Terminologie et vocabulaire

 
 
 
                

 

Mythe, légende, épopée … et roman classique dans la tradition chinoise

par Brigitte Duzan, 19 septembre 2025

 

Tentative de définition

 

Selon la définition du Robert, un mythe, au sens premier, est un « récit fabuleux, le plus souvent d’origine populaire, qui met en scène des êtres incarnant sous une forme symbolique des forces de la nature, des aspects du génie ou de la condition de l’humanité », le Robert soulignant ensuite l’importance du mythe dans les religions primitives. C’est d’ailleurs cet aspect que Claude Lévi-Strauss a souligné en disant : «  Le mythe est la forme imagée que prend la science pour se communiquer aux hommes dans les phases primitives de la société. » [1], une forme de la « pensée sauvage », en quelque sorte.

 

Ou encore, comme le dit Lu Xun au chapitre II, « Mythes et légendes » (神话与传说), de sa « Brève histoire du roman chinois » (《中国小说史略》) :

« C’est en des temps très reculés, au sein de peuples primitifs faisant face au monde et à ses étranges transformations et voyant tous les phénomènes naturels ne procédant d’aucune force humaine, que se sont formées diverses idées (众说) pour tenter de les expliquer. Et ces explications, c’est ce que l’on appelle aujourd’hui « mythe » (神话). Ces « mythes » sont généralement centrés (中樞) sur une « figure divine » (神格) autour de laquelle est déroulée la narration… ».

 

Cependant, poursuit Lu Xun, ces « idées » premières ont été altérées et « enjolivées » par les écrivains et les poètes, si bien que ce que nous en avons « est le fruit d’une pensée relativement avancée, que l’on peut difficilement attribuer à un peuple primitif ».

 

C’est donc en ce sens que l’on peut parler de mythes chinois, mais sans qu’il y ait vraiment une mythologie chinoise. Les textes sont disséminés dans des sources très diverses, demandant de longues recherches. Le sujet est aujourd’hui d’une brûlante actualité.

 

 

 

Mythes et légendes chinois, de Pan Gu à Qin Shi Huang, par Yuan Ke, éd. révisée 2016

https://book.douban.com/subject/26851513/

 

Pas de mythe fondateur unique, textes dispersés

 

Il n’y a pas en Chine de mythe (shénhuà 神话) de création de l’univers par un dieu, mais plusieurs mythes. Il existe des légendes populaires d’individus qui ont contribué à créer le monde à partir du chaos ou à le réparer dans des périodes de troubles, mais ce sont des êtres légendaires (chuánqí rénwù 传奇人物), non des êtres divins, des héros à caractéristique humaines, comme dit Lu Xun, et il en existe de nombreuses variantes ; c’est le cas de Pan Gu (ou Ban Gu 盤古), né de l’œuf cosmique du chaos Hundun (混沌) en le scindant en deux et en séparant ainsi le ciel de la terre, de Nüwa (女媧) et de son frère et/ou mari Fuxi (伏羲), ou encore de l’archer Houyi (后羿) qui abattit neuf des dix soleils qui brûlaient la terre pendant le règne de Yao et permit à la civilisation humaine de s’épanouir.

 

 

Recherche sur les mythes, légendes et

 croyances associés à Fuxi, par Liu Huiping, 2013

 

 

Les autres figures mythiques sont des inventeurs : Sui Ren (燧人), le premier à utiliser le feu (mais sans l’avoir volé aux dieux comme Sisyphe), Shennong (神農/神农), fondateur de l’agriculture et des herbes médicinales, Chi You (蚩尤) inventeur de la métallurgie et des armes de guerre, Can Cong (蠶叢/蚕丛) inventeur de la sériciculture, ou encore Cang Jie (倉頡/仓颉) scribe de l’empereur Jaune et créateur de l’écriture chinoise.

 

 

Shennnong ramassant des simples

(peinture anonyme de la dynastie des Liao)

 

 

Cependant, comme le souligne Lu Xun dans le même chapitre II de sa « Brève histoire du roman chinois » : « De nos jours, mythes et légendes chinois ne sont toujours pas réunis dans un ouvrage unique qui leur serait spécifiquement consacré. On ne peut les trouver que disséminés dans les livres anciens. » C’est-à-dire dans les classiques.

