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Sheng Keyi priée
d’expurger son roman « Filles du Nord » en vue de sa réédition
par
Brigitte Duzan, 15 novembre 2015
C’est en 2004 que
Sheng Keyi (盛可以)
a publié son premier roman, « Filles du Nord » (《北妹》) :
elle a alors été acclamée par la critique comme l’un des
auteurs les plus prometteurs de sa génération.
Un roman à succès
« Filles du Nord » est un récit en grande partie
autobiographique, qui raconte la misère des « filles du
nord » venues, comme elle, |
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Sheng Keyi (photographie James
Wasserman pour The Guardian) |
travailler à Shenzhen pour sortir de la pauvreté, des mingong
au féminin dont on parle peu. Elle y décrit leur lutte pour
obtenir un emploi, forcément précaire, et l’ultime écueil qui
les guette : leur corps comme dernier espoir de réussite,
dernier atout pour s’en sortir, et parvenir à une ascension
sociale aussi précaire que leurs emplois, à coup d’avortements
répétés.
Sheng Keyi a abordé là sous un angle totalement nouveau et
incisif l’éternel problème de la condition féminine en Chine,
toujours marquée par l’impossibilité d’être entièrement maître
de son corps et de sa personne.
Un article rageur dans le New York Times
Filles du nord, édition 2004 |
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C’est encore
le problème qui se pose aujourd’hui, alors que vient
d’être officiellement supprimée la politique de l’enfant
unique qui avait été lancée en 1979, pour enrayer
l’infernale spirale démographique de la période maoïste.
C’est ce qu’elle a écrit dans un article paru dans le
New York Times le 10 novembre dernier :
après trente-cinq ans de stérilisations forcées et de
drames récurrents, dont elle relate ses terribles
souvenirs personnels, les familles non seulement sont
autorisées à avoir deux enfants, mais, ironiquement,
elles sont en outre incitées à le faire.
Cependant, rétorque Sheng Keyi dans son article, les
femmes n’ont pas pour autant gagné la liberté de choisir
ce qu’elles veulent faire de leur corps : il n’est
toujours pas question d’avoir un troisième enfant, et
toute grossesse imprévue au-delà du second relève de la
même loi que par le passé, entraînant amendes et
stérilisations. Personne ne parle non plus de ces
enfants nés « illégalement », et non déclarés car
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les parents ne pouvaient pas payer les amendes – amendes qui
sont une source non négligeable de revenus pour les autorités
locales, et qu’il n’est donc pas question de supprimer.
La réplique des autorités ?
Dans la foulée de cet article, on apprend le 13 novembre
que, alors qu’est en cours une troisième édition de son
roman, Sheng Keyi a été avisée que certains passages de
son livre ne sont plus acceptables et doivent être
révisés. Il s’agit, comme par hasard, de ceux qui
concernent les avortements forcés pour dépassement des
limites du planning familial.
« Les bonnes œuvres artistiques et littéraires sont
celles qui aident à promouvoir les valeurs socialistes
fondamentales, et rayonnent d’énergie positive, » a dit
le président Xi Jingping dans le discours sur la
littérature et les arts prononcé l’an dernier, que l’on
a tout de suite comparé à celui prononcé par Mao à
Yan’an en 1942.
Sheng Keyi se dit déprimée, on la comprend. Son dernier
roman, « Death Fugue » (《死亡赋格》)
n’a trouvé aucun éditeur en Chine désireux de courir le
risque de le publier : il a été édité à Taiwan et, en
traduction anglaise, en Australie. Mais elle refuse de
se censurer. Elle a du cran, Sheng Keyi, et envie de
maîtriser ce qu’elle écrit, au moins. |
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Filles du nord, réédition 2011 |
Les passages en rouge à expurger (selon The Guardian)
Traduction des deux passages (par le traducteur du roman, Shelly
Bryant) :
Passage 1
Spring, a time of growth, the crazy mating season, was also the
time for the annual peak of public education activity at the
hospital. Those who exceeded the bounds of family planning
policies and found themselves pregnant again had to have
abortions.
After the second child, it was time to talk permanent solutions.
Each couple needed to make arrangments for husband or wife to
have a procedure. Either would do.
Normally, the woman would have a tubal ligation, hysterectomy or
some other method of sterilisation. If the woman was really not
able to do so, the man would have to pay the price and go under
the knife. Although the campaign had been an aggressive one,
there were still many people hiding out, waiting to have a third
– or even a fourth – child. Often they persevered until they had
a son, after which they would be happy enough to go and see the
doctor and his scalpel.
The little cock. It was forever the ideal, the pride of life, a
sustained revolution. When it was grown, it would bring both
ecstasy and catastrophe to women. It would bear and bring forth
all sorts of worries, excitement and joy.”
Passage 2
He was lucky – his wife had given birth to three sons all at
once. She was unlucky – she had given birth to three sons all at
once, so had to submit herself for the operation.
As it turned out, her luck was not all bad. The doctors reported
that she had a rare condition that made her unable to go under
the knife. She felt as if a glimmer in the dark of night had
burst forth into the bright light of morning.
Dachang said at once, ‘Don’t you think I’m done here? I’ve got
three boys. Even if you paid me to do it, I wouldn’t want to
father anymore!”
“No one can say for sure. But if you’re slated for an operation,
you’ve got to have the operation.
It’s official policy!”
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