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Un recueil de
nouvelles de Can Xue dans la course pour l’ International Booker
Prize 2021
par
Brigitte Duzan, 10 avril 2021
Fin mars 2021, un recueil de seize nouvelles de
Can Xue (残雪)
traduites en anglais sous le titre « I Live in the
Slums » (《贫民窟是我的家》)
figurait parmi les titres de la première sélection
(longlist) en lice pour l’un des plus importants
prix littéraires mondiaux, the International Booker
Prize
.
Le recueil est d’ores et déjà parmi les favoris.
Il est significatif que l’œuvre retenue soit un
recueil de nouvelles : depuis ses premières
publications à la fin des années 1980, Can Xue
s’affirme avant tout comme auteure de nouvelles ;
c’est ainsi que, d’une année à l’autre et d’un texte
à l’autre, elle a bâti son univers, un monde étrange
et fantasmagorique où, de l’environnement naturel
aux animaux, tout semble menaçant pour l’homme,
souvent perdu dans des dédales souterrains de caves,
de tunnels souterrains, de trous voire d’égouts
comme dans une sorte de cauchemar éveillé. |
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I Live in the Slums |
Les fleurs de la rose d’améthyste,
2014 |
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Les textes choisis pour ce recueil sont des
nouvelles courtes à l’exception de la première,
« Histoire des taudis » (《贫民窟的故事》),
une nouvelle « moyenne » (中篇小说)
qui semble d’emblée dessiner un cadre préfigurant
les récits qui suivent. Elle figurait déjà, en cinq
parties, dans le recueil de neuf nouvelles publié en
2014, « Les fleurs de la rose d’améthyste » (《紫晶月季花》),
qui était introduit par une préface de l’auteure
datée de décembre 2013
.
C’est l’un des grands classiques de Can Xue, que
l’on retrouve dans plusieurs autres de ses recueils.
Ces récits sont presque tous contés à la première
personne. On a le sentiment de pénétrer dans les
souvenirs d’enfance de Can Xue, évoquant des
histoires comme pourraient en conter des enfants :
une boîte au contenu resté mystérieux, le nid de
pies dans le peuplier à côté de l’école, la cuisine
commune partagée par les voisins… mais l’insolite se
glisse dans le récit, tourne au fantasme, et souvent
carrément au cauchemar, comme si la réalité en était
inséparable. |
Les nouvelles de Can Xue dessinent cependant une géographie
urbaine inusitée et vaguement inquiétante, dont certains
éléments se retrouvent d’un récit à l’autre : sous les immeubles
vit tout un monde peuplé d’animaux les plus divers, vaste
marécage comme dans la nouvelle n° 4 ou réseau de tunnels
permettant d’échapper à la brûlante cité de verre de
l’ « Histoire des taudis » ou à la canicule qui sévit de manière
récurrente ; les caves et boyaux souterrains sont un refuge,
mais ressemblent aussi à l’Enfer de Dante.
Le style oscille entre réalisme et surréalisme ; l’absurde n’est
jamais loin, aux confins du fantastique comme dans les nouvelles
de Calvino, et toujours inquiétant comme chez Buzatti.
1/ « Histoire
des taudis »
《贫民窟的故事》
Cette première nouvelle relève dès le début de l’univers
cauchemardesque de Can Xue. Un narrateur anonyme « je » présente
(au 4ème paragraphe) ce qui pourrait être le
personnage principal du récit, un rat :
“我和家鼠是在大白天结识的。大白天,房子里面也比夜里亮不了多少。我听到有什么东西在啃骨头,我以为是猫,就从灶台跳下,跑过去看。啊,不是猫,是一只家鼠,他比一般的家鼠要大一倍。该死的,他正在啃老爷爷的脚跟!我看见白骨森森,可是却没有血。家鼠很兴奋,‘咔咔咔’地,身子颤动,仿佛在啃世界上最美味的骨头。”
这是个活老爷爷。
J’ai rencontré le rat en plein jour. En plein jour, à
l’intérieur de la maison, il ne fait guère plus clair que la
nuit. J’ai entendu quelque chose qui rongeait des os et j’ai
pensé qu’il s’agissait d’un chat, alors, d’un bond, j’ai sauté
du poêle et j’ai couru voir. Ah ! Ce n’était pas un chat,
c’était un rat domestique. Il avait deux fois la taille d’un rat
ordinaire. Ça alors, il était en train de ronger le talon du
grand-père ! Je voyais bien la forme sinistre de l’os blanc,
mais il n’y avait pas de sang. Le rat était tout excité ; il
tremblait de tout son corps en grignotant bruyamment, comme si
c’était l’os le plus délicieux du monde.
