Feng
Jicai « Su Sept Yuans »
冯骥才《苏七块》
par Brigitte Duzan, 3 avril 2010
苏大夫本名苏金散,民国初年1在小白楼一带2,开所行医,正骨拿环3,天津卫挂头牌,连洋人赛马折胳膊断腿,也来求他。
他人高袍长,手瘦有劲4,五十开外5,红唇皓齿6,眸子赛灯7,下巴儿一绺山羊须8,浸了油赛的乌黑锃亮9。张口说话,声音打胸腔出来10,带着丹田气11,远近一样响,要是当年入班学戏,保准是金少山的冤家对头12。他手下动作更是“干净麻利快”13,逢到有人伤筋断骨找他来14,他呢?手指一触,隔皮截肉,里头怎么回事,立时心明眼亮15。忽然双手赛一对白鸟,上下翻飞,疾如闪电16,只听“咔嚓咔嚓”17,不等病人觉疼,断骨头就接上了。贴块膏药,上了夹板18,病人回去自好。倘若再来19,一准是鞠大躬谢大恩送大匾来了20。
人有了能耐,脾气准各色21。苏大夫有个各色的规矩,凡来瞧病22,无论贫富亲疏,必得先拿七块银元码23在台子上,他才肯瞧病,否则绝不搭理24。这叫嘛规矩?他就这规矩!人家骂他认钱不认人,能耐就值七块,因故得个挨贬的绰号25叫做:苏七块。当面称他苏大夫,背后叫他苏七块,谁也不知他的大名苏金散了。
苏大夫好打牌。一日闲着,两位牌友来玩,三缺一26,便把街北不远的牙医华大夫请来,凑上一桌27。玩得正来神儿,忽然三轮车夫张四闯进来28,往门上一靠,右手托着左胳膊肘29,脑袋瓜淌汗30,脖子周围的小褂31湿了一圈31,显然摔坏32胳膊,疼得够劲。可三轮车夫都是赚一天吃一天33,哪拿得出七块银元?他说先欠着苏大夫,过后准还,说话时还哼哟哼哟叫疼34。谁料苏大夫听赛没听,照样摸牌看牌算牌打牌35,或喜或忧或惊或装作不惊,脑子全在牌桌上。一位牌友看不过去36,使手指指门外,苏大夫眼睛仍不离牌。“苏七块”这绰号就表现得斩钉截铁了37。
牙医华大夫出名的心善,他推说去撒尿,离开牌桌走到后院,钻出后门,绕到前街38,远远把靠在门边的张四悄悄招呼过来,打怀里摸出七块银元给了他。不等张四感激,转身打原道返回,进屋坐回牌桌,若无其事地39接着打牌。
过一会儿,张四歪歪扭扭40走进屋,把七块银元“哗”地往台子上一码。这下比按灵还快,苏大夫已然站在张四面前,挽起袖子41,把张四的胳膊放在台子上,捏几下骨头,跟手左拉右推,下顶上压42,张四抽肩缩颈闭眼龇牙43,预备重重挨几下,苏大夫却说:“接上了。”当下便涂上药膏,夹上夹板,还给张四几包活血止疼口服的药面子44。张四说他再没钱付药款,苏大夫只说了句:“这药我送了。”便回到牌桌旁。
今儿的牌各有输赢45,更是没完没了,直到点灯时分,肚子空得直叫,大家才散。临出门时,苏大夫伸出瘦手,拦住华大夫,留他有事。待那二位牌友走后,他打自己座位前那堆银元里取出七块,往华大夫手心一放,在华大夫惊愕中46说道:
“有句话,还得跟您说。您别以为我这人心地不善,只是我立的这规矩不能改!”
华大夫把这话带回去,琢磨了47三天三夜,到底也没琢磨透苏大夫这话里的深意,但他打心眼儿里钦佩48苏大夫这事这理这人。
Vocabulaire :
Note générale : on
trouve dans tous ces récits une expression dialectale qui
revient très souvent
赛
sài sembler,
avoir l’air (=
像)
苏七块
/ 苏金散
Sū Qīkuài
Su Sept yuans /Sū Jīnsàn
01民国初年
Mínguó chūnián
dans les premières années de la
République, c’est-à-dire les quelques années après 1912.
