Histoire littéraire

 
 
 
     

 

 

Le serpent dans les mythes et légendes

par Brigitte Duzan, 3 août 2022

 

Le Serpent blanc de la légende chinoise apparaît sous des dehors ambigus, dans une évolution historique qui gomme peu à peu les traits effrayants du serpent des origines pour le présenter comme une femme malheureuse dont l’amour est subverti par les menées d’un moine pervers et les préjugés de la société. On retrouve cette image ambivalente du serpent dans les nombreux mythes, chinois et autres, qui l’ont érigé en figure emblématique, monstrueuse ou protectrice.

 

Le mythe serait une dramaturgie de la vie sociale ou de l’histoire poétisée…

Quels que soient les systèmes d’interprétation,

[les mythes] aident à percevoir une dimension de

la réalité humaine et montrent à l’œuvre la fonction

symbolisante de l’imagination. […] Ce qu’il importe

de discerner, c’est leur valeur symbolique qui en

révèle le sens profond.

             Jean Chevalier, Dictionnaire des symboles

 

Première partie :

Ambivalence de l’image du serpent dans les grands mythes, en Chine et ailleurs

 

Dans de nombreuses anciennes religions et mythologies, le serpent était vénéré comme détenteur de savoir et de force vitale et porteur de renouveau.  C’est le cas en particulier dans la civilisation gréco-romaine et les anciennes cultures du Proche Orient de même qu’en Asie.

 

Dans les mythes de la Grèce antique comme en Égypte ou en Inde, si le serpent représentait une puissance menaçante et effrayante, nombre de divinités protectrices étaient représentées sous forme de serpents et ont donné naissance à de riches légendes et iconographies. Mais le serpent est aussi central dans les représentations du temps cyclique, en Occident comme en Orient.

 

Sommaire 

 

A/ Le serpent dans les grands mythes fondateurs

I. En Chine : Nüwa (女娲) et son frère Fuxi (伏羲)

a) Nüwa (女娲)

b) Nüwa et Fuxi

II. La symbolique du serpent en Chine, en Inde et en Égypte

1.       Les grandes figures symboliques

a) Dans l’antiquité chinoise

b) Dans la mythologie indienne

c) Dans la cosmogonie de l’Égypte ancienne.

2.       Le serpent comme représentation du temps

 

B/ Serpents monstrueux et serpents protecteurs : image ambivalente

I. Les serpents maléfiques de la Chine à la Grèce en passant par l’Égypte

1.       Les serpents venimeux de la tradition chinoise

a) L’un des « cinq poisons » du 5ème mois lunaire

b) Les serpents fantastiques des anciens classiques

2.       Les dangereux serpents de la mythologie grecque

a) Les Gorgones et Méduse

b) Typhon et Python

3.       Apophis

II. Les serpent protecteurs : de l’Agathodaimon d’Alexandrie à Serapis et Isis

      1.       Agathodaimon et Serapis
      2.       Isis, Wadjet et Renenutet

a) Isis

b) Wadjet et Renenutet

Note sur les serpents de feu de la Bible, le Nehushtan et le caducée

Conclusion : muthos et xiaoshuo.

___________________

 

A/ Le serpent dans les grands mythes fondateurs

 

I. En Chine : Nüwa (女娲) et son frère Fuxi (伏羲)

 

a) Nüwa (女娲)

 

Femme à corps de serpent, Nüwa est divinité créatrice à plusieurs titres : elle a réparé l’un des piliers du ciel qui s’était effondré et elle a façonné les hommes dans de la glaise en leur donnant le pouvoir de procréer. Les sources écrites de ce mythe chinois sont relativement récentes, les plus anciennes datant de la période des Royaumes combattants, du 4e au 2e siècle avant J.C. : le « Livre des monts et des mers » (Shanhaijing《山海经》), le « Classique du vide parfait » (Liezi 《列子》), les « Chants de Chu » (Chuci《楚辞》) de Qu Yuan (屈原), dans le chapitre « Questions au ciel » (天问) qui sont des questions sur la mythologie chinoise et les anciennes croyances religieuses, leurs contradictions et énigmes, ainsi que le Huainanzi (《淮南子》). Ayant certainement évolué à partir de sources orales très anciennes, chacun de ces classiques apporte des détails différents autour d’un mythe des origines [1].

 

Il est dit dans le Liezi qu’à l’origine le ciel reposait au-dessus de la terre soutenu par des piliers. Or l’un de ces piliers a été brisé, dans sa fureur, par Gonggong (共工) dans son combat contre Zhurong (祝融), ministre régulateur du feu (火正官), descendant de Zhuanxu (颛顼) ou, selon le Huainanzi, contre Zhuanxu lui-même, souverain mythique descendant de l’Empereur Jaune, Huangdi (黄帝).

 

Il s’agit d’un mythe des origines typique dépeignant la lutte de l’eau contre le feu, des puissances chtoniennes contre celles, célestes, de la lumière. Descendant de Yandi (炎帝), rival de Huangdi, Gonggong aurait été responsable des inondations, avec son « ministre » Xiangyao (相柳), ou Xiangliu (相柳), esprit des eaux dévastateur dépeint dans le « Livre des monts et des mers » comme un serpent à neuf têtes au corps enroulé sur lui-même [2] - serpent qui a ensuite évolué dans l’imaginaire populaire comme une sorte de monstrueuse hydre à neuf têtes semblable à l’Hydre de Lerne tuée par Heraclès.

 

Une représentation de Xiangyao d’après le « Livre des monts et des mers »

               

Dans sa lutte contre Zhuanxu (ou Zhurong), furieux de ne pouvoir l’emporter, Gongong se jeta contre le mont Buzhou (不周山), colonne céleste au nord-ouest de la chaîne des monts Kunlun (昆仑山脉), brisant la colonne et provoquant des inondations et d’importants dégâts. Nüwa répara la colonne brisée en la remplaçant par l’une des pattes de la tortue marine géante Ao (), mais sans parvenir à replacer le ciel dans un parfait parallélisme avec la terre, ce qui a entraîné une série de problèmes, dont la direction sud-est des cours d’eaux dans la région. Cette tortue aquatique est par ailleurs liée au serpent sous forme de dragon Bixi (赑屃), l’un des neuf fils du Roi des dragons, capable de porter d’immenses charges sur le dos, d’où sa représentation comme porteur de stèles.

