Nouvelles de a à z

 

« Il ne faut jamais manquer de répéter à tout le monde les belles choses qu’on a lues »

Sei Shōnagon (Notes de chevet)

 
 
 
           

 

 

史铁生《命若琴弦》

Shi Tiesheng « La vie au bout des cordes »

par Brigitte Duzan, 16 février 2015

    

Introduction

   

Ce texte est l’un des plus beaux de Shi Tiesheng, écrit en 1985, peu de temps après ses premières publications. C’est une réflexion sereine sur la vie et les raisons de vivre, et sur la recherche du bonheur, dans les joies nées des difficultés du quotidien.

    

Il est composé comme un cycle, comme la vie elle-même, et l’histoire est située dans un paysage austère qui forme le décor idéal à la philosophie très simple qui en est le thème essentiel : qu’importe le but que l’on s’est fixé dans l’existence, l’important est le parcours que l’on poursuit pour tenter d’y parvenir, même si l’on se rend compte finalement que ce n’était qu’une illusion.

    

Comme souvent chez Shi Tiesheng, les personnages ont un handicap : ce sont deux aveugles. Mais ce sont des conteurs, c’est-à-dire dépositaires de cet art immémorial qui a contribué au développement du xiaoshuo, comme ces conteurs

 

La vie au bout des cordes

auxquels Mo Yan a rendu un hommage personnel dans son discours de réception du prix Nobel.  

    

L’histoire baigne donc dans l’atmosphère poétique du conte, qui renforce le caractère de fable de la nouvelle elle-même.

    


    

Texte et traduction

    

莽莽苍苍的群山之中走着两个瞎子,一老一少,一前一后,两顶发了黑的黑帽起伏攒动,匆匆忙忙,象是随着一条不安静的河水在漂流。无所谓从哪儿来,也无所谓到哪儿去,每人带一把三弦琴1,说书为生2

            

Dans un paysage de montagnes aux contours nébuleux avancent deux aveugles, l’un vieux, l’autre jeune, le premier devant, l’autre derrière, leurs deux chapeaux noirs animés du même mouvement ascendant puis descendant, épousant le rythme rapide de leurs pas, comme s’ils étaient entraînés par le cours tumultueux d’une rivière. Nul ne sait d’où ils viennent ni où ils vont, mais chacun porte un sanxian 1: ce sont des conteurs 2.

    

1. sanxian (三弦) : très ancien instrument de musique à trois cordes pincées età manche long dont le résonateur, en forme de rectangle aux angles arrondis, est recouvert de peau de serpent. Il est traditionnellement utilisé comme instrument d’accompagnement dans des ensembles, mais aussi pour accompagner les chanteurs.

2. la tradition du shuoshu (说书) représente l’art spécifique des conteurs qui, depuis les temps les plus anciens, parcouraient les campagnes chinoises pour « dire » des histoires en s’accompagnant d’un instrument comme le sanxian.

    

方圆几百上千里这片大山中,峰峦叠嶂,沟壑纵横1,人烟稀疏,走一天才能见一片开阔地,有几个村落。荒草丛中随时会飞起一对山鸡,跳出一只野兔、狐狸、或者其它小野兽。山谷中常有鹞鹰盘旋。寂静的群山没有一点阴影,太阳正热的凶。

把三弦子抓在手里。老瞎子喊,在山间震起回声。抓在手里呢。小瞎子回答。

操心身上的汗把三弦子弄湿了。弄湿了晚上弹你的肋条!

抓在手里呢。

            

A des lieues à la ronde, dans cette immensité montagneuse, les pics succèdent aux ravins, les ravins aux pics 1, rares sont les signes de vie humaine ;il faut une journée de marche pour que le paysage s’aplanisse un peu et qu’apparaissent des villages. Des touffes d’herbe sauvage,sur leur passage, s’envole parfois un couple de faisans ou détale un lièvre, un renard, ou quelque autre petite bête sauvage. Au-dessus des vallons planent souvent des busards. Pas une ombre dans le calme profond de ces montagnes, le soleil qui tombe à pic est féroce.

« Prends ton sanxian à la main », crie le vieil aveugle, dont les paroles sont amplifiées par l’écho. « Je le tiens à la main », répond le jeune aveugle.

« Fais attention que la sueur ne le mouille pas ; si tu le mouilles, ce soir, je t’étrillerai les côtes. »

« Mais je le tiens à la main. »

    

1. 峰峦叠嶂,沟壑纵横 fēngluándiézhàng, gōuhèzònghéng brève description très littéraire à consonance poétique, comme une citation de poèmes anciens.

    

老少二人都赤着上身,各自拎了一条木棍探路,缠在腰间的粗布小褂已经被汗水湿润了一大片起来的黄土干的呛人。这正是说书的旺季。天长,村子里的人吃罢晚饭都不呆在家里;有的人晚饭也不在家吃,捧上碗至路边去,或者到场院里。老瞎子想赶着多说书,整个热季领着小瞎子一个村子紧走,一晚一晚紧说。老瞎子一天比一天紧张、激动,心理算定:弹断一千根琴弦的日子就在这个夏天了,说不定就在前面的野羊坳1

            

Le haut du corps dénudé, les deux hommes avancent en tâtant le terrain du bout d’un bâton de bois. Leur chemise de tissu grossier qu’ils ont roulée autour de la taille est déjà trempée de sueur, et la poussière de terre jaune qu’ils soulèvent en marchant est suffocante. C’est la saison des conteurs. Les journées sont très longues. Dans tous les villages, une fois le dîner terminé, personne ne reste chez soi ; certains, même, prennent leur bol et vont manger dehors, au bord de la route ou d’un champ. Voulant profiter au maximum de la saison chaude, le vieil aveugle court de village en village, le jeune aveugle sur les talons, pour conter ses histoires sans rater une seule soirée. Le vieux conteur est de jour en jour plus nerveux, plus excité, car il compte les jours : c’est certainement un jour de cet été qu’il va casser la millième corde de son sanxian, et peut-être bien dans ce village où ils vont, au col de la Chèvre 1.

    

1. ào une dépression entre deux montagnes, une passe, un col. Donc  野羊坳 Yěyáng’ào: la passe du mouton sauvage – ou de la chèvre.

     

暴躁了一整天的太阳这会儿正平静下来,光线开始变得深沉。远远近近的蝉鸣也舒缓了许多。

小子!你不能走快点吗?老瞎子在前面喊,不回头也不放慢脚步。小瞎子紧跑几步,吊在屁股上的一只大挎包叮啷哐啷地响,离老瞎子仍有几丈。

野鸽子都在窝里飞啦。

什么小瞎子又紧走几步。

我说野鸽子都回窝了,你还不快走!

噢。

你又鼓捣我那电匣子呢1

――!鬼动来。2”

那耳机子快让你鼓捣坏了。

鬼动来!2”

老瞎子暗笑:你小子才活了几天?蚂蚁打架我也听得着。老瞎子说。

小瞎子不争辩了,悄悄把耳机子塞到挎包里去,跟在师父身后闷闷地走路。无尽无休的无聊的路。

            

Le soleil qui a tapé toute la journée est maintenant sur son déclin, paisiblement ; ses rayons commencent à prendre des nuances plus profondes. Le chant des cigales,aussi, se fait moins strident.

« Petit ! Tu ne pourrais pas avancer un peu plus vite ? » crie le vieil aveugle, sans se retourner ni ralentir l’allure. Le jeune aveugle fait quelques pas en courant ; le gros sac qu’il porte en bandoulière et lui bat le postérieur accompagne sa course avec un bruit clinquant, mais il reste toujours à quelque distance en arrière.

« Les pigeons sauvages ont regagné leur nid. »

« Quoi ? » demande le jeune aveugle en pressant encore le pas.

« Je dis que les pigeons sauvages ont déjà regagné leur nid, et toi tu n’avances pas plus vite pour autant ! »

« Ha ! »

« Tu as encore manipulé ma radio 1 ».

« Comment ça !  Je n’y ai pas touché ! 2

« Tu vas abîmer les écouteurs. »

« Mais je ne les ai pas touchés ! » 2

Le vieil homme se dit en riant intérieurement : mon petit ami, tu n’es qu’un jeune blanc-bec. « J’entends même les fourmis quand elles se chamaillent » lance-t-il.

Le jeune aveugle cesse de discuter ; il fourre discrètement les écouteurs dans son sac et poursuit son cheminsur  les talons du vieil homme. Sans fin, sans pause, un chemin d’un ennui mortel.

     

1. 电匣子 diànxiàzi littéralement ‘boîte électrique’ : terme dialectal du nord pour désigner un poste de radio (收音机).

2. Expression populaire, littéralement : c’est le diable qui y a touché, pas moi.

…………..

         

走了一阵子,小瞎子听见有只獾在地里啃庄稼,就使劲学狗叫,那只獾连滚带爬地逃走了,他觉得有点开心,轻声哼了几句小调儿,哥哥呀妹妹的。师父不让他养狗,怕受村里的狗欺负,也怕欺负了别人家的狗,误了生意。又走了一会小瞎子又听见不远处有条蛇在游动,弯腰摸了块石头砍过去,哗啦啦一阵子高梁叶子响。老瞎子有点可怜他了,停下来等他。

除了獾就是蛇。小瞎子赶忙说,担心师父骂他。

有了庄稼地了,不远了。老瞎子把一个水壶递给徒弟。

干咱们这营生的,一辈子就是走。老瞎子又说,累不?小瞎子不回答,知道师父最讨厌他说累。

我师父才冤呢。就是你师爷,才冤呢。东奔西走一辈子,到了儿没弹够一千根琴弦。

小瞎子听出师父这会儿心绪好,就问:什么上绿色的长乙(椅)?

什么?噢,八成是一把椅子吧。

曲折的油狼(游廊)呢?

油狼?什么油狼?

曲折的油狼。

不知道。

匣子里说的。

你就爱瞎听那些玩艺儿。听那些玩艺儿有什么用?天底下的好东西多啦,跟咱们有什么关系?

我就没听您说过,什么跟咱们有关系。小瞎子把字说得重。

琴!三弦琴!你爹让你跟了我来,是为了让你弹好三弦子,学会说书。

小瞎子故意把水喝得咕噜响。

再上路时小瞎子走在前头。

            

Un peu plus loin, le jeune aveugle entend un blaireau grignoter des graines dans un champ, il imite l’aboiement d’un chien, et le blaireau détale à toute vitesse. Il trouve cela drôle, et se met à fredonner un air tout bas, mon grand frère ah ma p’tite sœur ah… Son vieux maître ne veut pas qu’il ait un chien ; il a peur qu’ils se fassent attaquer par les chiens, dans les villages, ou que son chien se batte avec d’autres, ils ne pourraient plus travailler. Encore un peu plus loin, le jeune aveugle entend un serpent glisser dans l’herbe ; il se baisse pour ramasser une pierre à tâtons, et la lui lancer – elle tombe dans un bruit de feuilles de sorgho froissées. Le vieil aveugle a un peu pitié de lui et s’arrête pour l’attendre.

