Histoire littéraire

 
 
 
     

 

 

Histoire littéraire : les sources anciennes

VI. Le Zhuangzi ou Livre de maître Zhuang

A. Présentation générale

par Brigitte Duzan, 29 juin 2020, actualisé 5 mai 2024

 

 

Zhuangzi

 

 

De son vrai nom Zhuang Zhou (莊周/庄周), Zhuangzi (/) aurait vécu à l’époque des Royaumes combattants, au 4e siècle avant Jésus-Christ, et serait l’auteur d’un des deux textes fondateurs du taoïsme, avec le Daodejing (《道德经》), texte selon la tradition appelé de son nom et connu comme tel : le Zhuangzi ou Livre de maître Zhuang.

 

D’une grande complexité, difficile à traduire, ce texte est loin d’avoir en Occident la popularité du Daodejing. En 1994, dans son introduction à sa traduction, le sinologue américain Victor H. Mair écrivait : « Je ressens comme une sorte d’injustice que le Daodejing soit aussi connu de mes concitoyens alors qu’ils ignorent royalement le Zhuangzi, car je pense que c’est en tous points une œuvre supérieure » [1]. La situation n’a guère changé aujourd’hui et vaut aussi bien pour la France où l’on peine toujours à trouver une traduction intégrale qui rende à la fois la beauté et la profondeur du texte dans toute sa subtilité sans être trop difficile à lire.

 

Un personnage à l’existence incertaine

 

On ne sait pas grand-chose du personnage, et on ne peut même pas assurer qu’il ait vraiment existé. Les rares données concrètes que l’on possède sur lui viennent de ce que rapporte Sima Qian (司马迁) au chapitre 63 de ses « Mémoires historiques » (《史记》).

 

Zhuangzi serait originaire du district de Meng () de l’Etat de Song (宋国), aujourd’hui Mengcheng (蒙城县), dans le nord-ouest de l’Anhui. Il aurait vécu à l’époque des rois Hui de Wei (魏惠王, 389-319 av. J.C.) et Xuan de Qi (齐宣王, 350-301 av. J.C.). Il serait donc contemporain de Mencius, mais sans l’avoir apparemment jamais rencontré.

 

Il aurait occupé un poste administratif de second ordre, mais, selon le chapitre Qiushui (秋水) du Zhuangzi, aurait refusé celui de premier ministre que lui aurait offert le roi Wei de Chu (楚威王). Selon Sima Qian, le roi lui aurait envoyé des cadeaux pour appuyer son offre, mais Zhuangzi aurait répondu en riant que tous ces présents étaient beaucoup pour lui et que le poste offert était des plus honorables, mais « avez-vous vu les animaux destinés aux sacrifices ? On les engraisse pendant des années, et on leur passe de riches ornements pour qu’ils soient dignes d’entrer dans le temple. Quand le temps du sacrifice arrive, ils préféreraient être restés petits cochons. »

               

Zhuangzi préféra donc sa liberté, et il aurait ainsi terminé ses jours retiré du monde, mais proche du peuple.

 

Un ouvrage fondamental

 

Le Zhuangzi, ou Livre de maître Zhuang, est l’expression de la pensée de ce personnage énigmatique, mais, de l’avis général, seuls les sept premiers chapitres sont vraiment de lui.

 

 

Le Zhuangzi, copie de la fin des Qing, Musée national de Chine

 

 

La version actuelle est principalement due au penseur taoïste Guo Xiang (郭象) qui a vécu pendant la période 252-312 de la période des Jin de l’Ouest (西晉) et en a été le premier éditeur et glosateur. Il est cependant possible qu’il ait simplement poursuivi les travaux d’un autre lettré, Xiang Xiu (向秀).  Quoi qu’il en soit, il est considéré comme appartenant au courant dit Xuanxue (玄学), ou « Etude du mystère », un courant rejetant le dogme confucianiste, mais sans rejeter totalement la pensée de Confucius en tant que sage ayant atteint le dao [2].