 

Dans le Fengsu tongyi (《风俗通义》) de Ying Shao (應劭), datant de la période des Han de l’Est, dont dix juan sont inclus dans l’encyclopédie Taiping Yulan (太平御览) des Song, l’histoire de Nüwa s’enrichit d’un mythe de création supplémentaire. Elle aurait créé les premiers hommes en les façonnant avec de la glaise pour ne plus être seule ; puis, fatiguée, elle se serait facilité la tâche, pour aller plus vite, en trempant une corde dans la boue et en la secouant ensuite en l’air : les goutte de boue en retombant créaient autant d’hommes. Cette double manière de procéder explique les différences de classe, les premiers hommes façonnés avec soin ayant formé l’élite nobiliaire, et les seconds le petit peuple.

 

Une variante du mythe explique que, la terre ayant été dévastée par des inondations, Nüwa et son frère Fuxi étant les seuls à avoir survécu, elle repeupla la terre en s’unissant avec lui.

 

b) Nüwa et Fuxi

 

Tous deux étant gênés à l’idée de s’unir alors qu’ils étaient frère et sœur, ils décidèrent de se soumettre à un test de divination. Dans un texte de la période Tang (9e siècle) sur les mythes et légendes, le Duyizhi (《独异志》) de Li Rong (李冗), ils montèrent sur le mont Kunlun en demandant au Ciel de dissiper la brume. Mais la légende la plus courante est légèrement différente : ils montèrent chacun sur une montagne et allumèrent un feu - si les fumées s’élevaient sans se rejoindre, cela signifierait qu’ils ne devaient pas s’unir. Mais les fumées de leurs feux allèrent s’enrouler l’une autour de l’autre, montrant que le ciel était favorable à leur union. Nüwa est ainsi considérée en Chine comme la mère de l’humanité, associée à Fuxi.

 

L’iconographie est ici intéressante. La représentation la plus célèbre de Nüwa et Fuxi est celle de la centaine de peintures similaires datant de la période Tang découvertes à partir de 1959 dans le complexe de tombes d’Astana (阿斯塔那) non loin de Turfan, près de l’ancienne cité-oasis de Gaochang (高昌) ou Qara-hoja, sur la branche nord de l’ancienne Route de la soie. Sur des bannières de soie pour la plupart déposées sur les cercueils, frère et sœur devenus mari et femme sont représentés entre des constellations par deux corps à queues de serpents s’enroulant l’une autour de l’autre.

 

On pourrait lier ces représentations à des influences venues de l’Ouest par la Route de la Soie. Mais on en a découvert de semblables sur des bas-reliefs et des briques dans des tombes de la dynastie des Han. Les serpents de la mythologie chinoise ont en fait une valeur symbolique à rapprocher d’autres mythologies, celles de Babylone, de la Grèce, de l’Égypte ou de l’Inde, entre autres. Dans la mythologie babylonienne, par exemple, il y avait aussi deux divinités semblables à Nüwa et Fuxi : Nyingma, déesse de la fertilité, également créatrice de l’humanité en jouant avec de la glaise, et Enki, dieu de la sagesse. Également frère et sœur, ils sont décrits copulant joyeusement à l’issue d’un festin des dieux où ils s’étaient enivrés. Eux aussi sont représentés comme deux êtres mi-humains mi-serpents emmêlant leurs queues de serpent. En Inde aussi, on retrouve une double entité Naga-Naji avec de semblables représentations du couple.

 

Si les textes chinois insistent sur la symbolique yin-yang du couple Nüwa-Fuxi et sur celle de l’ordre du monde contenue dans les deux figures brandissant une règle et un compas, mais aussi parfois des instruments de musique, l’image du serpent y est cependant en général peu commentée. Elle a pourtant une symbolique quasiment universelle.

 

Nüwa et Fuxi en figures cosmiques mi-hommes mi-serpents,

entourés du soleil, de la lune et des principales constellations,

peinture sur soie de la tombe d’Astana, au Xinjiang (伏羲女娲图)

 

Nüwa et Fuxi, fresque murale dans une tombe datant de la dynastie des Han de l’Est à Zhanjiagou, au Sichuan

 

Un naga et sa parèdre dans une sculpture datant de

l’empire Hoysala, dans le sud de l’Inde (10e-14e siècles)

 

II. La symbolique du serpent en Chine, en Inde et en Égypte

 

Le serpent a une place fondamentale dans un grand nombre de mythes des origines, dans une symbolique reflétant le dualisme cosmologique quasi-universel opposant deux principes : la lumière, le soleil et le feu d’une part et l’obscurité, la lune et l’eau d’autre part. C’est à ce deuxième principe qu’est associé le serpent, en lien avec les eaux primordiales et le chaos dont émerge la création.

 

1.       Les grandes figures symboliques

 

a) Dans l’antiquité chinoise, Shun (), l’un des grands souverains mythiques et dernier des cinq empereurs légendaires, au 3e millénaire avant J.C., était par sa mère, nommée Wodeng (握登) dans les « Annales de Bambou » (《竹书纪年》), lié à un clan ayant un serpent pour totem, tandis que son père l’empereur Yao () était d’un clan ayant pour totem un oiseau solaire. Shun était donc issu des deux principes.  

 

Or, selon l’une des généalogies les plus courantes, que l’on trouve en particulier dans les « Mémoires historiques » (《史记》) de Sima Qian (司马迁), Shun était un descendant de Zhuanxu, ce souverain mythique, vainqueur de Gonggong, qui tenta de lutter contre les inondations.

 

b) La symbolique est plus complexe dans la mythologie indienne. Le serpent joue un rôle-clé dans celle de l’hindouisme, qu’il s’agisse du serpent Kundalini lové autour de Shiva, de Kaliya, roi des nagâs de la rivière Yamuna et monstrueux serpent à quatre têtes vaincu par Krishna à l’âge de cinq ans, ou d’Ananta, le serpent cosmique sur les anneaux duquel repose Vishnu après la dissolution d’un kalpa (ou cycle cosmique).

 

Il est intéressant de noter la représentation symbolique de la Kundalini, qui désigne en sanskrit une énergie spirituelle lovée à la base de la colonne vertébrale. La Kundalini, énergie féminine de Shiva, est représentée symboliquement par deux serpents s’enroulant autour d’un canal central – représentation symbolique proche de celle du caducée qui n’est pas sans rappeler aussi, dans son iconographie d’origine, celle de Nüwa et Fuxi.

 

 Les serpents Kundalini sur un autel d’un temple de Shiva du Tamil Nadu (photo Alamy)

 

Quant au serpent Ananta, il a une origine très ancienne : dans la mythologie védique, c’est un serpent des profondeurs de l’océan né des eaux sombres, avec un symbolisme ambivalent car, esprit des eaux, il est aussi esprit chtonien de la nature primordiale, éternel survivant à la destruction de l’univers.