« Cette fois, ce n’était plus un blaireau, mais un serpent » explique-t-il très vite, de peur que son maître ne le gronde.

« Il y a des champs, pas très loin », dit le vieil aveugle en passant de l’eau à son jeune élève. « Pour gagner notre vie, dans notre métier, il faut marcher constamment. » - « Tu es fatigué ? » ajoute-t-il.

Le jeune aveugle ne répond pas, sachant parfaitement que ce que le vieil homme déteste le plus, c’est l’entendre dire qu’il est fatigué.

« Mon maître n’a pas eu de chance, lui, il a marché toute sa vie, et il n’a pas réussi à casser la millième corde de son sanxian, ce n’est pas juste. » 

Comme son maître a l’air de bonne humeur, le jeune aveugle lui demande :

« Qu’est-ce que c’est que cela veut dire, se mettre sur une chaire longue verte ? 1»

« Quoi ? A priori, c’est plutôt une chaise longue. »

« Et c’est quoi un cou de loir en zigzag ? 1 »

« Un cou de loir? Uncou de loir comment? »

« Un cou de loir en zigzag. »

« Je ne sais pas »

« Je l’ai entendu à la radio. »

« Tu aimes vraiment écouter ce genre de truc, ça te sert à quoi ?  Il y a plein de choses passionnantes, mais quel intérêt cela a-t-il pour nous ? »

« Vous ne m’avez pas encore expliqué ce que vous voulez dire par "ce qui a de l’intérêt pour nous" » réplique le jeune aveugle en mettant bien l’accent sur le nous.

« Le sanxian ! Ton père t’a confié à moi pour que je t’apprenne à jouer du sanxian, et que je fasse de toi un conteur. Voilà ce qui nous intéresse. »

En guise de réponse, le jeune aveugle avale une bonne gorgée d’eau qu’il déglutit avec un goulougoulou sonore.

Quand ils repartent, c’est lui qui ouvre la marche.

    

1. 长乙(椅)/曲折的油狼(游廊) : jeux de mots sur des termes homophones que le jeune aveugle a entendus à la radio, et qu’il a du mal à interpréter car il ne comprend pas de quels caractères il s’agit.

游廊 yóuláng corridor couvert, véranda /油狼 yóuláng loup rusé – la traduction tente de retrouver une homophonie du même genre : couloir/cou de loir

    

大山的阴影在沟谷里铺开来。地势也渐渐的平缓,开阔。

接近村子的时候,老瞎子喊住小瞎子,在背阴的山脚下找到一个小泉眼,细细的泉水从石缝里往外冒,淌下来,积成脸盆大小的水洼,周围的野草长的茂盛,水流出几十米便被干渴的土地吸干。

过来洗洗吧,洗洗你身臭汗味。

小瞎子拨开野草在水洼边蹲下,心里还猜想着曲折的油狼

把浑身都洗洗。你那样儿准象个小叫花子1

那你不就是个老叫花子了?小瞎子把手按在水里,嘻嘻的笑。

老瞎子也笑,双手捧起水来往脸上泼。可咱们不是叫花子,咱们有手艺2

这地方咱们好象来过。小瞎子侧耳听着四周的动静。

可你的心思总不在学艺上。你这小子心太野。老人的话你从不着耳听。

咱们准是来过这儿。

别打岔!你那三弦子弹的还差着远呢。咱这命就在几根琴弦上,我师父当年就这么跟我说。

            

L’ombre de la montagne s’étend peu à peu sur le vallon. Les courbes du terrain se font plus douces, l’horizon s’ouvre.

En arrivant à proximité du village, le vieil aveugle hèle son jeune compagnon ; au pied de la montagne déjà dans l’ombre, d’une fissure dans la roche s’écoule goutte à goutte le mince filet d’eau d’une petite source ; elle formelà un petit bassin de la taille d’une cuvette autour duquel pousse une herbe haute et luxuriante, mais l’eau ne coule pas très loin, une dizaine de mètres tout au plus, avant de disparaître dans la terre assoiffée.

« Va te laver, tu empestes la transpiration. »

Le jeune aveugle s’agenouille au bord de l’eau en écartant les herbes, en continuant à ressasser intérieurement cette histoire de « cou de loir en zigzag ».

« Et lave-toi bien, tu as l’air de ce qu’on appelait autrefois unjeune gueux 1. »

« Mais vous, alors, vous êtes ce qu’on appelait un vieux gueux ? » réplique le jeune aveugle dans un grand éclat de rire, en plongeant les mains dans l’eau.

Le vieil aveugle se met lui aussi à rire en prenant de l’eau dans la paume de ses mains pour s’en asperger le visage. « Mais nous ne sommes pas des gueux, nous avons un métier artistique 2. »

«  Il me semble que nous sommes déjà venus par ici. » dit le jeune aveugle en prêtant l’oreille à tous les bruits alentour.

« Tu n’arrives pas à te concentrer sur tes études, tu te disperses trop. Tu n’écoutes pas ce que je te dis. »

« Je suis sûr qu’on est déjà venus ici. »

« Ecoute ce que je te dis. Tu es encore loin de bien jouer du sanxian. Notre destin se joue sur les cordes de notre instrument, c’est ce que m’a dit mon maître, dans le temps. »

    

1. 花子 jiàohuāzi terme ancien et littéraire pour désigner un mendiant (乞丐).

2. 手艺 shǒuyì terme désignant un talent particulier dans un art populaire, dont le premier caractère souligne le sens d’artisanal.

    

泉水清凉凉的。小瞎子又哥哥妹妹的哼起来。老瞎子挺来气:我说什么你听见了吗?

咱这命就在这几根琴弦上,您师父我师爷说的。我就听过八百遍了。您师父还给您留下一张药方,您得弹断一千根琴弦才能去抓那付药,吃了药您就能看见东西了。我听说过一千遍了。

你信不信?

小瞎子不正面回答,说:干嘛非得弹断一千根琴弦才能去抓那付药呢?

那是药引子。机灵鬼儿,吃药得有药引子!

一千根断了的琴弦还不好弄?小瞎子忍不住嗤嗤地笑。

笑什么笑!你以为你懂得多少事?得真正是一根一根弹断了的才成。小瞎子不敢吱声了,听出师父又要动气。每回就是这样,师父容不得对这件事有怀疑。

老瞎子也没再作声,显得有些激动,双手搭在膝盖上,两颗头一样的眼珠结着苍天,象是一根一根地回忆着那些弹断的琴弦。盼了多少年了呀,老瞎子想,盼了五十年了!五十年中翻了多少架山,走了多少里路哇。挨了多少回晒,挨了多少回冻,心里受了多少委屈呀。一晚上一晚上地弹,心里总记着,得真正是一根一根尽心地弹断了才成。现在快盼到了,绝出不了这个夏天了。老瞎子知道自己又没什么能要命的病,活过这个夏天一点不成问题。我比我师父可运气多了, 他说,我师父到了儿没能睁开眼睛看一回。

咳!我知道这地方是哪儿了!小瞎子忽然喊起来。

老瞎子这才动了动,抓起自己的琴来摇了摇,叠好的纸片碰在蛇皮上发出细微的响声,那张药方就在琴槽里。

            

L’eau est fraîche. Le jeune aveugle se remet à fredonner mon grand frère ah, ma p’tite sœur ah. Le vieil aveugle s’énerve : « Tu as entendu ce que je viens de te dire ? »

« Notre destin se joue sur les cordes de notre instrument, c’est ce qu’a dit votre maître, vous me l’avez déjà dit cent fois. Votre maître vous a laissé une ordonnance que vous obtiendrez quand vous aurez cassé mille cordes, et une fois que vous aurez pris le remède qui est marqué dessus, vous pourrez voir. Je l’ai entendu mille fois. »

« Et tu le crois ? »

Le jeune aveugle ne répond pas directement : « Et pourquoi faut-il que vous ayez cassé mille cordes pour avoir le remède ? »

« C’est la condition. Tu te crois malin, mais il faut remplir cette condition pour avoir le remède. »

« Trouver mille cordes cassées, ce n’est pas difficile, » se moque le jeune aveugle sans pouvoir s’empêcher de rire.

« Tu ne devrais pas rire, tu n’as rien compris ; c’est en cassant corde après corde de ton sanxian que tu peux y arriver. » Le jeune aveugle ne dit plus rien, pour ne pas irriter encore plus son maître. C’est chaque fois pareil, son maître ne supporte pas qu’il puisse avoir le moindre doute sur ce sujet.

Le vieil aveugle reste silencieux, maisne peut cacher son énervement ; les mains posées sur les genoux, les yeux tournés vers le fond du ciel, il semble perdu dans le souvenir des cordes qu’il a cassées, une à une. Combien d’années à jouer, pense le vieil aveugle, déjà cinquante ans ! Et pendant tout ce temps, combien de montagnes traversées, combien de chemin parcouru ! Combien de journées passées sur la route à souffrir du froid ou à endurer la chaleur, avec au cœur le même sentiment d’injustice ! Jouant soir après soir, avec toujours en tête la même pensée des cordes rompues, le menant une à une vers le but ultime. Maintenant qu’il en est proche, cet été lui semble interminable. Il sait qu’il n’a pas à craindre d’être malade, il va passer l’été sans problème. « J’ai bien plus de chance que mon maître, » dit-il, « lui n’a jamais pu ouvrir les yeux et voir. »

« Ah ! » s’exclame soudain le jeune aveugle, « j’ai compris où on est ! »

C’est alors que le vieil aveugle sort de son immobilité ; il prend son sanxian et le secoue ; le papier soigneusement plié de l’ordonnance qui est glissé à l’intérieur fait un léger bruit en heurtant la peau de serpent.

    

师父,这儿不是野羊岭吗?小瞎子问。老瞎子没搭理他,听出这小子又不安稳了。

前头就是野羊坳,是不是,师父?

小子,过来给我擦擦背。老瞎子说,把弓一样的脊背弯给他。

是不是野羊坳,师父?

是!干什么?你别又闹猫似的1

小瞎子的心扑通扑通跳,老老实实给师父擦背。老瞎子觉出他擦得很有劲。

野羊坳怎么了?你别又叫驴似的会闻味儿。

小瞎子心虚,不吭声,不让自己显出兴奋。

又想什么呢?别当我不知道你这心思。

又怎么了,我?

怎么了你?上回你在这儿疯得不够?那妮子是什么好货!老瞎子心想,也许不该再带他到野羊坳来。可是野羊坳来。可是野羊坳是个大村子,年年在这儿生意都好,能说上半个多月。老瞎子恨不能立刻弹断最后几根琴弦。小瞎子嘴上嘟嘟囔囔的心却飘飘的,想着野羊坳里那个尖声细气的小妮子。

听我一句话,不害你。老瞎子说,那号事靠不住。

什么事?

