Textes divers

 
 
 
     

 

 

Shen Wei « Turfan » (extrait du Dictionnaire du Xinjiang)

沈苇: 《吐鲁番》

par Brigitte Duzan, 5 juin 2016

 

Turfan a longtemps été le centre d’une oasis fertile, dans le bassin du Tarim, et un important relais sur la branche nord de la Route de la soie.

 

C’était à l’origine un royaume que les Chinois ont conquis en 107 avant Jésus-Christ, sous le règne de l’empereur Wudi des Han. Mais à la chute de la dynastie, le royaume était pratiquement indépendant. La région a été

 

Le bassin de Turfan, avec les principaux sites touristiques

conquise au 7ème siècle, sous les Tang.

 

Le centre de la région s’est déplacé de Jiaohe à Gaochang, puis Turfan. Jusqu'au 5ème siècle, la capitale était Jiaohe (交河), à seize kilomètres à l'ouest de Turfan. Lui a ensuite succédé la ville de Gaochang (高昌), fondée au 6ème siècle, à l'époque de la dynastie chinoise des Wei du Nord. Elle se situe à trente kilomètres au sud-est de Turfan, au pied des Montagnes de feu (火焰山) ; sous les Tang, elle a été placée sous protectorat chinois pour mieux contrôler la Route de la soie.

 

Tout d'abord bouddhiste, avec des communautés manichéenne et nestorienne, la région fut islamisée à l'époque de Tamerlan, à la fin du 14ème siècle.

 

C’est ce riche passé historique qu’évoque Shen Wei dans ce texte très poétique, représentatif du style du « Dictionnaire du Xinjiang ».

 


 

存在着两个吐鲁番:死去的吐鲁番和活着的吐鲁番。当你在这个火焰之洲旅行,意味着同时遇见并穿越两个世界。

 

La ville morte : les ruines de Jiaohe

 

Il y a deux Turfans : un Turfan mort et un Turfan vivant. Voyager à travers ce continent de flammes signifie aller à l’encontre de ces deux mondes et passer de l’un à l’autre.

 

死去的吐鲁番由以下事物构成:著名废墟交河故城,高昌故城,阿斯塔那地下古墓,消失的千佛洞和作为记忆残片的壁画,写在桑皮纸上的摩尼教残卷,[…] 红色灰烬的火焰山,蛮荒的世界第二低地艾丁湖,博物馆里的木乃伊和巨犀化石……它们是时光慷慨的遗赠,散发着岁月与尘土的气味,近在咫尺,伸手可及。

 

Le Turfan mort est constitué d’un certain nombre de sites : les célèbres ruines de la vieille ville de Jiaohe, la vieille ville de Gaochang, les tombes d’Astana, les peintures murales des grottes des mille Bouddhas et leur mémoire évanouie [1], les textes manichéens endommagés écrits sur des rouleaux d’écorce de murier, […] les Montagnes flamboyantes aux couleurs de braises rougeoyantes, le lac Aiding, second point le plus bas d’un monde désolé [2], et des musées conservant des momies et des rhinocéros géants fossilisés… ce sont les généreux présents du temps, qui fleurent bon la poussière et les ans, aujourd’hui très proches, à portée de main.

 

那么活着的吐鲁番呢?它以葡萄的形式活着,只以葡萄的形式活着。正如在这个干旱少雨的绿洲,除了地下运河坎儿井,水只以葡萄的形式存在一样。葡萄是点亮吐鲁番的翡翠之灯,呈现葡萄架下盛装的少女、热闹的那孜库姆舞、狂放的木卡姆、通宵达旦的宴饮……这一切,以一种固执的享乐主义姿态抵御另一个世界的威逼和侵犯。站在远处倾听,有

 

Les grottes des cent Bouddhas de Bezeklik

时你分不清若隐若现的鼓声究竟来自哪个世界——这一个吐鲁番还是那一个吐鲁番? 

 

La ville des vivants : la rue Qingnian

 

Et le Turfan vivant ? Il vit sous forme de raisin, et seulement sous forme de raisin. Sur ce continent vert, sec et pratiquement sans pluie, hormis le système de canalisations souterraines des puits karez [3], l’eau n’existe que sous forme de raisin. Les raisins sont les lampes de jadéite qui illuminent Turfan, et ses treilles abritent des jeunes filles richement parées, des danses nazukom, des concerts de muqam, et des banquets toute la nuit jusqu’à l’aube… avec un hédonisme forcené, tout ceci résiste aux pressions et assauts conjugués de l’autre

monde. Si l’on prête l’oreille à quelque distance, il est parfois difficile de distinguer de quel monde vient réellement le son étouffé des tambours – de ce Turfan-ci ou de l’autre ?

 

这两个世界依偎、融合在一起,看上去好像天衣无缝。但仔细去看,这块火焰中的翡翠显然已出现裂痕,没有一双手能缝合它们之间的隔阂和分野。死去的吐鲁番是一种自足的孤寂,是孤寂中的一面铜镜,用来映照生存的暧昧和虚幻。它将废墟、坟墓、灰烬搬到天空,将死亡一寸寸推向晕眩的高度。而活着的吐鲁番,像一位仆从,正源源不断向那个世界提供热情、水土、养料以及一定的忧伤和警觉。这使死去的吐鲁番变成一株生机勃勃的葡萄树,在死亡的大荒中继续成长,有着发达的根系和茂盛的枝叶。一株野蛮的葡萄树! 