 

Dans le panthéon védique, l’eau, donc les serpents, sont par ailleurs associés à Varuna. Comme l’explique Mircea Eliade dans son « Histoire des croyances et des idées religieuses » [3], dans le chapitre concernant les dieux védiques, Varuna, qui régnait sur le panthéon védique avant d’être supplanté par Indra, est associé à l’eau – il deviendra dieu de l’océan.  Souverain terrible, dit Eliade, il est une puissance du ciel nocturne, identifié aux serpents dans le Mahâbhârata où il est appelé « seigneur de la mer » et « roi des nâgas », car l’océan est le séjour de ces êtres mi-hommes mi-serpents. Les mythes védiques racontent que Varuna a aidé Indra à vaincre le dragon-serpent Vrta et à libérer les eaux qu’il maintenait captives, permettant l’émergence de la vie.

 

En outre, Eliade cite divers textes védiques qui identifient à des serpents les Adityas, fils de la déesse Aditi dont fait partie Varuna. Ces Adityas sont des puissances célestes personnifiant le soleil. « Ayant dépouillé leurs vieilles peaux – ce qui veut dire qu’ils ont vaincu la mort – ils sont devenus des dieux, les devas ». De là l’affirmation que le Veda est « la science des Serpents » [4].

 

Une nagini, génie féminin des eaux, statuette de bronze, Népal 19e s, Science Museum, Londres

 

Un naga et une nagini aux queues enlacées, dans un temple de Bhubaneshwar (Orissa)

– la cité des temples dédiés à Shiva

 

c) Comme l’explique encore Mircea Eliade [5], on retrouve le serpent dans la cosmogonie de l’Égypte ancienne. Elle commence de diverses manières, mais l’une d’elles comporte l’émergence d’un Serpent primitif, première et dernière image du dieu Atum – représentant le soleil couchant ; en effet, dans « le Livre des Morts », il est dit que, lorsque le monde retournera à l’état de Chaos [semblable au hundun (混沌) primordial de la cosmologie chinoise], Atum redeviendra serpent. Ainsi, commente Eliade, « on peut reconnaître en Atum le Dieu suprême caché, tandis que Rê [ou Râ, le soleil au zénith] est par excellence le Dieu  manifeste ». Le serpent est ainsi à la source de toute chose, mais lié au chaos.

 

 Le dieu Atum en serpent enroulé sur lui-même

décorant le couvercle d’un cercueil, 7e siècle av. J.C.

(Art Institute of Chicago)

 

Par ailleurs, le Soleil créa, de sa matière même, un premier couple divin qui donna naissance au dieu Geb (la Terre) et à la déesse Nut (le Ciel), et c’est de leur union que vinrent au monde les deux couples de frères et sœurs Osiris et Isis, Seth et Nephtys, associés au serpent, mais dans une double symbolique dont il est intéressant de comprendre les images contrastées car elles nous ramènent à la double identité du personnage du Serpent blanc dans la légende chinoise : serpent maléfique caché sous des dehors de femme séduisante et dangereuse ou serpent transformé en femme par amour pour un mortel et en butte aux préjugés sociaux et religieux.

 

Au-delà de cette symbolique dans les grandes cosmogonies mondiales, le serpent est aussi symbole du temps, temps cyclique opposé au temps linéaire de l’histoire.

 

2.       Le serpent comme représentation du temps

 

En Grèce, c’est Aiôn qui est la représentation symbolique du temps cyclique, en opposition à Chronos, représentant le temps linéaire et historique, mais aussi à Kairos, l’instant opportun, petit dieu ailé qu’il faut saisir quand il passe.  Aiôn symbolise le renouvellement perpétuel du Temps et de l’univers [6]. Il a probablement pour origine le concept zoroastrien de temps infini. Dans le culte d’origine indo-iranienne de Mithra, à Rome entre les 1er et 4e siècles, Aiôn est un dieu dont le corps humain ailé à tête de lion est entouré et comme immobilisé par un serpent : c’est le dieu du temps immuable et éternel.

 

 Aiôn enlacé par le serpent dans une représentation du culte de Mithra

 

Ce temps cyclique est représenté visuellement par l’Ouroboros : étymologiquement, le nom signifie en grec « qui dévore sa queue », et il est représenté par un serpent enroulé sur lui-même, avec sa queue dans sa bouche, ou proche d’y disparaître. On ne saurait mieux représenter la continuité du temps, et la totalité du cosmos. Car dans le cercle formé par le serpent sont les mots : έν το πᾶν, le un est le tout. Un étant le début et la fin, et le cercle du temps un processus harmonieux dans lequel le futur est un retour du passé, dénotant l’unité de la création. L’Ouroboros connote le mythe de l’éternel retour. D’un autre côté, cependant, toujours dans la même ambivalence d’interprétation, le serpent qui se mord la queue évoque la roue implacable des existences, le samsâra, cercle infini des renaissances dans l’hindouisme puis le bouddhisme, dont il convient de se libérer pour atteindre l’éveil.   

 

Il est probable que cette image circulaire du temps ait été inspirée aux Grecs par la mythologie égyptienne. On en trouve des illustrations dans des papyrus comme celui de Dama-Heroub (XXIe dynastie) où l’enfant Horus est représenté dans le cercle formé par le serpent Mehen, serpent-dieu qui protège la barque du soleil Râ et dont le nom signifie « celui qui est enroulé » ; Horus, fils d’Osiris et Isis dans le mythe osirien est, à l’opposé de Seth, symbole et garant de l’ordre et de l’harmonie universelle et il est lui-même l’image même de la continuité dans le temps puisque né de son père post mortem (voir ci-dessous : Serpents protecteurs). Il est représenté enfant triomphant des scorpions et des serpents qui le menacent.

