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« Le roi des échecs » :
la nouvelle d’A Cheng
et ses adaptations
cinématographiques par Teng Wenji et Tsui Hark
par Brigitte Duzan,
04 avril 2012, actualisé 9 septembre 2019
A Cheng (阿城)
est
universellement connu pour sa « trilogie des rois » ; la
première de ces trois nouvelles, « Le roi des échecs » (《棋王》),
marque ses débuts en tant qu’écrivain, et, dès sa
publication, bouscule le monde des lettres chinois (1).
Après une
enfance protégée, dans un milieu d’intellectuels du
cinéma, la Révolution culturelle bouleverse son
existence, comme tant d’autres : il est envoyé à la
campagne, dans le Shanxi puis la Mongolie intérieure, et
enfin le Xishuangbanna, au Yunnan. Il y développe et
cultive ses dons pour le dessin et la peinture, mais
aussi ses talents de conteur.
Quand il rentre
à Pékin, en 1979, ses amis le pressent de continuer à
raconter les histoires qu’il contait si bien. C’est
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A Cheng |
ainsi qu’est née la
nouvelle « Le roi des échecs », écrite
d’une seule traite et
pratiquement sans retouche,
et publiée en juillet
1984, dans la revue Littérature de Shanghai (《上海文学》).
Véritable ovni dans
les courants littéraires de l’époque, elle se distingue du flot
de récits sur le chaos et les difficultés de la Révolution
culturelle en gommant cet aspect-là et en s’attachant plutôt à
dépeindre un monde paisible, où l’individu doit savoir trouver
un bonheur simple, en harmonie avec la nature et en cultivant
ses talents personnels.
C’est cette nouvelle
qui a été choisie, quelques années plus tard, par le réalisateur
pékinois Teng Wenji (滕文骥),
ami d’A
Cheng, pour une adaptation cinématographique dont le
scénario a été rédigé avec
l’écrivain : il lui est très fidèle et le
film, peu connu, mérite d’être redécouvert.
Quant au film éponyme réalisé à Hong Kong
en 1991, il reprend le récit de la nouvelle en flash-back, comme
toile de fond d’un récit principal qui actualise l’histoire dans
le contexte du début des années 1990 à Taiwan, en y glissant un
message totalement différent.
I. La nouvelle d’A Cheng
La nouvelle d’A
Cheng se déroule en quatre parties.
1. Partie introductive
« Le roi des échecs » (《棋王》)
est une nouvelle « de taille moyenne » qui commence au
début de la Révolution culturelle, en décrivant le chaos
régnant dans une gare pékinoise au moment où les
« jeunes instruits » sont envoyés à la campagne :
车站是乱得不能再乱,成千上万的人都在说话。谁也不去注意那条临时挂起来的大红布标语。这标语大约挂了不少次,字纸都折得有些坏。喇叭里放着一首又一首的语录歌儿,唱得大家心更慌。
Il régnait
dans la gare un chaos infernal, avec ces milliers de
gens qui parlaient tous en même temps. Personne ne
prêtait la moindre attention à la grande banderole rouge
qui y avait été tendue pour l’occasion. Elle avait dû
déjà servir pas mal de fois car les caractères, découpés
dans du papier, étaient tous plus ou moins abîmés. Les
haut-parleurs diffusaient en continu des chants adaptés
des citations du président Mao qui ajoutaient encore au
désordre ambiant. |
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Le roi des échecs,
édition chinoise de novembre 1985 |
Mais c’est tout,
A Cheng pose en quelques lignes
le cadre de son récit et poursuit aussitôt avec la description –
à la première personne - du narrateur, seul à prendre le train,
ses camarades étant déjà partis et ses parents décédés. Il s’est
porté volontaire pour cette destination « proche de la
frontière » (détail autobiographique qui évoque le
Xishuangbanna) attiré par la perspective d’un salaire de vingt
yuans par mois.
Le cadre étant ainsi rapidement esquissé,
A
Cheng entre tout de suite dans son récit en décrivant
la rencontre inopinée du narrateur avec un inconnu qui lui
propose tout de go une partie d’échecs, proposition incongrue
dans le désordre qui règne autour d’eux. Dès ces premières
lignes se met en place la structure du récit dont les
développements sont amenés par des interventions dialoguées, ce
qui le rend très vivant.
