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À
Jacques Pimpaneau, in memoriam
Isabella Falaschi
24 novembre
2021
Je me souviens
que j’étais partie en Chine en 1991 avec le Transsibérien de
Trieste à Moscou et de Moscou à Pékin, avec mes livres de
littérature et poésie chinoises classiques sous les bras. À mon
retour à Trieste, quelques mois plus tard, m’attendait un
article du Point que mon oncle, Jean Cohade, m’avait
envoyé, avec une recension d’un livre Lettre à une jeune
fille qui voudrait partir en Chine d’un certain
Jacques Pimpaneau. Intriguée, je l’ai aussitôt commandé. Et j’y ai lu,
en incipit : « Chère Mademoiselle, si vous voulez partir en
Chine, le moyen le meilleur marché est de prendre le train à la
Gare de l’Est pour Berlin-Ouest. Il y a un train qui part à
16h44 et un autre à 23h12, quotidiennement, si mes
renseignements sont justes ». Le livre introduisait un lecteur
non sinophile à la lecture et à l’appréciation des poèmes
classiques chinois. J’y ai senti tout de suite comme un appel.
J’avais auparavant envisagé de partir continuer mes études en
Angleterre. J’ai pris, par la suite, et très déterminée, mon
billet de train pour Paris. Jacques Pimpaneau m’avait accordé un
rendez-vous.
*
Il m’a
accueillie rue du Théâtre à Paris, avec son épouse Sylvie, dans
le siège du Musée Kwok On, dédié aux arts et traditions
populaires d’Asie. Je suis d’emblée entrée dans un autre monde,
simple et énigmatique à la fois, plein de figurines, masques,
estampes, marionnettes d’ombres ou à fil aux couleurs
chatoyantes. Sylvie cousait des robes abimées de vieilles
marionnettes qui n’attendaient que son soin et sa dévotion pour
renaître à une nouvelle vie. Il m’a reçue, avec sa veste noire
de lettré chinois et son écharpe blanche qui ne l’ont jamais
quitté, avec une attention et une bienveillance que la jeune
étudiante étrangère que j’étais était loin d’imaginer. Après
avoir écouté mes projets confus de débutante dans le vaste
domaine de la sinologie, il m’a conseillé de m’orienter vers le
champ du théâtre des Yuan qui avait été quelque peu délaissé par
la sinologie française, mais qui pouvait offrir des larges
perspectives de compréhension du monde classique chinois. Il m’a
aussitôt convaincue. Ainsi, en quittant ce musée-monde enchanté,
je regagnais le métro avec le sentiment d’avoir été comprise
dans ma singularité et avec la certitude que je pouvais compter
sur un guide, un maître, quand bien même il n’aurait pas
nécessairement aimé ces mots. Il m’avait tracé un chemin, avec
une simple entrevue.
*
Jacques
Pimpaneau était un homme doté de sprezzatura. Il aimait
transmettre des choses difficiles en les faisant toujours passer
pour abordables, pour qui avait le courage de s’y intéresser. Il
incarnait, à mes yeux, un certain esprit français, léger,
attachant et profond à la fois. Doté d’une immense générosité,
il détestait les honneurs, les statuts, les hiérarchies,
l’argent, l’ambition. Sa profonde humilité l’a même amené à
refuser que ses élèves, dont les primi inter pares
Vincent Duran-Dastès et Valérie Lavoix qui en avaient eu l’idée,
lui adressent un hommage sous la forme d’un ouvrage qui auraient
dû s’intituler Zi bu yi, Ce que le Maître n’a pas traduit .
Le livre s’est ainsi transformé sous le titre Une robe en
papier pour Xue Tao. Son refus des honneurs rend ce
témoignage encore plus poignant, car il porte l’empreinte de sa
grandeur d’âme, de son détachement, de toute sa modestie.
*
Même s’il nous
a laissé une immense bibliographie, Jacques nous laisse un vide
que rien ni personne ne pourra jamais combler. Dans chacune de
ses entrevues, toujours arrosées d’un verre de rouge et
entourées des volutes de nos cigarettes, il livrait, avec
brio et avec toute son âme de conteur et de passeur, son
savoir unique d’un érudit gambadant avec aise entre les
littératures et l’histoire d’Orient et d’Occident ; et il nous
racontait tout cela avec un mordant, un humour et une curiosité
qui faisaient de lui un véritable homme du monde, ouvert
à la diversité de toutes les cultures, dont in primis la
Chine, qu’il nous a appris à apprivoiser sans une crainte
excessive, mais sans jamais en délaisser la complexité. Je
pense, en guise d’exemple, à son ouvrage Chine, littérature
populaire : chanteurs, conteurs, bateleurs qui témoigne de
l’importance qu’il a toujours accordée aux voix de gens humbles,
analphabètes ou anonymes qui, tout en représentant souvent
l’envers du décor livré par la « grande histoire » officielle,
n’ont pas moins contribué à forger la richesse de la
civilisation chinoise. Cette volonté de conférer une dignité à
la littérature populaire, et dont le musée Kwok On demeure à
jamais un illustre témoignage, ne peuvent que servir
d’enseignement aux chercheurs à oser toujours franchir les
barrières académiques et à ne jamais perdre de vue combien la
culture populaire a irrigué et enrichi la culture chinoise
lettrée.
*
Me revient à la mémoire le moment
où j’étais partie
le retrouver au Portugal,
fin août 2002, pour corriger ma thèse avec lui. J’étais à cette
époque très angoissée et mon travail de recherche, que je
considérais indigne et inabouti, me tourmentait beaucoup. Je
pensais devoir passer mes journées courbée sur mes papiers, en
essuyant ses critiques, mais Jacques avait posé tout de suite
ses conditions : lui il aurait travaillé à ma thèse, moi
j’aurais visité le Portugal, en prenant des vacances. Il était
comme ça : pour aider ou soulager quelqu’un, il prenait sur lui
tous les désagréments, avec une rigueur et une aisance qui
n’appartenaient qu’à lui. Je le retrouvais ainsi le soir, avec
Sylvie, dans leur vaste appartement meublé avec tant de goût,
devant un dîner franco-portugais à la fois simple et délicieux.
Minette, sa chatte, me faisait des câlins. La nuit on allait
parfois écouter du fado dans des vieux cafés du centre de
Lisbonne. En repensant à ces jours, je me dis que si ce n’était
pas le bonheur, ça lui ressemble, décidément, beaucoup.
*
Quand je l’ai
appelé, le 1er novembre, pour avoir de ses nouvelles,
il m’a annoncé, brutalement, qu’il était content de m’entendre
car c'étaient ses dernières heures : « Il faut bien que cette
aventure se termine ». Il a été un homme extrêmement droit et
courageux jusqu’à la fin. Je marche dans Paris, dans l’espoir de
pouvoir encore croiser, au coin d’une rue, sa silhouette
élégante, cigarette blanche entre les doigts, grand témoin et
protagoniste d’une époque, française et universelle à la fois, à
jamais révolue.
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