 

Interprétation des classiques : mythe et histoire

 

La mythologie chinoise se fonde sur l’interprétation des grands textes classiques qui forment pour la plupart le canon confucéen :

 

 

Peinture murale illustrant des animaux mythiques

du Shanhai jing (musée du Shanxi)

 

 

-     Le « Livre des monts et des mers » (Shanhai jing《山海经》), vaste compendium d’animaux et de figures mythiques, et des sacrifices à leur offrir, dont la plus connue est sans doute la « Reine mère de l’ouest » (Xiawangmu 西王母) résidant au mont Kunlun (崑崙/昆仑/), dans les « montagnes de l’ouest » ;

-     Les chapitres liminaires du « Classique des documents » (Shangshu 《尚書》/《尚书》) : le Canon de Yao (Yao dian 尧典) et le Canon de Shun (Shun dian 舜典) qui relatent l’histoire des règnes des souverains mythiques de l’Antiquité chinoise et sont aujourd’hui considérés comme « pseudo histoire » [2] ;

-     Le « Classique des changements » (Yijing 《易經》),

-     Certains des Commentaires de Zuo (Zuozhuan 左傳),

-     Des passages des « Discours des Principautés » (Guoyu 《國語》/《国语》) dont une discussion à l’époque du roi Mu des Zhou (Zhou Mùwàng 周穆王) évoquant la séparation du ciel et de la terre.

 

On peut également citer les références à diverses figures mythiques qui émaillent le Zhuangzi, mais surtout :

-     Les « Questions au Ciel » (Tianwen 《天問》/《天问》) des « Chants de Chu » (Chu ci 《楚辭》/《楚辞》), long poème posant une série de questions concernant la mythologie (anciennes croyances, contradictions et énigmes) : il aurait été écrit par Qu Yuan (屈原) alors que le poète avait contemplé des scènes représentant des dieux et des figures ancestrales sur les murs du temple ancestral de Chu après son exil et il aurait inscrit ses questions sur les murs mêmes du temple – poème énigmatique empreint d’un sens du mystère. Il évoque en particulier l’origine de l’univers en affirmant que personne n’en sait rien.

 

 

Questions au ciel, éd. illustrée du Li Sao de Qu Yuan (1645)

 

 

Pour reprendre les analyses d’Anne Birrell, et en particulier son « Introduction à la mythologie chinoise » de 1993 et son « atelier sur l’étude des mythes chinois » [3], les Chinois « n’ont eu ni Hésiode, ni Homère, ni Ovide », et les recherches sur les mythes par les spécialistes chinois ont stagné pendant longtemps, pour des raisons politiques. L’étude des mythes chinois en Europe est longtemps restée fondée sur les œuvres de Marcel Granet [4] et du sinologue suédois Bernhard Karlgren à qui l’on doit une collation et classification des textes mythiques (en 1946), mais sans cadre théorique. Les études ont progressé avec l’émergence dans les années 1980 des sinologues américains et de chercheurs chinois.

 

Il est vrai que la fonction du mythe opère dans une tradition sacrée qui n’est pas celle des textes chinois. Mais le mythe peut être étudié dans son rapport à l’histoire, dans son interaction avec l’histoire.

 

S’appuyant sur les études de Paul Cartledge et plus spécialement « The Greeks : A Portrait of Self and Others » [5], Anne Birrell en dégage plusieurs thèmes applicables à l’étude des mythes chinois : les mythes portant sur les « barbares » (chapitre 3 : « Alien Wisdom ») ou ceux sur les rapports entre divinités et genre humain (chap.7 : « Knowing Your Place : Gods vs Mortals ») ; mais c’est surtout le chapitre 2 « Inventing the Past : History vs Myth » qui lui semble le plus applicable aux études sur les mythes chinois. Cartledge y trace une évolution chronologique allant du mythe comme histoire, au mythe dans l’histoire, et au mythe opposé à l’histoire. Il s’appuie sur Hérodote et Thucydide, mais le schéma pourrait aussi bien s’appliquer au développement du discours historique en Chine.

 

Cartledge montre comment les mythes (au sens de muthoi, histoires transmises oralement) furent les seules sources d’Hérodote dans son analyse des origines des guerres médiques : « L’atmosphère dans laquelle les Pères de l’Histoire se mirent au travail était saturée de mythe. Sans mythe, ils n’auraient certainement jamais pu commencer leur travail ». En ce sens, les points développés par Cartledge pourraient servir de point de départ pour un sinologue désirant comparer, et contraster, le développement des principes historiques de Thucydide et de Sima Qian (司马迁). 

