Traducteurs,interprètes et éditeurs

« La traduction, c’est la médiation entre la pluralité des cultures et l’unité de l’humanité. » Paul Ricœur

 
 
 
     

 

 

La librairie Le Phénix : soixante ans et toute une vie nouvelle

par Brigitte Duzan, 12 avril 2025

 

« D’autres disaient encore : "Comme il est changé ! Il ne paraît plus du tout le même." » 

                        Dante Alighieri, La Vita Nuova

 

 

 

 

Fruit d’une longue histoire commencée en 1964, date de sa fondation par Régis Bergeron, la librairie Le Phénix est devenue au fil du temps un acteur de premier plan dans la diffusion de la littérature et de la culture chinoises en France, mais aussi aujourd’hui des littératures et cultures du Japon, de la Corée, du sud-est asiatique et même de l’Inde dont le rayon est en plein développement.

 

Si la façade est restée sensiblement la même, la librairie a beaucoup évolué depuis les années critiques de la Révolution culturelle qui ont marqué ses débuts. Après sa reprise par Philippe Meyer en 1984, elle s’est développée jusqu’à obtenir en 2009 le label LIR (Librairie indépendante de Référence) du ministère de la Culture. Cependant, conclu en novembre 2014, le rachat de la librairie par un investisseur chinois a un temps jeté le trouble dans les esprits après un article de François Bougon paru dans Le Monde lors de l’annonce de la reprise fin janvier 2015, dans lequel il faisait part de ses alarmes.

 

Dix ans plus tard, force est de constater qu’elles se sont révélées vaines, et que la librairie a su se frayer un chemin au milieu des écueils en renouvelant et son équipe et son métier même, en se libérant, justement, d’une vision étroitement politique. Il est temps de réviser l’image rétrograde de « boutique parisienne des "maos" » véhiculée par Le Monde : rien de plus vivant que la librairie Le Phénix aujourd’hui, ouverte sur le monde asiatique moderne dans son ensemble.

 

La grande force de la librairie, comme dans toute entreprise, mais surtout les petites, c’est son équipe : un petit groupe de jeunes libraires passionnées et polyvalentes, sous l’égide d’une responsable que l’on voit peu, mais qui est bien présente.

 

 

 

 

De Philippe Meyer à Mélodie Landrot : transition assurée

 

Quand Philippe Meyer a pris sa retraite et a laissé en 2015 les rênes de la librairie à Mélodie Landrot, c’était un défi de taille pour une jeune libraire qui avait été recrutée trois ans auparavant, mais c’était aussi un choix qui validait son parcours antérieur. Car Mélodie n’avait pas prévu au départ d’être libraire : elle a une formation d’ingénieur.

 

Elle est ingénieur en développement agricole et agricultures comparées (AgroParis Tech), mais avec une option chinois. Un voyage en Chine en 2006 a décidé de son orientation. En 2007, un stage en labo de biologie à l’Institut des sciences de la vie de l’université de Pékin (北京大学生命科学学院) l’a convaincue qu’elle préférait les grands espaces. En février 2009, elle est partie à Chifeng (赤峰), en Mongolie-intérieure, mener une étude de terrain en agriculture comparée dans un petit village de montagne de la région. À son retour, en août, elle s’est inscrite à l’Inalco pour parfaire ses connaissances de chinois et a terminé cum laude sa licence en langue et civilisation chinoise, option relations internationales.

 

C’est alors, en juillet 2012, qu’elle a répondu à une petite annonce du Phénix. Elle a d’abord travaillé à la gestion du fonds en langue chinoise de la librairie, avec tout ce que cela implique en termes de prospection des nouveautés, négociation avec les fournisseurs, de Chine, de Taïwan et de Hong Kong, suivi des commandes et de la livraison, réception des produits, contrôle des prix, mise en rayon, conseil auprès des particuliers et des bibliothèques ayant un fonds de livres en chinois, et même tenue de la caisse par roulement. Elle a ensuite étendu son action à l’ensemble des publications sur l’Asie, y compris en français. Autant dire qu’au bout de deux ans, elle connaissait bien la librairie.

