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Formidable
« Magicien sur la passerelle »,
nouvelles de Wu
Ming-yi traduites par Gwennaël Gaffric
par
Brigitte Duzan, 20 février 2017
Wu Ming-yi (吳明益)
s’est fait connaître grâce à ses écrits sur
l’environnement, à un moment où le sujet devenait
porteur d’une nouvelle conscience de l’histoire de
Taiwan et alimentait un courant littéraire baptisé
« nouvelle littérature du terroir » (新鄉土文學),
dans la lignée du courant initial des années 1970.
Pourtant, depuis ses premières nouvelles, dont « La
règle en bois de mon père » (《父親的木尺》)
couronnée d’un prix littéraire en 1989, ce sont ses
souvenirs d’enfance qui fournissent l’inspiration d’une
grande partie de son œuvre, celle dont émerge le
sentiment du lieu, revécu à travers la mémoire, comme
fondement identitaire. Les dix nouvelles regroupées dans
le présent recueil traduit par Gwennaël Gaffric, « Le
Magicien sur la passerelle » (《天橋上的魔術師》),
en sont un parfait exemple
.
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Le Magicien sur la passerelle |
La persistance du souvenir comme élément fondamental dans
l’œuvre de Wu Ming-yi est frappante si l’on considère la
ressemblance entre l’« homme aux yeux à facettes » de son second
roman, et le magicien qui est le lien récurrent des dix
nouvelles de ce recueil, qui date de la même année : le magicien
est décrit plusieurs fois comme étant un personnage à l’aspect
étrange, dont un œil regarde d’un côté et l’autre de l’autre.
Par ailleurs, le marché qui est le cadre de ces nouvelles est
décrit en détail dans le premier roman, mais de manière très
réaliste, en précisant en particulier le mélange de langues qui
y étaient parlées.
Les dix nouvelles :
1. Le magicien sur la passerelle
天桥上的魔术师
2. Le 99ème étage
九十九楼
3. De quoi se souviennent les lions de pierre ?
石狮子会记得哪些事?
4. Un éléphant sous les rais de lumière poussiéreux d’une
ruelle
一头大象在日光朦胧的街道
5. Johnny-les-Rivières
强尼·河流们
6. Le poisson rouge
金鱼
7. Les oiseaux
鸟
8. La boutique de costumes de monsieur Tang
唐先生的西装店
9. La lumière est comme l’eau
流光似水
10. Le magicien sous l’arbre à pluie
雨豆树下的魔术师
Illustration originale de la nouvelle 4 :
l’éléphant (édition 2011) |
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Cependant, comme Wu Ming-yi le dit dans l’avant-dernière
nouvelle du présent recueil (la 9ème), les
souvenirs en soi n’ont pas besoin d’être racontés, on se
contente de les stocker ; le moment où ils commencent à
devenir matière à histoires, c’est quand ils commencent
à s’effacer, et que l’oubli s’y mêle : il devient alors
nécessaire d’y greffer la fiction pour combler les
trous, c’est ainsi que naît la littérature et c’est
ainsi que Wu Ming-yi a écrit son « Magicien sur la
passerelle ».
Comme chez Italo Calvino, on pourrait commencer par la
fin, et on y est même presque invité, à la fin de la
dernière nouvelle, relatant les tours et détours de
l’image du magicien, comme une sorte de justification de
son importance fondamentale dans l’imaginaire du lieu
qui est au centre du récit, celui de son enfance. A la
fin de cette |
ultime histoire, il raconte un souvenir personnel du magicien,
entre rêve et réalité, et termine : c’est décidé, c’est par ses
lignes que je commencerai mon livre. On est donc renvoyé au
début comme dans un de ces cycles imparfaits qui forment l’image
du temps dans la pensée chinoise.
Cette dernière histoire pourrait d’autant plus être le
début du recueil et son introduction, que la nouvelle
d’avant (la 9ème) serait en fait une très
bonne conclusion car elle est l’illustration même de ce
que poursuit Wu Ming-yi en écrivant tous ces récits :
reconstituer ce fameux marché Chunghua (中華商場)
du centre de Taipei qui est le lieu de son enfance,
détruit en 1992, dont on trouve déjà des descriptions
dans ses romans et ses autres nouvelles
.