Alors que la partie est engagée, et se poursuit après le départ du train
sans guère d’enthousiasme de la part du narrateur, l’identité de
l’inconnu est ainsi dévoilée par une apostrophe d’un camarade :
“棋呆子,你怎么在这儿?你妹妹刚才把你找苦了,我说没见啊。没想到你在我们学校这节车厢里,气儿都不吭一声。你瞧你瞧,又下上了。”
« Le fou d’échecs !
Qu’est-ce que tu fais ici ? Ta sœur est hyper inquiète et te
cherche partout, je lui ai dit que je ne t’avais pas vu. Je
n’imaginais pas que tu étais dans le même wagon que nous, tu
aurais pu le dire. Mais regardez-moi ça, encore parti à jouer
aux échecs. »
Le narrateur,
stupéfait, demande à son camarade : « C’est Wang Yisheng ? » (“他就是王一生?”).
Question qui permet à
A Cheng de présenter son
personnage, le fameux « fou
d’échecs » : un
original possédé par la passion des échecs, totalement coupé de
la réalité politique, jusqu’à décoller des affiches pour aider
son maître, un vieillard vivant de la collecte des vieux
papiers ; or, l’une d’elle étant la proclamation d’une faction
de Gardes rouges, il s’est retrouvé accusé de
对方“施阴谋,弄诡计”
« intriguer en secret
et fomenter un complot » avec la partie adverse.
Le roi des échecs,
édition chinoise de 1998 |
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Il est ainsi pris dans les luttes de faction et n’en réchappe que
lorsqu’il est reconnu qu’il n’est qu’un « fou
d’échecs ». Un fou formé par un maître taoïste, sur la
base d’une doctrine donnant la plus grande importance
aux principes de base du taoïsme, un peu à la manière
des maîtres d’arts martiaux, les échecs apparaissant
comme une discipline intériorisée nécessitant une grande
force morale, hors contingences matérielles.
C’est donc un fou capable, aussi, de rester une journée entière sans
manger sans en être affecté, alors que la Chine est
plongée dans une crise alimentaire et que tous ses
camarades sont obnubilés par la question de la
nourriture ; c’est l’un des thèmes de la nouvelle,
repris de façon quasi obsessionnelle par le biais de
discussions philosophiques et de citations littéraires
(Jack London, le cousin Pons, les poèmes de Cao Cao).
C’est ainsi qu’A
Cheng utilise le contexte historique comme
|
toile de fond de sa nouvelle, qu’il conditionne, mais sans jamais en
devenir un élément principal.
Le récit est ensuite
mené pour conduire à l’apothéose qu’est la grandiose partie
d’échecs finale.
2. Wang Yisheng et Ni Bin
De même que la partie
introductive, la seconde partie commence par la
description des lieux qui vont être le cadre du récit, mais sans
description du paysage :
这个农场在大山林里,活计就是砍树,烧山,挖坑,再栽树。不栽树的时候,就种点儿粮食。交通不便,运输不够,常常就买不到谋油点灯。晚上黑灯瞎火,大家凑在一起臭聊,天南地北。又因为常割资本主义尾巴,生活就清苦得很,常常一个月每人只有五钱油,吃饭钟一敲,大家就疾跑如飞。…米倒是不缺,国家供应商品粮,每人每月四十二斤。可没油水,挖山又不是轻活,肚子就越吃越大。我倒是没有什么,毕竟强似讨吃。每月又有二十几元工薪…
La ferme se
trouvait dans une région montagneuse couverte de forêts ; outre
cultiver quelques céréales, notre travail consistait à couper
des arbres, faire des brûlis, creuser des fossés et replanter
des arbres. Les communications étaient difficiles, les moyens de
transport insuffisants, nous n’avions souvent même pas assez
d’argent pour acheter le pétrole pour les lampes ; alors, le
soir, c’est dans l’obscurité que nous nous retrouvions pour
bavarder, de la pluie et du beau temps. Comme, à l’époque, on
« coupait la queue du capitalisme » (2), la vie était très
dure ; très souvent, nous n’avions chacun qu’une demi once
d’huile par mois, alors, dès que la cloche du déjeuner sonnait,
tout le monde se ruait pour manger. […] Le riz était la seule
chose qui ne manquait pas, l’Etat en fournissant chaque mois
