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Sans changer d’épaule : la légende dorée du président Xi Jinping

par Brigitte Duzan, 8 avril 2024

 

Depuis 2012, le président Xi Jinping (习近平) s’est soigneusement bâti une image de leader proche du peuple, dont la personnalité a été formée à la campagne, en symbiose avec la population rurale dans le nord du Shaanxi durant ses sept années de jeune instruit (下放青年) pendant la Révolution culturelle. C’est ce qu’il a raconté dans un récit publié dès les lendemains de son accession au pouvoir : « Mon expérience de jeune instruit à la campagne » (《我的上山下乡经历》).

 

 

Xi Jinping participant aux travaux des champs à Ningde (Fujian) en 1988

 

 

La légende (suite)

 

La légende se poursuit en images. Le 19 mars 2017, la télévision nationale CCTV a diffusé une vidéo montrant le jeune Xi Jinping dans le nord du Shaanxi, dans le village de Liangjiahe, district de Yanchuan (延川县梁家河村), travaillant au milieu des paysans et vivant comme eux dans un yaodong [1] comme eux, mais aussi comme Mao à Yan’an. Les images sont assorties d’éloges de villageois et de commentaires du président expliquant qu’il avait pu voir de près comment vivait le peuple, ce qui lui avait permis de vraiment le comprendre (看到了人民群众的根本,真正理解了老百姓).

 

C’est cette expérience qui lui avait montré la force du peuple comme fondement de la nation et il en avait conçu la détermination de travailler à améliorer son sort. La vidéo s’achève avec en voice-over un extrait de l’allocution du président lors de la réunion des membres du Comité permanent du Bureau politique du 18e Comité central du Parti avec des journalistes étrangers le 15 novembre 2012 : « Répondre aux aspirations du peuple à une vie meilleure est l’objectif de notre combat » (人民对美好生活的向往就是我们的奋斗目标。).

 

Et effectivement, il a été proclamé haut et fort en 2020 que, malgré l’impact négatif de la pandémie de covid19, le gouvernement chinois avait réussi à éradiquer la pauvreté « extrême » (dans les campagnes). 

 

Une nouvelle expression idiomatique

 

C’est de la très belle hagiographie, avec un côté évangile apocryphe qui frappe quand on revoit la vidéo avec le recul du temps. En effet, le récit du président accompagnant la vidéo semble quelque peu … étonnant :

 

在陕北插队的七年,给我留下的东西几乎带有一种很神秘也很神圣的感觉,我们在后来每有一种挑战,一种考验,或者要去做一个新的工作的时候,我们脑海里翻腾的都是陕北高原上耕牛的父老兄弟的信天游。下雨刮风我是在窑洞里跟他们铡草,晚上跟着看牲口,然后跟他们去放羊,什么活都干,因为我那时候200斤麦子,十里山路我不换肩的。 

Les sept années que j’ai passées dans une communauté rurale du Shaanbei m’ont laissé un sentiment de mystère presque sacré. Par la suite, chaque fois que nous avons eu à affronter de nouveaux défis, de nouvelles épreuves, au moment d’entreprendre de nouvelles fonctions, cela nous a toujours rappelé les chants [2] des paysans, jeunes et vieux, labourant avec leurs bœufs les champs du haut plateau. Quand il pleuvait et que soufflait le vent, je me réfugiais avec eux dans le yaodong et nous hachions du foin ; le soir, je les accompagnais soigner le bétail, puis j’allais avec eux garder les moutons. J’ai tout fait. À l’époque, je pouvais porter 100 kilos (200 jin) de blé sur cinq kilomètres (dix li) [3] de sentiers de montagne sans changer d’épaule.

 

 

扛200斤,十里(山路)不换肩
káng èrbǎi jīn, shí lǐ ( shānlù) bù huàn jiān

 

 

La performance vaut celle de Mao réputé avoir battu les records olympiques de natation lors de sa baignade historique dans le Yangze, près de Wuhan, en juillet 1966. L’important était de montrer que le grand leader était en super forme physique au moment de lancer la Révolution culturelle, loin de l’image écornée de « l’homme malade de l’Asie ». Ce n’était pas la première fois : il avait « nagé » onze fois dans le Yangze entre 1956 et 1962. Mais, en 1966, les organes de propagande ont mis le paquet, annonçant qu’il avait couvert 14,5 kilomètres en une heure….  Selon l’étude d’un étudiant en master de l’université de Pékin, Luo Xiaoyue (罗晓月), Mao aurait nagé deux fois plus vite que le champion olympique de natation Sun Yang (孙杨) en 2011 [4].

 

 

Mao devant son yaodong à Yan’an

 

 

Mao a été défendu becs et ongles par ses fervents admirateurs : il nageait dans le sens du courant… argument également mis en pièce par le même étudiant. Mais reste le symbolisme, qui, lui, ne comporte aucune ambiguïté : Mao était en pleine forme pour mener une action d’envergure, en leader toujours aussi révolutionnaire que par le passé. On connaît la suite.

 

Pour Xi Jinping, il en va de même. Porter cent kilos sur cinq kilomètres sans changer d’épaule vaut bien la traversée du Yangtsé à la nage, comme la traversée du Rubicon par César. Les chiffres semblent difficiles à corroborer : les réactions sur les réseaux sociaux l’ont montré. Un « fitness youtuber », Jianren Guy (健人盖伊), a voulu en faire l’expérience : il n’a pu faire que 200 mètres : sa palanche a cassé. Il faut dire qu’il est taïwanais…

 

Depuis lors, cependant, Xi Jinping lui-même a corrigé son propos. Il l’a récemment reformulé en expliquant le 21 mars dernier (2024), en réponse à un rapport du Comité provincial du Parti du Hunan, que ce qu’il voulait dire, c’est qu’on ne changeait pas d’épaule en portant du blé pour éviter d’en faire tomber, dans un souci de « sécurité alimentaire », souci devenu le leitmotiv de la propagande officielle.

 

Comme pour Mao, l’important n’est pas dans les chiffres, mais dans l’aspect symbolique du fait de « ne pas changer d’épaule » (不换肩). La phrase :

200斤,十里(山路)不换肩  káng èrbǎi jīn, shí lǐ ( shānlù) bù huàn jiān

Ou tout simplement l’expression 十里不换肩  shí lǐ bù huàn jiān

est devenue quasiment idiomatique, pour signifier « persévérer héroïquement dans une entreprise (difficile) sans se laisser abattre. »

 


[1] Yaodong (窑洞) : les habitations troglodytes typiques du Shaanxi.

[2] Le président précise : les chants Xintianyou (信天游), littéralement : les chants « en parcourant le ciel ». Chants populaires du Shaanxi à l’origine chantés par les porteurs qui transportaient des marchandises à pied, parfois très loin.

 

 

[3] Un jin vaut environ 500 g et un li environ 500 mètres.

[4] Selon une traduction partielle de son étude par David Bandurski pour le 50e anniversaire du lancement de la Révolution culturelle.

 

 

     

 

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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