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Roland Barthes :
Carnets du voyage en Chine
Une vision de la
Chine en 1974
par
Brigitte Duzan, 11 mai 2020
Roland
Barthes a fait un voyage en Chine du 11 avril au 4
mai 1974, avec François Wahl, éditeur du Seuil, et
une délégation du groupe Tel Quel comprenant
Julia Kristeva, Philippe Solers et Marcelin Pleynet.
Il s’agissait, sur invitation officielle de
l’ambassade de Chine, à l’initiative de
Maria-Antonietta Maciocchi
,
d’un voyage de trois semaines, aux frais des
participants, organisé et encadré par l’agence de
voyage officielle chinoise Lüxingshe (旅行社).
Le voyage et les carnets : contexte général
Ces carnets offrent une vision doublement décalée de
la Chine visitée : décalée par rapport à celle de
ses compagnons de route, passionnés de Chine et de
culture chinoise, décalée par rapport à l’ambiance
lourdement idéologique dont il rend compte en
phrases rapides, de page en page.
Compagnon de route des maoïstes de Tel Quel |
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Edition 2009 (Christian Bourgois) |
Le voyage a en fait été organisé pour la délégation de Tel
Quel qui devait même au départ inclure Lacan. Revue
littéraire « d‘avant-garde » fondée aux éditions du Seuil en
1960 par Philippe Sollers et Jean-Edern Hallier
,
Tel Quel a été au centre de la vie intellectuelle et de
la pensée française de l’après-guerre, publiant une bonne partie
de ce que la France comptait d’esprits brillants tels Michel
Foucault, Louis Althusser, Jacques Derrida, Gérard Genette,
Julia Kristeva, Lacan, et bien sûr Barthes, mais aussi faisant
connaître des auteurs étrangers comme Ezra Pound ou Borges –
Ezra Pound dont Tel Quel publie en 1965 les « Cantos
pisans » imprégnés de poésie chinoise, traduits par Denis Roche.
Photo du groupe (document INA)
Capture d’écran du court métrage de Philippe Sollers |
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Au début strictement littéraire, la revue se
politise à partir de 1966 : elle publie des
critiques virulentes contre l’intervention
américaine au Vietnam. Puis, après avoir glissé vers
le structuralisme, sous l’influence de Barthes, elle
s’engage à gauche et se tourne vers le maoïsme. A
l’automne 1966, au nom du comité de rédaction de la
revue, Philippe Sollers apporte son soutien à la
Révolution culturelle et fonde en même temps une
sorte de comité clandestin pour étudier la pensée de
Mao, en en faisant un sommet du marxisme. Dans le
contexte de mai 1968, sous ses deux aspects de
culture ancienne |
et de modèle révolutionnaire, la Chine devient une double
source d’inspiration.
Le début des années 1970 est une période d’intense
« maophilie » au sein de la revue, exacerbée par les
essais critiques de Simon Leys ; leur soutien au
livre de Maria-Antonietta Maciocchi les amène à
rompre avec le Parti communiste français en 1971. A
l’automne, la revue publie un numéro spécial (n°
47), consacré à l’œuvre de Roland Barthes, mais
comportant, à la fin (p. 136), un manifeste de style
typiquement maoïste : « Positions du mouvement de
juin 71 ». C’est un texte décisif dans la vie de la
revue et de ses auteurs : la reconnaissance a
posteriori de mai 68 comme un moment fondamental du
travail critique dans le mouvement littéraire, et la
revendication de ce passé comme héritage. Mais il
s’agit d’une action de guérilla idéologique dont les
mots d’ordre sont révélateurs, comme traduits du
chinois : « A bas le dogmatisme, l’empirisme,
l’opportunisme, |
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Tel Quel n° 47, automne 1971 |
le révisionnisme ! Vive la véritable avant-garde ! Vive la
pensée maotsétoung ! »
Tel Quel n° 59, automne 1974
Calligraphie de Mao Zedong
(poème de la Longue Marche) |
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C’est dans ce contexte qu’intervient l’invitation au
voyage en Chine, conçu au départ pour promouvoir la
reconnaissance de la politique menée par Mao. Aux
côtés de Barthes et du directeur du Seuil sont trois
« maoïstes » convaincus qui, de plus, sont des
passionnées de culture chinoise, et en particulier
de littérature classique, et qui ont préparé leur
voyage. Julia Kristeva part même avec un contrat,
avec la maison d’édition créée en 1973 par
Antoinette Fouque, Les éditions des femmes : c’est
là que sera publié « Des
Chinoises » dès
son retour.
