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Brève histoire de la poésie chinoise
Des
origines à la fin de la dynastie des Yuan
par Brigitte
Duzan, 13 décembre 2021
I. Les
origines
1.
Le
Shijing ou « Classique des vers »
Le Shijing (《诗经》),
« Classique des vers » ou « Livre des odes » selon
les traductions, est le plus ancien des livres dits
canoniques, élevé au rang de classique car il aurait
été compilé par Confucius
.
Il compte 305 poèmes datant du XIe au VIe
siècle avant J.C., répartis en trois sections,
fēng
风/
yǎ
雅/
sòng
頌 :
- Les
« airs des principautés » ou
guófēng
(國風/国风) :
poèmes 1 à 160
Chansons populaires, et pour beaucoup chansons
d’amour, provenant de pays de Chine du Nord.
- Les
odes : odes mineures (xiǎoyǎ
小雅),
p. 161-234, et odes majeures (dàyǎ
大雅),
p. 235-265 |
|
Le Shijing da quan
《诗经大全》édition
« complète » de 1415 (début des Ming) |
Poésies de cour chantées à l’occasion de fêtes et cérémonies
rituelles.
- Les
hymnes religieux (sòng
頌),
p. 266-305
Après la
destruction des livres par le Premier Empereur, quatre
reconstitutions ont été réalisées sous la dynastie des Han, mais
il n’en reste qu’une seule, avec des commentaires de Mao Heng et
Mao Chang (毛亨/毛苌),
d’où l’appellation de « Classique des vers des Mao » (《毛诗》)
avec des préfaces (shixu
诗序).
La principale de ces préface est celle du premier poème,
Guanju (关雎)
,
dont elle explique la signification, mais pas seulement : c’est
aussi un développement sur la poésie de l’époque, d’où son titre
de « Grande Préface » (shi daxu
诗大序).
À
l’époque, les poèmes ont été interprétés dans un sens moral ;
c’est le néo-confucéen Zhu Xi (朱熹),
au 12e siècle, qui leur a rendu leur sens premier de
chants populaires. Au 20e siècle, l’anthologie a été
interprétée dans le même sens, en Chine par les poètes Wen Yiduo
(闻一多)
et Zhu Ziqing (朱自清),
en France par le grand sinologue Marcel Granet.
La Grande
Préface énonce six procédés poétiques dont les trois premiers,
correspondant aux trois catégories fēng
风/
yǎ
雅
/
sòng
頌,
représentent vraisemblablement des compositions sur des musiques
spécifiques (musique populaire / musique officielle / musique
religieuse). Les trois autres -
fù
赋/
bǐ
比/
xìng
兴
– sont restés les principes fondamentaux de la poésie chinoise
en matière de figures de style : mode descriptif (fù),
mode comparatif (bǐ),
mode incitatif (xìng).
2.
Les
Chuci ou « Chants de Chu »
Les
« Chants de Chu » (Chuci《
楚辞》)
sont une anthologie de dix-sept séries de poèmes compilée par
Liu Xiang (刘向)
au 1er siècle avant J.C. et édités au début du 2e
siècle de notre ère, sous le règne de l’empereur Shun des Han (汉顺帝).
Ces poèmes sont attribués à des auteurs du royaume méridional de
Chu, qui était considéré comme barbare par les Chinois de la
Plaine centrale constituant le berceau de la culture chinoise
traditionnelle, celle dont relèvent les poèmes du Shijing.
Ils sont imprégnés de chamanisme et de pensée taoïste, avec des
envolées lyriques pour décrire l’exil du poète comme un voyage
dans un monde fantastique.
En même
temps, c’est le début d’une poésie personnelle, sortant de
l’anonymat des origines. Le tiers du recueil est constitué par
les poèmes du premier poète chinois dont le nom soit connu :
Qu Yuan (屈原
340-278 avant J.C.), dont la biographie nous est donnée dans les
« Mémoires
historiques » de Sima Qian :
-
D’une part, le très long poème (374 vers)
« Tristesse de la séparation » ou Lisao
(《离骚》),
lamentation élégiaque où le poète, chassé par le roi
Huai (楚怀王),
puis par son successeur, dépeint la douleur de son
sort d’exilé en termes d’un lyrisme passionné : exil
en forme de randonnée fantastique sur un char attelé
de dragons en quête de son âme sœur, la déesse de la
rivière Miluo (汨罗江)
où il finit par se noyer de désespoir après la chute
de la capitale et la défaite de Chu par l’État de
Qin.
