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Liu Zhenyun au Phénix :
écrire contre l’oubli, et filmer pour le faire savoir
par Brigitte Duzan, 24 octobre
2013
De passage à
Paris à l’occasion de la publication en français, chez
Gallimard/Bleu de Chine, de son dernier roman « En un
mot comme en mille » (《一句顶一万句》),
Liu Zhenyun (刘震云)
était ce mercredi 23 octobre 2013 l’hôte de la librairie
Le Phénix avec son éditrice et traductrice, Geneviève
Imbot-Bichet.
Son propos – en
réponse aux questions de son auditoire - a cependant
surtout porté sur son autre livre, « Se souvenir
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Librairie Le Phénix |
de 1942 » (《温故1942》),
ce témoignage
sur la famine de
1942 dans sa région natale, le Henan, dont la traduction est
parue chez le même éditeur en avril dernier.
Il a réitéré ce qu’il
explique au début de son livre : qu’il est inconcevable et
inacceptable que trois millions de personnes soient mortes des
conséquences d’une famine au vingtième siècle, et que personne
ne s’en souvienne, y compris et surtout dans la province où elle
a eu lieu.
L’édition originale du livre |
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Il a suggéré
une distinction entre deux sortes d’oublis : celui des
petites choses du quotidien, sans importance, et celui
des choses graves de l’existence dont il convient de
garder le souvenir, au moins pour qu’elles ne se
reproduisent plus. Il aurait pu ajouter qu’il en est un
troisième : celui qui est imposé par le pouvoir parce
que le souvenir poserait un problème politique. Mais il
a… oublié celui-là.
Revenons-en
donc à ces choses graves dont il faut se souvenir, et
dont on bloque parfois la mémoire parce
qu’elle serait
trop douloureuse. Comme la disparition de
trois millions
de personnes au cours d’une famine. C’est le rôle de
l’écrivain d’en parler, dit-il, de façon à ce que le
souvenir ne s’en perde pas. Et son livre est très bien
fait, car il est écrit à partir d’entretiens, d’enquêtes
et de recherches qui lui donnent valeur documentaire. |
Le livre a un avantage
par rapport au cinéma vis-à-vis des censeurs, explique-t-il : on
s’en méfie moins parce qu’il est plus difficile de lire que de
regarder un film, l’audience n’est pas la même (même si un livre
de Liu Zhenyun est tiré à un million d’exemplaires) ; le film a
toujours été considéré en Chine comme le moyen de propagande par
excellence, mais, en retour, la force de l’image fait toujours
craindre des dérapages. C’est pourquoi le livre évolue dans un
climat de contrôle beaucoup plus détendu que le cinéma.
Dans ces
conditions, l’écrivain peut faire passer des messages
ténus qui tiennent parfois à un mot, mais suscitent la
réflexion. Ainsi, la seule mention de l’année 1962 dans
son livre, a-t-il souligné, évoque aussitôt le souvenir
d’une autre famine, elle totalement taboue (1). De même,
le titre « regarder en arrière, et se souvenir » (温故)
est une invitation à lutter contre l’oubli, mais pas
seulement dans le cas de l’année 1942.
Cependant, le
livre a une diffusion bien plus restreinte qu’un film,
et moins d’impact sur la vaste majorité du public. C’est
pourquoi Feng Xiaogang (冯小刚)
et lui ont voulu faire le film « 1942 », adapté du récit
(2). En fait, le livre a été publié il y a vingt ans, et
Feng Xiaogang a mis tout ce temps pour réussir à
réaliser le film. Il l’a présenté trois fois au bureau
de censure, et ce n’est que l’an dernier que le projet a
pu voir le jour. |
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La traduction française |
Liu Zhenyun
laisse entendre que
c’est parce que les conditions de censure sont plus favorables.