Mais le grand-père est vivant !
2/ « Des hommes pour voisins »
《与人为邻》
Ici, le narrateur est une pie (mâle) qui vit dans les faubourgs.
Son nid est perché dans l’un des peupliers qui entourent l’école
primaire, un nid solide mais confortable, avec à l’intérieur une
couche de poils et de plumes. À l’origine, l’oiseau avait toute
une famille, parents, grands-parents, frères et sœurs, mais ils
ont tous disparu…
3/ « La vieille cigale »
《老蝉》
C’est la canicule, dans la ville ; les bulletins d’information
rapportent en continu les morts de personnes âgées victimes de
la chaleur. C’est bien mieux dans les faubourgs où peupliers et
saules donnent de l’ombre. Toute la journée, les cigales
chantent dans les arbres. Un nid de pie est perché tout en haut
du vieux peuplier et juste en dessous est la vieille cigale. Un
vieux garçon, cette cigale, qui vit dans la crainte du
lance-pierres du gamin d’â côté…
4/ « Le marécage »
《沼泽地》
Ce marécage est un élément substantiel de la ville
dans l’univers de Can Xue : il se trouve quelque
part dans la grande forêt de béton de ses immeubles,
perdu dans la mémoire des plus âgés.
5/ « La faute »
《罪》
C’est l’histoire d’une boîte en bois que le père de
la narratrice a fabriquée et lui a offerte à sa
naissance. Ce père avait plein d’idées et de projets
à long terme, mais il les oubliait ensuite. Comme la
boîte dont le contenu était resté secret car il
était mort avant de l’avoir ouverte…
6/ « De l’autre côté de la paroi »
《隔墙的那边》
Cela commence comme un souvenir d’enfance, peut-être
à la fin des années 1950 : souvenir d’une cuisine
partagée par les voisins, avec une dizaine de poêles
à charbon, et un robinet où laver les légumes ;
c’était un endroit bruyant et gai, où tout le monde
parlait tout en faisant la cuisine.
7/ « Le peuple des ombres »
《影族》
On retrouve la canicule de « La vieille cigale » :
dans la journée, il fait tellement chaud, dans la
ville, que les gens cherchant l’ombre et
l’obscurité, comme la narratrice. On dit que, jadis,
les hommes sortaient dans les rues, mais ils avaient
très vite commencé à se cacher, de honte, parce
qu’ils n’avaient pas le courage d’affronter le
soleil. Peu à peu, les gens étaient devenus de plus
en plus minces, jusqu’à se transformer en ombres
.
8/ « La
maison aux esprits »
《鬼屋》
Il s’agit est en fait d’un immeuble vide de cinq
étages, en ruines, qui abritait dans le passé les
bureaux de la municipalité. La narratrice se
souvient, c’est sa mère |
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La plantation de thé
Lecture verticale |
qui lui avait dit un jour, en passant, que c’était « La
montagne aux corbeaux » ("乌鸭山").
Comment ça, une montagne, mais c’est un immeuble ! Et où
sont les corbeaux ? s’était exclamée l’enfant, une enfant
nommé Fleur de Chrysanthème (Juhua
菊花)
comme dans la nouvelle 14, « Les étrangers »… C’est bien le
même univers.
9/ « La fosse des silures »
《鲇鱼套》
Cette nouvelle est un autre exemple de géographie urbaine propre
à Can Xue : la « Fosse des silures » est un quartier de petits
bâtiments de deux étages, en bois. C’est dans l’un d’eux
qu’habite la vieille dame de l’histoire, célibataire et sans
enfants. Le quartier doit être démoli, tous les habitants
doivent déménager dans de hauts immeubles, et tout le monde est
très inquiet, sauf la vieille madame Wang…
10/ « Euphorie »
《幸福》
Assise dans l’obscurité, une femme s’interroge sur la structure
de l’univers. Quand elle se lève pour ouvrir la fenêtre, la
pièce est envahie d’ombres noires qui émettent des cris
sinistres. Elle se sent sombrer, les murs et le plafond
s’envolent, mais elle ne se sent pas vraiment planer, elle a les
pieds fermement ancrés dans la terre, une foule d’objets
rassemblés autour d’elle, et elle se sent étrangement libre…
dans une agréable euphorie, comme l’indique le titre.