 

Le rôle et la fonction du divin dans l’histoire est un autre thème pour une discussion comparative des historiens grecs et chinois. Tandis que Sima Qian fait allusion à sa « compréhension approfondie de la manière dont fonctionnent les affaires divines et humaines » pour sa connaissance du processus historique, Thucydide se réfère à « la chose humaine » signifiant que l’histoire devait être présentée en termes humains et non divins et que les humains contrôlent leur propre destinée. En général, malgré son clin d’œil au divin, l’histoire de Sima Qian est elle aussi orientée vers le pouvoir propre à l’humanité de déterminer ses propres affaires. Comme Thucydide, il ressent le besoin d’adopter une attitude sceptique à l’égard de ses sources, « les fragments épars des anciennes croyances ».

 

Origines méridionales, voire « barbares », des mythes chinois

 

De manière générale, on a pu noter qu’une bonne partie des mythes et légendes chinois sont originaires du sud : des royaumes méridionaux comme ceux de Chu (), de Wu () et de Yue (). Ce sont en effet des zones riches en eau, où la prévention des inondations était vitale pour la survie des populations, d’où les mythes de contrôle des eaux (sans qu’il y ait vraiment de mythe du déluge) par des démiurges comme Gun (), Gong Gong (共工) et surtout Yu le Grand (大禹) et Shun (), dans des récits qui mêlent le mythe à l’histoire et sont inscrits dans les premiers documents littéraires.

 

Ces récits mythiques comme celui de l’empereur Jaune (Huang di 黃帝), des vertueux souverains modèles Yao (/) et Shun () ainsi que de Yu le Grand (大禹), légendaire fondateur de la dynastie des Xia () qui contrôla les eaux et divisa l’empire en neuf provinces (jiuzhou 九州) ne remontent guère plus loin que la période des Printemps et Automnes (770-5e siècle avant J.C.). Et la classification des anciens souverains de l’Antiquité en « Trois Augustes et Cinq Empereurs » (San Huang Wu Di 三皇五帝) ne date même que des Royaumes combattants (5e siècle-220 avant J.C.), voire de la dynastie des Han, soutenue par les Confucéens qui ont érigé Yao, Shun et Yu en saints modèles. Mais c’est sur ces récits mythiques que se fondent les prétentions actuelles à une « civilisation de 5 000 ans », voire une « culture de 7 000 ans », se poursuivant en ligne continue jusqu’à aujourd’hui, sans faire de distinction entre le mythe et l’histoire.

 

Quant aux mythes fondateurs, la Chine a bien le mythe de Nüwa, par exemple. Mais les principaux se trouvent dans les mythologies des ethnies dites « minoritaires », c’est-à-dire en fait relevant d’une autre culture. Il en est ainsi du mythe fondateur du peuple Ba () dans la ville de Yicheng (夷城), dans le sud-ouest de la Chine. Pour déterminer la migration et la colonisation, c’est la divination qui désigne ici la cité mythique, comme l’oracle d’Apollon chez les Grecs pour la fondation de Cyrène. L’histoire est transformation du récit mythique, de même que pour la fondation de Rome. Mais la fondation des Ba, par un mythique seigneur Lin (Lin jun 林君) transformé en tigre à sa mort, est relatée dans le « Livre des Han postérieurs » (Hou Hanshu 《後漢書》/《后汉书》) ; on est donc à la limite du mythe, de l’épopée et de l’histoire – mais la Chine n’a pas connu l’épopée ou poème épique (shǐshī 史诗), qui mêle, justement, légende et histoire pour célébrer un héros ou un événement extraordinaire.

 

En fait, tout en analysant la création des mythes en termes de luttes tribales et de divinités ancestrales, les historiens chinois ont intégré les récits mythologiques dans l’histoire en les rattachant à trois sphères culturelles : Huá (/) à l’est, Xià () à l’ouest, et les « barbares » (Miáo , Mán /, Chǔ ) au sud.

 

Le récit mythologique est également intégré dans la littérature populaire, de tradition orale.