- D’autres
part, lui faisant suite, les « Neuf chants » (Jiu
ge《九歌》)
qui |
|
Le Lisao, édition illustrée de 1645,
la déesse de la montagne |
poursuivent dans la même
veine taoïste, en un voyage cosmique et un dialogue entre le
poète et sa muse divine.
En même
temps, c’est le début d’une poésie personnelle, sortant de
l’anonymat des origines. Le tiers du recueil est constitué par
les poèmes du premier poète chinois dont le nom soit connu :
Qu Yuan (屈原
340-278 avant J.C.), dont la biographie nous est donnée dans les
« Mémoires
historiques » de Sima Qian :
-
D’une
part, le très long poème (374 vers) « Tristesse de la
séparation » ou Lisao (《离骚》),
lamentation élégiaque où le poète, chassé par le roi Huai (楚怀王),
puis par son successeur, dépeint la douleur de son sort d’exilé
en termes d’un lyrisme passionné : exil en forme de randonnée
fantastique sur un char attelé de dragons en quête de son âme
sœur, la déesse de la rivière Miluo (汨罗江)
où il finit par se noyer de désespoir après la chute de la
capitale et la défaite de Chu par l’État de Qin.
- D’autres
part, lui faisant suite, les « Neuf chants » (Jiu ge《九歌》)
qui poursuivent dans la même veine taoïste, en un voyage
cosmique et un dialogue entre le poète et sa muse divine.
Suivent
quinze séries de poèmes, dont les « Neuf discussions » (Jiu
bian
九辩)
et le « Rappel de l’âme » (Zhao hun
招魂)
attribués à un disciple de Qu Yuan, Song Yu (宋玉)
.
Avec le Shijing, les « Chants de Chu » sont considérés
comme la principale source de poèmes antérieurs à la dynastie
des Qin.
II. Des
Han aux dynasties du Nord et du Sud
1.
Le fù,
entre prose et poésie
Le genre
fù
赋
qui s’est
développé sous les Han a repris le terme utilisé dans la Grande
Préface du Shijing pour désigner le mode narratif du
poème, avec sentences parallèles et épisodes descriptifs. Le
fù est en fait une forme hybride qui se situe entre prose et
poésie et emprunte aux deux : il comporte en général une
introduction en prose, suivie d’un développement narratif en
prose rythmée, et parfois rimée, destinée à être déclamée.
C’est
Song Yu qui amorce la transition entre les « Chants de Chu »
et les fù des Han en écrivant des fù sur des
rencontres entre hommes et divinités, comme le « Fù de la
déesse » (Shennü fù《神女賦》)
ou le « Fù du temple » (Gao Tang fù
《高唐賦》)
– d’où proviendrait l’expression « nuages et pluie » (Yúnyǔ
云雨)
pour désigner les ébats amoureux.
Le genre a
été porté à son apogée par le poète du Sichuan Sima Xiangru
(司马相如),
au 2e siècle avant J.C. Deux de ses poèmes sont
restés aussi célèbres que ses amours avec une jeune veuve qu’il
séduisit par son talent au guqin et qui s’enfuit avec
lui :
- Le
« Fù
de Zixu
» (Zixu
fù
《子虛賦》)
décrit deux parcs royaux et lui vaut d’être remarqué par
l’empereur Wudi,
- Le
« Fù du parc impérial » (Shanglin
fù
《上林賦》)
est un poème à la gloire non seulement du parc mais aussi des
chasses impériales, précurseur d’une série sur le même genre. Il
a par ailleurs laissé des pièces de prose, dont une préservée
dans une anthologie du 5e siècle : une « Lettre
d’exhortation à ne pas chasser » (Jiàn liè shū
《谏猎书》).
Mais Sima
Xiangru a aussi laissé des poèmes dans une veine plus proche des
poèmes d’amour du Shijing, et de ses aventures
amoureuses, tels :
- Le
« Fù
de la beauté » (Meiren
fù
《美人賦》)
et le « Fù de la porte Changmen » (Changmen
fù
《长门赋》),
ce dernier écrit à la demande de l’impératrice délaissée par
l’empereur.
|
Meiren fu |
|
2.