 

Horus enfant triomphant des scorpions et serpents (Basse époque)

Stèle du Walters Art Museum, Baltimore

 

Horus enfant dans le disque du soleil levant entouré par le serpent Mehen

Papyrus de Dama Heroub

 

Cette symbolique du temps cyclique se retrouve dans la pensée chinoise, bien que d’une autre manière, la Chine, comme l’a dit François Jullien [7], ayant « pensé l’absolu, que ce soit le Ciel des Confucéens ou la Voie des Taoïstes, sans pour autant penser l’éternel. » Car, poursuit-il, il s’agit ici de distinguer l’ « éternel » et le « constant », tous deux disant la pérennité en s’opposant à l’éphémère, mais différemment : l’éternel étant séparé du temporel, le constant se manifestant à travers le changement. « Le constant est ce qui … ne varie pas, l’éternel est ce qui … ne devient pas. »

 

Or ce constant ne cesse de se renouveler, comme principe d’harmonie continue qui ne connaît ni début ni fin, mais dans ce cadre, le renouveau cyclique est plutôt représenté par le phénix, même si le serpent, comme être capable de se régénérer régulièrement en changeant de peau, y a sa part. Le serpent est l’un des animaux du zodiaque chinois, le sixième dans le cycle de douze années, lié à l’eau et au yin, après le dragon.

 

Omniprésent dans les mythes fondateurs, le serpent l’est aussi dans les mythes universels comme figures contrastées, monstrueuses ou protectrices.

 

                B/ Serpents monstrueux et serpents protecteurs : image ambivalente

 

S’ils étaient souvent invoqués comme divinités protectrices, et essentiellement sous des formes féminines, les serpents étaient aussi des dangers redoutés qu’il s’agissait de vaincre. Le serpent apparaît constamment dans une symbolique ambivalente qui tente de concilier les extrêmes.  

 

I. Les serpents maléfiques de la Chine à la Grèce en passant par l’Égypte

 

1.       Les serpents venimeux de la tradition chinoise

 

a) L’un des « cinq poisons » du 5ème mois lunaire

 

L’une des grandes fêtes traditionnelles célébrées en Chine est le festival Duanwu (端午节) ou fête des Bateaux-dragons, encore appelée fête « du Double Cinq » car elle se passe le 5e jour du 5e mois du calendrier lunaire. Cette fête commémore le poète Qu Yuan (屈原) qui s’est jeté dans la rivière Miluo (汨罗江) après la défaite du royaume de Chu dont il avait tenté, en vain, de conseiller le roi Huai.

 

À l’origine, le 5e mois lunaire était un mois néfaste, pendant lequel étaient fréquentes maladies et catastrophes, et le 5e jour était le pire. Ce jour-là marquait le pic de l’été selon le calendrier traditionnel, et on pensait que la chaleur était propice aux maladies et autres maux. Apparaissaient alors toutes sortes d’animaux dangereux, ce qu’on appelait « les 5 créatures venimeuses » ou « cinq poisons » (wu du 五毒), les serpents en tête, juste avant les scorpions. Pour les éloigner, on collait leur effigie sur les portes en les bardant d’aiguilles.

 

Les cérémonies d’exorcisme pratiquées ce jour-là ont été reprises dans les festivités du festival duanwu. Dans certaines régions, on a continué longtemps à mettre au poignet des enfants des fils de soie de cinq couleurs censés éloigner les maladies et esprits mauvais. Par ailleurs, on pensait qu’il fallait combattre le poison par le poison, et que le mieux pour se protéger était de boire du vin de réalgar (xionghuang jiu 雄黃酒), c’est-à-dire du vin jaune mélangé à du sulfure d’arsenic, le réalgar étant considéré dans la médecine chinoise comme un antidote universel contre le venin de serpent.

 

 Les cinq animaux nuisibles, serpent en tête

 

La fête de Duanwu est également liée à la légende du Serpent blanc car les événements les plus dramatiques du récit se déroulent à cette occasion. Sur les conseils du moine Fahai, le mari du Serpent blanc lui fait ingurgiter ce jour-là du vin de réalgar, et elle manque en mourir.

 

Les « cinq poisons » ont ensuite été repris dans la nomenclature des ennemis du Parti communiste chinois (membres des mouvements d’indépendance du Turkestan oriental, du Tibet et de Taiwan, du Falungong et du mouvement pour la démocratie en Chine). Quant au serpent plus précisément, il a retrouvé une nouvelle vie dans le vocabulaire de la Révolution culturelle : les ennemis étaient dénoncés comme « démons buffles et esprits serpents » (niugui sheshen 牛鬼蛇神). Expression lancée par le Quotidien du peuple dans le titre de son éditorial du 1er juin 1966 qui appelait à éliminer ces dangereux éléments, elle a en fait été inventée par le poète des Tang Du Mu (杜牧) dans sa préface à un recueil de poèmes de Li He (《李贺诗序》) pour en louer les éléments fantastiques.

 

Grand rallye appelant à éliminer les « démons buffles et esprits serpents » 横扫一切牛鬼蛇神

 

b) Les serpents fantastiques des anciens classiques

 

Ceci ne fait qu’élargir la riche nomenclature des serpents fantastiques des légendes populaires chinoises que l’on trouve jusque dans les grands classiques. Ainsi, dans son « Art de la guerre » (《孙子兵法》), au chapitre XI (Des neuf sortes de terrains : jiudi 九地), Sunzi parle d’un serpent dit shuàirán (率然), ainsi nommé parce que frappant avec la rapidité de l’éclair, de la tête et de la queue :   

 

故善用兵者,譬如率然。率然者,常山之蛇也。擊其首則尾至,擊其尾則首至,擊其中則首尾俱至。

Si vous voulez tirer un bon parti de votre armée et la rendre invincible, faites qu'elle ressemble au Shuairan, ce serpent qui se trouve sur le mont Chang. Si on lui frappe sur la tête, à l'instant même sa queue est là pour la secourir ; qu'on le frappe sur la queue, la tête s'y trouve aussitôt pour la défendre ; qu'on le frappe sur le milieu ou sur quelque autre partie du corps, sa tête et sa queue s'y portent ensemble dans l’instant.                                                                              (Sunzi, XI 25, trad. d’après Amiot) [8].

 

C’était, dans le propos de Sunzi, pour donner une image de la manière dont un bon général doit procéder. Mais le serpent est malgré tout dépeint comme vivant sur le mont Chang (常山) et pourrait être l’un des animaux fabuleux dépeints dans le « Livre des monts et des mers » (Shanhaijing《山海经》).

