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Un recueil de nouvelles de Can Xue dans la course pour l’ International Booker Prize 2021

par Brigitte Duzan, 10 avril 2021 

 

Fin mars 2021, un recueil de seize nouvelles de Can Xue (残雪) traduites en anglais sous le titre « I Live in the Slums » (《贫民窟是我的家》) [1] figurait parmi les titres de la première sélection (longlist) en lice pour l’un des plus importants prix littéraires mondiaux, the International Booker Prize [2]. Le recueil est d’ores et déjà parmi les favoris.

 

Il est significatif que l’œuvre retenue soit un recueil de nouvelles : depuis ses premières publications à la fin des années 1980, Can Xue s’affirme avant tout comme auteure de nouvelles ; c’est ainsi que, d’une année à l’autre et d’un texte à l’autre, elle a bâti son univers, un monde étrange et fantasmagorique où, de l’environnement naturel aux animaux, tout semble menaçant pour l’homme, souvent perdu dans des dédales souterrains de caves, de tunnels souterrains, de trous voire d’égouts comme dans une sorte de cauchemar éveillé.

 

I Live in the Slums

 

Les fleurs de la rose d’améthyste, 2014

 

Les textes choisis pour ce recueil sont des nouvelles courtes à l’exception de la première, « Histoire des taudis » (《贫民窟的故事》), une nouvelle « moyenne » (中篇小说) qui semble d’emblée dessiner un cadre préfigurant les récits qui suivent. Elle figurait déjà, en cinq parties, dans le recueil de neuf nouvelles publié en 2014, « Les fleurs de la rose d’améthyste » (《紫晶月季花》), qui était introduit par une préface de l’auteure datée de décembre 2013 [3]. C’est l’un des grands classiques de Can Xue, que l’on retrouve dans plusieurs autres de ses recueils.

 

Ces récits sont presque tous contés à la première personne. On a le sentiment de pénétrer dans les souvenirs d’enfance de Can Xue, évoquant des histoires comme pourraient en conter des enfants : une boîte au contenu resté mystérieux, le nid de pies dans le peuplier à côté de l’école, la cuisine commune partagée par les voisins… mais l’insolite se glisse dans le récit, tourne au fantasme, et souvent carrément au cauchemar, comme si la réalité en était inséparable.

 

Les nouvelles de Can Xue dessinent cependant une géographie urbaine inusitée et vaguement inquiétante, dont certains éléments se retrouvent d’un récit à l’autre : sous les immeubles vit tout un monde peuplé d’animaux les plus divers, vaste marécage comme dans la nouvelle n° 4 ou réseau de tunnels permettant d’échapper à la brûlante cité de verre de l’ « Histoire des taudis » ou à la canicule qui sévit de manière récurrente ; les caves et boyaux souterrains sont un refuge, mais ressemblent aussi à l’Enfer de Dante.

 

Le style oscille entre réalisme et surréalisme ; l’absurde n’est jamais loin, aux confins du fantastique comme dans les nouvelles de Calvino, et toujours inquiétant comme chez Buzatti.

 

1/ « Histoire des taudis » 《贫民窟的故事》

 

Cette première nouvelle relève dès le début de l’univers cauchemardesque de Can Xue. Un narrateur anonyme « je » présente (au 4ème paragraphe) ce qui pourrait être le personnage principal du récit, un rat :

 

“我和家鼠是在大白天结识的。大白天,房子里面也比夜里亮不了多少。我听到有什么东西在啃骨头,我以为是猫,就从灶台跳下,跑过去看。啊,不是猫,是一只家鼠,他比一般的家鼠要大一倍。该死的,他正在啃老爷爷的脚跟!我看见白骨森森,可是却没有血。家鼠很兴奋,‘咔咔咔’地,身子颤动,仿佛在啃世界上最美味的骨头。”

         这是个活老爷爷。

J’ai rencontré le rat en plein jour. En plein jour, à l’intérieur de la maison, il ne fait guère plus clair que la nuit. J’ai entendu quelque chose qui rongeait des os et j’ai pensé qu’il s’agissait d’un chat, alors, d’un bond, j’ai sauté du poêle et j’ai couru voir. Ah ! Ce n’était pas un chat, c’était un rat domestique. Il avait deux fois la taille d’un rat ordinaire. Ça alors, il était en train de ronger le talon du grand-père ! Je voyais bien la forme sinistre de l’os blanc, mais il n’y avait pas de sang. Le rat était tout excité ; il tremblait de tout son corps en grignotant bruyamment, comme si c’était l’os le plus délicieux du monde.

 

Mais le grand-père est vivant !

