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Brève histoire du
xiaoshuo
IX. En marge des différentes formes du
xiaoshuo
1. Le biji
筆記/笔记
2. Le tanci
弹词/彈詞
par Brigitte
Duzan, 8 septembre 2023
Le tanci
(弹词)
est à l’origine une sorte de ballade chantée accompagnée par un
instrument à cordes, sanxian (三弦)
ou pipa (琵琶),
alternant poésie et prose, les parties en vers, généralement de
sept caractères, étant destinées à être chantées contrairement
aux parties narratives en prose. Le tanci est ensuite
devenu un genre littéraire essentiellement féminin conservant
l’alternance poésie/prose, et évoluant dans le contexte
politique de la fin des Qing vers des textes satiriques ou
didactiques.
I.
Origines et développement
Originaire de
la région de Suzhou, et pratiqué plus spécifiquement dans la
région du lac Taihu (太湖),
le tanci était écrit et récité-chanté en langue wu.
C’est une forme de l’art du « parler-chanter » (shuochang
yishu
说唱艺术)
qui entre dans la catégorie du pingtan de Suzhou (苏州评弹).
Probablement apparu à la fin de la dynastie des Yuan, le
tanci est devenu très populaire sous le règne de l’empereur
Qianlong des Qing qui, lors d’un de ses tours dans le sud,
invita dans la capitale le chanteur Wang Zhoushi (王周士)
qui avait chanté pour lui.
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Le pingtan de Suzhou, représentation
traditionnelle avec sanxian et pipa |
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Le chanteur Wang Zhoushi |
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Le genre est
d’origine incertaine, dérivant pour certains des bianwen
(变文)
des Tang qui présentent la même alternance passages en prose et
passages chantés en vers, mais pour d’autres dérivés plutôt des
ballades des Song dites zhugongdiao (诸宫调),
présentant une alternance semblable prose-chant, mais en une
suite d’airs sur différents modes liés entre eux par des
transitions en prose. Outre le tanci de Suzhou, il en
existe différentes variantes locales : xianci de Yangzhou
(揚州弦词),
siming nanci (四明南词)
en dialecte de Ningbo, pinghudiao de Shaoxing (绍兴平湖调),
etc.
Le tanci
était en général interprété par un chanteur, ou une
chanteuse, s’accompagnant au sanxian. Mais il pouvait y
avoir un chanteur principal, au sanxian, avec un chanteur
ou une chanteuse secondaire, au pipa. Selon Mark Bender
,
c’étaient surtout des chanteuses, et des chanteuses aveugles
bien souvent, qui se produisaient dans des maisons de thé ou
chez des particuliers, d’où le terme de « tanci des
aveugles » (mangnü tanci
盲女弹词).
Contrevenant aux règles de la bonne morale confucéenne, ces
femmes, qui étaient parfois des courtisanes, étaient souvent
critiquées, y compris par les chanteurs eux-mêmes. Cela ne les a
pourtant pas empêchées de continuer à chanter et grâce à elles,
à partir des Ming, le tanci s’est peu à peu diffusé
jusqu’à Shanghai où il s’est développé.
Les grands
interprètes, cependant, sont restés des hommes. Dans la première
moitié du 19e siècle, les deux artistes les plus
connus dans le genre du tanci étaient Chen Yuqian (陈遇乾)
et Yu Xiushan (俞秀山),
à l’origine des deux styles, ou modes (diào
调), les
plus célèbres : Chen diao (陈调)
et Yu diao (俞调).
Avec Mao Changpei (毛菖佩)
et Lu Shizhen (陆世珍),
ils sont les « quatre grands précurseurs » (“前四大名家”).
Dans la
deuxième moitié du siècle, un autre artiste, nommé Ma Rufei (馬如飛/马如飞),
dont le père était lui-même chanteur, a été à l’origine du style
Ma diao (马调),
avec des tanci réputés d’un belle qualité littéraire car
il avait une grande culture lettrée, mais dont ne restent
malheureusement que les introductions.