Les
yuèfǔ
ou
chansons populaires
Genre
poétique apparu sous la dynastie des Han, les
yuèfǔ
(樂府/乐府)
tirent leur nom du bureau de la musique créé en 177
avant J.C. dans le but de
composer des hymnes pour les sacrifices et de la musique pour la
cour, ainsi que de collecter des chansons populaires. Par la
suite, les lettrés ont eux-mêmes écrit des chansons sur les
mêmes mélodies, puis ont imité ces chansons, mais sans les
destiner à être chantées, donc en les dissociant de la musique,
selon une évolution que l’on retrouve pour divers genres
poétiques jusque sous les Ming.
Le
yuefu
a introduit une expression plus spontanée, et des thèmes
populaires centrés sur l’amour, la guerre et les souffrances du
petit peuple. On peut distinguer deux périodes :
- La
période Han avec des balades proches de la poésie
narrative comme « Mûriers sur les digues » (Mo
shang sang《陌上桑》)
qui raconte l’histoire d’une femme qui élève des
vers à soie et reste fidèle à son mari en refusant
les avances du préfet, ou encore « Les Paons volent
vers le sud-est » (Kongque dongnan fei
《孔雀东南飞》)
relatant le destin tragique d’un couple qui décide
de rester uni dans la mort au lieu d’accepter la
séparation voulue par la belle-mère. |
|
Les Paons volent vers le sud-est |
- De
la période suivante des dynasties du Nord et du Sud, aux 4e-
5e siècles, date le poème narratif venu du Nord
« Le poème de Mulan » (Mulan shi
《木兰诗》),
représentatif d’un lyrisme septentrional témoignant de la vie
rude et des paysages sauvages des grandes plaines du nord,
contrastant avec les poèmes d’amour raffinés du sud.
Ce poème
et
« Les Paons volent vers le sud-est » sont considérés comme les
modèles de yuefu de l’époque, l’un pour le nord, l’autre
pour le sud : ce sont « les deux anneaux de jade du yuefu »
(“乐府双璧”)
.
C’est un modèle pentasyllabique de lyrisme populaire qui sera
réinventé par les lettrés.
3.
La poésie « d’évasion »
La fin de
la dynastie des Han et l’éclatement de l’empire qui s’ensuit (en
220) produit chez certains lettrés un mouvement de retrait du
monde, d’influence d’abord taoïste, qui se reflète dans la
littérature.
Poésie
de l’ère Jian’an
Dès la fin
des Han, apparaît une littérature dite « de l’ère Jian’an » (建安
196-220)
incarnée par les « trois Cao » : le chef de guerre Cao Cao (曹操)
et ses fils, le cadet Cao Pi (曹丕)
qui devient en 220 le premier empereur de l’éphémère dynastie
des Wei, ou Cao Wei (曹魏),
mais surtout l’aîné Cao Zhi (曹植).
Chez eux, la guerre se marie à la poésie et à la calligraphie.
Le premier est surtout connu pour ses écrits sur l’art de la
guerre, mais a aussi écrit des poèmes dans le genre des
guofeng et des xiaoya du Shijing.
|
La Nymphe de la rivière Luo, de Gu
Kaizhi (détail d’une copie des Song du sud) |
|
Ayant
choisi son fils cadet pour lui succéder, il relègue l’aîné à une
vie en captivité. À l’écart du pouvoir, Cao Zhi écrit des
ballades empreintes de tristesse sur les immortels taoïstes
érigés en modèles de vie. Amoureux de la première femme de son
frère, il lui dédie le célèbre poème « La Nymphe de la rivière
Luo » (Luoshen fu《洛神赋》),
immortalisé un siècle plus tard par un long rouleau horizontal
de Gu Kaizhi (顾恺之).
Il y a eu une école de poésie à son nom jusqu’à la dynastie des
Tang.