Ils sont perdus dans leur rêve, nourri de leurs
lectures, leurs recherches et leurs traductions.
Tous trois ont, à un degré ou un autre, étudié la
langue chinoise : Sollers pendant deux ans en 1968,
Julia Kristeva pendant quatre ans à Paris 7 à partir
de1972, Pleynet dans une moindre |
mesure, mais tous trois ont François Cheng comme maître ès
poésie. Avant le voyage, Sollers a publié trois romans dits
« chinois » et traduit des poèmes de Mao. Il considère sa
passion pour la Chine comme bien plus qu’un engagement
politique : un cheminement intime, « la montée voilée d’un
continent intérieur ».
Bien
qu’ami depuis 1965 de Sollers et de Kristeva qu’il
voyait régulièrement et avec lesquels il a partagé
nombre de combats, Barthes est décalé. Sa passion,
lui, c’est le Japon, où il a déjà fait trois voyages
de mai 1966 à décembre 1968. Le Japon, pour Barthes,
dira Maurice Pinguet
,
c’est comme l’Italie pour Stendhal, le lieu rêvé
d’une autre vie. Surtout, le Japon est pour Barthes
la révélation de la fonction du signe dans la
langue, à la base de tout son travail sur la
sémiologie. Mais il est par ailleurs indifférent à
l’Orient dans son ensemble. Dans le train, en Chine,
pendant que Sollers est plongé dans ses classiques
taoïstes, Barthes lit Bouvard et Pécuchet…
Dans son livre « L’amitié de Roland Barthes »,
publié au Seuil en 2015 (pour le centenaire de la
naissance de son ami), Sollers avoue : « On a bien
failli se brouiller, en Chine, parce qu’il était
pressé de retourner au Japon. »
Voyageur décalé en pleine Révolution culturelle
Il faut dire que l’atmosphère est lourde. Le voyage
se passe en pleine campagne de critique « contre Lin
Biao et Confucius » (批林批孔运动),
campagne qui s’est déroulée |
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Page manuscrite du 1er Carnet,
le programme des visites à Pékin
et Shanghai du 11 au 19 avril |
en deux phases :
une première phase suivant la réunion de la 1ère
séance plénière du 10ème Comité central, fin août
1973, suivie d’une deuxième phase lancée début 1974. C’est
une campagne utilisée par la Bande des quatre pour attaquer
ses ennemis ; en 1974, aux attaques contre Confucius se
joignent celles contre Lin Biao, accusé d’avoir tenté un
coup d’Etat contre Mao. En avril, la campagne bat son plein,
et les carnets de Barthes rendent compte à chaque étape de
l’atmosphère lourdement idéologique qui préside au voyage
.
Ses réactions vont de l’humour à l’ennui devant les
stéréotypes répétés, ce qu’il appelle « les briques »
.
Pages manuscrites du Carnet n°1
(voyage aller, arrivée à Shanghai) |
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Il a
rédigé trois carnets
,
au stylo bille ou au feutre, paginés au feutre
rouge, et a lui-même établi une table des matières
et un index thématique. Il les a utilisés pour un
cours proposé en mai 1974 dans le cadre de son
séminaire de l’Ecole pratique des Hautes Etudes. Le
voyage a ensuite alimenté toute une série de
publications, dont, à l’automne 1974, un numéro
spécial de Tel Quel (« En Chine », n° 59). Les
carnets de Barthes n’ont été publiés qu’en février
2009, chez Christian Bourgois.
Ces carnets sont à replacer bien sûr dans le
contexte l’époque, mais aussi dans celui de l’œuvre
de l’auteur : ils font suite à la |
publication en 1973 du « Plaisir du texte », qui offre des
clés de lecture, en particulier tout ce qui concerne les
concepts de signifiant/signifié que l’on retrouve tout au
long des carnets, mais qui offre aussi un précédent au
niveau du style : pas de narration constituée, mais une
série de remarques (certaines entre crochets), réflexions et
notes rapides, comme en aparté, sur le monde qu’on lui donne
à voir et qu’il perçoit en retrait, « en dehors ».