(中华民国Zhōnghuámínguó :
désigne
la
République de Chine, proclamée le 1er janvier 1912, à
laquelle, en Chine continentale, a succédé la République
populaire le 1er octobre 1949)
02
小白楼一带
xiǎobáilóu yīdài
le quartier de
« Xiaobailou » (l’immeuble blanc) à Tianjin
03
正骨
zhènggǔ
remettre
les os en place (après une fracture)
拿环
náhuán
poser des stérilets
04
有劲
yǒujìn
qui a de la force
05
五十开外
wǔshí
kāiwài
la cinquantaine passée
06红唇皓齿
(ou朱唇皓齿)
hóng/zhūchúnhàochǐ
les lèvres rouges et
les dents blanches = très beau
07眸子赛灯
móuzi
sàidēng qui a les pupilles brillantes comme des lanternes
(赛灯sàidēng
lanternes
associées à la Fête des Lanternes,
元宵节yuánxiāojié,
15ème jour du 1er mois lunaire)
08
一绺…须
yīliǔ…
xū
une touffe… de barbe
09
锃亮
zèngliàng
lisse et brillant (comme un corps huilé, poli :
锃zèng
poli)
10
胸腔
xiōngqiāng
cage thoracique
11
丹田气
dāntiánqì :
丹田dāntián
est un terme taoïste qui désigne la partie du corps où est sensée être
concentrée l’énergie, le centre énergétique fondamental, soit la
partie inférieure de l’abdomen, sous le nombril ; en qigong,
丹田(之)气 est le souffle qui en provient, contrôlé par le diaphragme.
12
保准
bǎozhǔn
assurément
冤家对头yuānjiāduìtou
ennemi (dans
les lignes adverses)
金少山 Jin Shaoshan
(1890-1948) : célèbre visage peint de l’opéra de Pékin, dans la
première moitié du vingtième siècle, qui fonda sa propre école
en 1937 ; il avait une voix sonore capable d’aigus
impressionnants et est resté célèbre pour ses interprétations
du roi de Chu, ou de Cao Cao (en visage blanc).
13干净麻利快
gānjìng
málikuài
habile et rapide, vif, prompt
14
伤筋断骨
shāngjīnduàngǔ
se blesser un tendon ou se fracturer un os
15立时心明眼亮lìshí
xīnmíngyǎnliàng
il avait
aussitôt la tête claire et les yeux brillants : il avait compris
16疾如闪电
jírúshǎndiàn
rapide comme l’éclair
17
咔嚓
kāchā
son d’un soudain
craquement
18贴块膏药
tiēkuài gāoyào
recoller les morceaux et plâtrer
上..夹板shàng…jiābǎn
éclisser
19
倘若
tǎngruò si
(par hasard)
20
鞠躬
jūgōng
saluer bas, s’incliner (devant quelqu’un)
恩ēn
faveur,
bienfait
匾
biǎn
tablette ornée de
caractères calligraphiés pour louer ou remercier quelqu’un
Noter la répétition des
大 :
大躬,大恩,大匾
(dàgōng, dà’ēn, dà biǎn) , les remerciements et
courbettes répondant proportionnellement au service
rendu.
21
各色
gèsè
de toutes
sortes
22
瞧病
qiáobìng
ici, examiner un malade
23
银元
yínyuán
pièce d’argent d’un yuan ; il y en eut deux à l’époque du
récit :
- après la fondation de
la République, le gouvernement chinois (国民政府)
émit une pièce à l’effigie de Sun Yat-sen (孙中山银元) :
- mais lorsque Yuan
Shikai accéda à la présidence de la République, ce qu’on appela
alors le « gouvernement Beiyang » (北洋政府) émit une
autre pièce d’argent à son effigie (袁世凯银元).
24
搭理
dālǐ
répondre,
prêter attention
25绰号
chuòhào
surnom, sobriquet
挨
ái
souffrir, avoir à
supporter 贬biǎn
déprécier, dévaluer
26三缺一
sān quē
yī
il en
manque un pour faire le quatrième (aux cartes)
27
凑
còu
se
rassembler
28
三轮车夫
sānlúnchēfū
conducteur/propriétaire de pousse
张四Zhāng
Sì (le nom
du conducteur)
闯进
chuǎngjìn
entrer précipitamment
29
肘
zhǒu
coude
30
脑袋瓜
nǎodàiguā
tête
淌汗tǎnghàn
ruisseler de
sueur
31
小褂
xiǎoguà
chemise (chinoise)
32
摔坏
shuāihuài
casser (en tombant)
湿了一圈
shīle yīquān trempé autour du cou, donc dessinant un cercle (
圈quān)
33
赚一天吃一天zhuànyìtiān
chīyìtiān
gagner sa vie (juste de quoi manger) au jour le jour
34
哼哟
叫疼
hēngyō jiàoténg
gémir de
douleur (litt. onomatopée+crier que cela fait mal)
35
照样
zhàoyàng
continuer comme
auparavant
摸牌看牌算牌打牌mōpái
kànpái suànpái dǎpái description du joueur qui tâte ses cartes,
regarde, réfléchit et finit par en abattre une, et qui continue,
la phrase d’après, par l’expression du visage du joueur qui
tente de ne pas trahir ses sentiments (phrases parallèles)
36
看不过去
kànbuguòqù
ne pas pouvoir rester à regarder sans rien faire
37
斩钉截铁
zhǎndīngjiétiě
solide, ferme
(litt. à couper des clous ou du fer)
38钻出后门
zuānchū hòumén
sortir par la porte de
derrière (en se faufilant, sans se faire remarquer)
绕到前街
ràodào qiánjiē
faire le tour pour
revenir vers la rue de devant (phrases parallèles)
39
若无其事
ruòwúqíshì
comme si de rien
n’était
40
歪扭
wāiniǔ
tordu, plié en deux
41挽起袖子
wǎnqǐ
xiùzi
relever la manche
42左拉右推,下顶上压
zuǒlā
yòutuī ,
xiàdǐng shàngyā
autres phrases
parallèles : tirer à gauche, pousser à droite / soulever vers
le haut, presser vers le bas.
