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阿城《炊烟》
A Cheng « Fumée
de cuisine »
par Brigitte Duzan, 13 juillet 2014,
actualisé 29 novembre 2022
Présentation
Cette nouvelle d’A
Cheng (阿城)
est parue dans le premier numéro de l’année 1990 de
la revue Shouhuo (《收获》).
Ce texte qui brille par sa
concision est une évocation d’un souvenir
traumatisant de la période de famine qui a résulté
du Grand Bond en avant et dont le résultat
catastrophique a longtemps été occulté. On continue
à parler en Chine des « trois années difficiles »
comme si la famine avait été provoquée par des
catastrophes naturelles. C’est toujours un sujet
tabou.
Cependant, la faim et la
nourriture sont un thème récurrent dans la
littérature chinoise de l’époque d’A Cheng, et chez
lui en particulier. Comme les Chinois ont un besoin
inné de classifications et de nomenclatures, ils ont
donné un nom à la littérature portant sur ce thème :
la « littérature de la faim » (jī'èwénxué
饥饿文学). Mais le
terme est aussi rare que les textes eux-mêmes. |
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La revue Shouhuo,
1990 n° 1 |
Celui-ci est comme une miniature. Il commence
sur un ton enjoué, légèrement moqueur, arrive à mi-parcours à un
geste inexplicable, décrit en trois lignes, et entraînant un
flashback explicatif. C’est construit comme un scénario de
cinéma.
Texte
et vocabulaire
老张得了一闺女1。老张说,挺好,就是大了别长得像我,那可就嫁不出去了。因此,女儿名美丽,自然姓张。
老张的大学同学都说,叫个美丽,没什么不好,就是俗了点。老张你也是读过书的人,怎么不想个雅点儿的呢?
老张说,俗有什么不好?实惠2。这年头儿你还想怎么着?结结实实的吧。
老张的同学说,结实?那叫矿石3好了,叫火成岩4,
水成岩5也行。咱们这行就是学了个结实。
老张在大学都读的地质6。
老张疼闺女。 老张抽烟。老张的老婆说,你想要孩子,就把烟忌了,书上说,大人抽烟,会影响胎儿的基因7。老张正抽到一半儿,马上扔掉,用脚踩灭8,戒了。美丽生出来了,老张买了一包烟。老张的老婆说,你叫美丽从小肺就是黑的吗?老张凄凄的样子。老张的老婆说,你抽吧,别在美丽旁边儿抽。
1. 闺女
guīnü
jeune
fille /fille (variante populaire de
女儿)
2. 实惠
shíhuì
substantiel,
consistant
3.
矿石
kuàngshí
minerai 4.
火成岩
huǒchéngyán
roche
volcanique 5. 水成岩
shuǐchéngyán
roche
sédimentaire 6. 地质
dìzhì
géologie 7.
基因
jīyīn
gène 8..
踩灭
cǎimiè
éteindre
en écrasant du pied.
美丽是冬天生的。春天了,老张的老婆抱着美丽出来晒太阳。起风了,老张说,还不回去,看吹着。老张的老婆说,不晒太阳,美丽吃的钙9根本就吸收不了。老张说,那就屋里窗户边儿上晒嘛。老张的老婆说,紫外线10透不过玻璃,人体吸收钙,考的就是个紫外线,隔着玻璃,还不是白晒。老张说,那就等风停了。
[...] 秋天了美丽大了点儿,手会指东西,指妈妈,指爸爸,还会抓耳朵,抓妈妈的头发,抓爸爸的鼻子。
一天,老张的老婆抱着美丽,老张在旁边挤眉弄眼11,逗得美丽嘎嘎乐..。老张的老婆把美丽凑到12老张的脸前美丽的手就伸进爸爸的嘴里。
说时迟,那时快13,老张抬手就是一掌,把母女两个打了个趔趄14。老张在地质队,天天握探锤打石头,手上总有百来斤的力气。老张的老婆没有提防15,就跌倒了。到底是母亲,着地的关头16,一扭身仰着将美丽抓在胸口。
美丽大哭。老张的老婆脑后淌25出血来,从来没有骂过人的人,骂人了,老张的老婆骂老张。
老张呆了,浑身哆嗦26着,喘不过气来,汗从头上淌进领子里。
老张进了医院,两天一夜,才说出话来——
9. 钙
gài
calcium 10.
紫外线
zǐwàixiàn
rayons ultra-violets
11.
挤眉弄眼 jǐméi
nòngyǎn
faire des œillades, des clins d’œil 12.
凑到
còudào
approcher de
13.
说时迟,那时快 shuōshíchí,
nàshíkuài
en un clin d’œil, en moins de temps qu’il ne
faut pour le dire
14.
趔趄
lièqie
chanceler,
tituber 15.
提防
dīfang
parer un coup
16.