Ce style est à l’opposé de celui de « L’empire des
signes », publié en 1970, né de la fascination
exercée sur Barthes par le Japon : fascination du
signe, à la fois omniprésent et vide, entraînant une
sorte de « vacillement visuel » analogue à la
« perte de sens du satori » dans le zen… En
Chine, rien de tout cela, et il le note pour le
regretter. La Chine, de 1974, pour lui, c’est le
matraquage des « briques » à longueur de journée,
l’ennui comme leitmotiv, et l’absence inattendue de
dépaysement. Finalement, du sein de la lassitude
induite par les stéréotypes, ressort une impression
générale : la fadeur.
Dès l’arrivée à Pékin, il note laconiquement les
bribes de « briques » qu’on lui assène à chaque
visite, et l’atmosphère telle qu’il la ressent, et
qu’il nous fait ressentir, son laconisme même étant
parfaitement adapté à la pauvreté du discours et des
lieux. Exemple, à l’hôtel le premier soir :
- Austérité : linge non repassé…
Contexte politique : la campagne « Pi lin Pi kong » |
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Campagne Pi Lin Pi Kong,
affiche de février 1974
Critiquer résolument le Confucius dans
la Chine d’aujourd’hui, et Lin
Biao
(collection Landsberger) |
On apprend peu à peu, par des notes récurrentes au fil des
pages, comment était menée la campagne conte Lin Biao et
Confucius, quelles étaient en pratique les lignes de force
idéologiques du mouvement.
Dès le 14 avril, lors de la première visite d’une maison, à
Pékin, mari et femme relatent leur demi-journée d’étude
politique, qui a lieu trois fois par semaine. Barthes note :
- Lin Biao voulait revenir aux rites pour maintenir les
paysans dans la pauvreté… Lin Biao a copié Confucius.
- doxa ressassée, Lin Biao et Confucius avaient le même point de
vue.
Le thème est développé peu après lors de la visite à
l’imprimerie de l’agence Xinhua (Chine nouvelle) :
- On est en train de liquider les crimes de la clique Lin
Biao… Confucius voulait en revenir aux rites… Lin Biao voulait
restaurer une hiérarchie en vigueur à l’époque féodale.
Confucius voulait une politesse qui ne s’appliquait pas aux gens
du peuple. Confucius et Lin Biao étaient pétris de la même
farine (p. 30)
Mais c’est un soir, lors d’une discussion à l’hôtel, que se
diversifie le discours, d’abord sur Confucius : est abordée la
question du Juste Milieu (zhōngyōng
中庸),
traitée par un Ecrivain, resté anonyme avec une majuscule
symbolique :
- Juste Milieu : … Attitude prise envers les contradictions
sociales ; par exemple, Lin Biao a dit que, dans la lutte
anti-révisionnisme soviétique, il ne fallait pas une attitude
outrancière, il ne fallait pas exagérer : il prônait la
réconciliation pour couvrir le Révisionnisme soviétique… et
capituler devant lui. Donc le Juste Milieu est en réalité un
Opportunisme de droite… dans les luttes de classes, une attitude
de bonhommie… Lin Biao : si les deux côtés veulent se
réconcilier, alors on devient amis … ne poursuivons pas la lutte
contre le Révisionnisme soviétique sinon nous perdrons un ami….
La ligne de Lin Biao : pas du tout gauchiste, mais
ultra-droitière. A fait passer en apparence sa ligne pour
gauchiste.
[tout cela reposerait sur les manuscrits de Lin Biao]
(p. 65)
Et toujours, régulièrement, le même refrain :
- leur discours : combinatoire de briques, dont le jeu seul,
très faible, laisse apparaître des différences – sans doute
subtiles à déchiffrer, car ce n’est pas notre code… (p. 41)
- quand on leur a posé les questions à l’avance, ils reviennent
avec des cours.
(p. 66)
Quelques échappées
Les quelques échappées dans un semblant de nature apportent un
contexte qui serait presque exotique. Ainsi la visite aux
Chantiers navals de Shanghai, de l’autre côté du Huangpu (黄浦).
Pour y aller :
- Traversée d’un large quartier populaire. Charbonniers à
tricycles, boulets fumants, halte en auto avant de prendre le
bac. … beaucoup de monde passe, beaucoup de tricycles, paniers,
meubles, moitiés de porcs, cordages…
Puis : traversée du Huangpu. Odeur de poisson. Grand radeau
de bois. Immense voile brune gaufrée … Quelles couleurs !
passées, un peu de jaune, du rouille, du beige, du touron…
De l’autre côté du fleuve, c’est la campagne. Plaques jaunes de
colza. Des femmes, casque vert en osier, travaillent à des
canalisations.