II. Le
tanci dans la littérature
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Le
répertoire traditionnel
Il nous reste
quelques 300 textes de tanci, dont la plupart datent de
la dynastie des Qing. Le plus grand nombre sont des histoires
d’amour très connues : une histoire du Serpent blanc version
tanci dont le manuscrit existant date de la fin des Ming,
« La Pagode de perles » (《珍珠塔》),
l’un des tanci les plus connus du répertoire de Ma Rufei,
« La Libellule de jade » (《玉蜻蜓》)
ou encore « L’affaire
Yang Naiwu et Xiao Baicai » (《杨乃武与小白菜案》),
l’une des quatre grandes affaires criminelles de la fin des
Qing, inspiré d’un fait divers intervenu en 1873.
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L’enregistrement de La pagode de
perles, 1929 |
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Le tanci historique et politique
Il existe un courant de tanci datant de la fin des Qing
qui sont des récits d’événements historiques destinés à être
« dits », d’où le nom de « tanci racontant une histoire »
(jiangshi lei tanci
讲史类弹词).
Le plus ancien et le plus long des tanci de ce genre qui
nous soit parvenu est un récit historique datant de la fin des
Ming : le « Tanci des vingt et une histoires
dynastiques » (Ershiyi shi tanci
《廿十一史弹词》)
de Yang Shen (楊慎
1488-1559).
C’est un tanci d’une forme légèrement différente du
tanci traditionnel car les parties versifiées sont en vers
de dix et non de sept caractères ; il est en outre composé comme
une narration historique couvrant l’histoire chinoise depuis la
dynastie des Xia jusqu’à celle des Yuan, dans la forme usuelle
histoire et commentaire.
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Yang Shen (portrait conservé au musée
du Yunnan) |
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Le « Tanci de la période Ming » (Mingji tanci
《明纪弹词》)
de Zhang Sanyi (张三异)
est un autre ouvrage du même type, d’un auteur ayant vécu la
transition de la fin des Ming au début des Qing (1609-1691),
mais qui n’a pas la renommée du précédent.
À la fin des
Qing, le genre a été utilisé non plus pour le divertissement
oral, mais à des fins politiques et didactiques dans le genre
des « romans de dénonciation », comme les deux tanci de
Li Boyuan (李伯元)
au début des années 1900 : la « Ballade de la révolte de l’an
gengzi » (Gengzi guobian tanci
《庚子国变弹词》)
et la « Ballade pour éveiller le monde » (Xingshiyuan tanci《醒世缘弹词》),
l’une sur la Révolte des Boxers, l’autre pour s’attaquer à des
travers encore courants à l’époque, la superstition, la pratique
des pieds bandés et la consommation d’opium.
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La Ballade de la révolte de l’an
gengzi |
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Les tanci pour l’éveil des femmes
Au même
moment, le tanci est aussi utilisé pour populariser des
images d’héroïnes révolutionnaires occidentales considérées
comme des modèles pour les femmes chinoises. C’est le cas par
exemple de madame Roland
,
célébrée dans un tanci de 1904 : « Balade d’une héroïne
française » (Faguo nüyingxiong tanci
《法国女英雄弹词》)
de Yu Chenglai (俞承萊).
Dans le même
esprit de critique sociale visant à l’éveil de la conscience
politique des femmes, Zhong Xinqing (钟心青)
publie en 1911 un tanci intitulé « Lumières de la
civilisation dans le monde des femmes du 20e siècle »
(Ershi shiji nüjie wenmingdeng
tanci
《二十世纪女界文明灯弹词》 )
– ce Zhong Xinqing était par ailleurs l’auteur d’un roman du
genre « récits de courtisanes » publié en 1907, « La nouvelle
Dame aux camélias » (《新茶花》),
inspiré du roman de Dumas qui venait d’être traduit par
Lin Shu (林紓).
Son tanci était accompagné de nouvelles également
destinées à l’éveil des femmes : dans la première, une déesse
réincarnée qui a passé sa vie antérieure à œuvrer à la
libération des esclaves noirs au moment de la guerre civile aux
États-Unis revient sur terre dans une nouvelle incarnation,
cette fois pour libérer les femmes chinoises…
Les écrivains
s’approprient ainsi le genre du tanci pour s’adresser à
un public féminin qu’il s’agit d’éduquer et de mobiliser dans un
contexte de crise nationale où la femme chinoise est considérée
par les intellectuels réformistes comme un facteur du retard du
pays. Les tanci peuvent prendre la forme de romans plus
ou moins longs, les formes courtes se développant au début du 20e
siècle pour mieux répondre aux exigences de la sérialisation
dans des revues, mais toujours en conservant la forme d’origine,
alternant poésie et prose narrative.