 

L’un de ces serpents est le bashe (巴蛇), une sorte de monstrueux python qui avale des éléphants entiers, que l’on trouve à la fois à la fin du Shanhaijing et dans la section « Questions au ciel » (Tianwen天问) des « Chants de Chu » (Chuci楚辞)  de Qu Yuan où est posée la question de savoir comment ce serpent qui avale des éléphants peut en digérer les os. La réponse est donnée, justement, dans la dernière partie du Shanhaijing, « Le Livre des terres entre les mers », et plus précisément celles du sud (《海內经. 海内南经 ) [9] :

巴蛇食象,三岁而出其骨,君子服之,无心腹之疾。其为蛇青赤黑。一曰黑蛇青首,在犀牛西。

Le bashe peut avaler un éléphant [10] ; au bout de trois ans, il régurgite les os. L’homme de bien qui en prend comme médicament ne souffrira ni du cœur ni du ventre. Ces serpents sont verts, jaunes, écarlates ou noirs. On dit aussi que ceux qui sont noirs ont la tête verte. Ils vivent à l’ouest du pays des rhinocéros

 

Il s’agissait vraisemblablement d’un python ou d’un boa (ranshe 蚺蛇), comme le suggère l’historien et poète de la dynastie des Jin de l’Est Guo Pu (郭璞) dans son commentaire du Shanhaijing, au 4e siècle, en mettant en doute la longueur prétendue de l’animal. Il y critique aussi la longueur démesurée d’un autre serpent mentionné dans le même classique où il est nommé simplement « le long serpent » (changshe 長蛇), et dépeint vivant sur le mont Daxian (大咸), couvert de poils durs comme des soies de porc.

 

Ces discussions sur les serpents, leur taille et leur couleur rappellent la discussion similaire, mais ironique, que l’on trouve dans la novella de Yan Geling (严歌苓) « Le Serpent blanc » (《白蛇》) : l’ancienne danseuse au centre du récit y est devenu l’objet d’une sorte de vénération quasiment mythique de la part de ses admirateurs qui finissent par répandre toutes sortes de rumeurs sur elle et son corps ophidien en se demandant avec quelle sorte de python (mangshe 蟒蛇) elle a vécu dans le passé [11]

 

On trouve encore un autre serpent monstrueux dans le Shanhaijing, mais aussi dans le Huainanzi (《淮南子》), dans l’histoire de l’archer Houyi (后羿) dont il est question dans la 8ème partie (《淮南子·本经训). Houyi est cet archer mythique qui, entre autres, abattit les neuf soleils apparus pendant le règne du souverain Yao ( – 24e-23e siècles avant J.C.), sauvant la terre de la sécheresse et des incendies. Mais, en même temps que les neuf soleils, étaient apparus six sortes de monstres qui faisaient des ravages dans la population, dont, à Dongting, un serpent géant dit  « serpent orné » (xiushe 修蛇) que tua Houyi – il le coupa en morceaux, dit le texte (断修蛇于洞庭), comme Héraclès tuant l’Hydre de Lerne (voir ci-dessous).

 

 Houyi abattant le serpent du lac Dongting

(ici le serpent Ba dans une variante de la légende)

Sculpture géante sur la place Baling (巴陵广场) au bord de lac Dongting

 

Les historiographes expliquent ces histoires de serpents par des conflits, dans l’antiquité, entre clans dont certains se livraient à des cultes du serpent. Le Huainanzi est réputé avoir été écrit par des maîtres ès techniques divinatoires et esprits divers pratiquant la « Voie des magiciens et immortels » ou Fangxiandao (方仙道), les fāngshì (方士). Selon les « Annales de Bambou » (竹书纪年), Houyi aurait été un chef de clan qui aurait attaqué la dynastie Xia, mais, dans le Mengzi (《孟子》), le  livre de Mencius, il est présenté comme un archer d’élite appartenant à l’ethnie des Dongyi (东夷) ou Yi de l’Est. Ces Dongyi auraient vaincu un autre groupe de « barbares », plus au sud, qui avaient sans doute le serpent pour totem.

 

Le serpent apparaît ainsi dans l’antiquité chinoise comme un animal mythique omniprésent, surtout dans le sud ; c’est le danger qu’il représentait – symbolisé par sa gueule ouverte exprimant son agressivité et sa force tellurique - qui est à la source tant des légendes que des cultes auxquels il a donné naissance – autant de caractères ambivalents que l’on retrouve dans d’autres mythologies, tant dans le monde gréco-romain que dans la civilisation égyptienne pour ne prendre que ces exemples significatifs, et qui font écho aux mythes et légendes chinois.

 

2.       Les dangereux serpents de la mythologie grecque

 

a) Les Gorgones et Méduse

 

Dans la mythologie grecque, les Gorgones étaient trois sœurs au regard pétrifiant dont la plus célèbre est Méduse, la seule mortelle des trois. Dans les Métamorphoses, Ovide les dépeint avec des serpents enroulés autour de la tête et de la taille [12]. Réputées très laides, elles terrorisaient les mortels, même les dieux les fuyaient. Mais Persée, armé d’un bouclier lui permettant d’éviter son regard et d’une épée offerte par Hermès, réussit à trancher la tête de Méduse, qu’il offrit à Athéna ; la déesse en orna son bouclier qui dès lors était censé pétrifier ses ennemis. Même Alexandre le Grand est parfois représenté avec la tête de Méduse sur son armure [13].

 

Là encore, le serpent est doté d’une double symbolique : vivant il effraie, mort il protège. Ainsi, Athéna offrit une boucle des cheveux de Méduse à Héraclès qui, dit-on, la donna à Andromède pour protéger la ville de Tégée. Héraclès, d’ailleurs, avait failli être victime de serpents quand il était encore bébé : né d’une infidélité de Zeus, il avait étranglé les serpents envoyés par l’épouse du dieu, Héra, cherchant à se venger.

 

Selon une autre légende, Andromède avait par sa beauté suscité la jalousie des Néréides qui avaient demandé à Poséidon, dieu des mers, de la punir. Poséidon avait envoyé un monstre marin, mais Persée avait pétrifié le monstre à l’aide de la tête de Méduse qu’il venait de tuer, sauvant Andromède.

