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Compte rendu de la rencontre du
18 janvier 2025
à la librairie Le Phénix
autour de la poésie de Gu Cheng
et de sa traduction en français
par Brigitte
Duzan, 22 janvier 2025
La rencontre
a eu lieu à la librairie à l’occasion de la sortie d’une
nouvelle traduction de poèmes de
Gu Cheng (顾城)
par Yann Varc’h Thorel et sa cotraductrice Liu Yun (刘耘) :
« Le Dossier Bulin » (《布林的档案》1981-82)
aux éditions La Barque, en édition bilingue.
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Nouvelle traduction venant à la suite des trois
précédentes du même duo de traducteurs :
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spectre en Ville (《鬼进城》
1992),
suivi de Ville (《城》1991-93),
Les Hauts Fonds, 2021, 125 p.
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Sur l’île, Les Hauts Fonds, 2021, 165 p.
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Contes illustrés de l’île aux eaux
tumultueuses《激流岛话画本》,
La Barque, 2022, 48 p.
La rencontre portait donc sur l’ensemble de l’œuvre
du poète et pour ce faire réunissait, outre
Yann Varc’h Thorel
et Liu Yun,
le
poète Li Jinjia (李金佳),
maître de conférences à l’INALCO et lui-même
traducteur et critique.
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La séance a commencé par une présentation générale de Gu Cheng
et de son œuvre, par Liu Yun, puis Li Jinjia, et s’est
poursuivie par un dialogue entre les trois intervenants,
alternant commentaires et lectures (bilingues) de poèmes.
De g. à dr. : Li Jinjia, Yann Varc’h Thorel
et Liu Yun (Photo Le Phénix)
Présentation générale
« Le Dossier
Bulin » est à replacer dans le contexte du début des années
1980, à un moment où la poésie de Gu Cheng a suscité
l’enthousiasme, surtout chez les jeunes. Il est alors assimilé
au mouvement de
poésie dite « menglong » (朦胧诗),
traditionnellement traduit par « poésie obscure », mais que Yann
Varc’h Thorel préfère rendre par « poésie floue ». Cependant,
dès ce moment-là, il a tenté de s’en écarter, suscitant par
là-même nombre de malentendus.
On peut ainsi
distinguer deux périodes dans son écriture poétique, la deuxième
à partir du milieu des années 1980. La première période, à
laquelle se rattache « Le Dossier Bulin », est marquée par une
recherche du moi qui se distingue de la recherche plus
spécifiquement plurielle des poètes menglong : là où le
texte – de Gu Cheng - considéré comme le manifesto du mouvement
dit « Écoutez notre voix » (《请听听我们的声音》),
son poème emblématique, datant d’avril 1979, « Une génération »
(《一代人》),
est à la première personne du singulier :
黑夜给了我黑色的眼睛
La nuit noire m’a donné des yeux noirs
我却用它寻找光明
et pourtant je m’en sers pour chercher la lumière.
Il y a chez Gu
Cheng une recherche d’absolu qui débouche sur le vide : alors
que, au sortir de la Révolution culturelle, s’ouvre un horizon
apparemment plein de promesses, Gu Cheng, lui, fait alors
l’expérience du néant, d’une totale absence de finalité.
Quelle est
sa place dans le monde d’aujourd’hui ?
Gu Cheng est
aujourd’hui très peu lu en Chine, il a quasiment disparu,
constate Li Jianji. Mais c’est aussi, poursuit-il, ce qui permet
à sa poésie de survivre dans sa pureté, sans être adultérée.
Elle est ainsi « protégée de l’impureté du regard ».
Enfant
de Pékin, enfant du vide
« spectre
en Ville » dépeint l’attachement du poète pour sa ville dont il est
allé jusqu’à adopter le nom – chéng
城.
Tian’anmen est partout en filigrane sans être jamais nommé – il
en a appris les événements tragiques de loin, et ils ont été
d’autant plus douloureux.
Yann Varc’h
Thorel revient sur les poèmes de « spectre
en Ville » qui
plongent dans un Pékin onirique, une ville de souvenirs, la
ville de l’enfance. Gu Cheng a refusé d’apprendre l’anglais,
pour mieux préserver les mots de l’enfance, justement, un
langage de l’origine qui a sa source dans le mot .
Déjà le premier poème (que Gu Cheng disait avoir entendu en
rêve) commence par O, pour dire l’heure zéro (O点),
l’heure du spectre (O点的鬼)
– O et non le caractère líng
零,
qui a le sens de zéro, mais sans la présence visuelle, formelle,
absolue de ce O comme un vide absolu, comme l’image aussi d’une
sorte de possession.