On sait très bien qu’il n’en est rien, et que la censure, dans
le domaine cinématographique, est pire qu’elle n’a jamais été,
avec des conséquences dramatiques sur la qualité des films
produits en Chine ces dernières années. Si le film a passé la
censure, c’est plus vraisemblablement en raison d’une évolution
de la censure : les autorités chinoises n’interdisent plus
aveuglément, elles orientent ; en ce sens, « 1942 » a la même
fonction qu’« Aftershock » en son temps pour le tremblement de
terre de Tangshan (3) – on n’évacue pas la mémoire, on ne la
bloque pas, on la manipule.
La mémoire de la
famine de 1942 est cependant moins faussée dans « 1942 » que
celle du tremblement de terre de Tangshan dans « Aftershock ».
Les faits restent ceux du reportage et des recherches effectués
par Liu Zhenyun. Mais l’accent est mis sur les responsabilités
du Guomingdang, à une époque où le Parti communiste était
quasiment inexistant dans le paysage politique chinois.
En outre, il s’agit
d’un film de fiction, donc l’accent est mis sur le drame
familial qui est au centre du scénario, ce qui enlève tout de
suite du poids à la question directement politique. Enfin, a
souligné Liu Zhenyun, les dernières images se démarquent
totalement de son récit, qui conclut sur le cas de conscience
qui s’est posé aux sinistrés : accepter ou non l’aide japonaise
pour survivre.
Le vieil homme, à la fin du film |
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Le film se
termine, lui, sur une conclusion typique de mélodrame
chinois : le vieil homme au centre du récit, qui a perdu
toute sa famille, trouve sur son chemin
une petite
fille en pleurs dont la mère
vient de
mourir ; il tente de la consoler, mais elle lui répond
qu’elle ne pleure pas parce que sa mère est morte, mais
parce qu’elle
est maintenant seule au monde ; alors le vieil homme lui
dit :
tu n’as qu’à
m’appeler grand-père et venir avec moi. On retrouve là
le thème de la solitude qui parcourt l’ensemble de
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l’œuvre de l’écrivain,
mais ici en termes positifs : c’est en rompant la solitude que
l’individu peut améliorer son existence – et créer les
conditions d’une société meilleure.
Le film correspond
tout à fait aux normes idéologiques officielles,
essentiellement : report des responsabilités de la famine sur le
gouvernement nationaliste et la guerre, en évacuant toute
analogie possible avec une « autre » famine (contrairement au
livre qui la suggérait finement), et conclusion positive sur la
nécessité de s’entraider dans l’adversité. Même le titre a été
soigneusement expurgé de toute mention gênante de « souvenir » -
autocensure, si ce n’est directement censure.
Quoiqu’en dise Liu
Zhenyun, le film apparaît bien comme le résultat d’un compromis,
et il serait bien étonnant qu’il n’en fût pas ainsi. Ce qui
frappe, à travers ses propos, c’est ce qui apparaît comme une
volonté de réaliser une œuvre même dans ces conditions, de faire
quelque chose plutôt que rien.
Il est possible qu’il
ait été bridé dans ses propos par la présence de deux caméras
qui les enregistrait, mais, on peut peut-être décrypter ainsi ce
qui est resté implicite : pour pouvoir faire passer un message à
l’heure actuelle en Chine, et lutter contre la tentation de
l’oubli, on est obligé de le faire dans des conditions où ce
message est forcément édulcoré, voire liminaire, mais que c’est
mieux ainsi que de ne rien faire.
On n’en admire que
plus une œuvre littéraire qui ne gagne peut-être pas à être
adaptée au cinéma, au moins dans les conditions actuelles en
Chine. Il vaut mieux lire Liu Zhenyun.
Notes
(1) Voir par exemple
cet article qui le dit expressément :
《温故1942》
想起1962
(« Se souvenir
de 1942 » évoque le souvenir de 1962)
www.dw.de/%E6%B8%A9%E6%95%851942-%E6%83%B3%E8%B5%B71962/a-16466014
(2) Sur « 1942 », voir
www.chinesemovies.com.fr/films_Feng_Xiaogang_1942.htm
(3) Sur « Aftershock »
voir :
www.chinesemovies.com.fr/films_Feng_Xiaogang_Aftershock.htm
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