Histoire littéraire
: les sources anciennes
VII. Le Lüshi Chunqiu ou Printemps et automnes de Lü
Buwei
par Brigitte Duzan, 5 avril 2020
Le
Lüshi Chunqiu
(《吕氏春秋》)
est un ouvrage compilé vers 239 avant J.C. par
Lü Buwei (吕不韦),
riche marchand de Handan (邯郸)
devenu tuteur et régent du jeune roi Zheng du
royaume de Qin (秦王政),
le futur Premier Empereur.
Selon les
« Mémoires
historiques » de Sima Qian, Lü Buwei
a recruté et entretenu quelque trois mille
personnes des différentes écoles de pensée de
l’époque pour qu’elles consignent par écrit tout
ce qu’elles avaient appris et savaient sur les
sujets les plus divers.
Une encyclopédie de la pensée des Cent écoles
Certains pensent que Lü Buwei a voulu affirmer
la prétention de la capitale de Qin, Xianyang (咸阳)
,
à devenir un centre de culture et de pensée, à
un moment où le royaume avait encore une
réputation de sauvagerie. Mais ses motivations
ne sont pas très claires. Dans la |
|
Représentation traditionnelle
de Lü Buwei |
préface à la
traduction de l’ouvrage par Ivan P. Kamenarović
,
Marc Kalinowski s’interroge sur le dessein de cette
véritable somme encyclopédique de la pensée des « Cent
Ecoles » (诸子百家)
à la fin des Royaumes combattants :
« Rien n’indique que les Printemps et automnes aient été
compilés dans l’intention délibérée de fournir au futur Empereur
les bases doctrinales d’un ordre nouveau. Il n’en demeure pas
moins que l’ouvrage défend un projet politique, non seulement
avec une précision et une portée théorique inégalée à l’époque,
mais aussi en lui donnant la forme d’un discours qui aspire à la
canonicité. Ainsi se dessine un mouvement d’idées teinté de
syncrétisme dans lequel domine avec le plus d’évidence l’Ecole
du Yin-et-du-Yang. Fondé sur la doctrine de la résonance
mutuelle entre les opérations de la nature et les mécanismes du
pouvoir, ce programme sera mis en pratique par les premiers
empereurs et exercera une influence prépondérante sur la pensée
politique et l’orthodoxie religieuse des Han. »
|
Le Lüshi
chunqiu révisé et commenté par Gao
You, p. 22 |
|
L’ouvrage comporte 26 volumes (juan
卷),
et 160 sections (pian
篇),
et il est divisé en trois grandes parties :
- douze Traités
jì
(十二纪)
– juan 1-12 – chaque juan correspond à un mois de
l’année
,
et, comme les almanachs autrefois, passe en revue les
différentes activités appropriées pour chaque saison, à
privilégier pour bien gouverner ;
- huit Considérations
lǎn
(八览)
– juan 13-20 – chaque juan comportant 8 sections,
l’ensemble est donc composé de 64 sections comme les 64
hexagrammes du Yijing ou Livre des mutations ;
- six Discours
lùn
(六论)
– juan 21-26 – sur l’art de gouverner, chaque juan
comportant aussi 8 sections, les quatre dernières étant
consacrées à l’agriculture.
Le texte fourmille d’anecdotes que l’on retrouve dans des
ouvrages antérieurs comme le Zhuangzi (《庄子》)
ou le Huainanzi (《淮南子》).
Il a été remis en ordre et magistralement commenté par
l’historien et érudit Gao You (高诱)
à la fin du 2e siècle, pendant le règne de l’empereur
Xian des Han de l’est (汉献帝).
Il n’a plus bougé depuis lors
.
Les Traités et l’Ecole du yin-et-du-yang
Les Traités sont la partie la plus importante – quantitativement
- de l’ensemble. Ils sont dominés par la pensée de l’Ecole
du-yin-et-du-yang (Yinyang jia
阴阳家),
à la fois la plus représentée dans l’ouvrage, mais aussi dans
l’ensemble des courants de pensée à l’époque. Elle établit un
parallèle très précis entre le fonctionnement des forces de la
nature et celui des activités et énergies humaines, renforçant
ainsi l’idée présente par ailleurs dans la pensée chinoise qu’il
existe un lien fondamental entre l’ordre cosmique et l’ordre
humain et terrestre.
Selon cette école, que l’on a qualifiée de « naturaliste » ou
« cosmologique », tous les domaines de la pensée et de la vie
sont concernés par la double influence du yin et du yang,
établissant un jeu infini de correspondances mettant en jeu les
cinq éléments (wuxing
五行)
et les souffles (qi
气).
