire sur lequel était un temple aux murs ornés de dragons où se termine le rituel.

 

Ce qui bien sûr ne fait pas venir la moindre goutte de pluie, la sécheresse culminant dans une tempête de neige qui anéantit les kakis qui avaient résisté. Ce n’est qu’au début de l’été que vient la pluie alors que le village n’a même plus de semences. Le rituel dépeint dans ce chapitre rappelle celui mis en scène dans « La Terre jaune » (《黄土地》) qui se passe peu ou prou au même endroit ; mais justement il est mis en scène de manière très réaliste dans le film, alors qu’il atteint des sommets quasiment fantastiques dans le roman. C’est cependant en fait satirique : on retombe aussitôt dans le réel, la sécheresse et la famine, aussi implacables que l’épidémie qui suit et que le docteur est impuissant à soigner avec ses remèdes traditionnels.

 

 

Prières pour la pluie dans « La Terre jaune »

 

 

Xiao’e, les mouches et les papillons

 

Les croyances au surnaturel se déchaînent alors pour lutter contre la terreur suscitée par cette épidémie terrible. Il faut un bouc émissaire à l’inexplicable, et Xiao’e en est un idéal : elle a semé le chaos dans le village, séduit jusqu’au fils de Bai Jiaxuan, et son fantôme apparaît à diverses femmes après qu’elle a été tuée. C’est le mal personnifié dont l’esprit hante le village entier. Les remèdes habituels ne peuvent rien contre les flux maléfiques. La femme de Bai Jiaxuan meurt, Lu San, possédé, devient fou…

 

On voit bien que Xiao’e est d’engeance diabolique car elle apparaît sous divers avatars d’animaux néfastes, et d’abord des nuées de mouches qui s’envolent du corps quand celui-ci est découvert dans le yaodong, plusieurs jours après sa mort (fin du chapitre 19). A priori, cela paraît normal étant donné l’état de décomposition du cadavre, mais ces mouches sont décrites comme des bestioles diaboliques qui suscitent l’effroi chez des paysans prônes à croire au surnaturel et aux fantômes :

                一脚蹬开独扇门板,嗡的一声,苍蝇像蜜蜂一样在门口盘旋,恶臭一下子扑出门来。

D’un coup de pied il [Xiaowu] ouvrit l’unique battant de la porte ; dans un vrombissement, une myriade de mouches comme un essaim d’abeilles tourbillonnait à l’entrée, tandis qu’une puanteur horrible se dégageait de l’intérieur, assaillant les narines.

            [ils font un feu dans le yaodong pour chasser les mouches et sortent en courant]

浓黑的烟气从窑门窑窗和天窗里流泄出来,荸荠一般大小的绿头红头苍蝇随着烟流仓皇飞窜,往人的脸上爬往人的衣服上爬,人们惊叫着脱下衣服摔打,那些娇气十足的苍蝇是鬼魅的象征。

Tandis qu’une épaisse fumée noire sortait par la porte, la fenêtre et l’orifice au plafond, avec elle s’échappèrent, affolées, des mouches vertes et rouges, grosses comme des châtaignes d’eau, qui vinrent se coller sur le visage et les vêtements des gens qui étaient là. Pris de panique, ils ôtèrent leurs vestes pour faire tomber ces mouches, frêles incarnations d’esprits maléfiques [3].

 

L’esprit de Xiao’é semble surtout s’incarner dans des papillons. À la fin du chapitre 19, quand Xiaowen va voir le corps, il lui semble entendre un sifflement au-dessus de sa tête : c’est un papillon. Et ensuite, quand (au début du chapitre 26) le cadavre a été déterré et brûlé et que tout est prêt pour que les cendres soient enfouies sous la pagode construite à cet effet, Bai Jiaxuan fait soudain arrêter les travaux :

众人这才惊异地发现,雪后枯干的蓬蒿草丛里,居然有许多蝴蝶在飞舞。白嘉轩说:那是鬼蛾儿,大伙把那些鬼蛾逮住,一个也甭给飞了。

Les hommes remarquèrent alors avec effroi que, dans les touffes d’herbes sèches restées après la fonte de la neige, voletaient des kyrielles de papillons. « Ce sont des papillons maléfiques », dit Bai Jiaxuan, « attrapez-les, n’en laissez pas échapper un seul ! »

[les cadavres de papillons seront enterrés sous la pagode avec les cendres de Xiao’e].

 

Le choix des termes est ici très intéressant, car il y a papillon et papillon. Quand les villageois aperçoivent les papillons, ils sont désignés par le terme générique de húdié 蝴蝶. Mais, quand Bai Jiaxuan paniqué y voit une incarnation maléfique de Xiao’e, il parle de guǐ’é 鬼蛾. Or, é désigne un papillon de nuit, homonyme du é de Xiao’é qui qualifie une belle femme. Le papillon de nuit é est donc souvent associé aux belles femmes pour en souligner le caractère dangereux et nocif, les beautés étant depuis l’antiquité chinoise considérées comme des dangers fatals pour les hommes qui se laissent séduire par elles [4].

