Ton temps hors
d’atteinte : entre amour et science-fiction
par Zhang
Guochuan, 3 octobre 2024
« Toute belle
science-fiction n'est guère différente d'un premier amour. »
一切美妙的科幻,都与初恋无异。
L’escargot
et le loriot
L’écriture
délicate émeut dès les premières pages de ce zhongpian,
où de légères touches de tristesse se glissent subtilement entre
les lignes. Une jeune fille, secrètement amoureuse d’un garçon,
repasse inlassablement dans son esprit leurs rares souvenirs
partagés, comme un film projeté au ralenti. Son chagrin d'amour
est narré avec une douceur infinie, laissant transparaître toute
la subtilité de ses émotions.
Leur rencontre
naît sous le signe de la musique. Elle est la fille d’un
professeur de violon, mais malgré tous ses efforts, elle peine à
développer son talent. Lui, fils d’une professeure de piano,
n’éprouve guère d’intérêt pour l’instrument et ne s’y essaie
pas. Pourtant, en attendant sa mère, il s’amuse distraitement à
jouer le Canon de Pachelbel, sans même prêter attention aux
doigtés, et c’est là, à cet instant précis, que la fille
l’aperçoit pour la première fois.
Leur deuxième
rencontre, encore une fois, est marquée par la musique. La
fille, rassemblant tout son courage, s’approche enfin de lui. Le
garçon, alors, lui demande alors de chanter la comptine
« L'escargot et le loriot » (https://www.youtube.com/watch?v=n2oRDOY3w6A)
:
Devant la
porte, il y a une vigne
Ses nouvelles
feuilles sont vertes à croquer
Je grimpe avec
ma lourde coquille
A petits pas à
petits pas
Sur l’arbre en
face il y a un loriot
Hihi haha qui
se moque de lui
Le raisin est
encore loin d’être mur
Pourquoi donc
montes-tu maintenant ?
Loriot, loriot,
ne ris pas
Quand je serai
en haut le raisin sera mur (Ton temps hors d’atteinte, p.
152-153)
Les paroles de
la comptine racontent l’histoire d’un escargot qui, dès que la
vigne commence à bourgeonner, entreprend péniblement de grimper
avec sa lourde coquille, tandis que le loriot se moque de lui. À
travers cette comptine, l'auteure illustre le contraste entre
les deux animaux : le loriot, rapide et agile, et l’escargot,
lent et laborieux. Ces deux créatures sont en fait le reflet
exact des deux personnages principaux de l’histoire : un garçon
vif d’esprit, avide de vitesse, et une fille, lente et patiente,
qui consacre toute sa vie à essayer de suivre le rythme effréné
du garçon, dans l’espoir qu’un jour, ils parviendront à avancer
à l’unisson.
Il est
d’ailleurs intéressant de noter que le personnage de la fille
porte en lui une part de l’auteure elle-même. En effet, tout
comme la narratrice, Xia Jia a fait des études à l’Université de
Pékin et se décrit également comme étant « très lente ». Dans
une interview donnée par Xia Jia à l’écrivain de science-fiction
Chen Qiufan, auteur de L'Île de silicium, elle confie : «
Pour ma part, mon plus grand problème est mon exigence excessive
envers les mots, ce qui ralentit énormément mon écriture et
réduit considérablement ma production » :
对我个人而言,最大的问题在于我对文字感觉过于苛责,从而导致写作速度非常慢,产量非常低。(《关于妖精的茄子——科幻作者夏茄专访》特约记者:陈楸帆)
La
représentation de deux personnages avec un tel décalage illustre
parfaitement l'influence des techniques cinématographiques que
Xia Jia intègre dans son écriture. En effet, après une licence
au département de physique à l’Université de Pékin en 2002, elle
change de spécialité en 2006 pour poursuivre un master en
histoire et théorie du cinéma à l’Université de Communication de
Chine (中国传媒大学),
se spécialisant dans la science-fiction au cinéma. Familière des
techniques de scénarisation, elle s’inspire de la structure
narrative propre au cinéma, utilisant le contraste et les
conflits entre les personnages pour créer la dynamique du récit.
Dans Ton
temps hors d’atteinte, le décalage entre les deux
personnages est tel que leur histoire semble impossible. Ce
n'est donc pas un hasard si le deuxième chapitre porte le
sous-titre « Séparés par la rivière », faisant écho à la légende
du Bouvier et de la Tisserande, deux amants séparés par la Voie
lactée, qui ne peuvent se retrouver qu'une seule fois par an,
sur un pont formé par des pies.
La vie comme
une fleur d’été
Ce n'est qu'à
la seconde moitié du livre que l'élément de science-fiction fait
son apparition. Tout commence par un décalage temporel. L’image
récurrente de l’horloge, que la narratrice fixe souvent,
accompagnée de son tic-tac incessant, symbolise une obsession
pour le temps et la perception différente qu’en ont les deux
personnages. L'auteure insiste sur cet aspect : lors de leur
première rencontre, elle avait dix ans, lui en avait sept. Mais
au fil du temps, un décalage s’opère : à partir de la page 84,
la narratrice souligne « l’été de mes vingt-deux ans » et, comme
en un clin d'œil, « huit années ont passé » avant qu’elle
retrouve cet homme, désormais « proche de la quarantaine ».
