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Can Xue et ses
« Histoires d’amour au 21e siècle »
par
Brigitte Duzan, 16 mars 2019
Paru en juillet 2013, « Histoires d’amour au 21e siècle » (《新世纪爱情故事》)
de
Can
Xue (残雪)
apparaît comme un pendant de ses « Dialogues en Paradis » (《天堂里的对话》)
publiés vingt-cinq ans plus tôt.
De « Dialogues en Paradis » à « Histoires d’amour au 21e
siècle »
Aux cinq épisodes des Dialogues répondent les
onze chapitres du roman : si les premiers n’ont
guère de liens entre eux, le roman offre un semblant
de narration autour de quelques personnages, mais ce
sont plutôt des bribes d’histoires contées comme au
travers de vagues réminiscences. Can Xue poursuit
son travail de déconstruction narrative, même si
elle a dépassé l’onirisme totalement absurde de ses
premiers récits.
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Can Xue en 2016 |
Ces premiers récits, dans les années 1980,
semblaient nés d’un esprit malade et torturé, marqué par la
folie ambiante des années Mao. Les « Dialogues en Paradis »,
dont la publication initiale dans différentes revues date de
la fin de la décennie, de janvier 1987 à juin 1988, sont
quant à eux vaguement reliés entre eux par un thème commun :
la quête d’un hypothétique amour, à moins que ce n’en soient
les souvenirs, on ne sait trop. Can Xue a dépassé le
cauchemar brut pour passer à une narration de l’absurde
presque rationnelle, en tout cas raisonnée : l’histoire
d’une adolescente qui, immobilisée parce qu’elle s’est
cassée une jambe, fabriquait des grues en papier de toutes
les couleurs pour passer le temps. Mais cela, on ne le sait
qu’à la fin, ou plutôt on nous le laisse deviner.
On sent dans ces récits l’influence de Calvino autant que de
Kafka. La poésie a fait place au non-sens absolu, et la mémoire
est filtrée, re-mémorée. A la fin du quatrième dialogue, Can Xue
dit :
« Assise auprès de la croisée, j’aime me plonger dans mes
songes creux… c’est par un persistant travail de la mémoire que
les hallucinations deviennent vérité... »
Les cauchemars étant évacués, le troisième des Dialogues –
celui, en fait, publié en dernier, en juin 1988 - se termine
même sur une note d’espoir :
…Tout ce que je viens de raconter, c’est ton passé, ton
histoire, nous nous sommes autrefois rencontrés, souvent,
c’était moi, cette adolescente qui pliait des grues de papier…
Que ce soit dans une hypothétique pièce vide ou sur une falaise
pareille à un abcès mûr, je te rencontrerai de nouveau, par
hasard, … et je ne manquerai pas de te dire :
« Tu es cet homme, je suis cette femme, là, sur les rives du
fleuve, sur le phare, sur la proue du bateau, sur les plages
brûlées par le soleil de midi, ou, au crépuscule, dans les
bosquets d’osmanthe. Sous la caresse d’une chaude pluie du sud,
… dans les fumées du brouillard, une ombre humaine d’un blanc de
neige se dressera. »
C’est là, semble-t-il, que reprennent les « Histoires d’amour au
21e siècle ».
« Histoires d’amour au 21e siècle »
Tentative de synthèse
Dans ce roman, tous les personnages sont liés entre eux, il n’y
pas d’histoire que l’on puisse raconter séparément, mais la
narration n’est ni claire ni linéaire. Ce serait plutôt comme
des bribes de souvenirs émergeant d’un passé plus ou moins
lointain, une série de contes baignant dans le surréalisme.
Histoires d’amour au 21e siècle,
édition chinoise |
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Au début, Can Xue nous présente la veuve Cuilan (翠兰),
puis son amant Wei Bo (韦伯)
qui vient lui annoncer qu’il est obligé de partir,
pour une raison que nous ne saurons pas. Wei Bo
s’appelle Wei Siqiang (韦四强) ;
il a une famille, et des sources de revenus pas très
claires. C’est une sorte de mari underground pour
Cuilan, la preuve de son indépendance.