 

C’est alors, en juillet 2015, que Philippe Meyer l’a choisie pour prendre la tête de la librairie, c’est-à-dire en  assurer la gestion administrative, le pilotage économique et le développement stratégique, sachant que, à partir de juin 2015, elle a dû le faire en lien avec l’actionnaire chinois principal, mais c’est un lien surtout administratif et fonctionnel : l’interface passe essentiellement par la transmission des bilans et rapports d’activité en fin d’année ; l’actionnaire est surtout important parce que c’est à travers lui que sont centralisées les commandes de livres chinois, ce qui permet d’une part d’alléger le travail de commande (la librairie a par ailleurs quelque trois cents fournisseurs, grands et petits) et d’autre part de réduire les frais financiers liés au paiement des livres importés de Chine, tout cela sans impact sur le choix des titres. Ainsi géré, ce lien est gage d’efficacité.

 

En 2017, Mélodie a dû en outre assumer une autre responsabilité, non prévue au départ : la gestion d’une entreprise du groupe de l’actionnaire chinois, Centenaire Diffusion – un distributeur-diffuseur en France de livres de Chine et d’Asie fondé en 1971 qui peinait à survivre. L’entreprise a déménagé en 2018, ses activités ont été mutualisées avec celles du Phénix, mais elle reste indépendante.

 

L’épisode du confinement lié à l’épidémie de covid19 est survenu sur ces entrefaites, alors que se mettaient en place une nouvelle organisation et une nouvelle équipe. La librairie a dû fermer, comme les autres, le personnel a continué en télétravail et en envoyant par la poste les ouvrages commandés – tout un travail !! Mais cette période de repli aura permis de consolider les acquis, de prendre du recul pour mieux réfléchir, et de repartir enfin avec d’autant plus d’enthousiasme.

 

Après une période de tâtonnements, l’équipe des libraires est aujourd’hui stabilisée et fonctionnelle, et d’une grande efficacité grâce à une organisation très souple, et une polyvalence fondamentale qui est sans doute la caractéristique essentielle de cette petite équipe.

 

Le Club des Cinq

 

 

 

 

On se rend compte très vite de cette polyvalence quand on tente de savoir qui fait quoi : les responsabilités se recoupent et sont d’une grande fluidité, pour une meilleure réactivité. Elles sont fonction des formations et des aptitudes, y compris linguistiques, des intérêts et des goûts personnels, ce qui assure une adéquation aux domaines d’action assignés et choisis. Mais chacune des cinq membres de l’équipe doit connaître l’ensemble des rayons afin de pouvoir renseigner, orienter et conseiller un client, et lui trouver le livre qu’il cherche même en l’absence de la responsable, sans avoir à lui téléphoner pour demander où est le livre en question.

 

Elles sont aujourd’hui cinq autour de Mélodie qui s’occupe de l’administration et de la comptabilité, y compris les contrats et les fiches de paie, mais aussi de l’importation de livres de Chine (et de Taiwan) ainsi que des manuels d’apprentissage du chinois.

 

Laura Raoul est maintenant responsable adjointe. Titulaire d’une maîtrise LLCER (Langues, littératures, civilisations étrangères et régionales) de l’Inalco, d’un master de chinois, spécialité traduction littéraire, son domaine, dans la librairie, est d’abord la littérature chinoise, en chinois aussi bien qu’en français : c’est elle qui assure le conseil client pour la littérature en chinois et qui fait la prospection des nouveautés dans ce domaine. Mais elle s’occupe aussi des pôles Japon, Asie du Sud-Est, Monde indien, Mongolie, Tibet, ainsi que des pôles Jeunesse, Loisirs créatifs et Matériel de beaux-arts. Elle assume aussi des responsabilités administratives, et en particulier la gestion de l’équipe et sa formation.

 

Titulaire d’une licence en langue et culture coréennes de l’Inalco, Clémence Jacquin est gestionnaire depuis juillet 2017 du fonds coréen, des mangas et BD, des pôles Médecine, Bien-être et Cuisine. mais elle est aussi responsable de l’import des livres en anglais.