 

Quant à la pagode sous laquelle les gens du village, sous l’égide de Bai Jiaxuan, décident d’enfouir les cendres de Xiao’e, avec les cadavres de papillons, elle évoque aussitôt, bien sûr, la pagode Leifeng (雷峰塔) sous laquelle le moine Fahai fait ensevelir le Serpent blanc dans la Légende du Serpent blanc – et ce malgré les dénégations de Chen Zhongshi qui n’a pas validé cette interprétation en disant que des pagodes, il y en avait partout dans le Shaanxi [5].

 

 

Le stupa de Kumarajiva dans le temple Caotang à Xi’an

 

 

Réalisme malgré tout

 

Toutes ces manifestations de l’esprit paysan entaché de croyances au surnaturel, en Chine comme ailleurs, ne rattachent pas pour autant le roman au « real maravilloso » de Carpenter, et encore moins au réalisme magique dont Chen Zhongshi reconnaît avoir lu les œuvres avec grand intérêt, mais sans avoir envie de les imiter, en tenant à échapper au phénomène de mode qui a marqué la littérature latino-américaine en Chine après les nombreuses traductions effectuées à partir des années 1980.  

 

Chen Zhongshi a insisté sur le caractère réaliste de son récit. C’est ce qu’il affirme en particulier dans son essai de 2011 « À la recherche de termes qui me soient propres » (《寻找属于自己的句子》) [6]. Son style est résolument réaliste, sans une once de merveilleux. C’est d’ailleurs ce qui distingue « La plaine du cerf blanc » des romans de son compatriote Jia Pingwa (贾平凹), par exemple, et en particulier « Les fours anciens » (《古炉》) où les mentalités sont ancrées dans une nature nimbée de merveilleux pour ne pas dire de superstitions, où les personnages sont capables de comprendre les animaux et les plantes et de leur parler, comme si c’était la marque de leur intégration dans leur environnement.

 

 

À la recherche des termes qui me soient propres (2011)

 

 

Rien de tout cela chez Chen Zhongshi qui marque toujours une nette distanciation dans sa peinture des croyances au surnaturel, ces croyances restant indissociables du tissu socio-culturel de la campagne chinoise, et leur évocation une caractéristique de la littérature classique remontant aux conteurs des campagnes, justement. Chez lui, même l’exorciste appelé au secours de Lao San possédé par Xiao’e est dépeint avec une certaine ironie, son efficacité s’avérant nulle au final.

 


 

À lire en complément

 

De Shao Baoqing [cotraducteur de la traduction française], « Le fantomatique et le réalisme : les fantômes dans Bailuyuan (Au pays du cerf blanc) de Chen Zhongshi » dans Fantômes dans l’Extrême-Orient d’hier à aujourd’hui, tome 2, Vincent Durand-Dastès et Marie Laureillard (dir.), Presses de l’Inalco, 2017, pp. 279-295

À lire en ligne https://books.openedition.org/pressesinalco/1991?lang=fr#ftn2

 

 


[1] Il n’est pas textuellement question de mythe (comme dans la traduction française) sous la plume de Chen Zhongshi, mais tout au plus de légende populaire (chuánshuō传说).

De manière significative, l’histoire du cerf blanc est contée juste après la fondation de l’Académie du cerf blanc (白鹿书院) par maître Zhu. L’institution confucéenne est ainsi implicitement fondée sur les bases de la légende.

[2] Il existe de très nombreux temples de Guandi dans le Shaanxi, et en particulier dans la plaine centrale.

[3] La traduction française ajoute : ces mouches visiblement ensorcelées qui, pensaient-ilsne pouvaient être que des avatars de fantômes. Cela oriente la lecture à l’encontre du sens profond de la phrase.

En revanche la traduction omet la couleur noire de la fumée, qui ajoute à la vision infernale, quasi dantesque, de cet essaim de mouches.

[4] D’où des expressions consacrées comme fēi'é pū huǒ/yàn 飞蛾扑火/ le papillon de nuit se jette dans la flamme, pour désigner une attraction fatale.

On pense aussi aux papillons tueurs du premier film de Tsui Hark, « The Butterfly Murders » (《蝶变》) partiellement inspiré d’un poème de Zheng Banqiao (郑板桥) qui parle du pouvoir ensorcelant des papillons.

[5] Il faut d’ailleurs imaginer, dans le roman, une pagode de dimensions bien plus modestes que par exemple la Grande Pagode de l’oie sauvage (大雁塔) à Xi’an. Sans doute bien plus une sorte de stupa (construction destinée à contenir des reliques), également désigné du terme de .

 

 

     

 

 

 

 

     

 

 

 

© chinese-shortstories.com. Tous droits réservés.