少跟我贫嘴2。你明白我说的什么事。

我就没听您说过,什么事靠得住。小瞎子又偷偷地笑。

老瞎子没理他,骨头一样的眼珠又对着苍天。那儿,太阳正变成一汪血。

            

« Maître, nous allons bien au village du col de la Chèvre ? » demande le jeune aveugle. La question agace à nouveau le vieux maître qui ne répond pas, alors le jeune s’impatiente.

« C’est bien le village du col de la Chèvre où nous allons, n’est-ce pas, Maître ? »

« Petit, tu vas me frotter le dos, » dit le vieil aveugle en tournant vers lui un dos voûté comme un arc.

« Maître, c’est bien le village du col de la Chèvre ? »

« Oui ! Mais quelle importance ? Tu es comme une chatte en chaleur 1, arrête un peu. »

Le cœur du jeune aveugle se met à battre la chamade, mais il masse consciencieusement le dos de son maître qui trouve qu’il le fait très bien.

« Qu’a-t-il de tant, ce village du col de la Chèvre ? Tu es comme l’âne sentant l’odeur du foin. »

Sur ses gardes, le jeune aveugle ne dit plus rien, et tente de cacher son excitation.

« A quoi penses-tu ? N’essaie pas de me le cacher. »

« Moi, comment ça ? »

« Comment ça ? La dernière fois qu’on est venus ici, tu crois que n’as pas assez fait l’idiot ? Elle est bien, cette fille, hein ? » se dit le vieil aveugle en lui-même, « peut-être n’aurais-je pas dû le ramener dans ce village. » Mais c’était fait. C’est un village important et tous les ans, ici, les affaires marchent bien ; ils peuvent rester une bonne quinzaine de jours, et le vieil aveugle espère y casser les dernières cordes de son instrument. Le jeune aveugle, lui, jubile intérieurement, et marmonne dans sa barbe en pensant à la voix aigüe de la frêle jeune fille du village.

« Si tu m’écoutes, ça ne te fera pas de mal, » dit le vieil aveugle, « en un mot, cette histoire n’est pas sûre. »

« Quelle histoire ? »

« N’essaie pas de jouer au plus fin avec moi. Tu sais très bien ce que je veux dire. »

« Vous ne m’avez pas dit de quelle histoire il s’agit », dit le jeune aveugle en riant sous cape.

Mais le vieux maître ne l’écoute plus. Il a de nouveau tourné ses yeux vitreux vers le ciel où le soleil s’est transformé en une mare de sang.

    

1. 闹猫 nàomāo= 猫发情

2. 贫嘴 pínzuǐ être bavard / jouer sur les mots.

    

两面脊背和山是一样的黄褐色。一座已经老了,嶙峋瘦骨象是山根下裸露的基石。另一座正年青。老瞎子七十岁,小瞎子才十七。小瞎子十四岁上父亲把他送到老瞎子这儿来,这是让他学说书,这辈子好有个本事,将来可以独自在世上活下去。

老瞎子说书已经说了五十多年。这一片偏僻荒凉的大山里的人们都知道他:头发一天天变白,背一天天变驼,年年月月背一三弦琴满世界走,逢上有愿出钱的地方就动琴弦唱一晚上,给寂寞的山村带来欢乐。开头常是这么几句:自从盘古分天地1,三皇五帝到如今2,有道君王害黎民。轻轻弹响三弦琴,慢慢稍停把歌论,歌有三千七百本,不知哪本动人心。于是听书的众人喊起来,老的要听董永卖身葬父3,小的要听武二郎夜走蜈蚣岭4,女人们想听秦得莲5。这是老瞎子最知足的一刻,身上的疲劳和心里的孤静全忘却,不慌不忙地喝几口水,待众人的吵嚷声鼎沸,便把琴弦一阵紧拨,唱到:今日不把别人唱,单表公子小罗成6或者:茶也喝来烟也吸,唱一回哭倒长城的孟姜女7满场立刻鸦雀无声,老瞎子也全心沉到自己所说的书中去。

            

Tous deux ont le dos de la même couleur ocre que la montagne ; mais le corps du vieil aveugle porte la trace des ans, maigre et anguleux comme une pierre dénudée au pied de la pente. Il a soixante-dix ans, l’autre est tout jeune, il n’en a que dix-sept, et il n’en avait que quatorze quand son père l’a confié au vieil aveugle, pour qu’il lui enseigne l’art du conte ; c’est une bonne chose, en ce monde, de pouvoir gagner sa vie tout seul.

Cela fait déjà plus de cinquante ans que le vieil aveugle fait ce métier. Dans ces montagnes perdues et désolées, tout le monde le connaît : ses cheveux blanchissent de jour en jour, il a le dos qui se voûte chaque jour un peu plus, mais il continue à parcourir la contrée avec son sanxian ; chaque fois qu’il trouve un endroit où gagner un peu d’argent, il sort son instrument et conte ses chantefables une soirée durant, apportant un peu de joie dans ces villages isolés. Il commence en général par ces quelques mots : « Depuis les temps reculés où Pangu a séparé la terre du ciel 1, depuis le temps des trois Augustes et des cinq Empereurs 2 jusqu’au jour d’aujourd’hui, il y a une série de souverains qui ont fait le malheur du peuple. Je pince doucement mon sanxian, égrène lentement ma mélopée, des histoires à chanter il y en a plus de trois mille sept cents, quelle est celle qui touchera vos cœurs ? » Alors, de la foule des badauds s’élèvent des cris : les plus âgés demandent l’histoire de Dong Yong prêt à payer par son labeur les funérailles de son père 3, les enfants veulent celle de Wu Song allant de nuit au mont Wugong 4, et les femmes celle de Qin Delian 5. C’est le moment le plus cher au cœur du vieil aveugle, celui qui lui fait oublier les fatigues du voyage et la solitude de son existence ; il prend sans se presser une gorgée d’eau, attend que le tumulte et les cris autour de lui se soient calmés, pince quelques notes sur son sanxian, et commence à chanter : « Aujourd’hui je vais vous chanter une histoire, celle du jeune Luo Cheng 6 et nul autre… », ou encore : « Buvez votre thé, fumez une cigarette, je vais vous conter l’histoire de Meng Jiang Nü dont les pleurs ont fait s’écrouler la Grande Muraille 7. » Brusquement, on aurait pu entendre une mouche voler dans l’assistance, autour du vieil aveugle tout entier absorbé par son histoire.

     

1. Référence au mythe chinois des origines : au début, l’univers n’était qu’un chaos informe ; puis est apparu un œuf où yin et yang étaient parfaitement équilibrés ; Pangu en est sorti, et a séparé le yin (la Terre) du yang (le Ciel), les maintenant séparés de ses bras écartés….

2. C’est-à-dire les premiers dieux et empereurs légendaires de la Chine, avant les empereurs dits historiques, commençant avec la dynastie des Xia.

3. Histoire de l’époque Han : Dong Yong doit emprunter de l’argent à un riche propriétaire pour payer des funérailles à son père, et s’engage à rembourser la somme par son labeur au service du propriétaire ; mais il est aidé par une femme, qixiannü (七仙女), qui se révèle être une envoyée du ciel, ému par sa piété filiale.

4. Episode célèbre des exploits de Wu Erji (武二郎) ou Wu Song (武松), personnage du roman « Au bord de l’eau » (《水浒传》).

5. Personnage féminin de l’opéra de Pékin.

6. Luo Cheng : l’un des « cinq tigres des Sui et des Tang » qui, à la fin de la dynastie des Sui, ont aidé Li Shimin à fonder la dynastie des Tang et ensuite à consolider son pouvoir. Héros populaire du roman de Chu Renhuo (褚人获) « Le roman des Sui et des Tang » (《隋唐演义》), adapté en de nombreux opéras.

7. L’un des légendes les plus populaires en Chine : l’histoire de l’épouse inconsolable de Fan Qiliang, réquisitionné pour construire la Grande Muraille ; mort à la tâche, son corps fut enseveli dans le mur ; venue à sa recherche, Meng Jiang pleura tellement que, dit-on, la Muraille s’effondra…

                 

他会的老书数不尽。他还有一个电匣子,据说是花了大价钱从一个山外人手里买来,为的是学些新词儿,编些新曲儿。其实山里人倒太在乎他说什么唱什么。[人人都称赞他那三弦子弹得讲究,轻轻漫漫的,飘飘洒洒的,疯颠狂放的,那里头有天上的日月,有地上的生灵。老瞎子的嗓子能学出世上所有的声音。男人、女人、刮风下雨、兽啼禽鸣。不知道他脑子里能呈现出什么景象,他一落生就瞎了眼睛,从没过这个世界]

小瞎子可以算见过世界,但只有三年,那时还不懂事。他对说书和弹琴并无多少兴趣,父亲把他送来的时候费尽了唇舌,好说歹说连哄带骗,最后不如说是那个电匣子把他留住。他抱着电匣子听得入神,甚至发觉父亲以时候离去。

            

Il connaît énormément de vieux contes. Mais il aaussi une radio, qu’il a, dit-on, achetée à prix d’or à un inconnu de passage, pour apprendre de nouvelles histoires, de nouveaux airs. En fait, les gens, dans ces montagnes, font très attention à ce qu’il dit, ce qu’il chante… […].

Le jeune aveugle se croit très fort, mais cela fait seulement trois ans qu’il apprend, et ilne savait rien quand il a commencé. Apprendre à conter, à jouer du sanxian, cela ne l’intéresse pas ; quand son père l’a amené, c’est en vain qu’il a cherché à le dissuader de le laisser là ; finalement, c’est le poste de radio qui l’a retenu, bien plus que tout ce qu’on a pu lui dire. Il s’en est emparé, et l’a écouté avec une telle ferveur qu’il n’a même pas remarqué le départ de son père.