 

Titulaire d’un master pluridisciplinaire études asiatiques avec accent sur la Chine de l’ université de Genève, Camille Monnier est entrée comme stagiaire en février 2022 ; elle est maintenant responsable des rayons histoire, pensée et société de la Chine en langue française, des livres de beaux-arts sur l'Asie et des guides de voyage. C’est elle aussi qui gère une grande partie des événements et rencontres, mais ce sont les responsables de chaque rayon qui organisent et présentent les rencontres avec les auteurs de leurs domaines.

 

Traductrice du chinois (et de l’anglais) en italien avec elle aussi un master Inalco, Serena Devillanova est arrivée à la librairie en juin 2023 et se forme peu à peu. Elle seconde actuellement Camille pour la gestion quotidienne de ses pôles et gère le compte Instagram dédié à la promotion des rayons Apprendre le chinois et Livres en chinois.

 

Enfin, nouvelle recrue depuis août 2024, Cassandra Fagot est titulaire d’une licence LLCE en coréen, spécialité anthropologie, et d’une licence de psychologie. Elle est là en soutien ; elle aide Clémence pour le fonds coréen et Laura pour le rayon Matériel de beaux-arts. Elle a notamment lancé le compte Instagram lephenix.yishu (dédié aux produits de beaux-arts de la librairie)

 

La vie par les livres et ceux qui les font

 

La librairie vit ainsi au rythme de cette équipe qui ne s’occupe pas seulement de la gestion du stock de livres, mais aussi de tout ce qui peut le faire vivre. Un livre sur une étagère peut y rester longtemps si on ne le met pas en valeur. Il faut donner envie de lire, susciter la lecture. L’équipe a ainsi développé son site et, lié à son site, une newsletter hebdomadaire avec des comptes rendus et notes de lecture par l’une ou l’autre des libraires affichant leurs « coups de cœur ». Mais la librairie est également présente sur les réseaux sociaux, Facebook et Instagram, ce qui permet de toucher des lecteurs différents, chaque media ayant ses propres codes pour gagner en visibilité. C’est un gros travail qui est partagé entre les libraires pour une meilleure efficacité, souligne Mélodie Landrot.

 

La librairie organise aussi des événements et rencontres hebdomadaires, en fin de semaine, autour de la sortie d’un livre. L’initiative en est laissée à chaque responsable, ainsi que le choix des intervenants et invités. C’est l’actualité qui prime, mais l’actualité peut aussi permettre de mettre en valeur des ouvrages antérieurs. Le calendrier des rencontres est bouclé trois mois à l’avance. Il y aurait d’ailleurs tout un travail à faire sur les rencontres, les succès rencontrés en termes d’affluence ne se traduisant pas forcément en termes de chiffre d’affaires – du moins directement, et c’est là qu’est tout l’intérêt, mais difficile à cerner.

 

Depuis septembre 2024, la librairie héberge également, une fois par mois, le Club de lecture de littérature chinoise (CLLC) qui a trouvé là un espace plus propre à son épanouissement qu’au Centre culturel de Chine où il a été initialement été fondé. La littérature aussi a besoin de liberté.

 

La librairie est ainsi un espace ouvert et vivant, fondé sur l’importance de la littérature et du livre dans la société actuelle. On a dit que le chiffre d’affaires des libraires est un baromètre pour la société [1]. En l’occurrence, Le Phénix est un baromètre pour la vitalité de la littérature asiatique dans son ensemble, mais aussi pour chacune des littératures que comporte ce vaste ensemble géographique et culturel. Le simple agencement des rayons, leur localisation au sein de la librairie, sont à eux seuls un baromètre du dynamisme d’une aire littéraire et culturelle, et partant de sa popularité. On est loin du temps où la librairie Le Phénix pouvait être taxée de « boutique parisienne des "maos" ». L’époque n’est plus la même, la librairie non plus. Elle vit avec son temps, et on ne peut qu’espérer qu’elle continue à s’y adapter avec autant de brio.

 

[Cet article est né d’un entretien avec Mélodie Landrot, à la librairie, début novembre 2024, ainsi que d’échanges avec Laura Raoul, avec une dernière révision le 10 avril 2025]

 

 

 

[1] « Le chiffre d'affaires des librairies est un fichu baromètre pour la société », Denis Guedj, Le théorème du perroquet, Seuil, 1998.

 

     

 

 

 

 

     

 

 

 

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