Cao Pi,
lui, a laissé un « Essai sur la littérature » (Lun wen《论文》)
où il critique les œuvres des « Sept lettrés de Jian’an » (建安七子),
sept poètes de son entourage, dont un fut exécuté par Cao Cao…
Poésie
bucolique et poésie de paysage
Les Sept Sages de la forêt de
bambous, gravure murale sur brique
d’une tombe datant des Jin de l’Est
représentant chacun des poètes avec son nom
(musée provincial du Shaanxi) |
|
Une génération plus tard, au 3e siècle,
une tendance volontaire au repli s’affirme avec un
autre groupe de sept : « Les Sept Sages de la forêt
de bambous » (Zhulin qi xian
竹林七贤),
petit cénacle de personnages excentriques qui se
réunissaient dans la fameuse forêt pour partager de
joyeuses agapes bien arrosées, dans le plus profond
mépris des règles de bienséance d’un lettré. Ils
seraient sans doute restés dans l’ombre s’ils
n’avaient produit des œuvres sensibles, voire
spirituelles, exaltant leur désir de liberté et
d’évasion. Ils ont été une source d’inspiration
constante, jusqu’à aujourd’hui
.
C’est également à ce courant « d’évasion » que |
se
rattache, un siècle plus tard, la poésie bucolique de Tao
Yuanming (陶渊明
365-427), célèbre pour sa fameuse utopie de « La source aux
fleurs de pêchers » (Taohua yuan《桃花源》)
mais qui était à l’origine le récit en prose introduisant un
poème pentasyllabique.
À la même
époque, à côté de ce courant de poésie bucolique (tianyuan
shi
田园诗),
le poète Xie Lingyun (谢灵运)
inaugure la poésie descriptive de paysage (shanshui shi
山水诗)
qui va devenir l’un des genres caractéristiques de la poésie
chinoise. Bouddhiste fervent, auteur d’un traité bouddhiste, il
a aussi écrit un poème pour faire l’éloge des montagnes comme
lieu idéal de paix et de sérénité (Shanju fu《山居赋》)
.
Il se retira sur ses terres pour fuir les troubles de la cour,
mais fut décapité en 433, pour rébellion.
4.
Débuts de
la notion de littérature
Critique littéraire
Avec
l’effondrement de l’empire s’effondre le cadre idéologique qui
privilégiait les préoccupations morales pour juger des œuvres
poétiques, et littéraires en général. Le bref essai de Cao Pi
sur la littérature déjà cité, inclus dans son recueil Dianlun
(《典论》),
est considéré comme le premier texte de critique littéraire : il
y affirme que chaque poète a une personnalité et un talent
particuliers qui sont à la source de sa création, et en
déterminent naturellement le caractère propre ou wenqi (“文气”).
À la fin
du 3e siècle, écrivain et poète au service de la
dynastie des Jin, Lu Ji (陸機)
est connu pour son « Essai sur la littérature » (Wenfu《文賦》)
qui est en fait un essai sur la poésie fu, écrit en prose
rythmée. Il aborde pour la première fois les problèmes de
composition et d’art littéraire, en insistant sur la beauté de
l’expression, dans une approche néo-taoïste et cosmologique. En
même temps, il déroule ses arguments sur la base de
parallélismes, en reprenant ses idées dans différents contextes
.
|
Le Wenxin
diaolong |
|
Il est
généralement admis que l’influence de ce texte en matière
d’histoire littéraire n’est égalée que par le très long essai de
Liu Xie (刘勰),
au 6e siècle, rédigé encore en prose parallèle et
poétiquement intitulé « Esprit de la littérature et dragons
sculptés » (Wenxin diaolong《文心雕龙》).
En cinquante chapitres, il offre une histoire de la littérature,
des différents genres littéraires et modes d’expression, avec
des chapitres plus particulièrement consacrés aux catégories du
discours poétique propres à la Chine, où l’on retrouve entre
autres la notion de qi. Dans la lignée de Lu Ji, Liu Xie
définit le wen en termes taoïstes comme manifestation du
dao en considérant les anciens classiques comme la forme
la plus achevée de cette manifestation.
Anthologies
Ce travail
critique mettant en valeur la qualité esthétique des œuvres est
accompagné par la constitution d’anthologies littéraires.
L’exemple le plus ancien et le plus célèbre est la « Sélection
littéraire » (Wenxuan《文选》)
compilée au 6e siècle par Xiao Tong (萧统),
prince héritier de l’empereur Wu des Liang (梁武帝)
et lui-même poète de talent. Elle contient une partie du traité
sur la littérature de Cao Pi mais Xiao Tong n’a pu éviter les
controverses suscitées par les partisans d’une littérature à
caractère politique et moral et a dû faire des compromis : les
œuvres les plus modernes de son temps en sont exclues.