11/ « Les soucis de Lu’er »
《鹿二的心事》
Lu’er est en train de moudre du riz glutineux avec une petite
meule parce que sa mère en a besoin et lui a demandé de le
faire ; elle veut préparer des boulettes de riz pour la Fête des
lanternes. Il a presque fini quand il entend un bruit sourd,
comme un train dans le lointain, mais qui approche. Lu’er pense
à un glissement de terrain, une coulée de boue, et se demande
s’il doit s’enfuir…
12/ « La maison d’autrefois »
《旧居》
Zhou Yizhen (周一贞)
n’avait pas l’intention de quitter sa petite maison
en ville. Mais, vingt ans auparavant, elle était
tombée gravement malade et avait été obligée de la
vendre pour déménager dans un vieil immeuble en
banlieue. Ce n’était pas facile de vivre là.
Cependant, quand elle revient voir ce qu’il est
advenu de sa vieille maison, elle découvre que
quelqu’un vit là en s’étant approprié son identité
…
13/ « Les monologues d’un saule »
《一株柳树的自白》
Il s’agit
du soliloque d’un saule en train de se dessécher et
de mourir, qui voit ses feuilles jaunir et tomber,
son écorce se craqueler ; même les moineaux et les
pies le considèrent comme mort et ne viennent plus
se poser sur ses branches car, dans le passé, ses
nouvelles feuilles hébergeaient des larves et des
vers dont les oiseaux étaient friands…
On dirait l’un des arbres où nichait la pie de la
deuxième nouvelle.
14/ « Les étrangers »
《外地人》 |
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Les monologues d’un saule |
Comme souvent, la nouvelle commence de manière très
réaliste :
后半夜的时候,气温下降了。菊花缩在被窝里,老觉得有风钻进来。她用被褥将小身体裹得死死的,她的脑袋缩到了被子的中央。有人在厨房里倒水,倒过来倒过去的,那水声让她全身起鸡皮疙瘩。
啊,那些风!门被它们推着,发出吱吱呀呀的呻吟。菊花想,它们就像一些小孩子哭着要进来。外面有多冷?一定结起了厚厚的冰吧。昨天从院子里穿过时,她就已经看见了污水沟里的那些冰。
Après minuit, la température avait baissé. Juhua se pelotonna
sous sa couette, en pensant comme toujours que le vent s’y
engouffrait. Elle serra très fort les couvertures autour de son
petit corps, la tête enfouie au milieu de la couette. Quelqu’un
tirait de l’eau au robinet de la cuisine, encore et encore, et
le bruit de l’eau lui donnait la chair de poule.
Ah, ce vent ! Il poussait la porte, la faisait grincer et gémir.
Juhua pensait que c’était comme des enfants qui pleuraient pour
qu’on les laisse entrer. Et dehors, faisait-il très froid ? Une
épaisse couche de glace s’était certainement formée. La veille,
quand elle avait traversé la cour, elle avait déjà vu que l’eau
avait gelé dans le caniveau.
Mais une voix d’homme l’appelle de la cuisine. Ses parents
dorment, qui cela peut-il bien être ?
15/ « La reine »
《女王》
La grande distraction des gens du village de Wang (汪村),
c’était de regarder la reine passer par les rues pavées du
village quand elle retournait chez elle, dans les vastes
étendues désertes des plaines du nord… Une reine symbolique, et
un récit quasi mythique.
16/ « Vénus »
《启明星》
Cette nouvelle commence comme une histoire d’amour : l’amour
secret d’une collégienne de treize ans pour son cousin de
trente-cinq ans, un physicien qui fait des recherches sur les
ballons d’air chaud et vient les tester dans son village.
En lisant toutes ces nouvelles, on a l’impression de pénétrer
au-delà des apparences comme Alice au pays des merveilles, dans
un univers fantasmagorique légèrement angoissant qui est celui
recréé par Can Xue à partir de ses souvenirs, avec beaucoup
d’imagination et de poésie. On en finirait presque par voir des
marais au pied des immeubles et tout un monde souterrain
affleurer dans la moindre bouche d’égout. Les récits de Can Xue
ont un pouvoir quasi hypnotique.
À lire en complément
Quelques critiques du recueil « I Live in the Slums » :
Los Angeles Review of Books, par Bailey Trela
https://lareviewofbooks.org/article/dreaming-freely-on-the-ecstatic-fictions-of-can-xue/
Harvard Review, par Victoria Zhuang
https://harvardreview.org/book-review/i-live-in-the-slums/
Asian Review of
Books, by Farah Abdessamad
https://asianreviewofbooks.com/content/i-live-in-the-slums-by-can-xue/#:~:text=In%20
the%20newly%2Dtranslated,interaction%20with%20China's%20urban%20geography
Book Reviews, by Julie Cadman
https://sites.lsa.umich.edu/mqr/2021/02/familiarity-and-the-narrative-ledge-a-review-of-i-
live-in-the-slums-a-new-collection-by-can-xue/
La prochaine étape est le 22 avril (shortlist).
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