 

b) Typhon et Python

 

Ennemi des dieux de l’Olympe, Typhon était un monstre sinistre avec des centaines de serpents lui sortant des jambes. Il fut vaincu par Zeus qui le confina sous les régions volcaniques où il était cause d’éruptions. Parmi ses enfants figurent Cerbère, le chien gardien des enfers à la queue de serpent, Chimère étalement à la queue de serpent, le monstrueux serpent marin Hydra (l’Hydre de Lerne) et le gigantesque serpent aux cent têtes Ladon, gardien du pommier aux pommes d’or du Jardin des Hespérides que Gaïa avait offert à Hera comme cadeau de noces lors de son mariage avec Zeus – Jardin des Hespérides qui rappelle à la fois l’Eden biblique et le jardin des pêches de l’immortalité de la Reine Mère de l’Ouest Xiwangmu (西王母) sur le mont Kunlun ; il y a d’ailleurs d’intéressantes représentations datant des Han de Xiwangmu entourée de Nüwa et Fuxi dont les queues de serpents enroulées lui forment comme un trône

 

Héraclès abattant le serpent Ladon défendant le pommier du jardin des Hespérides
(assiette romaine d’époque tardive, Staatliche Antikensammlung, Münich)

 

Xiwangmu entourée de Nüwa et Fuxi, bas-relief d’une tombe de Liangcheng (兩城)

Musée de Weishan (微山文化馆), Shandong  (source : chinaknowledge)

 

Python était un autre serpent (ou dragon) monstrueux, tué par Apollon qui s’appropria son temple à Delphes en se rendant maître de son oracle : la Pythie de Delphes. Fils de la Grande Déesse Gaïa, la Terre, Python était donc une ancienne divinité chtonienne dont la mort aux mains d’Apollon symbolise la victoire de la lumière (solaire) sur les puissances telluriques et de la conscience sur les émotions subconscientes.   

 

3.       Apophis

 

Selon d’anciens textes égyptiens, le dieu du soleil Râ est menacé toutes les nuits d’être tué par le serpent Apophis (ou Apep), incarnation de l’obscurité, du chaos et de la destruction . La barque du soleil était protégée par Seth, frère d’Osiris et Isis, Nephthys, sœur d’Isis, et autres, Osiris et Isis étant eux-mêmes liés au serpent.

 

Dans le « Dictionnaire des symboles »[14], Jacques Chevalier consacre plus d’une demi-page à la description donnée par le « Livre des morts » du chemin parcouru par la barque solaire de Râ au cours des douze heures de la nuit. Apophis apparaît à la septième heure, « figure ophidienne » et « monstrueuse incarnation du maître des enfers » marquant le sommet du drame. Finalement, à la onzième heure, la corde tirant la barque solaire devient elle-même serpent et, au cours de la douzième heure, la barque est tirée à travers ce serpent dont elle sort in fine par la gueule, donnant une nouvelle fois naissance au soleil levant.  Le serpent est ainsi la figure matricielle du renouveau, mais aussi bien, en la personne d’Apophis, puissance hostile ennemie du soleil, donc de la lumière. Toute l’ambiguïté de l’image du serpent est synthétisée dans ce récit du « Livre des morts ».

 

Base du cercueil d’un prêtre, 21ème dynastie (1076-944 av. J.C.) :

 Apophis, serpent des enfers.Charlotte Lichirie Collection of Egyptian Art. 

Le corps du serpent se tord, touché par une multitude de couteaux, au-dessous d’un scarabée

aux ailes étendues  symbolisant le soleil levant et la victoire de Râ sur Apophis.

           

II. Les serpent protecteurs : de l’Agathodaimon d’Alexandrie à Serapis et Isis

 

Conservée à la BnF, au département des médailles et antiques, une stèle datant de l’époque romaine (1er-3e siècle) découverte par André Dutertre à Saqqara lors de l’expédition d’Égypte en 1798 [15], représente à gauche l’Agathodaimon (le bon génie), serpent divin protecteur d’Alexandrie, associé à droite à Isis-Thermoutis, déesse des provisions et des richesses. Dans cette représentation, de même qu’Isis est reconnaissable à sa coiffure, le serpent Agathodaimon porte le modius de Serapis, et renvoie donc à l’histoire du culte de Serapis à Alexandrie. A partir du Nouvel Empire, Isis, pour sa part, est associée aux déesses ophidiennes Wadjet et Renenutet.

 

Agathodaimon et Isis-Thermoutis

 

1.       Agathodaimon et Serapis

 

a) Un agathodaimon était une divinité de l’Egypte antique dont la plus ancienne mention se trouve dans un texte démotique du 2e siècle avant J.C. Représenté sous les apparences d’un serpent, il était protecteur du foyer et de la famille, et donc divinité de premier plan.

 

Il dérive d’un esprit ou génie protecteur de la mythologie grecque qui était invoqué pour apporter paix et richesse ; il était représenté sous les traits d’un jeune homme portant une corne d’abondance et un épi de blé, mais parfois aussi associé à un serpent.

 

Antinoüs avec Agathodaimon (torse d’Apolollon acéphale trouvée dans le Tibre,

complétée avec une tête d’Antinoüs trouvée séparément (130-138 ap. J.C.)

 

Adoptés en Egypte, ces génies bienfaisants se retrouvent dans des divinités protectrices populaires comme Aha-Bes, représentée tenant un serpent dans chaque main pour protéger des morsures venimeuses, et apparentée à la « déesse » minoenne des serpents dont on a trouvé deux statuettes en 1903 lors de fouilles au palais de Cnossos, en Crète : l’une brandissant deux serpents, l’autre ayant des serpents enroulés autour des bras – vraisemblablement en fait des prêtresses d’un culte local incluant des symboles de fertilité.

 

La divinité protectrice Aha-Bes (Thèbes, 1800-1750 av. J.C.), the Walters Art Museum, Baltimore

         

La “déesse” minoenne des serpents (1600 av. J.C.), musée archéologique d’Heraklion

 

b) Mais les agathodaimon ont surtout été associés à d’autres divinités égyptiennes porteuses d’abondance et de richesse, et en premier lieu Serapis. C’était une divinité qui existait à Alexandrie avant les Ptolémées, mais le culte de Serapis fut promu au 3e siècle avant J.C. par le pharaon Ptolémée 1 Soter dans un but d’intégration des Grecs dans son royaume. Selon Plutarque (dans son De Iside et Osiride ou « Traité d’Isis et d’Osiris » [16]), il serait allé voler une statue à Sinope après avoir reçu en rêve la mission de la rapporter à Alexandrie – légende bien sûr contestée, mais la statue n’est pas anodine : elle est décrite comme représentant une divinité ressemblant à Hadès, dieu des morts, et elle portait sur la tête le modius (ou kalathos en grec, signifiant panier), cette coiffe cylindrique caractéristique de Serapis : c’était chez les Égyptiens le symbole d’une mesure de grain et l’emblème de son rôle de protecteur des richesses végétales, mais chez les Grecs le symbole du royaume des morts. La statue intégrait tous ces symboles : elle portait à la main un sceptre, elle avait à ses pieds Cerbère, gardien des enfers, et à sa base un serpent, symbole égyptien du pouvoir et de l’autorité divine représenté par l’uraeus, le cobra dressé, symbole de la déesse Wadjet – associée à Isis – qui ornait le front des pharaons. 