 

 

Les fragments du Zhuangzi sur lamelles

de bambou du site de Zhangjiashan

 

 

De ce texte composite à l’histoire complexe, Guo Xiang n’a conservé que 33 chapitres sur les 52 qu’il comportait du temps des Han, en éliminant les chapitres d’origine incertaine ou de qualité jugée insuffisante, y compris ceux comportant des éléments de fantastique ou de « superstitions » ; il a ensuite structuré les chapitres en fonction de leur contenu :

-          Il a choisi pour débuter les sept chapitres pouvant être attribués à Zhuangzi lui-même : ce sont les chapitres internes (neipian 內篇), considérés comme étant antérieurs au Daodejing : on n’y trouve aucune référence ni à Laozi ni à son ouvrage, contrairement aux autres chapitres.

-          Suivent 15 chapitres externes (waipian 外篇) et 11 chapitres divers (zapian ), d’attributions diverses et contestées.

 

La Voie par excellence [3] : Dao et non agir

 

Le concept central du Zhuangzi, comme du taoïsme, est le dao (), la voie, qui est simplement le cours naturel des choses et qu’il s’agit de ne pas contrarier par des actions inopportunes. Le plus important est d’adopter une attitude tendant à se fondre dans le dao universel, par le non-agir ou wuwei (無為/无为), ce qui ne signifie pas inaction, mais action en symbiose avec la nature, des choses et des êtres. En ce sens, l’homme est invité à se libérer tant de son égocentrisme que de ses fantasmes, et de retourner aux origines pour retrouver sa force vitale dans le souffle (qi /) animant toute chose, et dans le vide du dao, libéré de toute contrainte.

 

Le Zhuangzi a une dimension spirituelle qui repose sur une démarche individuelle. Par bien des côtés, en posant la question de la nature de la réalité, de ses aspects trompeurs et illusoires, il est proche du bouddhisme et lui a servi de porte d’entrée en Chine, en en facilitant l’acclimatation.

 

En 742, le Zhuangzi a été « canonisé » comme classique chinois par une proclamation de l'empereur Xuanzong des Tang (唐玄宗) qui lui a décerné le titre honorifique de Vrai classique de Nanhua (Nánhuá zhēnjīng南华真经) [4] — bien que ce titre lui soit contesté en raison de la nature non confucéenne de ces écrits.

 

 

Le Commentaire et sous-commentaire

du Vrai classique de Nanhua

 

 

Le point commun des différents courants représentés dans le Zhuangzi est effectivement une opposition au confucianisme, avec l’accent mis sur l’individualisme. Mais le Zhuangzi est également remarquable par ses qualités littéraires. Ce n’est pas un texte aride et abstrait, il fourmille de paraboles et d’anecdotes qui sont une riche source d’histoires diverses, souvent pleines d’humour.

 

Il a depuis la dynastie des Han fait l’objet d’études et de commentaires qui fournissent une aide appréciable à sa compréhension, même s’ils sont contradictoires. Mais c’est un texte complexe dont la connaissance a évolué en fonction des manuscrits découverts dans diverses tombes lors de fouilles archéologiques.

 

Les manuscrits, petite histoire

 

Des fragments du Zhuangzi ont été découvertes dans des tombes parmi des textes sur lamelles de bambou de la période des Royaumes combattants et de la dynastie des Han. Il s’agit  des sites de Shuanggudui (双古堆), à Fuyang dans l’Anhui (安徽阜阳), sur le site de l’ancien Etat de Chu, et de Zhangjiashan (张家山), dans le district de Jiangling dans le Hubei (湖北江陵). 

 

De nombreux fragments de Zhuangzi datant du début de la dynastie des Tang ont également été découverts au début du 20e siècle parmi les manuscrits de Dunhuang par Aurel Stein et Paul Pelliot. Ils forment environ douze chapitres de la version de Guo Xiang et sont conservés principalement à la British Library et à la Bibliothèque nationale de France.

 

Parmi les trésors nationaux japonais conservés dans le temple Kōzan-ji (高山寺) à Kyoto se trouve par ailleurs un manuscrit du Zhuangzi de l'époque de Muromachi (1338 – 1573) : sept chapitres complets parmi les « extérieurs » et « divers » - il est censé être une copie proche d'une édition annotée écrite au 7e siècle par le maître taoïste chinois et commentateur du Zhuangzi Cheng Xuanying (成玄英, vers 630–650/660) [5].