En effet, cette nouvelle, intitulée « La lumière est
comme l’eau » évoque un ami disparu, maquettiste
célèbre, qui a passé les dernières années de sa vie à
bâtir une maquette du marché, dans ses moindres détails,
préservés aussi fidèlement que Pompéi sous les cendres
du Vésuve. Le recueil de Wu Ming-yi est une maquette
imaginaire.
La première nouvelle est le portrait du magicien qui est
l’âme de tout le marché, selon la perception de
l’auteur, un magicien dont se souviennent tous les
personnages qui |
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Illustration originale de la nouvelle 3 :
le lion de pierre |
Illustration du poisson de Teresa |
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viennent ensuite alimenter son souvenir de leurs
histoires personnelles – sauf un, mais son récit ne s’en
intègre pas moins dans la ligne narrative globale. Car
toutes les nouvelles sont des histoires personnelles
reliées par le magicien, mais aussi par des événements
et des animaux qui se répondent d’une histoire à
l’autre : un chat blanc (nouvelle 8) qui semble aussi
« magique » que le poisson blanc de Teresa (nouvelle 6),
créée par le magicien à partir du dessin inachevé d’un
poisson sur une page de cahier.
C’est cet entrelacement de détails vivants – précisément
documentés - qui forment le lien entre les récits, outre
le magicien qui domine le tout. Et à l’intérieur même de
chaque nouvelle, la narration se déroule au fil du
cheminement de la pensée et des souvenirs, en un
parcours balisé époustouflant : ainsi, dans la nouvelle
3, on passe d’une petite histoire des clés et des
cadenas, à l’histoire de la mère qui oubliait les
siennes, mais qui n’oubliait pas le |
pèlerinage à la déesse Matsu ; de la déesse on passe aux deux
lions de pierre de son temple, puis à l’histoire du garnement
qui avait fourré sa main dans la gueule de l’’un des deux et en
avait été châtié en perdant cinq dents ; puis, à travers un lion
vu en rêve, retour au magicien et à une histoire de clés….
Wu Ming-yi ne reconstitue pas les souvenirs du quartier,
il se promène dedans, dans une sorte de dédale qui est
aussi cyclique car on finit toujours par revenir au
magicien dont l’esprit flotte sur tout cela. Evidemment,
cela rappelle le réalisme magique latino-américain, mais
c’est autre chose que cette référence que l’on retrouve
si souvent maintenant qu’elle finit par devenir un
cliché banal.
Cette « magie » n’est pas une construction littéraire
comme Macondo. C’est en fait, de manière bien plus
réaliste, l’esprit de l’enfant qu’était Wu Ming-yi du
temps du marché et du magicien qui avait élu domicile
sur un toit et faisait ses tours sur la passerelle ;
c’est l’esprit typique de l’enfance, prêt à croire en
l’irrationnel et le retrouvant dans les mille faits
divers incroyables du quotidien : une clef découpée dans
du papiercapable de sauver une enfant menacée par un
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Le chat du tailleur |
incendie, un poisson né d’un dessin sur un cahier, resté blanc
parce que le coloriage n’était pas terminé, et un petit bonhomme
noir en papier dansant sur le pavé, retrouvé identique devant un
temple à Angkor Vat, parce que la magie, il suffit d’y croire.
La traduction est fluide, on lit presque d’un trait, et on
referme le livre en songeant qu’on va retrouver le petit bonhomme
noir dansant au coin de la rue…
Dommage de ne pas avoir repris, comme la maquette de couverture,
les illustrations de l’édition originale. Mais c’est un beau
titre de plus pour l’Asiathèque. Une fois de plus, une
collection de nouvelles s’avère lecture bien plus fascinante
qu’un long roman.
Le Magicien sur la passerelle,
L’Asiathèque 2017
Traduit et postfacé par Gwennaël Gaffric.
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