关头
guāntóu
moment
critique, crucial
六O年,闹饥荒17,饿死人,全国都闹,除了云南。那年,我毕业实习,进山找矿。
后来,我迷路了。有指南针,没用。我饿,我饿呀。慌,心慌。一慌就急。本来还会想,这下完了。一直就吃不够,体力差,肝里的糖说耗完18就耗完。后来就出汗,后来汗也不出了。什么也不敢想,用脑子最消耗18能量19了。躺着。胃里冒酸水儿,杀得牙软。
后来,从肚子里开始发热,脚心20,脖子,指头尖儿,越来越烫。安徒生21不是写过卖火柴的小女孩吗?这个丹麦22的老东西,他写得对。人饿死前,就是发热,热过了,就是死。
我没死。死了怎么还能跟你结婚?怎么还能有美丽?
我醒的时候,好半天才看得清东西。我瞧见远处有烟。当时,我只有一个念头,烧饭才会有烟。爬吧。
就别说怎么才爬到了吧。到了,是个人家。我趴在门口说,救个命吧,给口吃的吧。没人应。对,可能是我的声音太小。我进去了。
灶前头靠着个人,瘦得牙龇23着,眼睛亮得吓人。我说,给口吃吧。那人半天才摇摇头。我说,你就是我爷爷,祖宗,给口吃的吧。那人还是摇头。我说,你是说没有吗?那你这灶上烧的是什么?喝口热水也行啊。那人眼泪就流下来了。
我不管了,伸手就把锅盖揭25了。水气散了,我看见了,锅里煮着个小孩的手。
17.
闹饥荒
nàojīhuāng
souffrir
de la famine 18.
消耗 xiāohào
consommer
(耗完
hàowán
épuiser)
19.
能量
néngliàng
énergie
20. 脚心
jiǎoxīn
plante des pieds
21.
安徒生 Āntúshēng
Andersen 22.
丹麦
Dānmài
Danemark
23.
牙龇 yázī montrer
les dents, avoir les dents qui ressortent 37.
盖揭
gàijiē
soulever le couvercle
_________
Traduction
Zhang a eu une petite fille. Il a dit : très
bien,
mais
surtout, j’espère qu’elle ne me ressemblera pas plus tard, sinon
elle ne trouvera pas à se marier. Alors il l’appela
Belle, nom de famille Zhang, bien sûr.
Les collègues de Zhang lui dirent tous que
Belle, ce n’était pas mal, mais que c’était un peu ordinaire.
Zhang, lui dirent-ils, tu es un type cultivé, tu ne pourrais pas
trouver quelque chose de plus élégant ?
Zhang répondit : c’est ordinaire, et alors,
qu’est-ce que ça fait ? C’est du
concret. Que voulez-vous trouver de mieux de nos jours ? C’est
solide.
Ses copains lui dirent : solide ?
Alors, tu aurais pu l’appeler
Alumine, Volcanite, ou Moraine
,
le solide, on connaît, c’est notre spécialité.
Zhang et ses copains faisaient des études de
géologie.
Zhang adorait sa fille.
Mais il fumait. Sa femme lui avait dit : tu
vas avoir un bébé, alors il faut que tu arrêtes de fumer ; on
lit partout que fumer peut être nocif pour les gènes du fœtus.
Zhang, qui en était à peu près à la moitié d’une cigarette, jeta
le reste, l’écrasa du pied et cessa de fumer. Après la naissance
de Belle, cependant, il se racheta un paquet de cigarettes. Sa
femme lui dit : tu veux vraiment que Belle ait des poumons noirs
dès son enfance ? Zhang fit une mine morose. Alors sa femme lui
dit : bon, d’accord, fume, mais pas à côté de Belle.
Belle était née en hiver. Au printemps, la
femme de Zhang la sortit prendre le soleil. Comme le vent
s’était levé, Zhang lui dit : qu’attends-tu pour rentrer, avec
le vent qu’il fait ? Sa femme lui répondit que, si Belle ne
prenait pas le soleil, elle ne pourrait pas assimiler le calcium
qu’elle avalait. Zhang rétorqua qu’elle pourrait se mettre
derrière la fenêtre, à l’étage, dans la maison ; mais sa femme
lui dit que les ultra-violets ne passent pas à travers le verre
et que l’organisme a besoin des ultra-violets pour assimiler le
calcium, si on reste derrière une vitre, ce n’est pas la peine
de se mettre au soleil. Zhang lui dit d’attendre au moins que le
vent soit tombé pour sortir. [...]
A l’automne, Belle avait déjà un peu grandi,
elle savait montrer les choses du doigt, elle montrait maman,
montrait papa, elle attrapait aussi les oreilles, les cheveux de
maman, le nez de papa.