 

2/ « Des hommes pour voisins » 《与人为邻》

Ici, le narrateur est une pie (mâle) qui vit dans les faubourgs. Son nid est perché dans l’un des peupliers qui entourent l’école primaire, un nid solide mais confortable, avec à l’intérieur une couche de poils et de plumes. À l’origine, l’oiseau avait toute une famille, parents, grands-parents, frères et sœurs, mais ils ont tous disparu…

 

3/ « La vieille cigale » 《老蝉》

C’est la canicule, dans la ville ; les bulletins d’information rapportent en continu les morts de personnes âgées victimes de la chaleur. C’est bien mieux dans les faubourgs où peupliers et saules donnent de l’ombre. Toute la journée, les cigales chantent dans les arbres. Un nid de pie est perché tout en haut du vieux peuplier et juste en dessous est la vieille cigale. Un vieux garçon, cette cigale, qui vit dans la crainte du lance-pierres du gamin d’â côté… [4]

 

4/ « Le marécage » 《沼泽地》 [5]

Ce marécage est un élément substantiel de la ville dans l’univers de Can Xue : il se trouve quelque part dans la grande forêt de béton de ses immeubles, perdu dans la mémoire des plus âgés.

 

5/ « La faute » 《罪》

C’est l’histoire d’une boîte en bois que le père de la narratrice a fabriquée et lui a offerte à sa naissance. Ce père avait plein d’idées et de projets à long terme, mais il les oubliait ensuite. Comme la boîte dont le contenu était resté secret car il était mort avant de l’avoir ouverte…

 

6/ « De l’autre côté de la paroi » 《隔墙的那边》

Cela commence comme un souvenir d’enfance, peut-être à la fin des années 1950 : souvenir d’une cuisine partagée par les voisins, avec une dizaine de poêles à charbon, et un robinet où laver les légumes ; c’était un endroit bruyant et gai, où tout le monde parlait tout en faisant la cuisine [6].

 

7/ « Le peuple des ombres » 《影族》

On retrouve la canicule de « La vieille cigale » :  dans la journée, il fait tellement chaud, dans la ville, que les gens cherchant l’ombre et l’obscurité, comme la narratrice. On dit que, jadis, les hommes sortaient dans les rues, mais ils avaient très vite commencé à se cacher, de honte, parce qu’ils n’avaient pas le courage d’affronter le soleil. Peu à peu, les gens étaient devenus de plus en plus minces, jusqu’à se transformer en ombres [7].

 

8/ « La maison aux esprits [8]» 《鬼屋》 

Il s’agit est en fait d’un immeuble vide de cinq étages, en ruines, qui abritait dans le passé les bureaux de la municipalité. La narratrice se souvient, c’est sa mère

 

La plantation de thé

Lecture verticale

qui lui avait dit un jour, en passant, que c’était « La montagne aux corbeaux » ("乌鸭山"). Comment ça, une montagne, mais c’est un immeuble ! Et où sont les corbeaux ? s’était exclamée l’enfant, une enfant nommé Fleur de Chrysanthème (Juhua 菊花) comme dans la nouvelle 14, « Les étrangers »… C’est bien le même univers. 

 

9/ « La fosse des silures » 《鲇鱼套》

Cette nouvelle est un autre exemple de géographie urbaine propre à Can Xue : la « Fosse des silures » est un quartier de petits bâtiments de deux étages, en bois. C’est dans l’un d’eux qu’habite la vieille dame de l’histoire, célibataire et sans enfants. Le quartier doit être démoli, tous les habitants doivent déménager dans de hauts immeubles, et tout le monde est très inquiet, sauf la vieille madame Wang… [9]

 

10/ « Euphorie » 《幸福》

Assise dans l’obscurité, une femme s’interroge sur la structure de l’univers. Quand elle se lève pour ouvrir la fenêtre, la pièce est envahie d’ombres noires qui émettent des cris sinistres. Elle se sent sombrer, les murs et le plafond s’envolent, mais elle ne se sent pas vraiment planer, elle a les pieds fermement ancrés dans la terre, une foule d’objets rassemblés autour d’elle, et elle se sent étrangement libre… dans une agréable euphorie, comme l’indique le titre.

 

11/ « Les soucis de Lu’er » 《鹿二的心事》

Lu’er est en train de moudre du riz glutineux avec une petite meule parce que sa mère en a besoin et lui a demandé de le faire ; elle veut préparer des boulettes de riz pour la Fête des lanternes. Il a presque fini quand il entend un bruit sourd, comme un train dans le lointain, mais qui approche. Lu’er pense à un glissement de terrain, une coulée de boue, et se demande s’il doit s’enfuir… [10]

 

12/ « La maison d’autrefois » 《旧居》

Zhou Yizhen (周一贞) n’avait pas l’intention de quitter sa petite maison en ville. Mais, vingt ans auparavant, elle était tombée gravement malade et avait été obligée de la vendre pour déménager dans un vieil immeuble en banlieue. Ce n’était pas facile de vivre là. Cependant, quand elle revient voir ce qu’il est advenu de sa vieille maison, elle découvre que quelqu’un vit là en s’étant approprié son identité [11]

 

13/ « Les monologues d’un saule » 《一株柳树的自白》

Il s’agit du soliloque d’un saule en train de se dessécher et de mourir, qui voit ses feuilles jaunir et tomber, son écorce se craqueler ; même les moineaux et les pies le considèrent comme mort et ne viennent plus se poser sur ses branches car, dans le passé, ses nouvelles feuilles hébergeaient des larves et des vers dont les oiseaux étaient friands… [12]

On dirait l’un des arbres où nichait la pie de la deuxième nouvelle.