vingt et un kilos par personne. Mais, comme on n’avait pas de
matière grasse et que le travail en montagne était épuisant,
plus on mangeait, plus on avait faim. Pourtant, cela m’était
égal, c’était toujours mieux que de mendier. Et l’on recevait
aussi un salaire mensuel de plus de vingt yuans…
Le cadre est ainsi
planté, dans ses éléments essentiels pour le récit : une vie
dure, dont les rares moments de loisir sont passés à chercher de
quoi agrémenter l’ordinaire, un rat par ci, un serpent par là…
Et un jour
arrive Wang Yisheng, couvert de poussière. Si les autres
sont en manque de nourriture et de distractions, lui est
en manque de partenaires pour jouer aux échecs. Au
détour de la conversation, il raconte son histoire
familiale, un père devenu alcoolique après la mort de sa
femme, une mère vendue jeune à un bordel, rachetée par
une famille qui la battait. Elle pliait des pages de
livre pour gagner sa vie, son fils l’aidait, l’un des
livres était un traité d’échecs… le début de sa passion,
mais aussi du désespoir de sa mère qui lui avait fait
promettre, avant de mourir, de gagner d’abord sa vie,
avant de jouer – et lui de promettre, alors elle lui
avait fait cadeau d’un petit sac de pièces qu’elle avait
elle-même fabriquées avec des vieux manches de brosses à
dents – il ne restait qu’à sculpter les caractères
dessus.
C’était le
trésor de Wang Yisheng.
Ses camarades
font venir un autre mordu d’échecs pour jouer avec lui :
Ni Bin (倪斌),
un intellectuel longiligne et |
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Le roi des échecs, édition française 2008 |
distingué,
ironiquement surnommé « couillu longues pattes » (“脚卵”) : l’exact opposé de Wang Yisheng, rejeton d’une famille de lettrés du
sud, donc héritier d’une tradition d’échecs transmise de
génération en génération ; il arrive avec sa sauce au soja, mais
aussi avec un ancien échiquier datant des Ming, et parsème sa
conversation de référence aux fêtes organisées par son père.
Mais il se fait battre.
Conquis par le talent de son nouvel adversaire, Ni Bin lui propose de
participer au tournoi d’échecs organisé par la province dans le
cadre d’une compétition sportive. C’est le sujet des deux
parties qui suivent.
3. Préparation du tournoi
Tous les jeunes, dont le narrateur, demandent un congé pour se rendre à
la ferme générale où doit avoir lieu la compétition, ce qui nous
vaut une description du cadre de cette nouvelle partie du récit,
mais A Cheng varie : cette fois-ci, la description intervient
après un premier développement sur les origines familiales de Ni
Bin, elle est joyeuse et ironique :
总场就在地区所在地,大家走了两天才到。这个地区虽是省以下的行政单位,却只有交叉的两条街,沿街有一些商店,货架上不是空的,即是“展品概不出售”。可是大家仍然很兴奋,觉得到了繁华地界,就沿街一个馆子一个馆子地吃,都先只叫净肉,一盘一盘地吞下去,拍拍肚子出来,觉得日光晃眼,竟有些肉醉,就找了一处草地,躺下来抽烟,又纷纷昏睡过去。
La ferme générale se
trouvait à deux jours de marche de la nôtre ; bien que la ville
dont elle dépendait fût à un échelon administratif juste en
dessous de la capitale provinciale, ce n’était cependant guère
plus que l’intersection de deux rues bordées de quelques
boutiques qui
n’étaient pas
totalement vides, mais dont les produits étaient marqués comme
étant « exposés mais non à vendre ». Nous étions pourtant tout
excités par ce monde de fastes, passant de restaurant en
restaurant en ne prenant que des plats de viande, engloutis les
uns après les autres, sortant en nous frottant le ventre,
aveuglés par la lumière du soleil, et, comme enivrés de viande,
cherchant finalement un coin d’herbe où nous allonger en fumant
une cigarette, avant de sombrer dans un sommeil de plomb.
