Auteurs de a à z

 
 
 
     

 

 

« S’ouvrent les portes de la ville » : notes de lecture de Zhang Guochuan

24 avril 2022

 

Bei Dao a quitté la Chine à la fin des années 1980 et n’a pu y revenir qu’en 2001. Treize années se sont écoulées sans revoir Pékin, sa ville natale. De retour dans cette ville, il s’y est senti comme un étranger. La ville de son enfance et de son adolescence avait disparu. Avec ce recueil de souvenirs, il essaie de la reconstruire telle qu’il l’a connue. En exergue de son ouvrage, Bei Dao cite un extrait d’une comptine :

 

Porte, grande porte, tu mesures combien ?

Cent-vingt mètres de haut !

Quel cadenas te retient ?

En fer indestructible, un gros gros cadenas !

Porte, grande porte, tu t’ouvres ou pas ?

 

Ce n’est en fait que le début de la comptine dont la suite n’est pas citée, mais qui n’est pas sans intérêt :

 

Non, tu ne t’ouvres pas.

Si je te fends avec un grand couteau ?

Tu ne t’ouvres pas.

Si je te coupe avec une hache ?

Tu ne t’ouvres toujours pas.

Et bien !

Regarde-moi, je t’enfonce avec mes poings !

Boum !

La serrure cède,

La porte s’ouvre,

J’y entre d’un pas désinvolte. [1]

 

Chengmen kai, réédition 2015

à Hong Kong

 

On ne connaît pas l’origine précise de cette comptine. Selon certains, elle daterait de la dynastie des Ming, dont le premier empereur Zhu Yuanzhang (朱元璋) [2] avait construit à Nankin, sa capitale, de grands remparts dont on voit encore des vestiges aujourd’hui. Dans un film chinois sorti en septembre 2014 intitulé « Around the City » (《环城七十里》) dont l’histoire se passe à Nankin, cette comptine est utilisée plusieurs fois comme musique de fond :

 

(1‘22“ – 1‘30“)

 

Une question dès lors se pose : quand « S’ouvrent les portes de la ville » et que « j’y entre d’un pas désinvolte », les portes de la ville s’ouvrent-elles de l’extérieur ou de l’intérieur ?

 

·         Si les portes de la ville s’ouvrent de l’extérieur ?

 

Si les portes s’ouvrent de l’extérieur, qui a enfoncé les portes de la ville ? Qui a changé cette ville ? Est-ce l’histoire de la Chine, en particulier les périodes bouleversantes sous le régime de Mao ? Dans ce recueil, Bei Dao déplore la disparition des siheyuan, des hutong et des temples… Des hommes ont été victimes de l’engouement général. L’auteur a mentionné au total dix-sept personnes décédées d’une mort non naturelle, une en 1957, seize autres pendant la Révolution culturelle. Tout comme les architectures et les hommes, les classiques ont également subi des destructions pendant la lutte contre les « Quatre vieilleries ». A la fin du chapitre intitulé « Lire », on s’étonne des sentiments de Bei Dao : « Ces livres qui m’avaient accompagné tout au long de ma croissance se retrouvent exposés à la vue de tous, dans l’attente d’être livrés au feu. En imaginant leur forme alors qu’ils se tordraient dans les flammes et le bruit de leur combustion, j’étais certes peiné mais, à ma grande surprise, je m’en réjouissais aussi un peu secrètement. » (page 179)

 

En effet, pour Bei Dao,

« il ne s’agit pas de ‘restaurer’ la ville avec les mots, mais plutôt d’‘exprimer ses condoléances’. 

J’espère que les lecteurs ne vont pas se méprendre, et croire que j’embellis le Pékin de mon enfance et adolescence. Il s’agit en réalité d’un processus de destruction lente... On peut dire que je figure parmi les derniers témoins de la ville de Pékin qui ne tardera pas à disparaître. J’imagine qu’un enfant né dans les années 1990 croit sans doute que Pékin est inaltérable, qu’elle a toujours été telle qu’on la voit aujourd’hui, une ancienne capitale n’est qu’une rumeur… Je crois que, non seulement des étrangers comme moi se sentent perdus dans leur ville natale, mais que tous les Chinois qui ne sont pas sourds ni imbéciles sont dans le même cas. »