    

这只神奇的匣子永远令他着迷,遥远的地方和稀奇古怪的事物使他幻想不绝,凭着三年朦胧的记忆,补充着万物的色彩和形象。譬如海,匣子里说蓝天就象大海,他记得蓝天,于是想象出满天排开的水锅。再譬如漂亮的姑娘,匣子里说就象盛开的花朵,他实在不相信会是那样,母亲的灵柩被抬到远山上去的时候,路上正开遍着野花,他永远记得却永远不愿意去想。但他愿意想姑娘,越来越愿意想;尤其是野羊坳的那个尖声细气的小妮子,总让他心里荡起波澜,直到有一回匣子里唱道,姑娘的眼睛就象太阳,这下他才找到了一个贴切的形象,想起母亲在红透的夕阳中向他走来的样子。其实人人都是根据自己的所知猜测着无穷的未知,以自己的感情勾画出世界。每个人的世界就都不同。

也总有一些东西小瞎子无从想象,譬如曲折的油狼

[… description de la fascination du jeune aveugle pour la radio…]

    

这天晚上,小瞎子跟着师父在野羊坳说书。又听见那小妮子站在离他不远处尖声细气地说笑。书正说到紧要处――“罗成回马再交战,大胆苏烈又兴兵。苏烈大刀如流水,罗成长枪似腾云,好似海中龙吊宝,犹如深山虎争林。又战七日并牙夜,罗成清茶无点唇……”老瞎子把琴弹得如雨骤风疾,字字句句唱得铿锵,小瞎子却心猿意马,手底下早乱了套数……

[… description du vieil aveugle chantant, ce soir-là, l’histoire de Luo Cheng tandis que la jeune fille rit derrière le jeune aveugle….]

    

野羊岭上有一座小庙,离野羊坳村二里地,师徒二人就在这里住下。石头砌的院墙已经残断不全,几间小殿堂也歪斜欲倾百孔千疮,唯正中一间尚可遮蔽风雨,大约是因为这一间中毕竟还供奉着神灵。丰尊泥像早脱尽了尘世的彩饰,还一身黄土本色返朴归真了,认不出是佛是道。院里院外、房顶墙头都长满荒藤野草,蓊蓊郁郁倒有生气。老瞎子每日到野羊坳说书都住在这儿。

[… description du petit monastère où ils vont toujours loger,  à côté du village …]

    

散了书已经不早,老瞎子在下殿里安顿行李,小瞎子在侧殿的檐下生火烧水。去年砌下的灶火稍加修整就可以用。小瞎子蹶着屁股吹火,柴草不干呛得他满院里转着圈咳嗽。老瞎子在正殿里数叨他:我看你能干好什么。

柴湿嘛。

我没说这事。我说的是你的琴,今儿晚上的琴你弹成了什么。

小瞎子不敢接这话茬,吸足了几口气又跪到灶火前去,鼓着腮帮子一通猛吹。你要是不想干这行,就趁早给你爹捎信把你领回去。老这么闹猫闹狗的可不行,要闹回家闹去。

小瞎子咳嗽从灶火边跳开,几步蹿到院子另一头,呼嗤呼嗤大喘气,嘴里一边骂。

说什么呢?

我骂这火。

有你那么吹火的?

那怎么吹?

怎么吹?哼,老瞎子顿了顿,又说,你就当这灶火是那妮子的脸!

小瞎子又不敢搭腔了,跪到灶火前去再吹,心想:真的,不知道兰秀儿的脸什么样。那个尖声细气的小妮子叫兰秀儿。

那要是妮子的脸,我看你不用教也会吹。老瞎子说。

小瞎子笑起来,越笑越咳嗽。

笑什么笑!

您吹过妮子的脸?

老瞎子一时语塞。小瞎子笑得坐在地上。日他妈。老瞎子骂道,笑笑,然后变了脸色,再不言语。

[… le jeune aveugle essaie d’allumer le feu dans le poêle… le vieil aveugle se moque de lui en comparant le feu au visage de la jeune fille du village, sur lequel il faut souffler aussi pour l’allumer … elle s’appelle Lanxiu…]

    

灶膛里腾的一声,火旺起来。小瞎子再去添柴,一心想着兰秀儿。才散了书的那会儿,兰秀儿挤到他跟前来小声说:哎,上回你答应我什么来?师父就在旁边,他没敢吭声。人群挤来挤去,一会儿又把兰秀儿挤到他身边。噫,上回吃人家的煮鸡蛋倒白吃了?兰秀儿说,声音比上回大。这时候师父正忙着跟几个老汉拉话。他赶紧说:――,我记着呢。兰秀儿又把声音压低:你答应给我听电匣子你还没给我听。”“――我记着呢。幸亏那会儿人声嘈杂。

[… le jeune aveugle pense à Lanxiu, qu’il a vue au village, et qui lui a rappelé qu’il lui a promis de lui faire écouter la radio…]

    

正殿里好半天没有动静。之后,琴声响了,老瞎子又上好了一根新弦,他本来应该高兴的,来野羊坳头一晚就又弹断一根琴弦,可是那琴声却低沉、零乱。

小瞎子渐渐听出琴声不对,在院里喊:水开了,师父。

没有回答。琴声一阵紧似一阵了。

小瞎子端了一盆热水进来。放在师父跟前,故意嘻嘻笑着说:您今儿晚还想弹断一根是怎么着?

老瞎了没听见,这会儿他自己的往事都在心中。琴声烦躁不安,象是年年旷野里的风雨,象是日夜山谷中的溪流,象是奔奔忙忙不知所归的脚步声。小瞎子有点害怕了:师父很久不这样了,师父一这样就要犯病,头疼、心口疼、浑身疼,会几个月爬不起炕来。

师父,您先洗脚吧。

琴声不停。

师父,您该洗脚了。小瞎子的声音发抖。

琴声不停。

师父!

琴声戛然而止,老瞎子叹了口气。小瞎子松了口气。老瞎子洗脚,小瞎子乖乖地坐在他身身边。

睡去吧,老瞎子说,今儿格够累的了。

您呢?

你先睡,我得好好泡泡脚。人上了岁数毛病多。老瞎子故意说得轻松。

我等您一块儿睡。

[… le vieil aveugle joue dans la salle du monastère ; la veille, il a cassé une corde et l’a changée ; la musique qu’il joue est tendue, le jeune aveugle a peur qu’il tombe malade, lui apporte de l’eau chaude pour un bain de pied… l’autre continue à jouer, concentré, puis l’envoie se coucher, mais le jeune aveugle veut l’attendre… ]

    

山深夜静,有一点风,墙头的草叶子响。夜猫子在远处哀哀地叫。听得见野羊坳里偶尔有几声狗吠,又引得孩子哭。月亮升起来,白光透过残损的窗棂进了殿堂,照见两个瞎子和三尊神像。

等我干嘛,时候不早了。

你甭担心我,我怎么也不怎么,老瞎子又说。

听见没有,小子?

小瞎子到底年轻,已经睡着。老瞎子推推他让他躺好,他嘴里咕囔了几句倒头睡去。老瞎子给他盖被子时,从那身日渐发育的筋肉上觉出,这孩子到了要想那些事的年龄,非得有一段苦日子过不可了。唉,这事谁也替不了谁。

              

La nuit est calme, dans ces montagnes, il y a juste un peu de vent qui fait frémir l’herbe au bord du mur. On entend une chouette hululer au loin, et, par moments, les aboiements de quelques chiens dans le village, suivis de pleurs d’enfants. A travers les rideaux élimés de la fenêtre, la lueur blanche de la lune éclaire les deux aveugles et les trois images de divinités.

« Pourquoi m’attendre ? Il est déjà tard. »

« Ne te fais pas de souci pour moi, je vais très bien, » ajoute le vieil aveugle.

« Tu as entendu, petit ? »

Mais le petit aveugle est très jeune, il s’est endormi. Le vieil homme l’aide à s’allonger mieux et l’entend murmurer encore quelques paroles avant de sombrer totalement dans le sommeil. Quand il le couvre, il sent sous les doigts les muscles de ce corps arrivé à l’âge où l’on a envie de faire des choses qui promettent inévitablement bien des moments douloureux. Mais on ne peut rien faire, hélas, pour aider quelqu’un à l’éviter.

    

老瞎子再把琴抱在怀里,摩挲着根根绷紧的琴弦。心里使劲念叨:又断了一根了,又断了一根了。再摇摇琴槽,有轻微的纸和蛇皮的磨擦声,唯独这事能为他排忧解烦。一辈子的愿望。

小瞎子作了一个好梦。醒来吓了一跳,鸡已经叫了。他一骨碌爬起来听听,师父下睡得香,心说还好。他摸到那个大挎包,悄悄地掏出电匣子,蹑手蹑脚出了门。

往野羊坳方向走了一会儿,他才觉出不对头,鸡叫声渐渐停歇,野羊坳里还是静静的没有人声。他愣了一会儿,鸡才叫头遍吗?灵机一动扭开电匣子。电匣子里也是静悄悄。现在是半夜。他半夜里听过匣子,什么都没有。这匣子对他来说还是个表。只要扭开一听,便知道是几点钟,什么时候有什么节目都是一定的。

小瞎子回到庙里,老瞎子正翻身。

干嘛哪?

撒尿去了。小瞎子说。

    

Le vieil aveugle reprend son instrument, en caresse les cordes, obsédé par la même idée lancinante : je vais encore casser une corde, je vais encore en casser une… Il le remue légèrement, à nouveau, et entend aussitôt le froissement du papier qui frotte contre la peau de serpent, infime bruissement qui est à lui seul la promesse d’une réponse à son souhait le plus douloureux. L’espoir de toute une vie.

Le jeune aveugle fait de doux rêves. Il est réveillé, en sursaut, par le chant d’un coq, et se redresse en prêtant l’oreille. Son maître dort à poing fermés, tout va bien. Il cherche à tâtons son sac, en sort doucement la radio et sort sur la pointe des pieds. 

Il se dirige vers le village, mais, au bout d’un moment, se rend compte que quelque chose ne va pas. Le coq a cessé de chanter, le village est silencieux, on n’entend pas âme qui vive. Il s’arrête un instant, le coq n’a chanté qu’une fois ? Il a l’idée d’allumer la radio, mais elle aussi est silencieuse. En fait, c’est le milieu de la nuit et, à cette heure-là, il n’y a rien à la radio. La radio, c’est sa montre, à lui. Il lui suffit de l’allumer pour savoir l’heure, en fonction des émissions.

Alors il revient au monastère. Le vieil aveugle se retourne.

« Qu’est-ce que tu fabriques ? »

« Je suis allé pisser » dit le jeune aveugle.

    

一上午,师父逼着他练琴。直到响午饭后,小瞎子才瞅机会溜出庙来,溜进野羊坳。鸡也在树荫下打盹,猪也在墙根下说着梦话,太阳又热得凶,村子里很安静。

小瞎子踩着磨盘,扒着兰秀儿家的墙头轻声喊:兰秀儿――兰秀儿――”

屋里传出雷似的鼾声。

他犹豫了片刻,把声音稍稍抬高:兰秀儿――!兰秀儿!

狗叫起来。屋里鼾声停了,一个闷声闷气的声音问:谁呀?

小瞎子不敢回答,把脑袋从墙头上缩下来。屋里吧唧了一阵嘴,又响起鼾声。

他叹口气,从靡盘上下来怏怏地往回走。忽听见身后嘎吱一声院门响,随即一阵细碎的脚步声向他跑来。

猜是谁?尖声细气。小瞎子的眼睛被一双柔软的小手捂上了。――这才多余呢。兰秀儿不到十五岁,认真说还是孩子。

兰秀儿!