Mais Wang Yisheng
n’est pas là, et n’est pas inscrit sur les listes du tournoi. Il
n’arrive qu’une fois les épreuves éliminatoires terminées : il
avait été puni pour avoir demandé trop de congés pour jouer aux
échecs ; interdit de tournoi, il avait réussi à s’enfuir. Il
trouve à se loger chez un ami peintre, mais il
n’est pas admis à
participer à la compétition.
Finalement, c’est Ni
Bin qui résout le problème, en promettant au secrétaire
responsable de la manifestation quelques calligraphies rares
encore possédées par son père et en lui offrant… l’échiquier
ancien. Irrité par ce qu’il considère comme un marchandage, et
honteux d’avoir causé la perte de
l’échiquier, Wang
Yisgheng refuse de jouer.
4. Le tournoi final
Finalement, Wang
Yisheng accepte de disputer un tournoi amical avec les champions
de la rencontre. La description de cette rencontre est l’un des
textes les plus réussis de la littérature chinoise
contemporaine.
Au bout de trois
jours, les résultats sont proclamés : il y a trois vainqueurs.
Comme ils ont épuisé leur temps de congé, il doivent rentrer
vite, alors Wang Yisheng leur propose de jouer contre eux trois
à la fois, et en aveugle. D’autres se joignent à eux, ainsi que
le champion du tournoi régional, qui, vu son grand âge, décide
cependant de rester chez lui puisque que le jeu est en aveugle ;
il enverra un messager indiquer les mouvements de ses pièces.
Wang Yisheng doit au
total affronter neuf adversaires simultanément. A cette
nouvelle, les gens commencent à affluer. A Cheng décrit la
partie qui se déroule dans le plus profond silence :
棋开始了。上千人不再出声儿。只有自愿服务的人一会儿紧一会儿慢地用话传出棋步,外边儿自愿服务的人就变动着棋子儿。风吹得八张大纸哗哗地响,棋子儿荡来荡去。太阳斜斜地照在一切上,烧得耀眼。前几十排的人都坐下了,仰起头看,后面的人也挤得紧紧的,一个个土眉土眼,头发长长短短吹得飘,再没人动一下,似乎都把命放在棋里搏。
La partie commença.
Les milliers de gens assemblés firent silence. On n’entendit
plus que la voix des volontaires annonçant de temps à autre les
mouvements des pièces, d’une voix tantôt lente tantôt plus
rapide, tandis que, dehors, d’autres déplaçaient les pièces au
fur et à mesure. On voyait celle-ci se balancer sur les huit
feuilles de papier tenant lieu d’immense échiquier qui
bruissaient sous le souffle du vent. Le soleil dardait sur la
scène des rayons obliques aveuglants. Les dix premiers rangs des
spectateurs étaient assis, la tête levée ; les autres se
pressaient derrière, visages de paysans, cheveux au vent. Mais
plus personne ne bougeait, comme si leur vie entière dépendait
de cette partie.
Wang Yisheng est assis
en tailleur, isolé, dans la plus profonde concentration. La nuit
tombée, il ne reste finalement plus en lice que le champion du
tournoi régional. Mais ses pièces, les rouges, ne bougent plus.
La foule s’impatiente. Alors arrive un vieillard chauve, soutenu
par un homme en lequel tout le monde reconnaît le champion. A
Cheng traite alors le récit de la rencontre des deux hommes sur
un mode lyrique, le vieillard proposant un match nul pour sauver
sa face, mais reconnaissant en son jeune adversaire un héritier
digne de considération.
La nouvelle se termine
par une réflexion du narrateur, avant qu’il ne sombre, épuisé,
dans un profond sommeil :
衣食是本,自有人类,就是每日在忙这个。可囿在其中,终于还不太像人。
Nourriture et
habillement sont les besoins vitaux que l’homme doit satisfaire,
jour après jour, depuis la nuit des temps. Mais, s’il se limite
à cela, il n’a finalement plus grand’ chose
d’humain.