Un jour que la femme de Zhang avait Belle
dans les bras et que Zhang, à côté, lui faisait des clins d’œil
en jouant, Belle balbutiait des gaga de plaisir. La femme de
Zhang ayant approché Belle du visage de Zhang, celle-ci tendit
la main et la fourra dans la bouche de son père.
En un éclair, Zhang leva alors la main et
envoya une gifle bien sentie à la mère et à la fille qui
chancelèrent sous le coup. Dans son travail de prospection
géologique, il maniait quotidiennement le marteau pour casser
les pierres et avait une force herculéenne. Sa femme, qui
n’avait pas vu venir le coup, s’effondra sur le sol. Dans sa
chute, cependant, elle eut un réflexe de mère : elle se retourna
in extremis pour tomber sur le dos en serrant Belle sur sa
poitrine.
Belle éclata en pleurs. La femme de Zhang
avait du sang qui lui coulait à l’arrière de la tête ; elle qui
n’avait jamais été du genre à invectiver qui que ce soit se
répandit en imprécations et injuria son mari.
Zhang, l’air hébété, tremblait de tout son
corps, le souffle coupé ; de la sueur lui coulait dans le cou.
Il fut hospitalisé ; ce n’est qu’au bout de
deux jours qu’enfin il expliqua ---
En 1960, la famine sévissait dans tout le
pays, les gens mouraient de faim, c’était partout le chaos, sauf
au Yunnan. Cette année-là, j’ai terminé mes études et j’ai
commencé à travailler sur le terrain. Je suis parti chercher des
mines en montagne mais, malgré ma boussole, je me suis perdu.
J’avais faim, terriblement faim, et me suis affolé : j’avais
toutes raisons de penser que c’en était fini. Lorsqu’on ne mange
pas suffisamment, on perd tout de suite ses forces ; quand on a
épuisé le sucre du foie, on se met à transpirer, jusqu’à ce
qu’on cesse même de transpirer. On n’ose même plus penser, car
le cerveau consommerait le surplus d’énergie. On reste étendu,
une saveur aigre au fond de l’estomac, dans la plus extrême
faiblesse.
Ensuite, on sent la fièvre monter, du ventre elle gagne la
plante des pieds, le cou, le bout des doigts, on est de plus en
plus brûlant. N’est-ce pas Andersen qui a écrit l’histoire de la
petite vendeuse d’allumettes ? Il avait bien raison, le vieux
Danois. Avant de mourir de faim, les gens ont la fièvre ; quand
la fièvre tombe, c’est qu’ils sont morts.
Mais je ne suis pas mort. Si j’étais mort,
comment aurais-je pu t’épouser ? Comment Belle pourrait-elle
être là ?
Lorsque j’ai retrouvé mes esprits, il m’a
fallu un bon bout de temps avant de distinguer clairement les
choses autour de moi. Alors j’ai vu au loin une fumée, et je
n’ai eu qu’une idée : ce ne pouvait être qu’une fumée de
cuisine. Il fallait que je me traîne jusque-là.
Je serais bien incapable de dire comment je
m’y suis traîné, mais j’y suis arrivé. C’était une maison. Je me
suis appuyé contre la porte en demandant de l’aide, quelque
chose à manger. Personne n’a répondu. Alors je me suis dit que
ma voix devait être trop faible, et je suis entré.
Près du feu, il y avait un homme dont la
maigreur était telle que ses lèvres découvraient ses dents, et
dont le regard était tellement brillant qu’il en était
effrayant. Je lui ai demandé quelque chose à manger. Pour toute
réponse, l’homme a longuement hoché la tête. Je lui ai dit : tu
es mon aïeul, on est du même sang, donne-moi à manger. L’homme
continuait de hocher la tête. Je lui ait dit : tu veux dire que
tu n’as rien ? Mais sur le feu, là, tu fais bien cuire quelque
chose ? Boire ne serait-ce qu’un peu d’eau chaude, ça m’irait.
Alors l’homme s’est mis à pleurer.
Je n’y ai pas tenu, j’ai tendu la main pour
soulever le couvercle de la marmite. Lorsque la vapeur se fut
dissipée, j’ai vu que ce qui cuisait là, dans la marmite,
c’était une main d’enfant.
Cette expression est un exemple de la subtilité du style
de ce texte. L’expression normale est :
杀得手软,
c’est-à-dire, en parlant d’un combattant, « à force de
tuer, ses bras s’affaiblirent », ce qui indique une
grande faiblesse à la fin d’un combat. Ici, ce ne sont
pas les bras qui sont le témoin de l’extrême faiblesse
de l’homme aux prises avec la faim, mais ses dents....
De la même manière, un peu plus loin,
la première chose que l’on voit dans le visage émacié de
l’homme, ce sont ses dents (牙龇着) :
cela évoque tout de suite une tête de mort, le sens
étant renforcé par le contexte de la famine.
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