Aussi une autre anthologie compilée quelques années
plus tard, par Xiao Gang (萧纲),
frère cadet de Xiao Tong, a-t-elle au contraire
privilégié la poésie galante exclue par Xiao Tong :
« Nouveaux chants des terrasses de jade » (Yutai
xinyong
《玉台新咏》).
Le recueil met en valeur le style poétique dit « du
palais » (gongti shi
宫体诗
) et ses recherches formelles. Le choix privilégie
les poètes de la dynastie des Liang, et même un
quart des pièces retenues sont d’auteurs vivants.
Le Wenxuan est resté l’ouvrage majeur au
programme des examens sous les Tang, et il était
encore étudié sous les Qing comme représentant de la
« prose à l’ancienne » (guwen
古文).
Mais le Yutai xinyong jouera un rôle
déterminant dans le développement d’une poésie
moderne sous les Tang : ce qu’on appelle la
« nouvelle poésie » (jinti shi
近体诗),
née au 5e siècle sous la dynastie des Liu
Song (刘宋朝),
ou Song du Sud (南宋朝). |
|
Le Yutai
xinyong |
III.
L’apogée de la poésie sous les Tang
La période
de division suivant l’effondrement de la dynastie des Han a
connu en quelques siècles, surtout dans les royaumes du Sud, un
développement rapide de formes poétiques et de styles nouveaux.
La période des Tang (618-907) a été d’une effervescente
inégalée. À aucune autre période de l’histoire chinoise on ne
trouve une floraison poétique comparable à celle de ces trois
siècles, malgré la révolte d’An Lushan (安史之乱)
au beau milieu (755-763) qui amorce le déclin de la dynastie.
Si la
littérature était favorisée par la cour, mécène des arts dans
leur ensemble, l’écriture poétique l’était particulièrement car
le système des concours impérieux comportait des épreuves de
versification. La poésie était l’art des lettrés par excellence,
avec la peinture et la calligraphie.
Poèmes
réguliers
La poésie
connaît alors une vaste ouverture thématique, et en même temps
l’instauration de formes distinctes : une poésie à l’ancienne
opposée à la poésie moderne, guti shi (古体诗)
contre jinti shi (近体诗),
la première hérité de la poésie antérieure aux Tang, sans règles
tonales ni contraintes métriques, dans la tradition du yuefu,
et la seconde régie par une prosodie à caractère classique, dans
un style concis, clair et équilibré, selon deux formes
principales :
- le
huitain ou lüshi (律诗),
penta- ou heptasyllabique, avec les quatre vers centraux formant
deux distiques en vers parallèles, mais aussi des règles en
matière de rimes et de tons.
- le
quatrain ou « vers brisés » jueju (绝句),
qui peut être considéré comme un lüshi réduit de
moitié.
C’est le 8e
siècle qui est l’âge d’or de cette poésie, en particulier sous
le règne de l’empereur Xuanzong (712-756), lui-même poète,
musicien et mécène. C’est alors que fleurissent les grands
poètes Du Fu (杜甫),
Li Bai (李白),
Wang Wei (王维).
Bai
Juyi
(白居易772-846)
prend la relève une génération plus tard, après la révolte d’An
Lushan, avec près de trois mille poèmes dans une langue simple
et limpide dont on dit qu’il s’assurait de la compréhension en
les soumettant à l’oreille d’une vieille femme. Ses poèmes,
célèbres et populaires de son vivant, ont assuré, après Du Fu,
le succès du « nouveau yuefu » (xin yuefu
新乐府).
Le plus célèbre est sans aucun doute « Le Chant des regrets
éternels » (Changhen ge《长恨歌》),
balade contant la mort dramatique de Yang Guifei (楊貴妃),
la favorite de l’empereur sacrifiée pour apaiser sa garde
mutinée. Le poème était connu jusqu’au Japon où il est mentionné
au début du Genji Monogatari. Il a inspiré de nombreuses
œuvres par la suite, jusqu’au 20e siècle en
littérature et au cinéma
.
Changhen ge
en lianhuanhua
https://loongese.com/blog/%E6%88%B4%E6%95%A6%E9%82%A6%
E5%BD%A9%E5%A2%A8%E8%BF%9E%E7%8E%AF%E7%94%BB%E3%80%8A%E9%95%BF%E6%
81%A8%E6%AD%8C%E3%80%8B
Après Bai Juyi, cependant, la tendance est à un retour au style
de palais, voire de boudoir, des dynasties du Sud, courant dans
lequel s’inscrit Li Shangyin (李商隐),
mais aussi Li He (李贺),
poète maudit et atypique, influencé par le chamanisme qui donne
à son œuvre une aura fantastique.