Cette
possession se fait sentir dès 1985, en Allemagne, et c’est en
Allemagne qu’il écrit : « Je préfère être un spectre vivant
qu’un homme mort ». C’est une vision onirique qu’il livre dans
ses poèmes, celle d’une âme en peine, une âme errante. Il y a un
flou, un malentendu avec ses lecteurs, ce qui l’a poussé à
quitter la Chine.
Bulin
comme démon familier
Bulin est son
démon familier, c’est aussi le double de Gu Cheng. Les poèmes
ont été écrits en 1981-82, mais Bulin est une création de
l’enfance, Gu Cheng en a même écrit une histoire en chinois
classique. Une histoire illustrée : il a dit qu’il dessinait
quand il était triste et d’humeur sombre, et qu’il écrivait
quand il était plus gai.
Bulin,
cependant, a été en sommeil pendant toute la Révolution
culturelle, pour se réveiller soudain un jour de juin 1981. Gu
Cheng a dit que c’était une lecture qu’il ne recommandait pas
pour les jours sombres, car c’était alors une lecture à rendre
fou, dit Li Jianji.
Défis à
la traduction
Les poèmes
sont à interpréter plus qu’à traduire, car derrière les
caractères se cache une multitude de sens possibles. Ceci est
vrai de toute poésie chinoise, mais particulièrement celle de Gu
Cheng qui offre un éventail sémantique à rapprocher de celui du
chinois classique (gǔwén
古文) que
Gu Cheng a pratiqué par ailleurs dans des poèmes en prose. La
traduction oblige donc à faire des choix.
Yann Varc’h
Thorel donne pour exemple le défaut de pronoms entraînant un
flou sur le genre : masculin ? féminin ? Et donne pour étayer
son propos l’exemple du poème « Dimanche » (星期日)
de « spectre en Ville » qui commence par cette phrase à l’énoncé
étrange et ambigu : "死了的人是美人". Le
mort ? La morte ? Les traducteurs ont opté pour le féminin – "La
morte est une beauté" – , qui correspond à l’idéal esthétique
de Gu Cheng. Selon lui, explique Li Jianji, la Chine n’a pas
connu Dieu, mais la féminité, et on en trouve une image dans
« Le Rêve dans le pavillon rouge ». En outre, l’adjectif měi
美
caractérise généralement une femme, rarement un homme.
Cependant,
quelques lignes plus bas, dans le même poème, l’énoncé est
repris avec une légère modulation (都
substitué à
是)
qui change le sens (et la construction) et implique le pluriel :
"死了的人都漂亮" – "les mortes sont jolies".
Mais le poème revient ensuite au singulier, noté par le pronom
féminin "elle" (她) :
l’ambiguïté est levée. Mais ce n’est pas toujours le cas.
Note sur
l’édition
« Le Dossier
Bulin » est paru aux éditions La Barque, comme précédemment le
recueil des « Contes illustrés de l’île aux eaux tumultueuses ».
On reconnaît le choix subtil du papier et des couleurs. Les
« contes » avaient pour leur part bénéficié d’un soin
particulier dans la mise en page des dessins de Gu Cheng
illustrant les textes. L’éditeur s’était appliqué à en souligner
le trait de manière à faire ressortir le dessin sur la page bien
mieux que dans l’édition chinoise.
Pour ces
publications, les traducteurs travaillent en lien avec la sœur
de Gu Cheng, Gu Xiang (顾乡).
Pour « Bulin », c’est Gu Xiang qui leur a fourni, en
particulier, le « modèle » qui illustre la couverture du livre,
le dos du moule figurant sur une page intérieure. Comme expliqué
dans le texte « Le plomb » qui figure en annexe du recueil,
à l’âge de douze ans, Gu Cheng a voulu couler un portrait de
Bulin dans du plomb, ou plutôt dans un alliage de cuivre et de
laiton, et il a commencé par en graver un moule dans un pain de
savon subtilisé sur le quota mensuel de la famille. Mais, la
sœur aînée s’étant exclamée que cela ressemblait au président
Mao, la mère affolée a fait disparaître le moule. Cependant,
relate Yann Varc’h Thorel, elle ne l’avait pas détruit : quand
elle est décédée, en 2016, Gu Xiang l’a découvert sous son lit.
C’est donc lui qui illustre « Le dossier Bulin », de manière
inédite.
Une nouvelle
traduction est annoncée pour bientôt, chez le même éditeur :
« Mercure »…
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