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Feng Jicai « La vieille
pocharde »
冯骥才《酒婆》
par Brigitte Duzan, 10 octobre
2016
Cette nouvelle très
courte est l’un des dix-huit textes du recueil
« Personnages
peu communs du monde ordinaire » (《俗世奇人》).
C’est l’un des portraits les plus vivants et les plus hauts en
couleur du recueil. Tellement vivant qu’il a été adapté en court
métrage d’animation (voir ci-dessous).
酒馆也分三六九等。首善街那家小酒馆得算顶末尾的一等。不插幌子1,不挂字号2,屋里连座位也没有;柜台上不卖菜,单摆一缸酒。来喝酒的,都是扛活拉车卖苦力的底层人。有的手捏一块酱肠头,有的衣兜里装着一把五香花生,进门要上二三两,倚着墙角窗台独饮。逢到人挤人,便端着酒碗到门外边,靠树一站,把酒一点点倒进嘴里,这才叫过瘾解馋3其乐无穷呢!
1.
幌子
huǎngzi
enseigne
traditionnelle décorative (bannière suspendue dans
la rue, devant un magasin)
2.
字号
zìhào
enseigne
portant le nom du magasin.
3.
过瘾
guòyǐn
satisfaire un désir
解馋
jiěchán
satisfaire
sa gourmandise |
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La vieille pocharde |
Une enseigne huǎngzi |
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Comme tant
d’autres choses, les bistros peuvent être classés.
Mais, quelle que soit l’échelle utilisée, le petit
troquet de la rue Shoushan arrivait toujours en
queue de liste. Pas d’enseigne ni de bannière à
l’extérieur, même pas de siège à l’intérieur. Au
comptoir, rien à manger, juste une jarre d’alcool.
Ceux qui venaient là boire un coup étaient des gens
de la plus basse extraction, porteurs, tireurs de
pousse et coolies sans qualifications. Certains
arrivaient un morceau de saucisse à la sauce de soja
à la main, |
d’autres avec dans
leurs poches des cacahuètes aux cinq épices ; ils
demandaient une ou deux onces d’alcool, et allaient boire
seuls dans un coin ou sur le rebord de la fenêtre. Quand il
y avait trop de monde, certains prenaient leur bol et
allaient le boire dehors, à petites gorgées, en savourant ce
plaisir du désir satisfait avec une joie sans bornes.
这酒馆只卖一种酒,是山芋1干造的,价钱贱,酒味大。首善街养的猫从来不丢,跑迷了路,也会循着酒味找回来。这酒不讲余味,只讲冲劲,进嘴赛镪水,非得赶紧咽,不然烧烂了舌头嘴巴牙花嗓子眼儿。可一落进肚里,跟手一股劲“腾”2地蹿上来3,直撞脑袋,晕晕乎乎4,劲头很猛。好赛大年夜里放的那种炮仗5“炮打灯”,点着一炸,红灯蹿天。这酒就叫做“炮打灯”。好酒应是温厚绵长,绝不上头。但穷汉子们挣一天命,筋酸骨乏,心里憋闷,不就为了花钱不多,马上来劲,晕头涨脑地洒脱洒脱放纵放纵吗?
1.
山芋
shānyù
patate douce
2.
腾
téng monter (腾腾
téngténg
fumant,
bouillonnant)
3.
蹿
cuān
bondir
4.
晕晕乎乎
yūnyūn huhu
étourdi,
qui a la tête qui tourne
5.
炮仗
pàozhàng
pétard
6.
憋闷
biēmen
déprimé
7.
洒脱
sǎtuō
libre et détendu
Le troquet en question
ne vendait qu’une sorte d’alcool, fait avec des patates douces,
pas cher du tout, mais très fort. Les chats de la rue ne se
perdaient jamais, car même quand ils s’étaient égarés, ils
retrouvaient toujours leur chemin, à l’odeur. On ne pouvait
guère parler d’arrière-goût, pour cet alcool, ce qui primait,
c’était sa force ; quand on en avait avalé une gorgée, il
faisait dans la bouche l’effet d’un acide, il fallait avaler
très vite, autrement il vous aurait brûlé la langue et les
lèvres, attaqué les dents et le gosier, et jusqu’aux yeux. Une
fois dans le ventre, cependant, il se mettait aussitôt à
bouillonner, et, d’un coup, vous montait droit au cerveau, avec
une telle force que vous en étiez sonné. C’était comparable au
type de pétards que l’on fait partir la veille du Nouvel An, et
que l’on appelle « pétards lance-lanternes » : quand ils
explosent, en effet, ils font partir des lanternes rouges en
vrille dans le ciel. Aussi appelait-on cet alcool « pétard
lance-lanternes ». Un bon alcool, au contraire, doit être chaud
et généreux, d’une saveur douce, à déguster lentement, il ne
doit jamais monter à la tête. Mais pour ces pauvres diables,
épuisés, moulus et déprimés après avoir trimé toute la journée,
nul besoin de dépenser beaucoup, à quoi aspirer de mieux sinon à
cet alcool qui les grisait en leur montant au cerveau et les
remettait tout de suite au mieux de leur forme, détendus et
sémillants ?