Chantier naval. Festival de dazibao !
(p. 36-37)
Ils y reviennent ensuite pour un tour en bateau :
- Bateaux, bateaux de toutes sortes.
Voici le chantier naval où nous étions hier.
Très beau : les grands bateaux, garés, immobilisés au
milieu du fleuve, parfois deux par deux, pendant des kilomètres.
Et toujours des sampans, des voiles aux couleurs brechtiennes. …
(il
griffonne un dessin) (p. 60)
Voiles treillées, capitonnées.
(p. 61)
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Dessin d’un bateau sur le Huangpu,
Carnets de voyage ne Chine p. 60 |
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Mais l’impression d’ensemble est la fadeur : il regrette
l’uniformité du costume, même s’il arrive à déceler des nuances
de couleur. Il dit :
- Signifiant : ne pas y mettre le Vêtement, il est
ici du côté du signifié. (p. 162)
Après une promenade dehors, devant tous ces corps à l’identique,
il s’exclame : mais où est passée leur sexualité ? Les
femmes sont bien là, mais elles écrasent les hommes, en fait, il
parle plusieurs fois de société infantilisée et de matriarcat.
Au spectacle à Luoyang, il remarque : le Héros positif semble
toujours être une femme (p. 132). Ou encore lors de la
visite d’un jardin d’enfants : ici aussi les filles dominent,
en avance d’une longueur dans les jeux. (p. 148).
Seule exception, au musée de Xi’an, où l’on sent son regard
enfin s’animer :
- Salle de sculptures en pierre. Animaux… Au bout de la
salle, des Bouddhas : enfin le corps, même voilé, apparait.
A Shanghai, l’université est même vide. Il note à la sortie de
la visite d’une librairie :
- Grand immeuble
Premier étage : vitrine Lu Xun. Annonce de nouveautés.
C’est grand, un peu vide. Des visiteurs…
Table avec bancs. Des lecteurs de livres très absorbés,
vieux et très jeunes… [il fait froid…]
(p. 55)
Dans la voiture, ils demandent au guide s’il a lu Hegel. Réponse
tranchante : non : il ne lit que ce qui est en rapport avec la
pratique. (p. 33). On est loin du plaisir du texte…
Ce que Barthes admire et qui le retient, ce sont les
calligraphies. La première mention intervient dès le 17 avril à
Shanghai, lors de la visite de l’« exposition industrielle
permanente »
avec, inévitable, après le déjeuner, un discours sur les progrès
réalisés. Pendant ce temps, Barthes regarde une grande
calligraphie sur le mur devant lui :
- Pendant le speech … j’ai devant moi au mur un
agrandissement d’une calligraphie horizontale de Mao : d’une
élégance totale (calligraphie herbeuse), cursive, impatiente et
aérée…
Après un « petit séminaire » autour d’une tasse de thé, Barthes
reprend sa réflexion, entre crochets :
[Tout de même, ce pays qui, à côté des portraits chromos, fait
abonder les calligraphies de Mao : élégance millénaire, poésie,
forme personnelle. C’est la contre-vulgarité absolue.]
Mais cela ne suffit pas à tromper son ennui : c’est le sentiment
qui revient constamment dans ses notes. Barthes est en retrait,
en dehors, il ne va même pas tout visiter, il reste souvent dans
la voiture, ou derrière. Mais son ennui ne le dispense pas d’un
regard plein d’humour. Ainsi à Luoyang, il dit à la jeune guide
interprète, qui a trente ans mais en paraît cinquante tant elle
est angoissée à l’idée de ne pas prononcer de phrases
correctes :
- Je suis toujours le dernier (du cortège)
- Parce que vous êtes vieux, me dit l’aimable guide aux
phrases correctes.
(p. 132)
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Le groupe place Tian’anmen avec leurs
deux guides-interprètes en noir.
(Fonds Roland Barthes © Julia Kristeva Archives Imec
Thomas Breton)
Julia Kristeva n’apparaît pas, elle prenait la
photo.
Au centre Philippe Sollers et Marcelin Pleynet, à g.