 

 Le Serapis alexandrin, monté sur son crocodile sacré, portant de la main gauche une règle pour

marquer les inondations sur le Nil, et de la main gauche un curieux animal à trois têtes :

 celle d’un lion pour figurer le présent, celle d’un loup pour représenter le passé et celle d’un chien

pour le futur ; le corps de l’animal est pris dans les anneaux d’un serpent enroulé autour de lui.

 

 Amulette en faïence émaillée verte (couleur de Wadjet) en forme d’uraeus et provenant d’un collier

 

2.       Isis, Wadjet et Renenutet

 

a) Isis

 

Déesse funéraire de l’Égypte antique, magicienne, épouse et mère exemplaire, Isis est la sœur et épouse d’Osiris, roi qui plaça son règne sous le signe de l’harmonie cosmique, mais fut victime d’un complot de son frère Seth. Aidée de sa sœur Nephtys et de son fils adoptif Anubis, Isis retrouva le corps et le cacha dans les marécages de Chemnis, au nord du delta du Nil. Après quelques autres péripéties, Isis ramena son époux à la vie – mais dans un royaume d’esprits immortels - et s’unit avec lui, concevant ainsi son fils Horus qui se fera reconnaître comme successeur légitime de son père Osiris.

 

Isis est parfois représentée avec une queue de serpent comme dans la stèle d’Osiris et Isis-Thermoutis citée plus haut, et le hiéroglyphe désignant son nom comporte parfois le cobra dressé de l’uraeus à côté du trône. C’est, à partir du Nouvel Empire (1550-1069 av. J.C .), par assimilation d’Isis avec la déesse « nourricière » Renenutet-Thermoutis. Sous cette forme, Isis était particulièrement invoquée pour protéger des morsures des serpents, sur terre et dans l’eau [17].

 

 

Statuette d’Isis-Thermoutis, représentée avec une queue de serpent
Hôtel Cabu, Musée d’histoire et d’archéologie, Orléans, exposition « Du Nil à la Loire,
la collection égyptienne des musées d’Orléans » (16.09.2017-11.03.2018)

 

b) Wadjet et Renenutet

 

Isis a été associée à Wadjet, divinité solaire protectrice de l’Égypte unifiée après l’avoir été de la Basse Égypte, et protectrice du pharaon dont la couronne en portait le symbole : l’uraeus. Selon la mythologie, Wadjet fut la nourrice d’Horus et aida sa mère Isis à le protéger de son oncle Seth quand, enceinte, elle se réfugia dans le delta du Nil pour lui échapper. Selon une version du mythe la concernant, Wadjet était la fille du soleil Râ qui lui avait commandé de rester près de lui sous forme de cobra pour le protéger. Wadjet est donc représentée comme un cobra avec une tête de femme, ou une femme avec une tête de serpent.

 

 Wadjet sur un bas-relief du temple d’Atshepsut, dans la vallée de Deir el-Bahari à Thèbes.

 

À Wadjet est associée une autre déesse représentée sous forme de cobra : Renenutet, ou serpent nourricier, une déesse agraire protectrice des récoltes et des greniers. Dans un pays où la principale nourriture est le blé, il était vital de protéger les grains, et contre les rongeurs en particulier, d’où le choix d’une déesse-cobra comme protectrice puisque ce serpent se nourrit de rongeurs [18]. Dans la tombe thébaine de Khaemhat, scribe royal contrôleur des greniers, un bas-relief montre les opérations de mesure des grains effectuées face à la déesse [19].

 

Wadjet et Renenutet ont leur contrepartie dans Meretseger, déesse-cobra chargée de protéger le vaste domaine des morts de la nécropole thébaine. Patronne des ouvriers et artisans des tombes, elle était particulièrement associée à une colline, El Qurn, dominant la Vallée des Rois dont on pensait que c’était l’une des entrées du royaume des morts.

 

L’une des plus anciennes représentations de Wadjet, datant de l’ère prédynastique (avant 3100 av. J.C.), cependant, est celle d’un serpent enroulé autour d’une tige de papyrus, ou bâton symbole du pouvoir, image que l’on retrouve dans diverses autres cultures méditerranéennes, en particulier en Grèce avec le caducée, symbole d’Hermès, et dans la tradition hébraïque.

 

Note sur les serpents de feu de la Bible, le Nehushtan et le caducée

 

Dans la Bible et la tradition judaïque (mais aussi les traditions chrétienne et islamique), les Séraphins seraphim sont souvent associés aux serpents. En hébreu, le terme de saraph, signifiant « qui brûle », est utilisé en connotation du serpent, en raison de la sensation brûlante provoquée par sa morsure. Dans le Livre d’Isaïe, le singulier saraph est utilisé pour désigner un « serpent de feu volant » : les seraphim sont des êtres célestes ailés investis d’une passion brûlante pour accomplir le bien divin.

 

Dans le « Livre des Nombres » (21 :6-8), au contraire, les « serpents de feu » sont une punition envoyée par Dieu pour châtier les mécréants qui ont offensé son nom en lui reprochant les détours imposés sur le chemin de la mer Rouge après l’Exode ; répondant à la prière de Moïse, Dieu lui ordonne alors de brandir au sommet d’un pilier un « serpent de feu » - ou « serpent d’airain » par jeu sémantique sur le mot « serpent » proche du mot « bronze » en hébreu : tous ceux qui auront été mordus mais lèveront les yeux vers ce serpent seront sauvés… D’après le « Livre des Rois », la vénération de ce serpent devenu idole, nommé Nehushtan, fut prohibée dans le cadre des réformes du roi Hezekiah, ou Ezechias, roi de Juda au 8e siècle avant J.C.

 

Les Israélites sauvés des serpents de feu par le Nehushtan,

Michel-Ange, plafond de la chapelle Sixtine (1508) 

 

 En fait, des cultes de serpents existaient à Canaan à l’Âge du bronze : les archéologues ont découvert des objets de ce culte dans plusieurs cités pré-israélites de Canaan. Il est possible que le Nehushtan, dans ce contexte, ait été le symbole d’un dieu mineur invoqué contre les morsures de serpent. C’est ce qu’était aussi, à l’origine, le caducée, attribut du dieu Hermès qui l’avait reçu d’Apollon en échange de sa lyre [20] : représenté par une baguette de laurier ou d’olivier surmontée de deux ailes et entouré de deux serpents enlacés, il servait à guérir les morsures de serpent. On revient ici à l’origine chtonienne du serpent, les deux animaux enlacés du caducée symbolisant à l’origine, à Sumer, l’union du ciel et de la terre et l’éveil à la conscience cosmique.