电匣子拿来没?

小瞎子掀开衣襟,匣子挂在腰上。――,别在这儿,找个没人的地方听去。

咋啦?

回头招好些人。

咋啦?

那么多人听,费电。

                 

Toute la matinée, le maître l’oblige à s’exercer sur son sanxian. Ce n’est qu’après le déjeuner que le jeune aveugle trouve l’occasion de filer du monastère, pour aller jusqu’au village. C’est l’heure de la sieste, même les poules somnolent à l’ombre des arbres, et les cochons le long des murs. Le soleil est féroce, le village léthargique.

Le jeune aveugle monte sur la meule devant la maison de Lanxiupour atteindre le haut du mur, devant la cour,et appelle tout doucement : « Lanxiu…, Lanxiu… »

De l’intérieur de la maison provient un ronflement aussi retentissant qu’un coup de tonnerre.

Il hésite un moment avant de reprendre d’une voix un tout petit peu plus forte : « Lanxiu… !,Lanxiu… ! »

Un chien se met à aboyer. Dans la maison, le ronflement a cessé ; une voix étouffée se fait entendre : « C’est qui ? »

 Le jeune aveugle n’ose pas répondre, et retire sa tête du haut du mur. Il entend un bruit de déglutition qui vient de la maison et le ronflement reprend.

Il pousse un soupir, descend de la meule et repart vite. Mais il entend soudain le grincement de la porte de la cour, puis un bruit de pas menus courant vers lui.

« Devine qui c’est ! » lance une petite voix aigüe tandis que deux mains toutes douces lui ferment les yeux – geste totalement superflu, mais Lanxiu a tout juste quinze ans ; il faut bien le dire, c’est encore une enfant.

« Lanxiu ! »

« Tu as apporté la radio ou pas ? »

Le jeune aveugle ouvre le pan de son vêtement : la radio est accrochée à sa ceinture.  « Chut …, pas ici, on va aller ailleurs, où personne ne puisse venir écouter. »

« Ah bon ? »

« Si on reste ici, on va attirer des gens. »

« Et alors ? »

« S’il y a trop de gens qui viennent écouter, cela va consommer beaucoup d’électricité ! »

    

两个人东拐西弯,来到山背后那眼小泉边。小瞎子忽然想起件事,问兰秀儿:你见过曲折的油狼吗?

啥?

曲折的油狼。

曲折的油狼?

知道吗?

你知道?

当然。还有绿色的长椅。就一把椅子。”“椅子谁不知道。

那曲折的油狼呢?

[après quelques tours et détours, ils se retrouvent au bord de la source. Suit un dialogue de sourds sur les deux histoires que le jeune aveugle a entendues à la radio, avec les mêmes ambiguïtés sur les termes homophones]

    

兰秀儿摇摇头,有点崇拜小瞎子了。小瞎子这才郑重其事地扭开电匣子,一支欢快的乐曲在山沟里飘荡。

地方又凉快又没有人来打扰。

这是步步高小瞎子说,跳着哼。一会儿又换了支曲子,叫旱天雷,小瞎子还能跟着哼。兰秀儿觉得很惭愧。

这曲子也叫和尚思妻

兰秀儿笑起来:瞎骗人!

你信不信?

不信。

爱信不信。这匣子里说的古怪事多啦。小瞎子玩着凉凉的泉水,想了一会儿。你知道什么叫接吻吗?

你说什么叫?

这回轮到小瞎子笑,光笑不答。兰秀儿明白准不是好话,红着脸不再问。

音乐播完了一个女人说,现在是讲卫生节目。

啥?兰秀儿没听清。

讲卫生。

是什么?

――,你头发上有虱子吗?

――,别动!

小瞎子赶忙缩回手来,赶忙解释:要有就是不讲卫生。

我才没有。兰秀儿抓抓头,觉得有些刺立,――瞧你自个儿吧!兰秀儿一把搬过小瞎子的头。看我捉几个大的。

    

Lanxiu hoche la tête, un tantinet admirative. Le jeune aveugle allume alors la radio, avec le plus grand sérieux ; un air joyeux s’élève dans le vallon. L’endroit est frais et désert, il n’y a personne pour venir les déranger.

« Cet air s’appelle ‘monter pas à pas’, » explique le jeune aveugle en fredonnant et battant la mesure.

Il est suivi d’une autre chanson, ‘tonnerre un jour sans pluie’, que le jeune aveugle chantonne aussi en même temps. Lanxiu se sent un peu gênée.

« Cet air s’appelle aussi ‘le moine cherche femme’. »

Lanxiu éclate de rire : quel farceur, cet aveugle !

« Tu ne me crois pas ? »

« Non. »

« C’est ton droit. Il y a plein d’histoires bizarres, à la radio. »

Le jeune aveugle joue avec l’eau fraîche de la source, puis ajoute au bout d’un moment : « Tu sais ce que cela veut dire, un baiser ? »

« Dis un peu, c’est quoi ? »

C’est au tour du jeune aveugle de rire, mais il se contente de rire, il ne répond pas. Lanxiu comprend que ce n’est pas quelque chose de correct à dire ; elle rougit et ne pose plus de questions.

A la fin du programme musical, une voix de femme annonce : « Notre sujet du jour est l’hygiène ».

« Quoi ? » dit Lanxiu qui n’a pas bien entendu.

« L’hygiène ».

« C’est quoi ? »

« Euh… tu as des poux ? »

« J’en ai eu…. Ne touche pas ! »

Le jeune aveugle retire aussitôt sa main, et explique très vite : « Si tu en as, c’est que tu n’as pas d’hygiène. »

« Je n’en ai pas. » dit Lanxiu en se grattant la tête car elle sent des démangeaisons. « Mais fais-moi voir ta tête, toi ! » ajoute-t-elle en tournant la tête de l’aveugle, « si j’en vois des gros, je te les écraserai. »

    

这时候听见老瞎子在半山上喊:小子,还不给我回来!该做饭了,吃罢饭还得去说书!他已经站在那儿听了好一会儿了。

野羊坳里已经昏暗,羊叫、驴叫、狗叫、孩子们叫,处处起了炊烟,野羊岭上还有一线残阳,小庙正在那淡薄的光中,没有声响。

小瞎子又蹶着屁股烧火。老瞎子坐在一旁淘米,凭着听觉他能把米中的砂子捡出来。

今天的柴挺干。小瞎了说。

嗯。

还是焖饭?

嗯。

小瞎子这会儿精神百倍,很想找些话说,但是知道师父的气还没消,心说还是少找骂。两个人默默地干着自己的事,又默默地一块儿把饭做熟。岭上也没了阳光。

小瞎子盛了一碗小米饭,先给师父:您吃吧。声音怯怯的,无比驯顺。

老瞎子终于开了腔:小子,你听我一句行不?

嗯。小瞎子往嘴里扒拉饭,回答得含糊。

你要是不愿意听,我就不说。

谁说不愿意听了?我说

我是过来人,总比你知道的多。

    

A ce moment-là leur parvient la voix du vieil aveugle qui crie au loin, à mi pente : « Eh, petit, reviens, il faut préparer le dîner, dès qu’on a fini de manger, il faut qu’on aille faire une séance de conte. » Il reste là un moment, aux aguets.

Le jour tombe déjà sur le village. On entend des moutons bêler, des chiens aboyer, des enfants crier, tandis que partout s’élève la fumée des cuisines ; les derniers feux du de soleil éclairent encore le village et le petit monastère baigne paisiblement dans cette pâle lumière.

Le jeune aveugle se baisse pour allumer le feu, tandis que son vieux maître, à côté, lave le millet où il décèle à l’oreille les grains de sable à éliminer.

« Aujourd’hui, le petit bois est bien sec, » dit le jeune aveugle.

« Hmmm…. »

« Je fais cuire le milletà l’étouffée ? »

« Hmmm…. »

Plein d’ardeur, le jeune aveugle s’active pour tenter de nouer la conversation, mais il sait que la colère du vieux maître ne s’est pas dissipée, et qu’à la moindre occasion il va l’invectiver. Chacun fait son travail sans rien dire et reste silencieux jusqu’à ce que le dîner soit cuit. Le soleil, alors, a disparu derrière la crête.

Le jeune aveugle remplit un bol de millet et le tend à son maître : « C’est pour vous », dit-il d’un ton infiniment docile, teinté d’une certaine appréhension.

Le vieil aveugle sort enfin de son mutisme : « Petit, tu vas m’écouter un peu, ou pas ? »

« Hmmm…. » répondle jeune aveugle sans articuler car il a la bouche pleine.

« Si tu n’as pas l’intention de m’écouter, il vaut mieux que je me taise. »

« Je n’ai pas dit que je n’en avais pas l’intention, j’ai juste dit « Hmmm…. » ! »

« Je ne suis pas né de la dernière pluie, j’ai plus d’expérience que toi. »

    

小瞎子闷头扒拉饭。

我经过那号事。

什么事?

又跟我贫嘴!老瞎子把筷子往灶台上一摔。

兰秀儿光是想听听电匣子。我们光是一块儿听电匣子来。

还有呢?

没有了。

没有了?

我还问她见过曲折的油狼。

我没问你这个。

后来,后来,小瞎子不那么气壮了,不知怎么一下就说起了虱子……”

还有呢?

没了,真没了!

[le vieil aveugle lui demande ce qu’il a fait avec Lanxiu, rien, dit l’autre, on a écouté la radio, et on en est venus à parler de poux… on n’a rien fait…]

              

两个人又默默地吃饭。老瞎子带了这徒弟好几年,知道这孩子不会撒谎,这孩子最让人放心的地方就是诚实、厚道。

听我一句话,保准对你没坏处。以后离她远点好。早年你师爷这么跟我说,我也不相信……”

师爷?说兰秀儿?

什么兰秀儿,那会儿还没她呢,那会儿有你们呢……”老瞎子阴郁的脸又转向暮色浓重的天际,骨头一样白色的眼珠不住地转动,不知道在那儿他想能见什么。许久,小瞎子说:今儿晚上您多半又能弹断一根琴弦,想让师父高兴些。

    

Les deux aveugles se remettent à manger en silence. Cela fait plusieurs années que le vieil aveugle a pris en charge ce jeune disciple, il le connaît, c’est un enfant qui ne sait pas mentir ; ses deux traits de caractère qui le rendent le plus attachant, ce sont sa franchise et sa gentillesse.

