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Les grands
sinologues français
Jean-Pierre
Abel-Rémusat (1788-1832)
Présentation
par Brigitte Duzan, 26 septembre 2020
Jean-Pierre Abel-Rémusat est considéré comme le père
de la sinologie française moderne : il a été le
premier titulaire de la chaire de sinologie créée au
Collège de France en 1814.
De la médecine à la sinologie : débuts héroïques
Il est né à Paris le 5 septembre 1788. Il pensait
faire des études de lettres, mais son père meurt en
1805. Devenant l’unique soutien de sa mère, il
s’oriente vers des études de médecine. Il obtient
son diplôme en 1813.
Mais le
sort voulut que, alors qu’il était étudiant, il
découvre un herbier chinois qui se trouvait dans la
collection de l’abbé Campion de Tersan
et comportait des notices en chinois. Fasciné,
Abel-Rémusat se lance dans l’auto-apprentissage des
caractères chinois et de la langue. |
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Jean-Pierre Abel-Rémusat |
À l’époque, comme l’a souligné Pierre-Etienne Will dans sa
communication au colloque qui s’est tenu en 2014 au Collège de
France pour marquer le bicentenaire des études chinoises en ce
lieu :
« …la Chine avait été beaucoup étudiée, et parfois fort
sérieusement, par les missionnaires catholiques qui y résidaient
au XVIIe et au XVIIIe siècle et par leurs correspondants en
France. Mais, en 1806, au moment où le jeune étudiant en
médecine se prit de passion pour ce pays en découvrant chez un
collectionneur un herbier chinois accompagné de commentaires,
les derniers érudits français pouvant se prévaloir d’une
connaissance sérieuse de la langue chinoise (au moins de la
langue écrite) étaient morts depuis plusieurs années, la mission
jésuite à Pékin n’existait plus, et les relations officielles
entre la France et la Chine avaient cessé depuis longtemps.
Il n’y avait donc plus de savoir vivant, plus de maitres… En
revanche, Paris pouvait s’enorgueillir de ressources qu’aucune
autre capitale européenne ne possédait. Les ouvrages chinois
envoyés ou rapportés par les missionnaires et déposés à la
Bibliothèque royale (future Bibliothèque nationale) depuis le
temps de Louis XIV constituaient un fonds de premier ordre. Mais
ce fonds restait pour l’essentiel inexploité. Le vieux projet de
compiler et imprimer un dictionnaire chinois-latin ou
chinois-français, pour lequel on avait même entrepris en 1715 de
créer un jeu de caractères d’impression chinois gravés dans le
buis, n’avait pas abouti. Il fut certes repris en 1808 sur ordre
de Napoléon Ier, qui avait ramené des campagnes d’Italie une
copie d’un précieux vocabulaire chinois-latin manuscrit rédigé à
Nankin à la fin du XVIIe siècle par un franciscain italien, et
une version adaptée et enrichie de ce vocabulaire fut bel et
bien imprimée dès 1813. Mais l’ouvrage avait été confié à un
certain Chrétien-Louis Joseph De Guignes, dont les compétences
linguistiques étaient des plus limitées malgré quelques années
passées à bourlinguer en Chine, il était très imparfait et d’une
manipulation plus que malaisée, et son impact sur le
développement ultérieur des études chinoises fut extrêmement
réduit.
»
Abel-Rémusat devait par la suite critiquer les défauts dudit
dictionnaire. En attendant, se voyant refuser l’accès aux
quelques lexiques qui se trouvaient à la Bibliothèque royale
(devenue impériale), il fut réduit à étudier « sans maîtres,
sans dictionnaire et sans grammaire », en
se créant peu à peu un vocabulaire et une grammaire à partir de
textes et de traductions publiés par les missionnaires, et grâce
à des dictionnaires purement chinois auxquels il put avoir accès
à la Bibliothèque royale, en particulier le
Zhengzitong (正字通),
dictionnaire de chinois classique datant des Ming
,
et un dictionnaire chinois-mandchou datant de la fin du 18e
siècle.