II. Le film de Teng
Wenji
Teng Wenji |
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La publication du « Roi des
échecs » fut un tel succès
qu’elle entraîna une véritable
« fièvre A Cheng » qui incita
l’écrivain à démissionner de son
poste de
directeur
artistique à la maison d’édition Shijie tushu
(世界图书出版公司)
pour se concentrer sur l’écriture de scénarios. Il
venait en effet d’une famille liée au cinéma : son père
était critique et théoricien réputé du cinéma, sa mère
travaillait au studio de Pékin et la famille y était
logée. On peut dire qu’il avait le cinéma dans le sang,
et cela se sent d’ailleurs dans ses nouvelles.
Or, Teng Wenji
(滕文骥)
avait déjà fait quelques films remarqués (3) et il
connaissait bien A Cheng.
Le premier scénario auquel celui-ci collabora fut celui
du film réalisé par Teng Wenji en 1985 : « Big
Star » (《大明星》).
Puis, Chen Kaige ayant réalisé en 1987 l’adaptation de
la |
seconde nouvelle de la « trilogie des
rois », « Le roi des enfants » (《孩子王》),
il était logique de vouloir adapter la première nouvelle de
cette trilogie.
« Le roi des échecs »
est ainsi la seconde collaboration d’A
Cheng avec Teng Wenji. Le scénario est très proche de
la nouvelle, mais s’en éloigne cependant par quelques
différences qui en brouillent un peu le message final, tout en
étant une superbe réalisation visuelle… et musicale.
Les principales
différences
Les
principales différences apparaissent au début et à la
fin, et dans les séquences à la campagne.
Le début
Le film ne
commence pas par la scène de la gare, comme dans la
nouvelle, mais par la fuite de Wang Yisheng devant un
danger que l’on a du mal à comprendre si on n’a pas lu
la nouvelle : il s’agit de la conséquence de l’affaire
de l’affiche déchirée. Cette séquence initiale ouvre le
film sur un effet dramatique opposé à l’esprit de la
nouvelle qui en fait au contraire un incident sans
conséquence, évoqué en passant, qui sert juste à montrer
l’inconscience du fou
d’échecs en
matière politique, sa vie en marge des contingences
matérielles.
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Chess King |
On retrouve la
structure de la nouvelle et le ton du récit à partir de
la séquence suivante, celle de la gare.
La représentation
de la campagne
Une autre différence
tient aux séquences représentant le travail des « jeunes
instruits » dans leur nouvel environnement, dans la seconde
partie. Dans la nouvelle, la description des tâches imposées aux
jeunes tient essentiellement aux quelques lignes citées
ci-dessus, qui en montrent le caractère dérisoire, voire
absurde : couper des arbres, faire des brûlis, creuser des
fossés et replanter des arbres.
Ce que nous montre
surtout le film, en revanche, ce sont les brûlis. Allumés un peu
partout et non contrôlés, ils finissent par créer un incendie
qui ravage les maisons précaires où sont logés les étudiants,
sans que l’on voie la nécessité de cette séquence, sauf pour un
effet visuel qui reste limité et mal intégré.
Tout le reste, en
revanche, est assez conforme au récit d’A Cheng ; la scène de la
découverte du serpent que les jeunes vont attraper pour le tuer
et le manger est même très réaliste.
Le tournoi et la
conclusion
Scène de la gare au début |
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Le tournoi entre Wang Yisheng et ses neuf adversaires
est tourné dans un grand respect de la description de la
nouvelle. En revanche, le film a légèrement brodé autour
du personnage du champion régional : ce n’est plus
seulement un vieillard, c’est en outre un vieillard
malade, ce qui justifie qu’il reste chez lui, et envoie
un messager transmettre les mouvements de ses pièces.
Invention supplémentaire, le messager n’est pas à
bicyclette, c’est un coureur, porteur
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d’un flambeau : outre la
simple beauté de l’image, cela ajoute un caractère de fable au
personnage.
En
outre, il a une légende à lui : on dit qu’il a cloué son général
sur son échiquier (4) en attendant celui qui le forcera à le
déplacer, d’où son nom : Li le clou, Dingzi Li (“钉子李”).
A la fin du tournoi, ce n’est pas lui qui vient demander le
match nul, mais un autre envoyé qui lit son message. Il reste
donc comme une sorte d’esprit planant sur le tournoi.