« Si tu m’écoutes, tu t’éviteras bien des ennuis. Eloigne-toi d’elle, cela vaudra mieux. Quand j’étais jeune, mon maître m’a dit la même chose, et moi non plus je ne l’ai pas cru… »

« Votre maître ? Il vous a parlé de Lanxiu ? »

« Comment ça, Lanxiu ? Elle n’était pas encore là, à l’époque, mais … » Le vieil aveugle tourne son visage triste vers l’horizon que le crépuscule a assombri ; ses pupilles vitreuses comme des os blanchis sont agitées d’un mouvement incessant, comme s’il cherchait ce qu’il pourrait bien « voir ». Au bout d’un long moment, le jeune aveugle dit à son maître en pensant lui faire plaisir :

« Ce soir, il y a bien des chances pour que vous cassiez encore une corde. »

     

这天晚上师徒在野羊坳说书。上回说到罗成死,三魂七魄赴幽冥1,听歌君子莫嘈嚷,列位蝗我道下文。罗成阴魂出地府,一阵旋风就起身,旋风一阵来得快,长安不远面前存……”老瞎子的琴声也乱,小瞎子的琴声也乱,小瞎子回忆着那比柔软的小手捂在自己脸上的感觉,还有自己的头被兰秀儿搬过去的滋味。老瞎子想起的事情更多……

夜里老瞎子翻来覆去睡不安稳,多少往事在他耳边喧器,在他心头动荡,身体里仿佛有什么东西要爆炸。坏了,要犯病,他想。头昏,胸口憋闷,浑身紧巴巴的难受。他坐起来,对自己叨咕:可别犯病,一犯病今年不甭想弹够那些琴弦了。他又摸到琴。要能叮叮当当随心所欲地疯弹一阵,心头的忧伤或许就能平息耳边的往事或许就会消散。可是小瞎子正睡得香甜。

    

Ce soir-là, maître et élève donnent ensemble la représentation. « La dernière fois, je vous ai conté la mort de Luo Cheng, comment son âme estdescendue aux enfers 1, … mesdames et messieurs, je vais maintenant vous conter la suite. L’âme de Luo Cheng est revenue des enfers, dans un coup de vent soudain il s’est relevé de sa tombe, et s’est retrouvé tout près de Chang’an… » Sur son sanxian, le vieil aveugle joue une musique déchaînée ; sur le sien, le jeune aveugle joue de façon tout aussi débridée. Il se rappelle l’impression de douceur laissée sur son visage par les mains de Lanxiu, et a encore en lui la sensation ressentie quand elle lui a tourné la tête. C’est bien plus que ce que pense le vieil aveugle…..

Cette nuit-là, le vieil aveugle se tourne et se retourne sans parvenir à s’endormir ; tant de voix du passé reviennent le hanter, lui agitent le cœur ; il a le sentiment que quelque chose en lui est sur le point d’exploser. Il ne se sent pas bien, a peur d’être malade. Il a la tête qui tourne, la poitrine oppressée, il ressent dans tout son corps une tension difficile à supporter. Il se redresse, et marmonne en lui-même : « Il ne faut pas que je tombe malade, autrement je n’arriverai jamais à avoir le compte de cordes. » Il touche son sanxian. Il a envie de se mettre à jouer, à jouer furieusement ; il a le sentiment que cela apaiserait la tristesse qui est en lui, en calmant les voix du passé, et peut-être même en les faisant carrément disparaître. Seulement voilà, le jeune aveugle est là, qui dort du sommeil du juste.

    

1. Exactement 三魂七魄 sanhunqipo : les trois âmes hun et les sept âmes po, les premières étant les éléments spirituelsde l’esprit, les dernières plutôt liées aux instincts primaires. 幽冥 yōumíng le monde souterrain, l’enfer.

     

他只好再全力去想那张药方和琴弦:还剩下几根,还只剩最后几根了。那时就可以去抓药了,然后就能看见这个世界――他无数次爬过的山,无数次走过的路,无数次感到过她的温暖和炽热的太阳,无数次梦想着的蓝天和月亮和星星……还有呢?还有什么?他朦胧中所盼望的东西似乎比这要多得多……

夜风在山里游荡。

不过现在他老了,无论如何没年活头了,失去的,已经永远失去了,他象是刚刚意识到这一点。七十年中所受的全部辛苦就为了最后能看一眼世界,这值得吗?他问自己。

小瞎子在梦里笑,在梦里说:那是一把椅子,兰秀儿……”

猫头鹰又在凄哀地叫。

老瞎子静静地坐着,静静地坐着的还有那三尊分不清是佛是道的泥像。

鸡叫头遍的时候老瞎子决定,天一亮就带这孩子离开野羊坳。否则这孩子受不了,他自己也受不了。兰秀儿不坏,可这事会怎么结局,老瞎子比谁都得清楚。鸡叫二遍,老瞎子开始收拾行李。

    

Il préfère ne penser qu’à l’ordonnance, et à son sanxian : il ne lui reste plus que quelques cordes à casser, les toutes dernières. Il pourra alors aller chercher le remède, et il verra – il verra le monde autour de lui, la montagne sillonnée tant de fois, le chemin parcouru tant de fois, le soleil dont il a tant de fois ressenti la chaleur, douce ou brûlante, il verra le bleu du ciel, la lueur de la lune et les innombrables étoiles dont il a rêvé tant de fois… Et quoi encore ? Y a-t-il autre chose ?  Dans son demi-sommeil, il lui semble qu’il y a bien plus de choses qu’il rêve de voir….

Le vent, dans la nuit, court la montagne.

Mais il est vieux maintenant ; de toutes façons, il ne reviendra pas en arrière, le passé est passé, on dirait qu’il vient juste d’en prendre conscience. Soixante-dix années de souffrances vécues dans le seul espoir de pouvoir jeter un regard sur le monde, un jour, cela vaut-il vraiment la peine ? se demande-t-il.

Le jeune aveugle est en train de rêver : « C’est une chaise, Lanxiu… » dit-il en riant.

On entend à nouveau le hululement lugubre de la chouette.

Le vieil aveugle reste assis en silence ; devant lui, tout aussi silencieuses, il discerne à peine ces trois statuettes de terre, dont on ne sait trop si ce sont des divinités taoïstes ou bouddhistes.

Au premier chant du coq, le vieil homme a décidé de quitter le village dès l’aube et d’emmener le jeune aveugle ailleurs. Autrement, la situation deviendrait insupportable, pour tous les deux. Elle est bien, Lanxiu, mais l’issue lui paraît claire, tout aveugle qu’il est. Au second chant du coq, il commence à préparer les bagages.

    

可是一早起来小瞎子病了,肚子疼,随即又发烧。老瞎子只好把行期推迟。

一连好几天,老瞎子无论是烧火、淘米、捡柴,还是给小瞎子挖药、煎药,心里总在说:值得,当然值得。要是不这么反反复复对自己说身上的力气几乎就要垮掉。我非要最后看一眼不可。”“要不怎么着?就这么死了去?”“再说就只剩下最后几根了。后面三句都是理由。老瞎子又冷静下来,天天晚还到野羊坳去说书。

这一下小瞎子倒来了福气。每天晚上师父到岭下去了,兰秀儿就猫似的轻轻跳进庙里来听匣子。兰秀儿还带来熟的鸡蛋,条件是得让她亲手去扭那匣子的开关。往哪边扭?”“往右”“扭不动。”“往右,笨货,不知道哪边是右哇?咔哒一下,无论是什么便响起来,无论是什么俩人都爱听。

    

Mais, au réveil, le jeune aveugle est malade, il a mal au ventre et a même de la fièvre. Le vieil aveugle est bien obligé de repousser leur départ.

Les jours suivants, c’est lui qui doit allumer le feu, laver le millet, aller chercher du petit bois ; il lui faut aussi aller ramasser les ingrédients pour les médicaments et les préparer, et pendant tout ce temps il se dit : « Oui, cela vaut la peine, bien sûr que cela vaut la peine. » S’il ne se l’était pas répété, encore et encore, il se serait effondré. « Il faut absolument que je voie un jour. » - « Je ne peux pas mourir comme ça. » - « Plus que quelques cordes… ». Dans ces trois phrases est sa raison d’être. Alors il continue paisiblement à aller tous les soirs au village pour une séance de conte.

Ce sont des jours heureux pour le jeune aveugle. Tous les soirs, quand le maître est parti, aussi silencieuse qu’un chat, Lanxiu se faufile furtivement dans le monastère pour écouter la radio ; elle vient en apportant des œufs durs, mais à la condition d’allumer elle-même le poste. « Faut le tourner dans quel sens, le bouton ? » - « A droite » - « Il tourne pas » - « A droite, idiote, tu ne sais pas où est ta droite ? » - « Clic » Tout leur plaît, quel que soit le programme.

    

又过了几天,老瞎子又弹断了三根弦。

这一晚,老瞎子在野羊坳里自弹自唱:不表罗成投胎事,又唱秦王李世民。秦王一听双泪流,可怜爱卿丧残身,你死一乘风破浪打紧,缺少扶朝上将军……”

野羊坳上的小庙里这时更热闹。电匣子的音量开得挺大,又是孩子哭,又是大人喊,轰隆隆地又响炮,嘀嘀哒吹地又吹号。月光照进正殿,小瞎子躺着啃鸡蛋,兰秀儿坐在他旁边。两个人都听得兴奋,时而大笑,时而稀里糊涂莫名其妙。

这匣子你师父哪卖来?

从一个山外头的人手里。

你们到山外头去过?兰秀儿问。

没。我早晚要去一回就是,坐坐火车。

火车?

火车你也不知道?笨货。

噢,知道知道,冒烟哩是不是?

过了一会儿兰秀儿又说:保不准我就得到山外头去。语调有些惶。

是吗?小瞎子一挺坐起来,那你到底瞧瞧曲折的油狼是什么。

你说是不是山外头的人都有电匣子?

谁知道。我说你听清楚没有?曲、折、的、油、狼,这东西就在山外头。

那我得跟他们要一个电匣子。兰秀儿自言自语地想心事。

要一个?小瞎子笑两声,然后住气,然后大笑:你干嘛不要俩?你可真本事大。你知道这匣子几千块钱一个?把你卖了吧,怕也换不来。

兰秀儿心里正委屈,一把揪住小瞎子的耳朵使劲拧,骂道:好你死瞎子。

    

Au bout de quelques jours, le vieil aveugle a encore cassé trois cordes.

Ce soir-là, il conte en s’accompagnant au sanxian : « Ce soir je ne vais pas vous conter comment Luo Cheng s’est réincarné, je vais vous chanter l’histoire de Li Shimin, le roi de Qin 1. [… ]. »

Au même moment, l’ambiance est tout aussi animée dans le petit monastère au-dessus du village.

Le volume de la radio est très fort, on entend des pleurs d’enfant, des cris d’adultes, des explosions assourdissantes […]. La lueur de la lune éclaire la pièce ; le jeune aveugle est allongé et grignote un œuf dur, Lanxiu est assise à côté de lui. Tous deux sont très excités par l’émission qu’ils écoutent ; par moment, cela les fait rire, à d’autres cela les laisse pantois, ils n’y comprennent rien.