与其说是用文字修复,不如说是哀悼。我希望读者不要误解,以为我在美化我童年青少年时代的北京,其实那是一个缓慢的毁灭过程…… 或者可以说,我是即将消失的北京的最后见证人之一。我猜想,一个1990年代出生的孩子,大概认为北京就是现在这样,天经地义,一个古城只是谣传而已…… 我认为,不仅我这样的异乡人在自己故乡迷失了,所有不聋不傻的中国人全都在自己故乡迷失了。

   

Cette destruction est illustrée par ses souvenirs d’enfance. En lisant les premiers chapitres qui relatent une ville des sens et des jeux, on s’enivre devant la beauté et la naïveté de ces souvenirs. Pourtant, les jeux ne sont pas si « enfantins », ils sont en réalité imprégnés de la cruauté humaine et sociale. Le chapitre « Jouets et jeux » traduit le goût de la violence, de l’aventure chez les jeunes enfants, et leur enthousiasme envers les armes et les batailles. Ce chapitre se termine ainsi : « Le jour où éclata la Révolution culturelle, je repensai à l’odeur suffocante de la fumée du papier toilette ainsi qu’au premier pétard que j’avais allumé. Mais la plus grande énergie libérée par la Révolution culturelle (y compris la violence sanguinaire), venait bel et bien de ces garçons et de ces filles. Ils semblaient être devenus adultes en une nuit, avoir mis bas tout déguisement, laissant loin derrière eux jouets et jeux. » (page 64)

 

·         Et si les portes de la ville s’ouvrent de l’intérieur ?

 

Cette autre possibilité, que les portes de la ville s’ouvrent de l’intérieur, est confirmée par Bei Dao lui-même :

 

Que les portes s’ouvrent ou pas, de l’extérieur ou de l’intérieur, ça change tout. Ma préface s’intitule ‘Mon Pékin’, ce qui signifie que cette ville est reconstituée par les souvenirs, et c’est de l’intérieur que les souvenirs ouvrent les portes de la ville. [3]

在我看来,开不开,从外开还是从里开,完全是两码事。序言以我的北京为题,也就是说记忆才是这城市的主人,而记忆恰好是从内部打开城门的。

 

Dans ce livre, Bei Dao nous révèle des détails sur sa ville, son Pékin. L’écriture l’aide à réveiller ses souvenirs au plus profond de lui et à raviver ses sensations. Dans la première moitié du recueil, il décrit les odeurs, les sons, les jeux, les lumières et les ombres de la ville. En décrivant le Pékin de son enfance, il se concentre sur ses propres souvenirs, en laissant parfois de côté l’histoire et le changement social. Ces expériences ont été ressenties par ses cinq sens et sont complétées par ses vieilles photos pour effectuer la reconstruction du Pékin qu’il a connu.

 

Parmi tous les souvenirs et les détails relatés dans les différents chapitres du livre, Bei Dao a confié que deux chapitres ont pour lui une importance supérieure aux autres : « Lycée N 4 de Pékin » (北京四中) et « Père » (父亲). Le premier constitue un tournant dans sa vie car ce lycée marque la fin de son enfance et son premier pas vers la vie d’adulte. Il y a vécu la Révolution culturelle et y a interrompu ses études. Mais c’est aussi ici qu’il a commencé à écrire des poèmes. Quant à « Père », il est particulièrement important car, dans la culture chinoise, la relation entre père et fils constitue un des piliers de la structure du pouvoir. Bei Dao affirme que, grâce à ce texte, il a réussi à « se réconcilier avec son père ». Au début, il cite deux vers tirés de son poème intitulé A mon père (给父亲) :

Tu as fait de moi ton fils

A ta suite je me suis fait père

你召唤我成为儿子

我追随你成为父亲

 


 

[1] Version originale de cette comptine : 城门城门几丈高?三十六丈高! 上的什么锁?金刚大铁锁! 城门城门开不开?不开不开! 大刀砍?也不开! 大斧砍? 也不开! 好,看我一手打得城门开。哗! 开了锁,开了门,大摇大摆进了城。

[2] Empereur fondateur de la dynastie qui a régné de 1368 à 1398.

[3] Toutes les citations sont tirées de « Bei Dao : La ville de mes souvenirs » (北岛:我的记忆之城 ), interview avec Lin Sihao (林思浩), novembre 2010.  https://www.aisixiang.com/data/37392.html

 

 

     

 

 

 

 

 

     

 

 

 

© chinese-shortstories.com. Tous droits réservés.