Quant à la conclusion, elle est totalement différente de celle de la
nouvelle, ou du moins elle accentue ce qui n’en est qu’un
élément secondaire. A la fin du tournoi, le narrateur, à qui
Wang Yisheng avait confié les pions faits par sa mère, les lui
rapporte… gravés ! Et, à la toute fin, le film comporte une
séquence supplémentaire qui montre Wang Yisheng revenant sur les
lieux du tournoi, le lendemain matin, et cherchant quelque chose
par terre à l’endroit où se pressait la foule la veille. Il se
penche au bout d’un certain temps pour ramasser ce qu’il
cherchait : c’est l’un des pions qui avait dû tomber de son sac
et qu’il serre précieusement dans sa main.
Le film se termine ainsi sur un mouvement de piété filiale, et non sur
la réflexion humaniste qui conclut la nouvelle.
Un film à (re)découvrir
Malgré ces différences qui ont plutôt tendance à
affaiblir le récit, « Le roi des échecs » adapté par
Teng Wenji est un film superbe qui mériterait d’être
(re)découvert. Comme beaucoup de films des années 1980
réalisés par des réalisateurs de la « vieille
génération », il a souffert de l’engouement pour les
films de la cinquième génération, et leur esprit
turbulent et iconoclaste, au détriment de tout ce qui
s’est fait par ailleurs.
« Le roi des échecs » répond à une |
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Xie Yuan dans le rôle de Wang Yisheng |
esthétique différente, plus raffinée peut-être, en tout cas
certainement moins visuellement agressive, une esthétique qui
travaille l’image comme une peinture ancienne et la sous-tend
par la musique. En effet, si la photographie est très
recherchée, avec des vues de village perdu dans la brume, ou
dans
l’obscurité, qui ponctuent les séquences à la campagne, la
musique est, à mon sens, primordiale.
Teng Wenji était musicien, et n’a fait des études
cinématographiques qu’après avoir raté l’entrée au
conservatoire. Beaucoup de ses films sont construits sur une
trame musicale, la « Ballade du fleuve Jaune », par exemple, en
1989, aussitôt après « Le roi des échecs ».
Dans ce film, elle est très importante, et en particulier dans
la séquence finale, tournée comme une séquence d’opéra, la
musique scandant et accompagnant les mouvements des pièces,
annoncés en un parler-chanter sur un mode opératique ; puis la
musique s’amplifie au fur et à mesure que les concurrents se
retirent, pour retomber dans le silence quand Wang Yisheng reste
seul face à son dernier adversaire.
Guo Wenjing |
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La musique est signée du célèbre compositeur Guo
Wenjing (郭文景),
né en 1956, dont la musique est inspirée de la musique
traditionnelle chinoise, mais teintée d’influences
occidentales. Il a ensuite composé plusieurs opéras,
dont un adapté de Lu Xun, et un autre basé sur la vie du
poète Li Bai, mais aussi diverses musiques de films, par
exemple, celle de « In the Heat of the Sun » (《阳光灿烂的日子》),
le premier film réalisé par Jiang Wen (姜文),
en 1994, ou encore celle du film de Zhang Yimou « Riding
alone for thousand |
miles » (《千里走单骑》)
en 2005.
Il a aussi composé un morceau pour la cérémonie d’ouverture des
Jeux olympiques, alliant instruments et voix de sa manière
caractéristique.
Au moment du film de Teng Wenji, néanmoins, il était sorti du
conservatoire depuis seulement quelques années et était
beaucoup moins connu. Sa composition pour la séquence du
tournoi a la qualité d’une partition d’opéra qui donne
une grande profondeur à la scène.
L’autre atout du film est son interprétation, surtout celle de Xie
Yuan (谢园) dans le rôle de Wang Yisheng. Il a d’ailleurs été couronné d’un prix du
Coq d’or pour son interprétation dans le film (meilleur
rôle masculin). Né en 1959 à Pékin, il avait fait ses
débuts au cinéma en 1981, mais s’était surtout fait connaître par son rôle dans le
film qui marque les tout débuts de la |
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Xie Yuan dans Le roi des enfants |
cinquième génération, en 1984,
« One and Eight » (《一个和八个》) ;
en 1987, c’est déjà lui qui avait interprété le rôle principal
dans le « Roi des enfants » (《孩子王》)
de Chen Kaige.
