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De
pluie et de sangliers : Entretien avec Pierre-Mong Lim
par
Brigitte Duzan, vendredi 4 février 2022
C’est à l’occasion du prix Émile Guimet 2022 décerné à
« Pluie » (《雨》),
de
Ng
Kin Chew (黄锦树),
que je me suis entretenue avec son traducteur
Pierre-Mong Lim,
sur le roman et son auteur et plus généralement sur le
sujet de la
littérature sinophone de Malaisie,
encore bien peu connue.
Découverte de la littérature mahua
Pierre-Mong Lim m’a d’abord expliqué d’où lui est venu
son intérêt pour cette littérature et les sujets qui y
sont liés, la source première étant ses études de
chinois à l’université Jean Moulin Lyon 3, et en
particulier à l’Institut d’Études transtextuelles et
transculturelles (IETT) dont l’objet est d’étudier le
monde moderne au-delà des divisions traditionnelles,
linguistiques et disciplinaires. C’est ainsi que s’est
éveillé son intérêt pour les situations et expériences
que l’on peut qualifier de « marginales », tout
particulièrement dans le monde chinois, ce qui pose en
même temps le problème de la place de la littérature
dans ce contexte. |
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Pluie, traduction française
(éd. Picquier 2020) |
En 2018,
après sa thèse, il a fait une première année de postdoctorat à
Phnom Penh grâce au Center for Khmer Studies
où il a commencé des recherches sur la littérature sinophone du
Cambodge. Il a pu faire des recherches dans les Archives
nationales sur le journal Mekong Yat Pao et ses
suppléments littéraires afin d’écrire une introduction générale
à l’histoire de ce journal, replacée dans le contexte historique
des années 1950-1960, afin de saisir les grandes lignes de
l’évolution des grands genres littéraires sinophones en pays
khmer pendant cette période.
Sound and Script in Chinese Diaspora
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C’est cependant à Taiwan où il est parti en 2019 pour un
autre postdoctorat que cet intérêt s’est précisé. C’est
en effet la lecture d’un ouvrage qui lui a ouvert de
nouveaux horizons : « Sound
and Script in Chinese Diaspora
»
de Jing Tsu. L’auteure y met l’accent sur l’importance
de relier la Chine à sa diaspora pour élargir, et
décentrer, le cadre des études sur la langue et la
littérature chinoises. Son livre met en question la
politique de standardisation linguistique qui se reflète
dans la production littéraire ; il incite à la réflexion
sur l’identité ou l’essence chinoise dans un contexte de
mouvements migratoires induisant des brouillages
linguistiques et culturels et détruisant la vision
monolithique imposée par le pouvoir et la tradition. Au
cœur de son sujet est la réflexion sur la définition et
l’authenticité du « locuteur natif » (native speaker).
Or, dans cet ouvrage, Jing Tsu prend comme exemples de
la culture chinoise de la diaspora deux auteurs
sino-malaisiens : Zhang
Guixing (张贵兴)
et Huang Jinshu |
ou
Ng Kin
Chew (黄锦树).
Il a donc commencé à s’intéresser à ces auteurs, en commençant
par Zhang Guixing et sa « Harde d’éléphants » (《群象》), puis
passant à
Li
Yongping (李永平),
dans une toute autre écriture, axée sur la recherche de la
pureté de la langue. C’est ainsi qu’il a traduit deux textes de
ces deux auteurs pour les numéros 7 et 8 de Jentayu, en 2018 :
un extrait de la « Harde d’éléphants » du premier et un extrait
de « La
pluie tombe : souvenirs d’enfance de Bornéo » (《雨雪霏霏:
婆羅洲童年記事》) du second.
Traductions, de Ng Kin Chew à Zhang Guixing
Il a alors
traduit alors un roman d’anticipation pour répondre à une
commande : « Pékin 2050 », un roman d’anticipation de
Li Hongwei
(李宏伟),
paru aux éditions Picquier en avril 2021. C’est ensuite que
Juliette Picquier est revenu vers lui pour lui demander s’il
aimerait traduire un « roman » de Ng Kin Chew dont elle venait
de recevoir la traduction en anglais de quelques extraits qui
lui avaient bien plu. Il s’agissait d’extraits du recueil de
nouvelles
« Pluie » (《雨》),
paru à Taipei en 2016.
Ng Kin
Chew et « Pluie »
Pierre-Mong Lim a trouvé Ng Kin Chew très déroutant.
C’est en effet, dit-il, un théoricien qui a beaucoup
écrit sur la place de la littérature mahua dans
la littérature chinoise, en réfléchissant
particulièrement sur le concept de centralité, incarné
par le concept même de zhongguo (中国),
et sur celui de zhongguoxing (中国性)
ou sinité.