 

14/ « Les étrangers » 《外地人》

 

Les monologues d’un saule

Comme souvent, la nouvelle commence de manière très réaliste :

后半夜的时候,气温下降了。菊花缩在被窝里,老觉得有风钻进来。她用被褥将小身体裹得死死的,她的脑袋缩到了被子的中央。有人在厨房里倒水,倒过来倒过去的,那水声让她全身起鸡皮疙瘩。

啊,那些风!门被它们推着,发出吱吱呀呀的呻吟。菊花想,它们就像一些小孩子哭着要进来。外面有多冷?一定结起了厚厚的冰吧。昨天从院子里穿过时,她就已经看见了污水沟里的那些冰。

Après minuit, la température avait baissé. Juhua se pelotonna sous sa couette, en pensant comme toujours que le vent s’y engouffrait. Elle serra très fort les couvertures autour de son petit corps, la tête enfouie au milieu de la couette. Quelqu’un tirait de l’eau au robinet de la cuisine, encore et encore, et le bruit de l’eau lui donnait la chair de poule.

Ah, ce vent ! Il poussait la porte, la faisait grincer et gémir. Juhua pensait que c’était comme des enfants qui pleuraient pour qu’on les laisse entrer. Et dehors, faisait-il très froid ? Une épaisse couche de glace s’était certainement formée. La veille, quand elle avait traversé la cour, elle avait déjà vu que l’eau avait gelé dans le caniveau.

 

Mais une voix d’homme l’appelle de la cuisine. Ses parents dorment, qui cela peut-il bien être ? [13]

 

15/ « La reine » 《女王》

La grande distraction des gens du village de Wang (汪村), c’était de regarder la reine passer par les rues pavées du village quand elle retournait chez elle, dans les vastes étendues désertes des plaines du nord…  Une reine symbolique, et un récit quasi mythique.

 

16/ « Vénus » 《启明星》

Cette nouvelle commence comme une histoire d’amour : l’amour secret d’une collégienne de treize ans pour son cousin de trente-cinq ans, un physicien qui fait des recherches sur les ballons d’air chaud et vient les tester dans son village.

 

En lisant toutes ces nouvelles, on a l’impression de pénétrer au-delà des apparences comme Alice au pays des merveilles, dans un univers fantasmagorique légèrement angoissant qui est celui recréé par Can Xue à partir de ses souvenirs, avec beaucoup d’imagination et de poésie. On en finirait presque par voir des marais au pied des immeubles et tout un monde souterrain affleurer dans la moindre bouche d’égout. Les récits de Can Xue ont un pouvoir quasi hypnotique.

 


 

À lire en complément

 

Quelques critiques du recueil « I Live in the Slums » :

 

Los Angeles Review of Books, par Bailey Trela

https://lareviewofbooks.org/article/dreaming-freely-on-the-ecstatic-fictions-of-can-xue/

Harvard Review, par Victoria Zhuang

https://harvardreview.org/book-review/i-live-in-the-slums/

Asian Review of Books, by Farah Abdessamad

https://asianreviewofbooks.com/content/i-live-in-the-slums-by-can-xue/#:~:text=In%20

the%20newly%2Dtranslated,interaction%20with%20China's%20urban%20geography

Book Reviews, by Julie Cadman

https://sites.lsa.umich.edu/mqr/2021/02/familiarity-and-the-narrative-ledge-a-review-of-i-

live-in-the-slums-a-new-collection-by-can-xue/

 


 


[1] Traduit par Karen Gernant et Chen Zeping, Yale University Press, Mai 2020.

[2] La prochaine étape est le 22 avril (shortlist).

[5] Nouvelle publiée en avril 2013 dans le numéro 13 du magazine Chutzpah/Tian Nan 天南, pp 171-188 : https://www.douban.com/group/topic/39221685/

[6] Nouvelle du recueil de textes choisis par l’auteure « La plantation de thé » (《茶园:残雪全新小说自选集》).

[7] Nouvelle tirée du recueil « Lecture verticale » (《垂直的阅读》).

Texte : https://www.20dcr.com/book/chuizhideyuedu/389408.html

[8] La maison aux esprits, texte : https://www.99csw.com/book/10000/358172.htm

[9] Nouvelle incluse dans le recueil précédent ainsi que dans le recueil « Les monologues du saule » (《一株柳树的自白》). Texte : https://www.20dcr.com/book/yizhuliushudezibai/389393.html

[11] La maison d’autrefois, texte chinois : https://www.iswsk.com/book/2829/509156.html

[12] Les monologues d’un saule, texte chinois : https://www.iswsk.com/book/2829/509149.html

[13] Les étrangers, texte chinois : https://www.iswsk.com/book/2829/509150.html

 

 

     

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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