Essai sur la langue, 1ère édition
1811 |
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En 1811, après cinq ans d’étude, il publie un
« Essai sur la langue et la littérature chinoises »
qui, joint à un article complémentaire, lui vaut le
soutien de l’orientaliste et linguiste Silvestre de
Sacy. En 1813, il publie un essai en latin
sur la nature des caractères chinois et sur le
chinois classique intitulé « Utrum
Lingua Sinica sit vere monosyllabica ? Disputatio
philologica, in qua de Grammatica Sinica obiter
agitur ; autore Abelo de Remusat », repris en
français dans Le Mercure de France en avril 1814 :
« Considérations sur la nature monosyllabique
attribuée communément à la langue chinoise ». |
Et lorsque, en 1813, il est reçu docteur en médecine, le sujet
de sa thèse reflète ce qui est désormais son principal intérêt
de recherche : elle consistait en l’exposé des pronostics
établis par les médecins chinois à partir de l’état de la langue
des patients.
Le 29 novembre 1814, une première chaire d’études
chinoises est instituée par un décret de Louis XVIII
au Collège de France, alors Collège royal, décret
qui instaurait en même temps une chaire de sanskrit,
confiée à Antoine-Léonard Chézy. La « chaire de
langues et littératures chinoises et
tartares-mandchoues » était attribuée à
Abel-Rémusat, grâce à l’appui de Silvestre de Sacy,
qui était professeur de persan au Collège depuis
1806.
Abel-Rémusat prononce sa leçon inaugurale le 16
janvier 1815, date qui marque les débuts officiels
des études chinoises au Collège de France, et donne
symboliquement ses lettres de noblesse à la
sinologie moderne. C’étaient vraiment des débuts
héroïques et on reste aujourd’hui stupéfait de
l’autorité qu’il réussit à acquérir en aussi peu de
temps, et encore plus admiratif de l’œuvre immense
qu’il réussit à publier avant sa mort prématurée en
1832. |
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Silvestre de Sacy |
Père de la sinologie française moderne
La Stèle de Nestorien |
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Le cours d’Abel-Rémusat au Collège de France
comportait l’étude de la grammaire chinoise et celle
de textes classiques comme le « Classique des
documents » ou
Shangshu ( 《尚书》),
le « Livre de la voie et de la vertu » ou
Daodejing
(《道德经》),
des récits en chinois et mandchou de la vie de
Confucius, mais aussi les inscriptions de la Stèle
de Nestorien, stèle érigée en janvier 781, portant
des textes gravés en chinois et syriaque décrivant
la vie des communautés chrétiennes du nord de la
Chine pendant les cent cinquante premières années de
l’histoire du christianisme en Chine
.
Il publie divers ouvrages tirés de la préparation de
ses cours. Ainsi en 1820, l « Histoire de la ville
de Khotan » dont il précise qu’elle est « tirée des
Annales de la Chine et traduite du chinois. » Il
explique dans la préface : |
"Le
morceau dont je publie la traduction est du nombre des matériaux
que j'ai rassemblés pour servir à la rédaction de mes Recherches
sur les langues tartares. Après en avoir tiré ce qui était
relatif à la littérature, j'ai cru qu'on pourrait voir avec
quelque intérêt la partie historique et géographique, qui était
étrangère au plan de mon ouvrage sur les langues, et je me suis
décidé à la traduire en entier."
Ses cours furent finalement publiés en 1822 sous le titre
« Élémens de la grammaire chinoise, ou Principes généraux du
Kou-wen [Gǔwén
古文]
ou style antique, et du Kouan-hua [Guānhuà
官话],
c'est-à-dire de la langue commune généralement usitée dans
l'empire chinois ».
C’était le premier descriptif scientifique de la langue chinoise
en Europe.
En complément sont publiés en 1825 et 1829, en deux tomes de 456
et 428 pages, des « Mélanges asiatiques, ou choix de morceaux
critiques et de mémoires relatifs aux religions, aux sciences,
aux coutumes, à l'histoire et à la géographie des nations
orientales ». L’éditeur ajoute un « avertissement » qui reflète
la considération dont jouissait l’auteur :
"M. Abel-Rémusat, l'auteur de ces Mélanges, s'est placé en
effet au premier rang parmi ceux de nos écrivains qui ont le
plus contribué, depuis douze ans, à ranimer ce goût, presque
général aujourd'hui en Europe, pour tout ce qui se rattache à
l'antiquité des nations de l'Asie orientale. Ce n'est pas
seulement par des ouvrages de longue haleine, ou par des livres
d'enseignement classique, que l'on peut se flatter d'atteindre
ce but : de nombreuses dissertations sur des points de critique
ou de philosophie, des mémoires d'une étendue peu considérable,
des fragments tirés des ouvrages écrits dans les langues de
l'Asie et livrés à la connaissance des Européens, tels sont, à
notre avis, les moyens les plus sûrs de faire bien connaître et
bien apprécier tout ce qui a paru de plus remarquable dans les
contrées lointaines où l'on cultive le plus la littérature
orientale. »
En 1818, Able-Rémusat entre à la rédaction du
Journal des savants, le plus ancien
périodique littéraire et scientifique en Europe,
lancé en janvier 1665. En 1822, il fonde à Paris la
Société asiatique dont l’objet est de
promouvoir les langues orientales en publiant les
travaux des orientalistes et en organisant des
conférences mensuelles. La création est confirmée
par ordonnance royale le 15 avril 1829 ; il en
devient le premier secrétaire, tandis que Silvestre
de Sacy en est le premier président.