Mais si les
écrivains de la fin des Qing, et jusqu’aux débuts de la
République, s’intéressent au tanci et en écrivent en
s’adressant tout spécialement aux femmes, c’est parce qu’il
s’agit d’un genre essentiellement féminin, qui s’est développé à
l’origine à l’intérieur des appartements privés des femmes, et
bien sûr dans les familles lettrées, tout particulièrement dans
le Jiangnan.
o
Le
tanci et la littérature féminine
Dans
l’histoire de la littérature féminine en Chine, les femmes
n’apparaissent que rarement, et celles qui émergent au cours des
siècles sont surtout des poétesses, parce que c’étaient des
femmes lettrées, de familles de lettrés, et que la poésie était
leur mode privilégié d’expression. À partir de la fin des Ming
et jusqu’au début du 20e siècle, le tanci
s’est développé dans ce milieu, essentiellement dans le
Jiangnan, comme genre littéraire destiné à la lecture et non
plus à la représentation orale, en musique ; dans une culture où
la fiction était peu prisée, le tanci offrait à ces
femmes un mode narratif qui conservait une part d’expression
poétique et dont les thèmes restaient inscrits dans la tradition
littéraire.
Ces histoires
étaient destinées à être lues, voire chantées, collectivement
par des communautés de femmes dans leur milieu familial, en
offrant des récits de vies féminines hors de ce contexte
conventionnel, mais sans rupture avec la tradition littéraire du
xiaoshuo. La narration appelant une réponse en empathie avec
les portraits féminins représentés, le tanci était une
manière de dépasser les cadres de représentation de la femme
dans la fiction et de repenser le statut social des femmes
surtout quand, à la fin des Qing, le problème s’est posé en
termes de modernisation nationale. Le tanci est alors
sorti du cadre familial pour s’adresser à des femmes moins
éduquées, la forme et le style s’y prêtant, en témoignant d’une
opposition aux valeurs patriarcales et en offrant une nouvelle
représentation des questions de genre dans une société et un
paysage culturel en pleine transformation.
En même temps,
les tanci féminins gardent les traces de leur origine
dans les boudoirs : ils expriment ce que les femmes se disaient
entre elles, et comportent en particulier des peintures du désir
féminin. Pour éviter la critique, et éventuellement la censure,
ces textes étaient présentés dans des prologues comme étant
destinés au divertissement des femmes de la familles ou des
amies proches, sur un ton moralisateur qui tranche sur le
caractère émancipateur des textes eux-mêmes. Ainsi l’une des
grandes auteures de tanci de la deuxième moitié du 18e
siècle, Chen Duansheng (陈端生),
s’est attachée dans la préface de son tanci,
« Réincarnation prédestinée » (Zaishengyuan
《再生缘》),
à replacer son texte dans les limites des normes sociales en
soulignant les vertus féminines de fidélité et de loyauté envers
la famille. Les poésies alternant avec la prose s’inscrivaient
dans le domaine d’écriture typiquement féminin en Chine.
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Réincarnation prédestinée
Zaishengyuan, éd. originale |
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Le tanci
féminin a connu sa période de plus grand essor au 19e
siècle, avec le développement des publications. Auteure de deux
des tanci les plus célèbres du début du siècle, la
poétesse Hou Zhi (侯芝),
était à la fois écrivaine et éditrice, et c’est par son travail
d’édition qu’elle a contribué à la popularisation du genre.
Jusque-là, les tanci étaient conservés manuscrits. L’un
des premiers à être publié fut un tanci des Ming datant
de 1652 : Tianyuhua (《天雨花》)
– mais son attribution à une femme est controversée. Le premier
tanci publié dont on soit sûr qu’il est bien d’une plume
féminine est celui de Chen Duansheng, en 1821. Hou Zhi en a
publié deux : un datant de la fin des Ming, « Bracelets de
jade » (Yuchuan yuan
《玉钏缘》),
et l’autre du début du 19e siècle, « Fleurs brodées
sur du brocart » (Jingshanghua
《锦上花》)
publié en 1813. Puis elle a publié ses propres tanci :
« Héroïnes du boudoir d’or » (Jinguijie
《金闺杰》)
,
en 1824, et « Recréation du ciel (Zai
zaotian《再造天》)
en 1828 – le premier étant une réécriture du
Zaishengyuan de Chen Duansheng,
et le deuxième en étant une séquelle.