« Ton maître l’a achetée où, cette radio ? »

« Il l’a achetée à quelqu’un qui n’était pas d’ici. »

« Vous êtes allés ailleurs qu’ici ? » demande Lanxiu.

« Non. Mais un jour je veux le faire, en prenant le train. »

« Le train ? »

« Idiote, tu ne sais pas ce que c’est qu’un train ? »

« Mais si je sais, bien sûr que je sais. C’est le truc qui fait plein de fumée, c’est ça ? » réplique Lanxiu.

Mais elle ajoute un instant après, d’un ton légèrement effrayé : « Si ça se trouve, c’est moi qui m’en irai d’ici. »

« Vraiment ? » s’exclame le jeune aveugle en se redressant « Alors tu pourras voir ce que c’est, un cou de loir en zigzag. »

« Dis-moi, ailleurs que dans ces montagnes, tout le monde a une radio ? »

« Qui sait ?Mais tu as bien entendu ce que je t’ai dit ? un-cou-de-loir-en-zig-zag, c’est quelque chose à voir, là-bas. »

« Moi aussi je veux une radio. » déclareLanxiu en poursuivant son idée.

« Tu veux une radio ? » réplique le jeune aveugle entre deux éclats de rire, « Et pourquoi tu ne te contentes pas de celle-ci ? Ce n’est pas une mince affaire. Tu sais que cela coûte plusieurs milliers de yuan, une radio comme celle-ci ? J’ai bien peur que tu ne puisses pas t’en payer une. »

Lanxiu se sent offensée ettire l’oreille du jeune aveugle d’un air rageur en lançant : « Maudit aveugle! »

    

1. Li Shimin est le second empereur de la dynastie des Tang, Tang Taizong (唐太宗), mais il est considéré comme son cofondateur. Il a d’abord combattu les barbares Tujue avec l’armée des Sui, puis, voyant la dynastie perdue, il se battit avec son père, Li Yuan (李淵), et ses frères pour en établir une nouvelle. QuandLi Yuan fonda la dynastie des Tang, Li Shimin, son second fils, reçut le titre de Roi de Qin.

    

两个人在堂殿里扭打起来。三尊泥像袖手旁观帮不上忙,两个年青的正在发育的身体碰撞在一起,纠缠在一起,一个把一个压进身下,一会儿又颠倒过来,骂声变成笑声。匣子在一边唱。

打了好一阵子,两个人都累得住手,心怦怦跳,躺着喘气,不言声儿,谁却也不愿意再拉开距离,兰秀儿呼出的气吹在小瞎子的脸上,小瞎子感到了诱惑,并且想起那天吹火时师父说的话,就往兰秀儿脸上吹气。兰秀儿并不躲。

嘿,小瞎子小声说,你知道接吻是什么了吗?

是什么?兰秀儿的声音也小。

小瞎子对着兰秀儿的耳朵告诉她。兰秀儿不说话。老瞎子回来之前,他们试着亲了嘴儿,滋味真不坏……

    

[… ils se disputent en criant, puis en viennent aux mains en riant, sous le regard des statuettes impavides, et au son de la musique à la radio…  finalement, le jeune aveugle repose sa question : tu sais ce que c’est qu’un baiser ? …]

    

就是这天晚上,老瞎子弹断了最后两根琴弦。两根弦一齐断了。他没料到。他几乎是连跑带爬地上了野羊岭,回到小庙里。小瞎子吓了一跳:怎么了,师父?

老瞎子喘吁吁地坐在那儿,说不出话。小瞎子有些犯嘀咕:莫非是他和兰秀儿干的事让师父知道了?

老瞎子这才相信一切都是值得的。一辈子的辛苦是值得的。能看一回,好好看一回,怎么都是值得的。

小子,明天我就去抓药。

明天?

明天。

又断了一根了?

两根。两根都断了。

老瞎子把那两根弦卸下来,放在手里揉搓了一会儿,然后把他们并到另外的九百九十八根去,绑成一捆。

明天就走?

天一亮就动身。

    

C’est ce soir-là que le vieil aveugle casse ses deux dernières cordes, d’un seul coup. C’est tellement inattendu qu’il remonte précipitamment au petit monastère. Le jeune aveugle a un moment de frayeur : « Que se passe-t-il, maître ? »

Voyant le vieil aveugle, hors d’haleine,  rester assis sans rien dire, il se demande s’il n’aurait pas appris ce qu’il a fait avec Lanxiu.

Le vieil aveugle, lui, est maintenant certain que toute cette vie de souffrance valait bien la peine d’être vécue. Puisqu’il va voir, voir enfin.

« Petit, demain je vais aller chercher le remède. »

« Demain ? »

« Demain. »

« Vous avez cassé une autre corde ? »

« Deux. J’en ai cassé deux d’un coup. »

Le vieil aveugle prend les deux cordes, les caresse du bout des doigts dans sa main, puis les range avec les neuf cent quatre-vingt-dix-huit autres, et les attache ensemble.

« On part demain ? »

« Demain dès l’aube ».

    

小瞎子心里一阵发凉。老瞎子开始剥琴槽上的蛇皮。

可我的病还没好利索。小瞎子小声叨咕。

噢,我想过了,你就先留在这儿,我用不了十天就回来。

小瞎子喜出望外。

你一个人行不?

行!小瞎子紧忙说。

老瞎子早忘了兰秀儿的事。吃的、喝的、烧的全有。你要是病好利索了,也该学着自个儿出去说回书。行吗?

行。小瞎子觉得有点对不住师父。

蛇皮剥开了,老瞎子人琴槽中取出一张叠得方方正正的纸条。他想起这药方进琴槽时,自己才二十岁,便觉得浑身上下都好象冷。

小瞎子也把那药方放在手里摸了一会儿,也有了几分肃穆。

你师爷一辈子才冤呢。

他弹断了多少根?

他本来能弹够一千根,可他记成了八百。要不然他能弹断一千根。

天不亮老瞎子就上路了。他说最多十天就回来。谁也没想到他竟去了那么久。

     

Le jeune aveugle sent son cœur se glacer, tandis que le vieil aveugle commence à défaire la peau de serpent qui couvre son sanxian.

« Mais je ne suis pas totalement guéri, » balbutie-t-il.

« Ah, alors je vais y aller, tu n’as qu’à rester ici, je reviens dans une dizaine de jours. »

Le jeune aveugle se réjouit de cette décision inattendue.

« Tu vas te débrouiller tout seul ? »

« Pas de problème, » répond très vite le jeune aveugle.

Le vieil aveugle a complètement oublié l’histoire de Lanxiu, « Tu as de quoi manger, boire, et faire du feu. Et si tu te sens mieux, tu pourras aller au village raconter quelques histoires que tu connais. D’accord ? »

« D’accord. » répond le jeune aveugle….

Le vieil aveugle se mit en route avant même le lever du jour. Il dit en partant qu’il serait de retour dans une dizaine de jours tout au plus ; personne ne pouvait imaginer qu’il resterait absent aussi longtemps.

    

老瞎子回到羊坳时已经是冬天。漫天大雪,灰暗的天空连接着白色的群山。没有声息,处处也没有生气,空旷而沉寂。所以老瞎子那顶发了黑的草帽就尤其躜动得显著。他蹒蹒跚跚地爬上野羊岭,庙院中衰草瑟瑟,窜出一只狐狸,仓惶逃远。

村里人告诉他,小瞎子已经走了些日子。

我告诉他等我回来。

不知道他干嘛就走了。

他没说去哪儿,留下什么话没?

他说让您甭找他。

什么时候走的?

人们想了好久,都说是在兰秀儿嫁到山外去的那天。老瞎子心里便一切全明白。

    

Quand il revient au village du Col de la Chèvre, c’est déjà l’hiver. Il arrive par un jour de neige. La chaîne de montagnes blanches se détache sur le fond du ciel gris sombre. Il n’y a pas un bruit à la ronde, pas le moindre signe de vie. Aussi son chapeau de paille noire en mouvement se fait-il d’autant plus remarquer. Il grimpe péniblement du village au petit monastère ; la cour est couverte d’herbes qui font un bruissement sec et d’où s’échappe un renard affolé qui part en détalant.  

Les gens du village lui apprennent que cela fait déjà un bout de temps que le jeune aveugle est parti.

« Mais je lui ai dit de m’attendre. »

« Personne ne sait pourquoi il est parti. »

« Il n’a pas dit où il allait ? Il n’a pas laissé un mot ? »

« Il a dit de ne pas le chercher ».

« Quand est-il parti ? »

Les gens ont longtemps réfléchi avant de lui dire que c’était le jour où Lanxiu s’était mariée avec un étranger, et était partie vivre loin du village. Le vieil aveugle comprend d’un coup ce qui s’est passé.

    

众人劝老瞎子留下来,这么冰天雪地的上哪去?不如在野羊坳说一冬天书。老瞎子指指他的琴,人们见琴柄上空荡荡已经没了琴弦。老瞎子面容也憔悴,呼吸也孱弱,嗓音也沙哑了,完全变了个人。他说得去找他的徒弟。

若不是还想着他的徒弟,老瞎子就回不到野羊坳。那张他保存了五十年的药方原来是一张无字的白纸。他不信,请了多少识字而又诚实的人帮他看,人人都说那果真是一张无字的白纸。老瞎子在药铺前的台阶上坐了一会儿,他以为是一会儿,其实已经几天几夜,骨头一样的眼珠在询问苍天,脸色也变成骨头一样的苍白。有人以为他是疯了,安慰他,劝他。老瞎子苦笑:七十岁了再疯还有什么意思?他只是再不想动弹,吸引着他活下去、走下去、唱下去的东西骤然间消失干净。就象一根不能拉紧的琴弦,再难弹出悦耳的曲子。老瞎子的心弦断了,准确地说,是有一端空无所系了。一根琴弦需要两个点才能拉紧。心弦也要两个点――一头是追求,一头是目的――你才能在中间这紧绷绷的过程上弹响心曲。现在发现那目的原来是空的。老瞎子在一个小客店里住了很久,觉得身体里的一切都在熄灭。他整天躺在炕上,不弹也不唱,一天天迅速地衰老。直到花光了身上所有的钱,直到忽然想起他的徒弟,他知道自己的死期将至,可那孩子在等他回去。

    

Les gens du village conseillent au vieil aveugle de rester, où veut-il aller par ce temps glacial et cette neige ? Il ferait bien mieux de faire quelques séances de contes d’hiver au village. Mais le vieil homme leur montre son instrument : il n’a plus de cordes. Il a le visage hagard, la respiration courte, la voix rauque, il a beaucoup changé. Il dit qu’il va partir, chercher son élève.