43
抽肩缩颈
chōujiān suōjǐng
contracter les épaules et rentrer le cou
闭眼龇牙
bìyǎn zīyá
fermer les
yeux et serrer les dents (litt. montrer les dents en grimaçant)
44
活血止疼
huóxuè
zhǐténg
activer
la circulation du sang et calmer la douleur
口服药
kǒufúyào
médicament à
prendre oralement
几包..药面子jībāo
yàomiànzi
quelques sachets de médicaments en poudre
45
输赢
shūyíng
pertes et gains (au
jeu)
46
点灯时分
diǎndēng shífēn
l’heure d’allumer les
lumières
47
在..
惊愕中
zài… jīng’è zhōng
(littéraire) à la
stupéfaction de..
48
琢磨
zuómo
tourner et retourner dans sa tête, réfléchir à
没琢磨透
méi zuómo tòu
sans arriver à
clarifier, percer (le sens)
49
钦佩
qīnpèi
admirer
这事这理这人 zhèshì
zhèlǐ zhèrén
le
fait/l’incident, la logique/rationalité, l’homme
Traduction :
Peu après la fondation
de la République (1), le docteur Su, de son vrai nom Su Jinsan,
était venu dans le quartier de Xiaobailou ouvrir un cabinet
médical avec enseigne sur rue, spécialisé dans les cerclages et
réductions de fractures ; même les Occidentaux qui s’étaient
cassé un bras ou une jambe lors d’un concours hippique venaient
le consulter.
Grand et
toujours vêtu d’une longue robe à l’ancienne, il avait
des mains maigres mais fortes, la cinquantaine passée,
un beau visage aux pupilles brillantes comme des
lumignons un jour de fête, et au menton quelques poils
d’un bouc d’un noir de jais, lisse et si brillant qu’on
l’eût dit huilé. Il avait une voix sonore et profonde,
comme venant de l’abdomen, qui portait loin ; s’il avait
voulu, en dépit de son âge, entrer dans une troupe
d’opéra pour apprendre à chanter, il aurait certainement
pu donner la réplique à Jin Shaoshan (2). Il était, dans
sa pratique, d’une habileté et dextérité extrêmes, mais,
quand quelqu’un qui s’était |
|
Jin Shaoshan
|
froissé un muscle ou cassé quelque chose venait le voir, que
faisait-il au juste ? Tâtant d’abord du bout des doigts
l’endroit sensible pour évaluer les dommages internes, d’un coup
d’œil autant que d’instinct, il comprenait tout de suite. Ses
deux mains se mettaient alors brusquement à voleter de ci de là
comme un couple d’oiseaux blancs, rapides comme l’éclair ; on
entendait juste les os craquer, le patient n’avait même pas le
temps de souffrir, la fracture étaient déjà réduite. Il plâtrait
alors très vite, posait une attelle et le patient rentrait chez
lui en forme. S’il lui arrivait de revenir, c’était pour
s’incliner très bas devant lui, lui apportant une tablette en
remerciement de ses bienfaits (3).