Les
semaines passent, et il ne revient pas. Cuilan va
tristement rendre visite à ses parents, dans la
maison ancestrale. Et l’on retrouve l’ambiance des
récits de Can Xue : ses parents ont beaucoup changé
depuis sa dernière visite, ils sont desséchés et
méconnaissables, et ne lui font pas bon accueil.
Tout a l’air étrange. La campagne est détruite et il
y a des bruits bizarres dans la maison, des bruits
qui viennent de l’étage supérieur, alors qu’il n’y
en a pas. La nuit, ses parents se disputent dans un
arbre, ils rient, l’un tombe et s’écrase sur le sol
avec un bruit sourd. Quand Cuilan sort voir ce qui
se passe, tout retombe dans |
le silence. Le
lendemain, son cousin lui explique : nos jours et nos nuits
n’ont rien à voir, si tu n’étais pas partie et si tu vivais
ici, tu pourrais t’en rendre compte. Mais maintenant tu ne
peux pas.
Cuilan rentre chez elle et erre sans but dans les rues quand
elle rencontre un coureur de jupons à qui elle n’est pas
indifférente. C’est un marchand d’antiquités rares, en
particulier de vases anciens qui peuvent se transformer en
cavernes mystérieuses, peut-être emblématiques de vagins qui
sont à l’image du monde – le monde essentiellement féminin de
Can Xue. Ecoutez, dit Cuilan en appliquant son oreille à
l’embouchure du vase, on entend des bruissements d’ailes de
colombes à l’intérieur ; ces vases sont plus vastes qu’on ne
pense…
Dans sa boutique, le marchand découvre deux femmes qui
bavardent, cachées dans une armoire. En fait, toutes les
antiquités de la boutique sont vivantes, comme des incarnations
du désir du marchand.
Puis on
retrouve Wei Bo, ou plutôt sa femme Xiao Yuan (小袁)
dont il est séparé. Xiao Yuan est professeure, elle
a une obsession pour les montres, qu’elle emporte
avec elle au cours de voyages mystérieux. En fait,
explique-t-elle dans un train à un voyageur qui
occupe la couchette au-dessus d’elle, elle aime
voyager, c’est en restant chez soi qu’on a un
sentiment d’errance alors qu’en voyage c’est comme
si on faisait du surplace. Mais le voyageur tombe de
sa couchette et se tue. Cela fait un grand bruit,
suivi de quelques discussions, puis il ne reste plus
qu’une mauvaise odeur. Lors de ce même voyage, Xiao
Yuan rencontre un vieux monsieur qui fait des bruits
de grillon et lui explique qu’il est lui-même devenu
une montre ; son souhait le plus cher a toujours été
que quelqu’un écoute son cœur, ce que fait Xiao
Yuan : c’est effectivement le battement du temps.
Alors ils plaisantent sur le caractère inéluctable
de la mort. |
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Love in the New Millenium |
Le
voyage de Xiao Yuan l’amène dans une petite ville du nom de Nid
(巢),
où elle va enseigner. C’est aussi pour se rapprocher du docteur
Liu, mais peut-être serait-ce mieux si c’était le professeur
Zhong, se dit-elle, l’avenir est incertain et obscur…Le temps
passe en un flux constant. Tout le monde prépare sa mort qui est
étrangement semblable au sommeil. Le gardien à la porte du
bureau du docteur Liu explique qu’il veut aller se balader à
l’intérieur des anciennes murailles de la ville, il ne pourra
pas mourir, autrement. Mais on se demande quel est ce monde
« intérieur », peut-être celui d’un vase… Quant à l’intérieur
d’une maison, ne serait-ce pas une prison ?
Les élèves de Xiao Yuan, dans le bourg de Nid, sont des êtres
magiques qui cultivent de somptueux jardins. Le professeur Zhong
conseille à Cuilian de ne pas se faire de soucis pour les
enfants, et de se joindre à « l’état d’inattention collective »
qui pourrait être un excellent mode de communication.