C’est à partir
de là que le ton du récit change radicalement : ce qui n’était
jusque-là qu'une histoire d’amour non partagé, délicate et
subtile, bascule vers une atmosphère digne d’un thriller ou d’un
film d'espionnage, rappelant Mr. & Mrs. Smith. La
narratrice cherche à accélérer son propre tempo en écoutant une
musique jouée à une vitesse multipliée par quatre, voire par
huit, pour atteindre la même fréquence que l'homme, afin qu'ils
puissent enfin s'aimer. Par ce procédé d'accélération, l'auteure
parvient à offrir une compagne éphémère à la « baleine
solitaire », pseudonyme en ligne du personnage masculin, bien
que leur étreinte ne puisse durer que l'espace fragile et fugace
d'une fleur d'été.
Tout comme dans
la première moitié du récit, la musique occupe un rôle essentiel
dans la seconde partie, rythmée par la magnifique chanson de Pu
Shu, « La vie comme une fleur d’été » (生如夏花) (https://www.youtube.com/watch?v=3E3rWff6eFc).
Cette chanson tire son titre d’un poème de Tagore, le 82e
poème du recueil Stray Birds :
« Let life be beautiful like summer flowers / And Death like
autumn leaves. »
Ces vers ont
été traduits en chinois par Zheng Zhenduo :
生如夏花之绚烂,死如秋叶之静美。
Tout comme la
comptine « L’escargot et le loriot » dans la première moitié,
cette chanson illustre la suite de l’histoire. La fille brûle
toute sa vie pour devenir cette fleur d’été, seulement pour que
le garçon puisse enfin poser son regard sur elle :
Je suis cet
instant aveuglant
Une flamme qui
passe dans le ciel
Pour toi j’ai
tout risqué, pour toi
Je m’étendrai
et ne reviendrai jamais (Ton temps hors d’atteinte, p.
77)
L’amour profond
et désespéré que la fille éprouve pour le garçon se révèle à
travers une série d’images évocatrices. Elle commence par
l'histoire de la baleine solitaire qui nage seule, incapable de
vibrer à la même fréquence que les autres. Puis, l’image du
papillon de nuit, irrésistiblement attiré par la flamme, émerge
comme une métaphore de la jeune fille : après avoir bachoté
toute une année, elle réussit à entrer dans la même université
que lui, suit de près chacun de ses posts et chacune de ses
conquêtes amoureuses, et consacre toutes ses études jusqu’au
doctorat à la compréhension du tempo, dans l’espoir d’accélérer
le sien pour se synchroniser avec celui du garçon.
L’histoire fait
également écho au rêve évanescent de Millet (黄粱一梦),
qui apparaît dans le recueil de romans fantastiques Histoire
sous un oreiller de la dynastie Tang (618–907). Dans ce
rêve, un jeune homme s’endort dans une auberge après avoir
emprunté un oreiller magique, et il rêve d’une vie glorieuse
durant 50 ans. De la même manière, dans le zhongpian de
Xia Jia, la jeune fille se réjouit d'avoir vécu une vie entière
aux côtés de cet homme dans le rêve de ce dernier.
Conclusion
Dans la préface
de ce zhongpian, le traducteur met en avant le côté «
science-fiction gruau » (稀饭科幻)
de l’auteure Xia Jia. À l'issue de la lecture de cette histoire,
l’aspect « gruau » semble se manifester à travers deux éléments
essentiels : le point de vue féminin et les références
chinoises.
En effet, Xia
Jia n’a jamais cherché à dissimuler son point de vue féminin ;
au contraire, elle intègre avec assurance la manière dont les
femmes perçoivent le monde dans son écriture de science-fiction.
Dans Ton temps hors d’atteinte, la description exhaustive
de la psychologie de la jeune fille amoureuse en secret témoigne
de la subtilité de son style.
Par ailleurs,
les écrits de Xia Jia portent une empreinte chinoise singulière.
En 2012, lors de la World Science-Fiction Convention à Chicago,
un chercheur américain lui a posé une question cruciale : «
Qu'est-ce qui rend la science-fiction chinoise authentiquement
chinoise ? » La thèse de l’auteure, La peur et l'espoir à
l'ère de la mondialisation : la littérature de science-fiction
contemporaine en Chine et sa culture politique (1991-2012) (全球化时代的恐惧与希望:当代中国科幻文学及其文化政治(1991-2012)),
répond à cette interrogation. Nombre de ses récits sont
imprégnés d’éléments culturels chinois et font fréquemment
référence à des histoires et légendes traditionnelles. Pour ce
qui concerne le zhongpian, Ton temps hors d’atteinte, il
s’articule autour de chansons chinoises et de la légende du
Bouvier et de la Tisserande, tout en intégrant le rêve du
papillon de Zhuangzi. À travers ce dernier, l’auteure questionne
la nature de la vie et du rêve.
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