Le cí
En outre,
au 9e siècle apparaît une forme nouvelle, le cí
(词),
poème chanté écrit sur une mélodie préexistante, opposé aux
poèmes réguliers ci-dessus : c’est la mélodie qui impose les
règles, le poème ne peut être qu’irrégulier. La musique
elle-même, musique de cour et de divertissement (yàn yuè
宴乐),
était nouvelle bien que partiellement héritée d’une longue
histoire : elle était en partie originaire d’Asie centrale (les
airs barbares) et en partie venue des chants populaires du Sud
(les airs des hameaux et venelles)
Poèmes parmi les fleurs |
|
C’est le poète Wen Tingyun (温庭筠
812-870) qui en serait l’inventeur de ce nouveau
genre poétique. Ses poèmes étant dans une veine
privilégiant l’expression des émotions pour décrire
les relations amoureuses, on en a fait le maître
d’une école dite « florale » (Huajian pai
花间派).
On a conservé 70 de ses propres poèmes dans un
recueil intitulé « Recueil de poèmes parmi les
fleurs » (Huajian ji
《花间集》)
.
Le genre du ci sera repris au siècle suivant
par Li Yu (李煜937-978),
le dernier empereur de l’éphémère dynastie des Tang
du Sud (南唐),
après la chute de la dynastie des Tang. Il compose
en captivité des poèmes empreints de nostalgie,
regrettant les splendeurs du passé et la compagnie
des courtisanes.
Le ci deviendra un genre poétique majeur sous
la dynastie des Song. |
IV. Les
poèmes chantés cí sous les Song
L’avènement des Song voit le retour au confucianisme, avec une
dimension métaphysique, et aux ouvrages confucéens : un décret
fixe la liste des treize classiques. Dans ce contexte, les
genres anciens se développent avec un retour à la prose ancienne
(guwen). La poésie régulière poursuit dans la continuité
de celle des Tang, même si c’est avec plus de liberté et un
enrichissement thématique. Mais c’est surtout dans le genre du
ci apparu à la fin des Tang, sur des
mélodies et des rythmes préexistants, que s’illustrent les
poètes des Song.
Pendant la
période de transition, au 10e et jusqu’au 11e
siècle, les ci sont restés des poèmes chantés
relativement courts. Au 11e siècle apparait un genre
nouveau, plus long, appelé màncí (慢词),
lancé par Liu Yong (柳永987-1053),
fonctionnaire médiocre mais haut en couleur dont la vie
tumultueuse a inspiré des opéras ; ses ci sont nés au
contact des courtisanes qu’il fréquentait, qui les inspiraient
et les chantaient. Ils sont en langue vulgaire et dans un style
populaire reflétant les quartiers animés des villes de son
Fujian natal, et comme il était aussi musicien, il a lui-même
composé des mélodies.
Cette
inspiration légère privilégiant les thèmes des joies de l’amour
et de l’ivresse ou la tristesse de la séparation a été
renouvelée par Su Shi (苏轼),
autrement dit Su Dongpo (苏东坡1037-1101).
Haute figure de la littérature chinoise, lettré aussi bien
qu’homme d’Etat éminent, il s’illustre dans le renouveau du
guwen en matière de prose poétique et crée un ci
d’une tonalité totalement différente, dite de « liberté
héroïque » (háofàng
豪放)
.
Libérant, justement, le cí du style léger que lui avait
donné Liu Yong ainsi que des contraintes musicales, il en fait
un genre poétique qu’il élève au rang du poème régulier shi,
genre qui constitue la plus grande part de ses poèmes. Variant
les thèmes, il sait aussi bien y chanter la nature que la misère
humaine, mais toujours dans un style raffiné.
À la même
époque, membre d’un cercle littéraire dirigé par Su Shi, la
célèbre poétesse Li Qingzhao (李清照)
s’illustre elle aussi de manière très personnelle dans ce genre,
les quelque soixante ci de sa plume qui nous sont
parvenus étant pour beaucoup l’expression de la douleur
ressentie après la mort de son mari, à l’évocation du bonheur
perdu, et de simple tristesse de la solitude
.