 

Les commentaires

 

Le premier commentaire, de Xiang Xiu (向秀, v. 223-275), n’a pas été préservé, mais de nombreux autres nous sont parvenus, dont :

1. Le commentaire de Guo Xiang (郭象, v. 252-312), inclus dans le Commentaire et sous-commentaire du Vrai classique de Nanhua (Nánhuá zhēnjīng zhùshū南华真经), qui est aussi, comme noté plus haut, l'édition canonique du Zhuangzi et donc la forme sous laquelle il est généralement connu dans la tradition chinoise. Le commentaire en lui-même est un traité philosophique présentant les interprétations personnelles de l'auteur, qui vont parfois à l'encontre de celles de Zhuangzi.

2. Le commentaire de Cheng Xuanying (成玄英, vers 630–655), également inclus dans le Commentaire et sous-commentaire du Vrai classique de Nanhua : il en est la partie « sous-commentaire » car il se veut un prolongement du commentaire de Guo Xiang. Son interprétation est marquée par l'influence du bouddhisme et celle de l'école taoïste du « Double Mystère » (Chongxuan 重玄) – courant influencé par la pensée madhyamaka ou Voie médiane (中观派) [6], apparu au 5e siècle et florissant du 7e au 10e siècle, sous les Tang. Ce courant a été identifié et nommé par le commentateur du Daodejing Du Guangting (杜光庭, 850-933). Ses deux représentants les plus importants sont Cheng Xuanying (成玄英) et Li Rong (李榮) au 7e siècle.

3. Les commentaires de Chen Jingyuan (陈景元 mort en 1094) ;

4. Le commentaire de Lin Xiyi (林希逸 v. 1210-1273), néo-confucéen des Song du Sud qui a aussi laissé des commentaires sur le Daodejing – ceux du Zhuangzi consistent en des gloses sur des termes et expressions spécifiques, notamment destinées à servir pour des interrogations lors des examens, et représente des interprétations de l'auteur en contradiction avec plusieurs analyses de Guo Xiang.

5. Le commentaire de Luo Miandao (勉道 mort en 1367), qui critique la tendance des commentateurs à interpréter et à trahir le texte à l'aune de textes postérieurs de courants différents, et privilégie des explications à la lumière de textes de l'époque pré-impériale contemporains du Zhuangzi.

6. Le commentaire de Lu Xixing (陸西星 1520-1601), l’un des commentateurs de la période Ming, qui interprète le Zhuangzi comme un commentaire du Daodejing.

7. les commentaires de Jiao Hong (焦竑 1541-1620), Les Ailes du Zhuangzi (Zhuangzi yi《庄子翼》), qui comprend aussi des commentaires antérieurs dont plusieurs ont eu une certaine influence (dont celui de Lin Xiyi déjà évoqué).

 

 

Les ailes du Zhuangzi

 

 

Pour le détail du texte, voir : B : le texte, structure et forme.

 


 

Bibliographie

 

La meilleure introduction au Zhuangzi :

- Zhuangzi à l’école du Dao, Anne Cheng, dans : Histoire de la pensée chinoise (chap. 4), éd. du Seuil, coll. « Points Essais », 1997/2002.

 


 

Traductions et essais en français

 

Traductions

 

Il existe de nombreuses traductions en français, mais seulement trois de la totalité du texte, à partir de l’original chinois, qui puissent faire référence. Par ordre chronologique :

- L’Œuvre de Tchoang-tzeu, Léon Wieger, dans «Les Pères du système taoïste», 1913. (à lire en ligne)

- L’Œuvre complète » de Tchouang-tseu, Gallimard-UNESCO, coll. Connaissance de l’Orient, trad., préface et notes de Liou Kia-hway, 1969. Traduction peut-être un peu difficile à lire, mais appréciable pour la richesse des notes et commentaires qui éclairent le texte et les choix de traduction..

 

 

L’œuvre complète de Zhuangzi,

traduction de Liou Kia-hway

 

 

-  Les Œuvres de Maître Tchouang, Jean Levi, Éditions de l'Encyclopédie des nuisances2006.

Recension de la traduction par Jean-François Billeter, Etudes chinoises 2006/25, pp. 232-251 (à lire en ligne)

 

 

La traduction de Jean Levi

 

 

Essais

 

- Une lecture du Zhuangzi, par Isabelle Robinet, Études chinoises, 1996/15.1-2, p. 109-158. (à lire en ligne)

De Jean-François Billeter :

- Etudes sur Tchouang-Tseu, Paris, Allia, 2004 (à lire en ligne).