Si
le film de Teng Wenji mérite de sortir de l’oubli, ce n’est pas
le cas du film éponyme réalisé par Tsui Hark en 1991.
III. Le film de
Tsui Hark
King of Chess (Tsui Hark) |
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Ce film,
intitulé « King of Chess » en anglais, est en fait
souvent oublié dans les filmographies de Tsui Hark. Il a
en réalité été commencé par un autre réalisateur de Hong
Kong, Yim Ho, auquel on doit quelques films réussis mais
méconnus.
Yim Ho a
adapté assez fidèlement la nouvelle, mais Tsui Hark, qui
en était le producteur avec sa société Film Workshop,
trouva le ton trop pro-communiste, et, comme à son
habitude, intervint pour corriger. Yim Ho se retira en
désavouant le film ; Tsui Hark le reprit et l’acheva en
concoctant un second volet lié au premier déjà réalisé :
une histoire contemporaine située à Taipei, liée à la
première par le biais d’un personnage.
John Sham est
producteur d’un programme intitulé « Whizz Kids » qui
passe sur une chaîne de télévision taiwanaise.
Pour son émission, il découvre un enfant
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surdoué aux échecs parce qu’il possède le don
de prédire ce que va jouer son adversaire. L’enfant devient
alors un pion dans un système destiné à faire de l’argent.
« King of Chess » commence sur des images d’archives des grandioses
défilés populaires des débuts de la Révolution culturelle, Mao
Zedong en tête haranguant la foule en brandissant le petit livre
rouge, images accompagnées d’une chanson rock qui donne le
décalage voulu pour bien marquer que le film va être critique.
Un petit groupe se détache de la masse, direction la campagne,
et, au sein de ce groupe, trois comparses dont l’un est
accompagné de son neveu hongkongais venu … en vacances, en
vacances en Chine pendant la Révolution culturelle !
Mais il est nécessaire, ce neveu, car
c’est lui qui, une fois à Taiwan, dans la partie contemporaine du film,
va assurer le lien entre les deux parties, par le biais
de sa mémoire, la partie initiale filmée par Yim Ho
revenant alors dans le film en flash-back. Car,
confronté au petit prodige taiwanais, il se souvient du
roi des échecs qu’il a rencontré pendant ses
« vacances » quand il était jeune.
C’est tordu à souhait, lourdement
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Une des séquences filmées par Yim Ho |
critique, et généralement pesant. Tous
les effets sont appuyés et les messages claironnés : le regard croisé
sur les deux époques compare les pions que sont les deux
protagonistes des deux histoires parallèles, deux prodiges aux
échecs, l’un dans une société déshumanisée par le système
politique, l’autre dans une autre société déshumanisée, cette
fois, par le pouvoir écrasant de l’argent. Le fait, enfin, que
l’enfant soit doué de pouvoirs paranormaux
fait de « King of Chess » un vulgaire film de série B.
On perd au passage
A
Cheng et sa superbe et subtile nouvelle. Et l’on
regrette que Yim Ho n’ait pas pu terminer son film.
Notes
(1) Edition
française :
Le roi des échecs, in
Les trois rois, traduit du chinois par Noël Dutrait, éditions de
L’Aube, 1994.
(2) « Couper la queue
du capitalisme » est l’expression qui désignait l’interdiction
faite aux paysans de se livrer à des activités en marge de leur
travail collectif - culture d’un lopin de terre individuel ou
élevage d’animaux domestiques - qui auraient pu leur permettre
d’améliorer leur ordinaire, et qui furent peu à peu autorisées
par la suite, d’où la précision : à l’époque.
(3) Sur Teng Wenji,
voir :
http://www.chinesemovies.com.fr/cineastes_Teng_Wenji.htm
(4) L’une des pièces
maîtresses du jeu d’échecs chinois dont il est question ici.
Voir la note
explicative sur ce jeu dans :
www.chinesemovies.com.fr/films_Huang_Jianxin_Black_Cannon_Incident.htm
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