Datant de 1127, son poème Shengsheng man (《声声慢》)
que l’on pourrait traduire « Chaque parole avec lenteur » est un
exemple de la qualité musicale de ses compositions, fondée sur
les répétitions consonantiques :
寻寻觅觅,冷冷清清,凄凄惨惨戚戚…
xún xún mì mì, lěnglěng qīngqīng , qīqī
cǎncǎn qīqī …
quête recherche, froideur clarté, sombre
tragique tristesse
Le poème
https://www.youtube.com/watch?v=absCTxllsEQ
De par
leur qualité musicale, les poèmes de Li Qingzhao s’inscrivent
dans le courant formaliste incarné par son contemporain Zhou
Bangyan (周邦彥) :
en réaction à l’école de Su Shi, il privilégie avant tout la
recherche de l’harmonie musicale. Sous les Song du Sud, ensuite,
il aura des disciples dans des poètes comme Zhang Yan (张炎1248-1320),
Zhou Mi (周密
1232-1298)
ou Wu Wenying (吴文英1200-1260).
La plupart
des poètes des Song du Sud s’inscrivent cependant dans la lignée
de Su Shi en mêlant à leur poésie des accents patriotiques
reflétant leurs aspirations, mais dans un style de plus en plus
dissocié de la musique.
V. Les
poèmes chantés
qǔ des Yuan
La période
Yuan (1279-1368) qui suit les Song est celle de l’éclosion du
théâtre après les prémices du genre sous les Tang. Cependant, ce
théâtre était très lié à la musique. Les dramaturges des Yuan
ont ainsi donné naissance à un nouveau genre poétique dit « airs
isolés » (sǎnqǔ
散曲),
ou simplement
qǔ (曲),
hérité directement du cí des Song, mais composé sur des
airs issus du répertoire théâtral.
Le cí
avait fini par devenir un genre de lettré, élégant et
sophistiqué ; le
qǔ est né d’un mouvement naturel de retour aux
sources populaires des chansons de courtisanes dans le contexte
de la création théâtrale. On en distingue deux sortes :
- les
qǔ courts ou « petits airs » (xiǎolìng
小令),
constitués d’une simple strophe qui pouvait au besoin être
multipliée ;
- les
qǔ longs dits
dàlìng (大令)
ou suites
tàoqǔ
(套曲)
composées sur plusieurs airs à la suite l’un de l’autre.
Genre
populaire, conservant une irrégularité métrique fondamentale, il
avait pourtant ses règles : règles tonales, mais aussi
concernant la rime, obligatoirement la même dans tout le poème.
Le grand maître du genre fut, au début de la
période, le dramaturge Ma Zhiyuan (马致远)
dont il nous reste une demi-douzaine de pièces
empreintes de taoïsme, dont l’une est inspirée d’un
poème de Bai Juyi. Son poème chanté le plus célèbre
est « Pensée d’automne » (Qiusi
《秋思》),
évoquant par motifs juxtaposés de deux caractères,
dans une langue très simple mais riche
d’allitérations, avec rimes en a, un paysage
désolé où perce au final le désespoir d’un homme
« au cœur brisé ». |
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Qiusi de Ma Zhiyuan |
枯藤老树昏鸦, 小桥流水人家, 古道西风瘦马。
kūténg
lǎoshù hūnyā / xiǎoqiáo liúshuǐ rénjiā / gǔdào xīfēng shòu mǎ.
夕阳西下,断肠人在天涯
。
Xīyáng
xīxià / duàncháng rén zài tiānyá.
Corbeau au
crépuscule, vieil arbre aux lianes desséchées ,
Maison et
petit pont sur un cours d’eau,
Cheval
efflanqué sur la route dans le vent d’ouest.
Soleil bas
au couchant, homme blessé au bout du monde.
Plus tard,
vers la fin de la dynastie, le genre, déjà, s’est éloigné de la
langue populaire pour revenir vers le raffinement de la langue
littéraire, mais en s’éloignant de la musique.
C’est la
dernière efflorescence d’un art poétique qui va sous les Ming
s’effacer derrière l’art narratif, art du conte et art du roman
investis par les lettrés.
Il le cite dans ses « Entretiens » mais, s’il est le
premier à l’avoir commenté et interprété, d’autres
l’avaient cité avant lui, donc l’attribution, due à
Sima Qian (司马迁),
est considérée comme douteuse.
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