En 1826, il publie la traduction d’un roman chinois,
« Iu-kiao-li ou les deux cousines », précédé d’une
préface « où se trouve un parallèle des romans de la
Chine et de ceux de l’Europe ». C’est l’un |
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Iu-kiao-li ou les deux cousines
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des premiers romans chinois connus en Europe. Il s’agit d’un
roman de Zhang Yun (张匀)
intitulé
Yù Jiao Li
(《玉娇梨》),
typique des histoires d’amours entre un lettré et une jeune
beauté (caizi
jiaren
才子佳人)
de la fin des Ming et du début des Qing, et l’un des plus
célèbres. La version anglaise publiée en 1827 sera adaptée de la
traduction de Rémusat.
Le Wenxian tongkao |
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En février 1830, sur les instances de sa mère dont
il était resté très proche, il épouse la fille du
général le Camus. Mais il perd sa mère l’année
suivante.
En 1830, il est commissionné pour réaliser
l’inventaire des ouvrages chinois de la Bibliothèque
royale dont il était administrateur-conservateur
depuis 1824. Ce travail lui donne l’idée, pour aider
les chercheurs, de traduire les sections
bibliographiques du Wenxian tongkao (《文献通考》),
littéralement « Etude exhaustive des documents »,
sorte d’encyclopédie publiée en 1317 sur la vie et
la société chinoise du début du 14e
siècle. Malheureusement, après avoir terminé le
premier tome, il contracte le choléra et meurt, le 2
juin 1832, avant même d’en voir la publication.
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A lire en complément
La « Notice historique sur la vie et les ouvrages de M.
Abel-Rémusat », note biographique (et nécrologique)
d’Antoine-Isaac Silvestre de Sacy, Mémoires de l’Institut de
France, année 1839/12, pp. 375-400.
https://www.persee.fr/doc/minf_0398-3609_1839_num_12_1_1328
A écouter en complément
Communication d’Anne Cheng, professeur au Collège de France,
lors du colloque Jean-Pierre Abel-Rémusat et ses successeurs, le
13 juin 2014 : Abel-Rémusat et Hegel : sinologie et philosophie
dans l’Europe du XIXe siècle
https://vimeo.com/112115915
Communication dont on retrouve le texte dans les comptes rendus
des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres de
l’année 2014 :
https://www.persee.fr/doc/crai_0065-0536_2014_num_158_2_95039
Bibliographie
Lettres édifiantes et curieuses sur la langue chinoise, un débat
philosophico-grammatical entre Wilhelm von Humboldt et
Jean-Pierre Abel-Rémusat (1821-1831), Jean Rousseau et Denis
Thouard éd., Presses universitaires du Septentrion, coll.
Problématiques philosophiques, 1999, 338 p.
https://books.google.fr/books?id=kbxiRXoc6VgC&pg=PA170&lpg=PA170&dq=Utrum+Lingua+Sinica+
sit+vere+monosyllabica+?+Disputatio+philologica,+in+qua+de+Grammatica+Sinica+obiter+agiture
&source=bl&ots=HiA_BGLMH2&sig=ACfU3U3g5a76qHTUUKdgjfUAERHGXRz3UA&hl=fr&sa=X&ved=2
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Sinica%20sit%20vere%20monosyllabica%20%3F%20Disputatio%20philologica%2C%20in%20qua%
20de%20Grammatica%20Sinica%20obiter%20agiture&f=false
Charles-Philippe Campion, abbé de Tersan (1736-1819) :
Archéologue, collectionneur d'art, dessinateur et
graveur amateur à l'eau-forte. Frère cadet du graveur
Charles Campion (notice bnf)
Dictionnaire initialement publié en 1627 comportant un
grand nombre de citations de textes classiques et des
graphies alternatives. C’est un ouvrage remarquable qui
a servi de base au dictionnaire Kangxi (康熙字典)
de 1716.
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