要说最洒脱的,还得数酒婆。天天下晌,这老婆子一准来到小酒馆,衣衫破烂,像叫花子;头发乱,脸色黯,没人说清她啥长相,更没人知道她叫什么,却都知道她是这小酒馆的头号酒鬼,尊称酒婆。她一进门,照例1打怀里摸出个四四方方的小布包,打开布包,里头是个报纸包;打开报纸包,又是个绵纸包,好像里头包着一个翡翠别针2;再打开绵纸包,原来只是两角钱!她拿钱撂3在柜台上,老板照例把多半碗“炮打灯”递过去,地接过酒碗,举手扬脖,碗底一翻,酒便直落肚中,好像倒进酒桶。待这婆子两脚一出门坎,就像在地上划天书了4。
1.
照例 zhàolì
habituellement, d’ordinaire
2.
别针
biézhēn
agrafe, broche
翡翠
fěicuì jadéite
3.
撂
liào
abandonner
4.
天书
tiānshū
décret impérial /
texte sacré, écrit illisible
La plus délurée de
tous, cependant, était certainement notre vieille pocharde. Elle
venait dans ce petit troquet tous les jours dans l’après-midi,
vêtue de haillons comme une mendiante, les cheveux en bataille,
le visage noir de crasse ; personne n’aurait pu dire à quoi elle
ressemblait vraiment, et encore moins comment elle s’appelait,
mais personne n’aurait contesté qu’elle était l’ivrogne numéro
un du petit troquet, on l’avait donc surnommée « Mère
pocharde ». Dès qu’elle était entrée, elle commençait toujours
par sortir de l’intérieur de sa veste un petit paquet carré
enveloppé dans du tissu, à l’intérieur duquel, quand elle
l’ouvrait, apparaissait un paquet enveloppé dans du papier
journal ; une fois ouvert, le papier journal révélait à son tour
un emballage de papier soie, comme pour protéger quelque
précieuse broche de jade. A l’intérieur, cependant, il n’y avait
que vingt centimes ! Elle les posait sur le comptoir, en échange
de quoi le tenancier du bistrot lui versait un demi bol de
son tord-boyaux lance-lanternes. Dès qu’elle l’avait en mains,
elle levait le bras, tendait le cou, et vidait le tout. L’alcool
lui descendait droit dans l’estomac, comme quand on remplit une
bouteille. Quand elle franchissait à nouveau le seuil, ses pas
incertains semblaient calligraphier sur le sol des signes
ésotériques.
她一路东倒西歪向北去,走出一百多步远的地界,是个十字路口,车来车往,常常出事。您还甭为这婆子揪心1,瞧她烂醉如泥,可每次将到路口,一准是“噔”地一下,醒过来了竟赛常人一般,不带半点醉意,好端端地2穿街而过。她天天这样,从无闪失。首善街上人家,最爱瞧酒婆这醉醺醺的几步扭——-上摆下摇,左歪右斜,悠悠旋转乐陶陶,看似风摆荷叶一般;逢到雨天,雨点淋身,便赛一张慢慢旋动的大伞了……但是,为嘛酒婆一到路口就醉意全消呢?是因为“炮打灯”就这么一点劲头儿,还是酒婆有超人的能耐说醉就醉说醒就醒?
1.
揪心
jiūxīn
se faire du souci
2.
好端端
hǎo duānduān
parfaitement bien
3.
闪失
shǎnshī
accident.
De cette
allure titubante, elle se dirigeait vers le nord,
et, à une centaine de pas, arrivait à un carrefour
où il y avait toujours une circulation intense, et
de nombreux accidents. Mais ne vous en faites pas
pour notre vieille pocharde, elle avait peut-être
l’air complètement ivre, mais, chaque fois qu’elle
arrivait à ce carrefour, – boum ! – elle dégrisait
d’un coup. Elle redevenait soudain comme tout le
monde, sans la moindre trace d’ébriété, et
traversait sans encombre. Elle faisait cela tous les
jours, sans jamais le moindre problème. |
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Une célébrité dans la rue |
[ …description
de l’allure titubante de la vieille femme… ]
Mais comment se
faisait-il que, arrivée au carrefour, elle dégrisait tout de
suite ? Etait-ce que la force du tord-boyaux ne faisait effet
que jusque-là ? ou que notre mémé pocharde était une super-nana
capable à volonté d’être ivre-morte un instant et parfaitement
lucide l’instant d’après ?