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Les bracelets de jade Yuchuan yuan,
éd. 1987 en trois volumes |
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Au début du 20e
siècle, le genre est repris par
Qiu Jin (秋瑾)
qui a commencé à écrire un tanci en 1905 alors qu’elle
était au Japon. Intitulé « Pierres de l’oiseau Jingwei » (Jingwei
shi
《精衛石》/《精卫石》),
il ne nous en est malheureusement parvenu que cinq des vingt
chapitres du projet initial, publiés en 1962, mais dont le
manuscrit est
conservé à la bibliothèque du Zhejiang
.
Qiu Jin y raconte
l’histoire de jeunes filles intelligentes et cultivées, mais
dont le talent ne leur laisse d’autre espoir que de finir
mariées à quelque fils de famille riche, plus ou moins volage,
voire dépravé. Elle consacre de longs passages à la dénonciation
de la triste situation des femmes.
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Le manuscrit du tanci de Qiu Jin «
Pierres de l’oiseau Jingwei » |
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L’oiseau Jingwei est
un oiseau
légendaire qui tentait de remplir la mer avec des galets, donc
un symbole de ténacité et de détermination. Qiu Jin explique son
intention dans la préface en des termes célèbres, en commençant
par expliquer que, comme il y a beaucoup de femmes qui n’ont
aucune éducation et ne savent pas lire, elle a écrit une ballade
toute simple dans l’espoir d’être comprise de tout le monde et
d’éclairer ainsi le monde des femmes.
余日顶香拜祝女子之脱奴隶之范围,作自由舞台之女杰、女英雄、女豪杰,其速继罗兰、马尼他、苏菲亚、批荼、如安而兴起焉。余愿呕心滴血以拜求之,祈余二万万女同胞,无负此国民责任也。速振!速振!!女界其速振!!!
« … je brûle
de l’encens en priant le ciel que les femmes s’émancipent de
leur condition d’esclaves et se dressent comme des héroïnes et
des braves sur l’autel de la liberté, sur les traces de madame
Roland, d’Anita [Garibaldi], de Sofia Perovskaïa, de Harriet
Beecher Stowe et de Jeanne d’Arc.
De tout mon cœur j’implore mes vingt millions de compatriotes
féminines d’assumer leurs responsabilités de
citoyennes. Levez-vous vite ! Debout, femmes chinoises,
levez-vous ! »
Longtemps
méconnu, le tanci a commencé à être étudié dans les
années 1990 en lien avec le développement des women’s studies et
études de genre.
Ressources
bibliographiques
- Suzhou
Tanci Storytelling in China: Contexts of Performance, par
Mark Bender, in : Oral Traditions, vol. 13 n° 2, oct.
1998, pp. 330-376 :
https://journal.oraltradition.org/wp-content/uploads/files/articles/13ii/5_bender.pdf
-
Performing Local Identity in a Contemporary Urban Society: A
Study of Pingtan Narrative Vocal Tradition in Suzhou,
thesis by Shi Yinyun, University of Durham (GB), 2016.
http://etheses.dur.ac.uk/11695/1/%5BFinal%2C_July%5D_Yinyun_Shi%2C_Thesis_For_Submission.pdf?DDD23
Le tanci
dans la littérature féminine
Ouvrage précurseur :
-
Literary tanci: A woman's tradition of narrative in verse, Hu
Siao-chen, Harvard University dissertation, 1994.
Deux ouvrages
récents de Li Guo :
-
Writing Gender in Early Modern Chinese Women's Tanci Fiction,
Purdue University Press, Comparative Cultural Studies series,
2021.
Open Access.
-
Women’s Tanci Fiction in Late Imperial and Early
Twentieth-Century China, Purdue University Press, 2015.
Open Access
Li Guo explore
l’écriture du tanci à partir de l’analyse de cinq textes
de la fin des Qing et du début de la période moderne :
-
Zaishengyuan
《再生緣》
Destiny of Rebirth (18e siècle),
- Bishenghua
《筆生花》Blossom
from the Brush (19e siècle),
-
Mengyingyuan
《夢影緣》
Dream, Image, Destiny (préface datée 1843),
- Xianü qunying shi
《俠女群英史》
A History of Women Warriors (1905),
- Fengliu zuiren
《風流罪人》
The Valiant and the Culprit (1926)
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