A chaque mois correspondent une position du soleil, une
constellation, un animal, une note de musique, une saveur, une
couleur dominante, etc. et une salle déterminée pour le Fils du
ciel dans le palais rituel dit Mingtang (明堂).
Toutes les activités sont ensuite fonction des rituels de
manière à être en parfaite harmonie avec la nature et le cycle
du temps. Tout manquement à cet ordre dicté par les lois de la
nature se traduirait forcément par des catastrophes, qui sont
prévues très précisément.
C’est le cas en particulier des maladies et des épidémies.
Les épidémies : résultat du non-respect de l’ordre naturel
La menace est très réelle, et prévue textuellement, à trois
reprises. La première mise en garde est d’abord à la fin du
chapitre sur le premier mois du printemps (孟春).
Tout doit être fait pour favoriser l’éveil de la nature, et en
particulier il ne faut pas lever une armée (不可以称兵) ;
il faut au contraire respecter les rituels du printemps pour
commencer les travaux des champs de façon adaptée à chaque lieu.
无变天之道,无绝地之理,无乱人之纪。孟春行夏令,则风雨不时,草木早槁,国乃有恐;行秋令,则民大疫,疾风暴雨数至,藜莠蓬蒿并兴;行冬令,则水潦为败,霜雪大挚,首种不入。
Qu’on ne dérange pas la voie du ciel, qu’on ne perturbe pas
l’ordre sur la terre, qu’on ne bouleverse pas les règles des
hommes. Si, au début du printemps, on suivait les règles de
l’été, le vent et la pluie adviendraient à contre-temps, la
végétation se dessècherait vite, les royaumes seraient en
danger. Si c’étaient les règles de l’automne que l’on
appliquait, des épidémies frapperaient le peuple, il
faudrait s’attendre à des vents violents et des pluies
torrentielles, et à voir prospérer les mauvaises herbes et
l’ivraie. Et si l’on appliquait les règles de l’hiver, des
pluies excessives viendraient ruiner les semis, la neige et le
givre causeraient de gros dégâts et les premières semailles
seraient perdues.
On a l’impression de lire une description des dérèglements
climatiques actuels, avec en outre la prévision de l’épidémie de
coronavirus…
Une mise en garde du même ordre est répétée au second mois de
l’hiver (仲冬).
Là, la couleur dominante est le noir, la nature entre en repos :
冰益壮,地始坼,鹖鴠不鸣,
la glace devient plus solide, la terre commence à se fendre,
on n’entend plus les rossignols ni les faisans.
Il ne faut pas travailler la terre, les prescriptions sont
claires :
“土事无作,无发盖藏,无起大众,以固而闭。”发盖藏,起大众,地气且泄,是谓发天地之房。诸蛰则死,民多疾疫,又随以丧。
« Il ne faut pas travailler la terre, ni découvrir ce qui est
couvert ou enfermé, ni lever une troupe importante, car la terre
doit demeurer close. » Si l’on découvrait ce qui est couvert ou
enfermé, si on levait une troupe nombreuse, des souffles
terrestres pourraient s’évaporer, car on aurait mis à découvert
le ciel et la terre. Alors les animaux en hibernation
mourraient, le peuple serait frappé de nombreuses épidémies,
et il s’ensuivrait bien des deuils.
Et à la fin du chapitre, on a les mêmes mises en garde que pour
le premier mois du printemps :
行春令,则虫螟为败,水泉减竭,民多疾疠。
Si l’on appliquait les règles du printemps, les sauterelles
causeraient des ravages, les sources tariraient, et le peuple
serait frappé de nombreuses épidémies.
Donc respecter l’ordre naturel
L’ouvrage semble donner à tout cela une leçon générale
récapitulative dans la troisième partie, dans la deuxième
section du premier des six Discours (Le début du printemps),
intitulée « Rechercher des gens avisés
»
(chá xián
察贤).
天下之贤主,岂必苦形愁虑哉!执其要而已矣。雪霜雨露时,则万物育矣,人民修矣,疾病妖厉去矣。
Pourquoi faudrait-il que les souverains avisés, sous le ciel,
aient triste mine et pensées sombres ? Il leur suffit de prendre
les bonnes décisions, voyons. Quand la neige, le givre, la pluie
et la rosée arrivent à point, tout pousse comme il faut, l’ordre
règne chez les hommes, il n’y a ni maladies ni maux étranges.
Selon l’école du yin-et-du-yang, les maladies ne sont donc que
la marque d’un univers déréglé et d’une politique qui a perdu
tout lien avec l’ordre naturel.
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