Jean Wahl regarde ailleurs
Roland Barthes, le seul à porter cravate, est
résolument en retrait |
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Fadeur et lassitude
Dans le train qui les emmène de Shanghai à Nankin, il note, au
dehors, la campagne plate, le colza jaune, le blé, les maisons,
le tout lui paraissant assez français – c’est une constatation
qui revient très souvent.
- Vérité du voyage : la Chine n’est pas dépaysante
(contrairement au Japon)
… Vitesse d’omnibus lent. Toujours beaucoup de colza,
des maisons, des silhouettes au travail.
Toutes ces notes attesteront sans doute la faillite, en ce pays,
de mon écriture (par comparaison avec le Japon). Je ne trouve en
fait rien à noter, à énumérer, à classer. (p.
73)
Ses carnets sont pourtant une juxtaposition de notes, le plus
souvent lapidaires, griffonnées à toute vitesse, sans verbe,
avec détails entre parenthèses pour mieux les souligner, et
réflexions entre crochets comme pour mieux y repenser par la
suite. Des petits dessins rapidement esquissés sont insérés de
ci de là, non tant pour agrémenter les propos que pour
participer d’une autre manière à la représentation de la réalité
relatée ; ils sont un autre « effet de réel » pour reprendre le
titre d’un article de 1968.
Il y a des notes, mais pas de narration. Barthes est en fait
constamment en décalage par rapport au pays qu’il visite, il se
sent voyageur étranger, exclus, car il ne peut y avoir dans ce
pays les « rendez-vous » qui sont pour lui la joie, voire
l’essence du voyage. Privé de hasard, il s’ennuie, le dit, et
son écriture reflète cet ennui, son mal-être aussi, car il se
plaint constamment de migraines, d’insomnies. Commentant ces
carnets lors de la publication d’extraits par le Nouvel Obs fin
janvier 2009, le « lecteur bénévole » que se disait être Albert
Gauvin titrera : « Le supplice chinois de Roland Barthes ».
C’est comme s’il avait à peine la force de former des phrases,
mais cette concision même est la forme de sa pensée, dont
l’expression tient du haiku. Il a en fait un sentiment de
désorientation dans l’espace chinois dont il ne saisit pas le
sens, qu’il ressent comme irréel en raison d’une certaine
théâtralité.
Point de non-retour
Signe de cette désillusion, les Carnets sont restés au stade de
la première écriture, c’est un carnet de route qui aurait dû
être réécrit pour être publié. Mais Barthes est mort en 1980
avant de l’avoir fait. Leur publication en 2009, en l’état, peut
être considéré comme un hommage, mais a aussi été critiqué.
Barthes a peu publié sur son voyage par ailleurs.
Des Chinoises
(Edition des femmes 1974) |
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Les autres non plus : le voyage en Chine est pour
Tel Quel un point de non-retour. Le rêve chinois
du trio était né de leurs insatisfactions envers les
modèles communistes existants ; la Chine avait été
la possibilité d’un nouvel ordre mondial, la
promesse de quelque chose de différent. Ce fut la
désillusion.
Le seul à avoir publié son journal dûment réécrit et
complété est Pleynet ; son « Voyage en Chine » a
même un volet de six feuillets de photos. Mais il ne
le publiera qu’en 1980, avec le recul nécessaire.
Julia Kristeva, elle, après avoir publié
« Des
Chinoises » en
1974, abandonne le maoïsme pour se consacrer à la
psychanalyse. Quant à Philippe Sollers, il n’a
ramené de son voyage qu’un court métrage, d’un style
très amateur. En 1981, il abandonne à son tour le
modèle chinois, mais tout en continuant à
s’intéresser à la culture chinoise ancienne, et au
taoïsme en particulier. |
Avec le recul, cependant, resurgissent de temps à autres dans
leurs écrits des souvenirs du voyage, intégrés dans des
articles, entretiens, romans, poésies et autres, comme la
nostalgie d’un rêve envolé.
A lire en complément
BnF – Chroniques n° 59 (Carnets du voyage en Chine)
http://chroniques.bnf.fr/chroniques_59/files/assets/seo/page20.html
(Chronique faisant état d’une césure chronologique du fonds des
manuscrits de Barthes avant et après 1970)
Le voyage en Chine de Tel Quel et de Roland Barthes (1974.
Enjeux, embûches, enseignements, par Meng Qingya, thèse de
doctorat, université Paul Valéry, Montpellier III, 2017
https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01695576/document
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