Si ce n’avait été pour lui, le vieil aveugle ne serait pas revenu au village du Col de la Chèvre. Cette ordonnance, précieusement conservée pendant cinquante ans, n’était finalement qu’un morceau de papier blanc. Il n’était pas arrivé à le croire, avait demandé à une foule de gens de l’aider à le lire, mais tout le monde lui avait dit la même chose : ce n’était qu’une feuille de papier blanc, il n’y avait rien d’écrit dessus. Le vieil aveugle était resté assis un moment sur les marches devant la boutique - ou ce qui lui avait semblé être un moment, mais avait duré en fait plusieurs jours et plusieurs nuits - ses prunelles vitreuses scrutant les cieux, et son visage lui-même arborant aussi la teinte blafarde des os d’un cadavre. Le croyant devenu fou, les passantscherchaient à le consoler, le conseiller, mais le vieil aveugle avait un sourire amer : devenir fou à soixante-dix ans, cela a-t-il un sens ? La seule chose dont il était certain, c’est qu’il n’avait plus envie de bouger ; tout ce qui l’avait poussé à continuer à vivre, à avancer, à chanter, tout cela avait brusquement disparu. C’était comme un instrument que l’on n’arrive pas à accorder correctement : on n’arrive pas à jouer de beaux airs avec. C’est la corde du cœur du vieil aveugle qui s’était cassée, ou plus exactement, elle s’était détachée, et il était impossible de la retendre. La corde du cœur a deux attaches : à une extrémité est la recherche, à l’autre l’objectif à atteindre. Ce n’est qu’en jouant sur la corde tendue entre ces deux points que l’on peut faire entendre la musique du cœur. Or il venait de s’apercevoir que son objectif à lui était vide de sens. Il est resté longtemps dans une chambre d’auberge, en pensant que tout son être était détruit, restant étendu sur le kang toute la journée, sans jouer ni chanter, et vieillissant à toute vitesse de jour en jour. Jusqu’à ce qu’il ait dépensé tout son argent. Et qu’il pense alors à son élève. Il savait que sa mort était proche, mais le jeune garçon attendait son retour.

    

茫茫雪野,皑皑群山,在地之间躜动着一个黑点。走近时,老瞎子的身身影弯得如一痤桥。他去找他的徒弟。他知道那孩子目前的心情、处境。

他想自己先得振作起来,但是不行,前面明明没有了目标。

他一路走,便怀恋起过去的日子,才知道以往那些奔奔忙忙兴致勃勃的翻山、走路、弹琴,乃至心焦、忧虑都是多么欢乐!那时有个东西把心弦扯紧,虽然那东西原是虚设。老瞎妇想起他师父临终时的情景。他师父把那张自己没用上的药方封进他的琴槽。您别死,再活几年,您就能睁眼看一回了。说这话时他还是个孩子。他师父久久不言语,最后说:记住,人的命就象这琴弦,拉紧了才能弹好,弹好了就够了。”……不错,那意思就是说:目的本来没有。不错,他的一辈子都被那虚设的目的拉紧,于是生活中叮叮当当才有了生气。重要的是从那绷紧的过程中得到欢乐,老瞎子知道怎么对自己的徒弟说了。可是他又想:能把一切都告诉小瞎子吗?老瞎子又试着振作起来,可还是不行,总摆脱不掉那无字的白纸……

    

Sur l’immensité poudreuse de la neige, le blanc immaculé des montagnes, c’est un petit point noir qui avance, courbé sur la terre. En approchant, le vieil aveugle est tellement voûté que l’ombre de son corps a l’air d’un pont. Il vient chercher son élève. Il sait bien, maintenant, quels sont les sentiments du jeune garçon, dans quel état il doit être.

Il pense qu’il doit d’abord se secouer un peu, mais non, impossible, il n’a rien à attendre de l’avenir.

En marchant, cependant, il en vient à se rappeler les jours passés ; c’est alors seulement qu’il réalise combien tous ces périples à travers les montagnes, toutes ces soirées à jouer, combien tout cela comportait d’heureux enthousiasme, au point que même les soucis et les peines avaient leur part de joie ! Il y avait alors quelque chose qui lui tendait la corde du cœur, même si c’était une illusion. Le vieil aveugle se rappelle son maître, au moment de mourir. Il avait glissé dans son sanxian cette feuille d’ordonnance que lui-même n’avait pas utilisée. « Ne mourez pas tout de suite, attendez quelques années encore, jusqu’à ce que vous puissiez voir, un dernier instant. » Il était encore un enfant quand il avait dit cela. Son maître était resté longtemps silencieux avant de répondre : « N’oublie pas, une vie humaine est comme la corde d’un instrument, il faut qu’elle soit bien tendue pour pouvoir rendre un beau son, et il suffit qu’elle rende un beau son. » …. Pas mal, cela signifie qu’il n’y a pas d’objectif final. C’est la tension même de toute son existence vers cet objectif illusoire qui avait donné tout son dynamisme à sa vie. L’important, c’est de savoir trouver le bonheur dans la tension du parcours. Le vieil aveugle sait que c’est cela qu’il veut dire à son élève. Mais il se demande aussitôt s’il peut le lui dire. Il essaie encore une fois de se secouer, mais n’y arrive pas, il y a toujours cette feuille de papier blanc qui le hante.

    

在深山里,老瞎子找到了小瞎子。

小瞎子正跌倒在雪地里,一动不动,想那么等死。老瞎子懂得那绝不是装出来的悲衰。老瞎子把他拖进一个山洞,他已无力反抗。老瞎子捡了些柴,打起一堆火。

小瞎子渐渐有了哭声。老瞎子放了心,任他尽情尽意地哭。只要还能哭就还有救,只要还能哭就有哭够的时候。

小瞎子哭了几天几夜,老瞎子就那么一声不吭地守着。火光和哭声惊动了野免子、山鸡、野羊和狐狸和鹞鹰……

终于小瞎子说话了:干嘛咱们是瞎子!

就因为咱们是瞎子。老瞎子回答。

终于小瞎子又说:我想睁开眼看看,师父,我想睁开眼看看!哪怕就看一回。

你真那么想吗?

真想,真想――”

老瞎子把篝火拨得更旺些。

[le vieil aveugle trouve son élève étendu sans bouger dans la neige, il l’emmène dans une grotte, fait du feu… et l’autre se met à pleurer ; le vieil aveugle est rassuré, s’il pleure il est sauvé… le feu et les pleurs éloignent les animaux sauvages…]

Le jeune aveugle lui demande enfin : « Pourquoi sommes-nous aveugles ? »

« Parce que c’est ainsi. » réponde le vieil aveugle.

Alors, le jeune aveugle lui dit : « Je veux ouvrir les yeux et voir, maître, je veux ouvrir les yeux et voir, ne serait-ce qu’un instant ! »

« C’est vraiment ton désir ? »

« Oui, vraiment, c’est cela que je voudrais. »

Le vieil aveugle, alors, attise le feu pour qu’il flambe de plus belle.

    

雪停了。铅灰色的天空中,太阳象一面闪光的小镜子,鹞鹰在平稳地滑翔。

那就弹你的琴弦,老瞎子说,一根一根尽力地弹吧。

师父,您的药抓来了?小瞎子如梦方醒。

记住,得真正是弹断的才成。

您已经看见了吗?师父,您现在看得见了?

小瞎子挣扎着起来,伸手去摸师父的眼窝。老瞎子把他的手抓住。

记住,得弹断一千二百根。

一千二?

把你的琴给我,我把这药方给你封在琴槽里。老瞎子现在才懂了师父当年对他说的话――你的命就在这琴弦上。

目的虽是虚设的,可非得有不行,不然琴弦怎么拉紧,拉不紧就弹不响。

怎么是一千二,师父?

是一千二。我没弹够,我记成了一千。老瞎子想:这孩子再怎么弹吧,还能弹断一千二百根?永远扯紧欢跳的琴弦,不必去看那无字的白纸……

这地方偏僻荒凉,群山不断。荒草丛中随时会飞起一对山鸡,跳出一只野免、狐狸,或者其它小野兽。山谷中鹞鹰在盘旋。

    

Il a cessé de neiger. Dans le ciel couleur de plomb, le soleil, tel un petit miroir, envoie de brefs éclats de lumière, tandis qu’un busard plane d’un vol immuable.

« Alors, tu n’as plus qu’à jouer de ton instrument, » dit le vieil aveugle, « corde après corde, de toutes tes forces… »

« Maître, vous avez pris le remède ? » demande le jeune aveugle qui semble sortir d’un rêve.

« N’oublie pas, il faut casser réellement les cordes en jouant, cela ne peut marcher qu’ainsi.

« Est-ce que vous avez réussi à y voir, maître, est-ce que vous voyez maintenant ? »

Le jeune aveugle se débat pour se lever, et tend la main pour toucher les prunelles de son maître. Mais celui-ci lui saisit la main :

«  Souviens-toi, il faut que tu aies cassé mille deux cents cordes. »

« Mille deux cents ? »

« Donne-moi ton sanxian, je vais mettre l’ordonnance dedans. » Le vieil aveugle comprend alors le sens des paroles prononcées par son maître, dans les mêmes circonstances : « Ton destinse joue sur ton instrument. »

[…]

« Pourquoi mille deux cents, maître ? »

« C’est comme ça. Moi je n’en ai cassé que mille, et ça n’a pas suffi. » dit le vieil aveugle en pensant : cet enfant pourra-t-il en casser mille deux cents ? Il vaut mieux qu’il trouve son bonheur en jouant, jusqu’à la fin, ce n’est pas la peine qu’il se rende compte que le papier est blanc.

Dans cette région loin de tout et désolée, couvertede chaînes de montagnes à l’infini, des touffes d’herbe sèche s’envole parfois un couple de faisans, détale un lièvre, un renard ou quelque autre petite bête sauvage. Au-dessus des vallons tournoient des busards.

    

现在让我们回到开始:

莽莽苍苍的群山之中走着两个瞎子,一老一少,一前一后,两顶发了黑的草帽起伏躜动,匆匆忙忙,象是随着一条不安静的河水在漂流。无所谓从哪儿来、到哪儿去,也无所谓谁是谁……

    

Et maintenant on peut revenir au commencement :

Dans un paysage de montagnes aux contours nébuleux avancent deux aveugles, l’un vieux, l’autre jeune, le premier devant, l’autre derrière,leurs deux chapeaux noirs animés du même mouvement ascendant puis descendant, épousant le rythme rapide de leurs pas, comme s’ils étaient entraînés par le cours tumultueux d’une rivière. Nul ne sait d’où ils viennent ni où ils vont, ni qui ils sont…

    

    

八五年四月二十日20 avril 1985

    

     

Une traduction plus complète de la nouvelle figure dans l’anthologie d’Annie Curien :
Anthologie de nouvelles chinoises contemporaines, Gallimard, avril 1994.

    

    

    

   
 

 

 

 

     

 

 

 

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