 

Hermès reconnaissable à ses sandales ailées et à son caducée

Bas-relief romain (1er siècle) trouvé à Herculanum, musée national de Naples

 

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Finalement, on peut dire du serpent ce que François Jullien dit du temps (déroulé à partir de l’éternité) : qu’il faut lui supposer une angoisse. Le serpent est l’image du mal dans sa dualité, avec tout ce qu’elle a de dramatique et d’énigmatique, qui appelle un récit - récit fourmillant d’anecdotes relevant de la fable, du muthos, opposé au logos, que Platon a chassé de sa cité idéale mais qui y revient en force parce que le monde n’a de plénitude que dans le divers.

 

Muthos qui est aussi xiaoshuo, fonds inépuisable et intemporel où va puiser la littérature.

 

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Deuxième partie :

La légende du Serpent blanc et son histoire : sources et évolution


 

[1] Détail des sources relatives à Nüwa : https://www.newworldencyclopedia.org/entry/Nuwa

[2] Le « Serpent d’océan » de Huang Yongping est une référence à ce serpent mythologique.

Il est mentionné par Lu Xun dans son récit « A Chang et le Livre des monts et des mers » (《阿长与〈山海经〉》) .

[3] Mircea Eliade, « Histoire des croyances et des idées religieuses », 1/ De l’âge de la pierre aux mystères d’Eleusis, Payot, 1976. Chap. VIII : Les dieux védiques, p. 215 et sq.

[4] Comme il est dit dans l’un des Brahmana, textes liturgiques en prose annexés au Rig-Veda. Cité par Mircea Eliade, op. cité, p. 216. Qui souligne que cette « science » devait avoir au début une caractère « démoniaque ».

[5] Mircea Eliade, op. cité, Chap. IV : Idées religieuses et crises politiques dans l’Égypte ancienne, 26. Théogonies et cosmogonies, p. 99 et sq.

[6] Chez Gilles Deleuze, aiôn s’oppose à chronos en tant qu’instant pur, événement qui ne cesse de se diviser en passé et futur illimités ; c’est un instant qui « manque toujours à sa propre place » car il est pur devenir, non identifiable.  

Dans une perspective jungienne, on peut aussi distinguer trois concepts différents d’aiôn :  l’Aiôn-Éternité, temps cyclique, anhistorique et soumis à l’archétype, l’Aiôn-Conjonction, temps linéaire ouvert à l’histoire, pourtant réversible du point de vue de l’archétype (spirale), et l’Aiôn-Histoire, temps linéaire et irréversible, vidé de toute dimension archétypale. Voir Pierre Solié, « Aiôn, temps circulaire, temps linéaire », Cahiers jungiens de psychanalyse, n° 18, 1978/2.

[7] Dans « Du "temps", éléments d’une philosophie du vivre », in : La philosophie inquiétée par la pensée chinoise, Seuil, 2009, p. 687 et sq.

[8] Source : Wengu, les classiques chinois et leur traductions

http://wengu.tartarie.com/wg/wengu.php?l=Sunzi&c=25&s=11&m=NOzh&lang=fr

Texte original : http://www.guoxue.com/book/szbf/0011.htm

[9] Texte original et explications : https://baike.baidu.com/item/%E5%B1%B1%E6%B5%B

7%E7%BB%8F%C2%B7%E6%B5%B7%E5%86%85%E5%8D%97%E7%BB%8F/19829

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Pour ce qui concerne le bashe :
巴蛇能吞下大象,吞吃后三年才吐出大象的骨头,有才能德品的人吃了巴蛇的肉,就不患心痛或肚子痛之类的病。这种巴蛇的颜色是青色、黄色、红色、黑色混合间杂的。另一种说法认为巴蛇是黑色身子青色脑袋,在犀牛所在地的西面。

[10] L’histoire a donné l’expression  bāshé tūnxiàng巴蛇吞象 comme un serpent ba avalant un éléphant, pour désigner les désirs insatiables d’un homme.

[11] Le serpent blanc, La voix du peuple I. Traduction L’Asiathèque 2022, p. 26.

[12] Dans son « Histoire naturelle », véritable « conservatoire des mythes » selon Paul Veyne, Pline l’Ancien les décrit comme des jeunes sauvageonnes à la chevelure hirsute, d’où sans doute le mythe de la chevelure de serpents.

[13] D’ailleurs une légende veut que le père d’Alexandre n’ait pas été le roi Philippe, mais Zeus en personne. Sa mère Olympias avait en effet dans son enfance été instruite au temple de Dodone et était devenue prêtresse de Zeus ; d’après Plutarque, elle aurait été membre d’un culte dyonisiaque dont le serpent était l’un des animaux vénérés et aurait dormi en leur compagnie, ce qui aurait terrifié le roi. Quant à Zeus, il avait coutume de se transformer en serpent pour s’emparer des femmes qu’il désirait, c’est ainsi que seraient nés Perséphone et Dionysos.

[14] Robert Laffont/Jupiter, éd. revue et corrigée 1982, p. 871. Voir l’ensemble de la notice Serpent, pp. 867-879.

[15] Peintre, graveur et dessinateur français (1753-1842) qui a fait partie de l’expédition d’Égypte, expédition scientifique doublant la campagne d’Égypte menée par Bonaparte et ses successeurs de 1798 à 1801. La stèle est représentée sur une aquarelle préparatoire de la Description de l’Egypte d’André Dutertre (BnF Département des Estampes). Date d’acquisition de la stèle : 27 juin 1838.   

[16] De Iside et Osiride, chap. 28. Voir la traduction par D. Ricard numérisée en ligne :

http://remacle.org/bloodwolf/historiens/Plutarque/isisetosiris1.htm

[17] Voir les trois sortes de protection demandées sur la stèle Brügger où Isis est représentée brandissant dans chaque main un scorpion et deux serpents :

https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-02131689/document

[20] À ne pas confondre avec le bâton d’Asclépios, ou Esculape, symbole des médecins, qui n’a qu’un seul serpent, la couleuvre d’Esculape, et n’est pas surmonté d’ailes. Esculape est représenté avec son bâton autour duquel est enroulé la fameuse couleuvre. Elle était vénérée par les Romains qui lui posaient des questions sur la guérison de leurs maladies dans des temples où des couleuvres étaient conservées dans des fosses ou des jarres ; les réponses étaient données par les prêtres.

 


 

 

 

     

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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