 

Les mythes dans les romans classiques

 

Ainsi, le mythe de « Nüwa réparant le ciel » (女娲补天 ) se trouve dans le récit-cadre du premier chapitre du « Rêve dans le pavillon rouge » (Hongloumeng《红楼梦》). Nûwa a fondu 36 501 blocs de pierres pour réparer le ciel, mais elle n’en a utilisé que 36 500. La dernier bloc de pierre, abandonné et entendant un bonze bouddhiste et un moine taoïste qui passaient par là se rire des vanités de ce bas monde, les pria de les lui faire connaître. Il fut transformé en un jade très pur et s’incarna en Jia Baoyu (贾宝玉), Jia Jade précieux. Le roman est l’histoire qu’a gravée dans le jade le moine taoïste, transmise à Cao Xueqin par un autre moine.  D’où le titre alternatif du roman : « Histoire de la pierre » (Shítóu jì 《石头记》). 

 

 

L’histoire de la pierre, version originale,

《石头记会真》 éd. 2004

 

 

« Au bord de l’eau » (Shuihuzhuan 《水浒传》) commence de même par un récit plongeant dans le mythe, et la cosmologie. Dans son introduction à sa traduction du roman, Jacques Dars parle bien de mythe, pour en expliquer la formation, mais au sens dérivé de récit fabuleux d’origine populaire. Le « mythe » est dans le récit liminaire du roman, qui relate la libération des 108 démons par un caprice d’un maréchal en visite d’inspection, officier de l’empereur Renzong (宋仁宗), qui ne croit pas, justement, au surnaturel ni aux esprits. Ce récit introductif est doublé de l’épisode surnaturel de l’Écrit céleste remis par la divinité Jiutian Xuannü (九天玄女) pour justifier la réunion progressive des frères jurés et leur convergence vers le repaire des Monts Liang afin de promouvoir la loyauté et la justice car ils sont les émanations d’astres de la Grande Ourse envoyés sur terre dans ce but – astres célestes pour les 36 premiers, les chefs de la rébellion, et astres terrestres qui en sont les fidèles lieutenants.

 


 

Éléments bibliographiques

(en français)

- Approches critiques de la mythologie chinoise, sous la direction de Charles Le Blanc et Rémi Mathieu, Presses de l’Université de Montréal, 2008. À lire sur OpenEdition.

- Mythe et philosophie à l'aube de la Chine impériale. Études sur le Huainan zi, sous la direction de Charles Le Blanc et Rémi Mathieu, Presses de l’Université de Montréal, 1992. À lire sur OpenEdition.

 

De Rémi Mathieu :

- Étude sur la mythologie et l’ethnologie de la Chine ancienne, Collège de France, 1983.

- Anthologie des mythes et légendes de la Chine ancienne, Gallimard, 1989.

 

D’Anne Birrell :

- Mythes chinois [Chinese Myths, 2000], trad. Véronique Thierry Scully, Le Seuil, « Points Sagesses », 2005.


 

[1] Histoire de lynx, Plon, 1991, p. 13. (analyse comparative des mythes amérindiens)

[2] Voir la traduction de Sébastien Couvreur (éd. de 1897).

Ou la traduction en anglais d’extraits du « Yao dian » et du “Shun dian », par Anne Birrell, suivie de l’analyse des textes : elle fait remarquer que ces deux textes présentent l’innovation de faire apparaître Yao au début du temps devenu temps historique. De la même manière, dans la section « Zhouyu » (Discours de Zhou) du Guoyu, Gong Gong perd son statut de créature divine responsable des inondations pour devenir un rebelle subversif ; dans le « Shun Dian », il est puni par Shun et exilé. Quant à Gun, il y a de nombreux récits mythiques le concernant, dans le « Tianwen », le « Livre des monts et des mers », et même dans le « Mozi », c’est une figure de sauveur et de victime pour le bien de l’humanité ; comme pour les autres, dans les deux chapitres du Guoyu, il est transformé en victime, exécuté par Shun pour avoir été incapable de contrôler les inondations.

La tendance générale pour tous les héros mythiques est de perdre leurs attributs surnaturels et miraculeux et d’être présentés comme des humains, ministres en particulier, dans un contexte historique, mais en conservant les traits fondamentaux du mythe initial dans un schéma intertextuel (selon le terme de Julia Kristeva).

[3] Mais aussi le chapitre sur les mythes dans The Columbia History of Chinese Literature, Victor H. Mair ed., Columbia University Press, 2001, pp. 58-69.

[4] Danses et légendes de la Chine ancienne, édition originale 1926, édition nouvelle corrigée et annotée par Rémi Mathieu. Presses Universitaires de France, 1994.

[5] Oxford University Press, 1993.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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