Les hommes de talent
ont certainement des caractères très particuliers. Le docteur
Su, pour sa part, avait une règle très particulière : quand
quelqu’un venait le consulter, qu’il fût riche ou pauvre, un de
ses parents ou un total inconnu, il fallait d’abord que le
quidam alignât sept pièces d’argent sur sa table
d’opération pour qu’il consentît à s’occuper de lui, autrement
il ne lui prêtait aucune attention. Peut-on dire que c’était une
règle commune ? Non, c’était sa règle à lui ! On lui reprochait
de ne connaître que l’argent, sans égard pour les gens, et comme
chacune de ses interventions valait sept pièces d’un yuan, on
lui avait donné le surnom peu flatteur de Su Sept yuans. Quand
on s’adressait à lui, on disait docteur Su, mais, dans son dos,
on l’appelait Su Sept yuans ; quand à son véritable patronyme,
Su Jinsan, personne ne le connaissait.
pièce d’argent Sun Yatsen |
|
Le docteur Su
aimait jouer aux cartes. Un jour qu’ils n’avaient rien à
faire, deux de ses amis vinrent le voir pour jouer, et
comme il manquait le quatrième, il invita à se joindre à
eux le docteur Hua, un dentiste qui habitait tout près,
du côté nord de la rue. Alors qu’ils étaient absorbés
par la partie, le conducteur de pousse Zhang Si fit
soudain irruption, et resta appuyé au chambranle de la
porte, soutenant son coude gauche de la main droite, le
visage inondé de sueur, sa chemise trempée tout autour
du cou : de toute évidence, il s’était fracturé le bras,
et il souffrait énormément. Mais un conducteur de pousse
gagne juste de quoi manger, au jour le jour, d’où
aurait-il pu sortir sept pièces d’argent ? Tout en
gémissant de |
douleur, il
demanda au docteur Su de lui faire
crédit, disant qu’il le rembourserait par la suite. Mais, comme
s’il n’avait pas entendu, le docteur continua à tâter les cartes
et les observer, calculant et jouant, l’air content ou triste,
surpris ou faisant semblant de ne pas l’être, bref complètement
concentré sur le jeu. L’un de ses partenaires finit par réagir
et fit un geste de la main en direction de la porte, mais le
docteur Su ne quitta pas plus les cartes des yeux. « Su Sept
yuans », ce sobriquet était décidément bien trouvé.
Le docteur Hua, le
dentiste, était connu pour son bon cœur ; prétextant le besoin
d’aller uriner, il quitta la table de jeu pour gagner la cour
arrière, s’esquiva par la porte de derrière pour revenir vers la
rue de devant, et, appelant doucement, de loin, Zhang Si
toujours appuyé contre la porte, sortit sept pièces d’argent de
sa poche intérieure et les lui donna. Sans attendre ses
remerciements, il tourna les talons et refit le même chemin en
sens inverse pour revenir s’installer à la table de jeu, et se
remit à jouer comme si de rien n’était.
Au bout d’un moment,
Zhang Si entra, plié en deux, et fit sonner les sept yuans
d’argent en les posant sur la table d’opération. Sur quoi, d’un
mouvement vif et rapide, le docteur Su se leva, releva la manche
de Zhang Si, plaça son bras sur la table, saisit le bout des os
entre les doigts, tira d’un côté, poussa de l’autre, appuya vers
le haut, pressa vers le bas ; Zhang Si contractait les épaules
et rentrait le cou, en fermant les yeux et serrant les dents,
prêt à souffrir encore un martyre, lorsque le docteur Su
annonça : « C’est fini. » Il appliqua immédiatement un emplâtre,
posa une attelle, et donna en outre à Zhang Si quelques sachets
de médicaments à avaler pour activer la circulation du sang et
calmer la douleur ; comme celui-ci lui disait qu’il n’avait plus
d’argent pour payer ces médicaments, il lui déclara qu’il lui en
faisait cadeau, et revint jouer.
Ce jour-là, pertes et
gains alternant, la partie n’en finissait pas ; ce n’est que
lorsque sonna l’heure d’allumer les lumières, et que chacun
ressentit des tiraillements au creux de l’estomac, que les
joueurs se séparèrent. Au moment où ils allaient franchir la
porte, le docteur Su tendit sa main maigre pour retenir le
docteur Hua. Une fois les deux autres partis, il prit sept yuans
dans le tas de pièces qui était devant sa place, et les mit dans
la main du docteur Hua éberlué en lui disant : « Il y a une
chose qu’il faut que je vous dise. Ne pensez pas que je n’ai pas
de cœur, c’est simplement que je ne peux pas modifier la règle
que je me suis fixée. »
Le docteur Hua se
répéta cette phrase en rentrant chez lui, la tourna et la
retourna dans sa tête pendant trois jours et trois nuits sans
parvenir à en saisir le sens profond, mais, au fond de lui-même,
il en garda une grande admiration pour le professeur Su, pour
son attitude dans cette affaire, pour la logique de son
raisonnement, et pour l’homme lui-même.
Notes
(1) Voir vocabulaire n.
1
(2) Voir vocabulaire n.
12
(3) Voir vocabulaire n.
20.
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