De
retour en ville, Cuilian va vivre avec un groupe de femmes qui
ont longtemps travaillé ensemble dans une filature de coton mais
sont maintenant des prostituées, dont Long Sixiang (龙思乡)
et A Si (阿丝).
Elles rencontrent leurs amants dans des bains, là où Cuilan
elle-même a rencontré Wei Bo. Les femmes emmènent leurs
conquêtes aux Suites des Canards mandarins, d’où l’on peut voir
la prison. C’est là que Wei Bo a emménagé, car on ne va pas
forcément en prison parce qu’on a commis un crime. Le plus
étonnant est que, derrière la prison, il y a un grand arbre qui
ressemble beaucoup à celui derrière la maison ancestrale de
Cuilan. En fait, c’est le même endroit.
A la recherche de
l’histoire
Le
récit sinue donc de personnage en personnage autour de celui de
Weibo, et autour de cette prison-maison qui est aussi
antre-intérieur de vase…
Le
« temps » du roman est inhabituel et indéfinissable : un temps
suspendu. Chacun semble être constamment en dehors de sa vie, en
prison, en excursion, en congé… c’est en clamant dans les rues,
la nuit, que l’on compose collectivement un immense jeu de
socio-réalité qui devient histoire.
Mais l’histoire est quelque chose à appréhender de l’intérieur.
L’oncle Hong, lui, a un projet historique qui est une véritable
épopée ; tentative de réécriture de l’histoire, disent les flics
qui le recherchent, donc à bannir. L’histoire, ce sont des
événements qui se répètent dans la tête de chacun et où chacun
peut s’inscrire. Il suffit d’en être conscient pour devenir
histoire. Si les gens se disputent, se confrontent, c’est qu’ils
ne sont pas encore devenus histoire, car alors tout est écrit,
figé, et on peut le raconter.
Une histoire en miroir
On
a l’impression que le cadre historique du roman est plutôt
celle, plus rurale qu’urbaine, du 19e siècle que
celle du 21e. siècle annoncée dans le titre. En fait
c’est parce que le développement de la Chine aujourd’hui
ressemble beaucoup à l’industrialisation qu’a connue
l’Angleterre dans les années 1800. Et on pense bien sûr au 19e
siècle dans le chapitre intitulé « Education sentimentale » :
l’allusion renvoie ouvertement à Flaubert, de même qu’une partie
de l’intrigue rappelle « La Dame aux camélias ».
Le
miroir, cependant, est surtout la propre œuvre de Can Xue, en
grande partie indéchiffrable. Mais c’est justement ce que veut
l’auteure, car ses récits sont à l’image du monde et de la vie,
et surtout de la vie en Chine. Comme le dit Long Sixiang : ne
pas comprendre, c’est justement comprendre. Il faut tenter de
lire Can Xue avec un clin d’œil de connivence. C’est déjà plus
facile qu’il y a quinze ans.
Table des matières
一、翠兰和韦伯
1. Cuilan et Weibo
二、韦伯和丝小姐过去的情事
2.
L’ancienne histoire d’amour de Weibo et A Si
三、龙思乡女士的内心追求
3.
La quête spirituelle de Long Sixiang
四、韦伯的妻子小袁
4. Xiao Yuan, la femme de Weibo
五、古董店的鉴宝师
5. L’expert en antiquités
六、医生的世界观
6.
La vision du monde du docteur
七、韦伯在监狱
7. Weibo
en prison
八、民警小贺的单相思
8.
L’amour sans retour du policier Xiao He
九、情感教育
9.
L’éducation sentimentale
十、在巢县
10. Dans le district de Nid
十一、勇敢的阿丝
11.
Courageuse A Si
Signe des temps, la traduction en anglais du roman a fait partie
de la première sélection du Man Booker International Prize 2019
:
https://thebookerprizes.com/the-booker-library/prize-years/international/2019
Traduction en anglais
Love in the New Millenium, tr. Annelise Finegan Wasmoen,
foreword by Eileen Myles, Yale University Press, Nov. 2018, 288
p.
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