酒的诀窍1,还是在酒缸里。老板人奸,往酒里掺水。酒鬼们对眼睛里的世界一片模糊,对肚子里的酒却一清二楚,但谁也不肯把这层纸捅破2,喝美了也就算了。老板缺德,必得报应,人近六十,没儿没女,八成3要绝后。可一日,老板娘爱酸爱辣,居然有喜了!老板给佛爷叩头时,动了良心,发誓4今后老实做人,诚实卖酒,再不往酒里掺水掺假了。
1.
诀窍
juéqiào
secret
2.
捅破
tǒngpò
percer
3.
八成
bāchéng
à 80%, cad très
probablement
4.
发誓
fāshì
promettre, s’engager à
Le secret d’un alcool
tient dans la jarre. Le tenancier du bistrot, en fait, était un
individu malhonnête qui coupait son alcool avec de l’eau. [….]
Le tenancier,
cependant, payait son manque d’éthique : à près de soixante ans,
il n’avait toujours pas d’enfant, et il était des plus probables
qu’il mourrait sans descendance. Pourtant, un jour, sa femme se
mit à avoir des envies de plats épicés et de saveurs aigres.
Elle était enceinte ! Alors le tenancier se prosterna en priant
le Bouddha, la conscience soudain en éveil, promettant
solennellement, désormais, d’être un honnête homme, et de vendre
son alcool non frelaté, sans le couper.
就是这日,酒婆来到小酒馆,照例还是掏出包儿来,层层打开,花钱买酒,举手扬脖,把改假为真的“炮打灯”倒进肚里……真货就是真货。这次酒婆还没出屋,人就转悠起来了。而且今儿她一路上摇晃得分外好看,上身左摇,下身右摇,愈转愈疾,初时像风中的大鹏鸟1,后来竟像一个黑黑的大旋涡2!首善街的人看得惊奇,也看得纳闷3,不等多想,酒婆已到路口,竟然没有酒醒,破天荒4头一遭转悠到马路上。下边的惨事就甭提了……
1.
鹏鸟 péngniǎo
oiseau
de proie mythique, né du poisson Kun 鲲.
2.
旋涡 xuánwō
tourbillon
3.
纳闷
nàmèn
perplexe
4.
破天荒
pò tiān huāng
pour la première
fois
Et donc ce jour-là,
quand la vieille pocharde vint au troquet, comme toujours, avec
son petit paquet, qu’elle défit l’un après l’autre les papiers
qui l’emballaient, paya sa rasade d’alcool, leva le bras et
redressa le cou, c’est de l’alcool « lance-lanternes » non
trafiqué qu’elle ingurgita… du vrai de vrai.
[… nouvelle
description de la vieille femme titubant allègrement dans la
rue…]
Dans la rue Shoushan,
les gens la regardaient stupéfaits, mais aussi perplexes. Ils
n’eurent pas beaucoup de temps pour se poser des questions, déjà
la vieille pocharde était arrivée au carrefour, et là elle ne
dégrisa pas : pour la première fois, elle se lança titubante et
branlante en travers de la rue. Inutile de s’étendre sur la
tragique histoire qui suivit…
自此,酒婆在这条街上绝了迹。小酒馆里的人们却不时念叨起她来1,说她才算真正够格的酒鬼。她喝酒不就菜,向例一饮而尽,不贪解馋,只求酒劲。在酒馆既不多事,也无闲话,交钱喝酒,喝完就走,从来没赊过账。真正的酒鬼,都是自得其乐,不搅和别人。
1.
念叨
niàndao
parler souvent de…
A partir de là, la
vieille pocharde disparut de la rue sans laisser de traces.
[… dans le bistro,
on évoque son souvenir avec émotion…]
老板听着,忽然想到,酒婆出事那日,不正是自己不往酒里掺假的那天吗?原来祸根竟在自己身上他便别扭开了2,心想这人间的道理真是说不清道不明了。到底骗人不对,还是诚实不对?不然为嘛几十年拿假酒骗人,却相安无事,都喝得挺美,可一旦认真起来反倒毁了?
Alors qu’il les
écoutait, une pensée vint soudain au tenancier du troquet : le
jour où la vieille pocharde avait eu son accident, n’était-ce
pas justement le jour où il n’avait plus coupé son alcool avec
de l’eau ?
[… dramatique cas de
conscience………]
Traduction entière
à lire dans le numéro 5 de la revue Jentayu
A voir en
complément
Un court métrage
d’animation adapté de la nouvelle
动画短片酒婆
Sorti en juin 2010, et réalisé par une équipe de l’Ecole des
médias numériques (School of Digital Media) de l’Université du
Jiangnan (江南大学媒体数字学院), à Wuxi dans le Jiangsu.
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