- Notes sur Tchouang-tseu et la philosophie, Paris, Allia, 2010.

- Leçons sur Tchouang-tseu, Allia, 2014,

De Jean Levi :

- Propos intempestifs sur le Tchouang-tseu : du meurtre de chaos à la révolte des singes, Allia, 2003.

-  Les Leçons sur Tchouang-tseu et les Études sur Tchouang-tseu de Jean-François Billeter, Études chinoises, 2004/23/1, pp. 415-444. (à lire en ligne)

- Le petit monde de Tchouang-Tseu, Philippe Picquier2010.

- Des résonances mythiques du Zhuangzi et de leur fonction : Les courges géantes du roi Wei et le meurtre de Chaos », dans Approches critiques de la mythologie chinoise, Presses de l’Université de Montréal, coll.  « Sociétés et cultures de l'Asie », 2018. (à lire en ligne)

De Romain Graziani :

- Combats d'animaux. Réflexions sur le bestiaire du ZhuangziExtrême-Orient, Extrême-Occident, 2004/26,  p. 55–87. (à lire en ligne)

- Fictions philosophiques du "Tchouang-Tseu", six essais, Gallimard, collection « L'Infini », 2006.

Recension par Jean Levi, Études chinoises, 2007/26, pp. 302-313. (à lire en ligne)

 


 

Traductions en anglais

 

Outre celles de Herbert Giles et de James Legge qui datent respectivement de 1889 et 1891, il y en a trois principales :

- The Complete Works of Chuang Tzu, Burton Watson, Columbia University Press, 1968 (rééd. 2013 avec conversion des transcriptions en pinyin). (à lire en ligne)

- Chuang-tzu, The Seven Inner Chapters and Other Writings From the Book Chuang-tzu, A. C. Graham, Londres, George Allen and Unwin, 1981

- Wandering on the way : early Taoist tales and parables of Chuang Tzu, Victor H. Mair, University of Hawaiì Press, 1998.

 

 


[1] "I feel a sense of injustice that the Dao De Jing is so well known to my fellow citizens while the Zhuangzi is so thoroughly ignored, because I firmly believe that the latter is in every respect a superior work."

[2] C’est dans le cadre du Xuanxue qu’ont été interprétés dans un sens métaphysique les trois textes du Zhuangzi, du Yijing (易经) ou « Traité des mutations » et du Daodejing (道德经), ou « Livre de la voie et de la vertu », soit les « trois livres de la profondeur ».

[3] Selon l’expression d’Anne Cheng (Histoire de la pensée chinoise, chap. 4, voir Bibliographie)

[4] Différentes éditions du Nanhua Zhenjing sont conservées à la Bibliothèque de Harvard :

https://curiosity.lib.harvard.edu/chinese-rare-books/catalog?f%5Bsubjects_ssim%5D%5B%5D=

Zhuangzi--Commentaries

[5] Moine taoïste connu comme le "Maître des doctrines de l'abbaye de Xihua" (西華法師) et comme l'un des principaux représentants du courant Chongxuan (重玄) ou courant du double mystère d’après une phrase du Daodejing, sous les règnes des empereurs Taizong et Gaozong des Tang. Il est célèbre pour ses commentaires sur le Daodejing et le Zhuangi et pour avoir participé à la traduction du Daodejing en sanscrit en 647, dirigé par le moine bouddhiste Xuanzang. Il a écrit l'un des commentaires les plus significatifs du Zhuangzi, le Sous-commentaire du Zhuangzi (Zhuāngzǐ shū 莊子疏). C’est un sous-commentaire de celui de Guo Xiang apprécié pour sa concision. Traditionnellement, les deux commentaires sont transmis ensemble dans le canon taoïste.

[6] Ecole madhyamaka : fondée par Nāgārjuna et son disciple Āryadeva, c’est l'une des deux principales écoles du bouddhisme mahāyāna.

Chongxuan vient d’une phrase du Daodejing décrivant le Dao comme « profond et encore profond », ce qui signifierait qu’il y a deux étapes pour l’atteindre : d’abord  se délivrer de l’illusion de l’être, puis de celle du non-être qui la remplace.

 

 

     

 

 

 

 

     

 

 

 

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