C’est à partir de ces écrits théoriques qu’il est passé
à la fiction, en s’affirmant résolument comme un
marginal, y compris dans sa vie puisqu’il vit loin de la
ville, au centre de Taiwan. Toute son écriture tend à la
déconstruction des formes narratives usuelles et à la
destruction du « grand récit ». Chez lui pas de récit
continu, pas de ligne narrative suivie, et en même
temps, luttant contre la tradition de réalisme de la
littérature chinoise moderne, il s’évade dans des marges
où plane le surnaturel, la forêt devenant « lieu
littéraire », dit-il. |
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Pluie, éditions du Peuple du Sichuan,
2018 |
Inutile de
dire que la traduction a été difficile dans ces conditions, et
ce d’autant plus qu’il lui a fallu d’abord, selon les desiderata
de l’éditeur, « reconstruire » un semblant de « roman » à partir
de ce qui était un recueil de nouvelles. En accord avec
l’auteur, Pierre-Mong Lim a donc soigneusement sélectionné les
nouvelles intitulées « Pluie », sans structure narrative
cohérente, mais reliées entre elles par des personnages
récurrents, ou apparemment récurrents, et une même atmosphère,
dans la même forêt. Il s’est ainsi retrouvé confronté à
l’essence même de la déconstruction narrative voulue par
l’auteur, en essayant de redonner une certaine lisibilité à ce
récit éclaté et complexe.
L’autre
difficulté a tenu aux problèmes de traduction de la langue même
qui n’a rien du mandarin classique, l’auteur usant d’expressions
et tournures dialectales locales donnant de la « couleur
locale » à son récit. C’est l’une des choses qu’il est le plus
difficile de rendre dans une autre langue : il faut trouver des
équivalents sans que cela fasse artificiel. Pour cela,
Pierre-Mong Lim a pensé se tourner vers le créole, les romans
d’Aimé Césaire, de Patrick Chamoiseau ou d’Édouard Glissant,
mais c’est surtout dans sa traduction suivante qu’il utilisera
plus à fond cette ressource.
Mais le plus difficile a été le titre du dernier
chapitre : cet étrange « Coâ Coâ Coâ » qui est le
meilleur qu’il ait pu trouver sans qu’il en soit
parfaitement satisfait. Il est constitué de trois
caractères (土糜胿)
qui, pris dialectalement, peuvent signifier « têtard ».
Mais tout ce dernier chapitre évoque la perte de parole
de la mère, affectée par les malheurs successifs ; il y
a donc là une idée d’imprononçable, au bord de
l’indicible et du silence… D’où le choix de l’onomatopée
pour traduire cet au-delà des paroles, tout en restant
dans le contexte du monde animal évoqué…. Un tour de
force dans l’écriture comme dans la traduction.
Zhang Guixing et « La traversée des sangliers »
Avec Zhang Guixing dont, aussitôt après « Pluie », il a
traduit « La traversée des sangliers » (《野猪渡河》),
son sixième et dernier roman en date, paru à Taipei en
2018, |
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La traversée des sangliers, Taipei 2018 |
La traversée des sangliers
(éd. Picquier 2022) |
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Pierre-Mong Lim s’est senti en terrain plus familier
tout en restant dans le même contexte de la littérature
mahua : il en a en effet trouvé la langue, la
construction et la narration bien plus classiques.
Ce
n’en est pas pour autant un livre facile : l’auteur a
mis dix-sept ans à l’écrire, car il a effectué de
nombreuses recherches dont les traces se notent dans la
multitude de références dont le texte et émaillé. C’est
sans doute la langue le plus étonnant : une langue
classique, où abondent les expressions en quatre
caractères et les caractères aujourd’hui rares, mais
aussi une écriture à plusieurs niveaux de langage, avec
aussi bien des passages narratifs imagés que des
dialogues utilisant des tournures dialectales. Là
encore, Pierre-Mong Lim a trouvé des termes utiles dans
les écrivains créoles, de la Martinique en particulier
pour les similitudes de faune et de la flore.
Un
autre exemple d’art narratif « des Mers du Sud »
totalement différent de « Pluie ». |
Il a écrit un article sur le
sujet :
Research on the Beginnings of Cambodian Sinophone
Literature, Mekong Yat Pao and
its Literary Supplements in the National Archives of
Cambodia, 1957–1967, Journal of Chinese Overseas, 16
(1), mai 2020, pp. 117-134 :
https://brill.com/view/journals/jco/16/1/article-p117_5.xml
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