 

Ces deux mondes dépendent l’un de l’autre, et se mêlent, semble-t-il, sans hiatus. Mais, quand on y regarde de plus près, ce morceau de jadéite comme surgi des flammes présente des fissures, et aucune main humaine ne pourra jamais obturer les lignes de faille qui le divisent. Le Turfan mort est muré dans une solitude satisfaite d’elle-même, et, au fond de cette solitude, semble un miroir de bronze où se reflètent les ambiguïtés et les illusions de l’existence. Il pousse les ruines, les tombes et les cendres jusqu’aux limites du firmament, en entraînant la mort, pouce par pouce, à des extrêmes qui donnent le vertige. Le Turfan vivant, lui, est un laquais qui fournit sans relâche à ce monde-ci chaleur propice, terre irriguée et nutriments, ainsi que, nécessairement, détresse et vigilance. Il transforme le Turfan mort en une vigne exubérante qui continue de croître sur les étendues désolées du monde des morts, en y plongeant ses racines et y déployant ses feuillages luxuriants. Une vigne barbare !


死去的吐鲁番要大于活着的吐鲁番。在这个世界上最大的露天考古博物馆”(贡纳尔·雅林语),死去的世界是盛大的,咄咄逼人的,它几乎遮蔽了活着的世界。——它将少女遣返到绢画上、母体内,让熟透的葡萄回到羞涩的嫩芽和细小的花蕾,回到中的。它使一株现实的葡萄树柔弱而不能生育,在尘土中、烈日下徒劳地挣扎、枯萎。莫非活着的葡萄树仅仅是死去的葡萄树的一个替身、一份遗言?因此,在吐鲁番,死亡变得真实而超乎异常地敏感,它是一种四处弥漫的可以用来呼吸的空气,也是一块块坚不可摧的活化石。

 

Le Turfan mort veut être plus grand que le Turfan vivant. Dans ce « plus vaste musée archéologique à ciel ouvert du monde » (selon les termes de Gunnar Jarring [4]), le Turfan mort apparaît si magnifique et impérieux qu’il occulte le monde vivant. Il renvoie les jeunes filles aux peintures sur soie, voire les renferme dans le corps maternel, renvoie le raisin mûr au timide état originel de ses tendres pousses et minuscules boutons de fleurs, renvoie au néant au sein de l’existant. Il affaiblit la vigne d’aujourd’hui au point de la rendre stérile, la fait s’épuiser en une lutte futile et finalement s’assécher dans la poussière, sous un soleil accablant. Serait-ce que la vigne vivante n’est qu’un succédané de la vigne morte, son dernier testament ? Ainsi, à Turfan, la mort se fait réelle, d’une réalité extraordinairement sensible. Elle sature de toutes parts l’air que l’on respire, c’est un fossile vivant, indestructible.

 

上天所赋予她的生命是有限的,因为正如白驹过隙一样1不会拖延;正如闪电一样,不能留驻2,岁月也到了它的末端,生命也消耗尽。翡翠树干枯了。她永远离开了这些时日,永远冲破了这人间的苦难之网。”(公元667年一位吐鲁番妇女的墓志铭) 

1. 白驹过隙 báijū guòxì un étalon blanc passant une crevasse, comme le temps filant à toute allure.

2. 留驻 liúzhù rester dans un poste de garnison.

 

« La vie que le ciel lui avait accordée était limitée, car le temps file à toute allure et ne peut être freiné ; il ne peut pas plus s’attarder que l’éclair, et quand les ans sont parvenus à leur terme, la vie aussi a épuisé son cours. L’arbre de jade s’est desséché. Elle a quitté ce monde pour toujours, en a pour toujours rompu la chaîne des souffrances. » (Epitaphe provenant de la tombe d’une femme de Turfan, datant de 667).

 

死去的吐鲁番是那么重,像一盘巨大的石磨,从天空压下来,不断碾磨活着的吐鲁番,使它发出呻吟,从时光幽深处流出果汁和美酒。

 

Le Turfan mort pèse de tout son poids sur le Turfan vivant, comme une immense meule en plein ciel le broyant indéfiniment en le faisant gémir, et tirant de quelque endroit ignoré du temps jus de raisin et bon vin.

 


[1] Il s’agit des grottes de Bezeklik, datant du 5ème au 14ème siècle, entre Turfan et Shanshan, près des ruines de Gaochang. Les ouïghours bouddhistes du royaume de Qocho/Gaochang ont été convertis à l’islam après une longue guerre à la suite de la chute de Kashgar à la fin du 10ème siècle. La conversion a entraîné des dégradations des peintures murales. A la fin du 19ème et au début du 20ème siècles, des explorateurs ont découvert des peintures intactes enfouies sous le sable et les ont emportées. Une grande partie se trouve au musée d’ethnologie de Berlin. C’est à cette double mutilation de la mémoire du lieu que fait allusion Shen Wei.

[2] Le lac Aiding ou Aidingkol est un ancien lac salé aujourd’hui asséché, qui, à – 154 mètres, est le point le plus bas de Chine, et non la 2ème mais la 3ème dépression la plus basse du monde, derrière la mer Morte et le lac de Tibériade – mais Shen Wei considère sans doute l’ensemble mer Morte - lac de Tibériade.

[3] Turfan a un système hydraulique particulier constitué de tunnels verticaux alimentés par des puits appelés karez en ouïgour, et reliés à des canaux horizontaux souterrains pour éviter l’évaporation. L’eau est ainsi collectée au pied des monts Flamboyants et des Tianshan, le courant suivant la pente.

[4] Diplomate et turcologue suédois qui a fait des recherches sur le Turkestan, le bassin du Tarim et Kashgar.

 

 

 

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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