Histoire littéraire

 
 
 
     

 

 

Histoire littéraire : les sources anciennes

VI. Le Han Fei Zi 《韓非子》

par Brigitte Duzan, 20 août 2025

 

Le Han Fei Zi est, littéralement, le « livre de Han Fei », le plus complet des ouvrages qui nous soient restés de la pensée légiste, c’est-à-dire le système de gouvernement « par les lois » instauré d’abord dans le royaume de Qin puis dans le Premier Empire – système tellement draconien que l’on considère généralement qu’il a entraîné la fin précoce du Premier Empire et que personne par la suite n’a osé s’en prévaloir ouvertement. C’est pourtant resté, au long de deux millénaires d’histoire, le fil rouge qui sous-tend la pratique autoritaire du gouvernement en Chine sous couvert de confucianisme éclairé et bienveillant.

 

 

Le Han Fei Zi, éd. 2010

des éditions Lantian de Pékin

 

  

A. Han Fei 韓非

 

Han Fei est un penseur politique chinois de la fin de la période des Royaumes combattants (mort en 233 av. J.C.). Représentant du courant légiste, il a vécu dans l'État de Han (Han guo 韩国)[1]qui était initialement le fief de grands feudataires de l'État de Jin (晋国), descendants d’un fils du roi Wu des Zhou selon l’historien Sima Qian. Han était le plus petit des trois États (Han , Wei et Zhao ) créés par la partition de l'État de Jin, à la suite de luttes internes, en 403 av. J.-C.. Cette division de Jin en « trois familles » (sānjiā fēn jìn 三家分晋) restées cependant nominalement vassales de l’empereur des Zhou est parfois considérée comme l’événement marquant la fin de la période des Printemps et Automnes et amorçant celle des Royaumes combattants.

 

Pendant longtemps, Jin a été considéré comme le rival le plus apte à faire face à la puissance montante de Chu au sud. Mais, occupant une position stratégique entre les deux États rivaux de Qin et de Chu, il fut le premier État à être conquis et absorbé par Ying Zheng (嬴政), roi de Qin (秦王政) et futur Premier Empereur, dans sa course à l’unification à la fin des Royaumes combattants. Se sentant menacé, le roi Ji An de Han (韓王姬安) envoya en 234 son parent et conseiller Han Fei plaider sa cause auprès du roi de Qin, qui l’arrêta et l’envoya en prison où Han Fei fut réduit à s’empoisonner. Quatre ans plus tard, en 230 avant Jésus-Christ, Ji An était fait prisonnier et Han annexé.

 

On connaît surtout Han Fei par la biographie que nous en a laissée Sima Qian dans ses « Mémoires historiques » (Shiji《史记》), dans la dernière partie du juan 63 (《史记. 老子韩非列传》)

 

Il appartenait à la famille royale de l’État de Han, mais il bégayait (kouchi 口吃), nous dit Sima Qian, ce qui l’a l’empêché de poursuivre une carrière officielle. Il s’est donc tourné vers les lettres et la philosophie politique. En 250 avant Jésus-Christ, on le trouve à Chu (Chu guo 楚国), où il a pour maître le confucianiste Xun Zi (荀子) – dont il retient la doctrine morale fondée sur le postulat que les hommes sont mauvais, et qu’il faut donc les éduquer pour leur donner le sens du juste et en faire des hommes de bien.

 

De retour à Han, Han Fei se met à la tâche pour consigner les leçons de son voyage à Chu et en tirer d’autres de l’observation du monde autour de lui. Il écrit des traités sur la manière de bien gouverner et les stratégies à mettre en œuvre pour affermir l’autorité du souverain. Mais il fustige aussi les « parasites » de la cour et les usages politiques, ce qui lui vaut d’être isolé et écarté des fonctions officielles. Ses frustrations sont décrites dans deux chapitres du Han Fei Zi : « Indignation d’un solitaire » (孤憤第十一), chapitre 11, et « De la difficulté de persuader » (說難第十二), chapitre 12 – texte écrit en fait pour attirer l’attention du roi et le mettre en garde contre son entourage, ce qui fut utilisé contre lui par ses ennemis.

 

En même temps, ses écrits finirent par le faire connaître, et en particulier du roi Ying Zheng de Qin qui, plein d’admiration, voulut rencontrer leur auteur. Han Fei conçut un brillant plaidoyer en faveur de Han, « Préserver Han » (《存韩》), qui allait à l’encontre de la politique d’annexion et d’unification de Ying Zheng.

 

Or le roi avait pour plus proche conseiller un ancien fonctionnaire de Chu que Han Fei avait rencontré là : Li Si (李斯). Attiré à Qin par le premier ministre Lü Buwei (呂不韋) pour participer à la compilation de ce qui est devenu les annales des « Printemps et Automnes de Lü [Buwei] » (Lüshi Chunqiu《吕氏春秋》). Nommé grand archiviste par le roi, il devint ensuite ministre de la Justice tandis que Lü Buwei était disgracié, en 238 avant J.C. C’est ce Li Si qui fut le grand stratège de Ying Zheng dans ses campagnes contre les États rivaux, en allant jusqu’à lui conseiller des manœuvres sournoises, jusqu’à l’assassinat des ministres et lettrés influents de ces États. C’est Li Si qui fut ainsi responsable de la mort de Han Fei : il persuada Ying Zheng qu’il ne pouvait le laisser repartir à Han, car son talent l’y aurait rendu trop dangereux, et qu’il ne pouvait pas non plus le garder à son service car jamais sa loyauté n’aurait pu être acquise. Il ne restait que la solution du poison.

 

Après la reddition du dernier État, celui de Qi en 221 avant J.C., et l’unification de l’Empire, Li Si devint l’homme fort du régime et fit appliquer des méthodes autoritaires pour assurer la force d’un pouvoir centralisé à l’extrême, incluant la normalisation des poids et mesures et des lois draconiennes visant à encadrer la population, maximiser sa productivité et détruire toute opposition. Ces réglementations n’étaient cependant que la mise en pratique des idées de Han Fei, et, un siècle avant lui, de Shang Yang (商鞅), auteur (présumé) du « Livre de Maître Shang » (Shang Jun Shu《商君书》).

 

À sa mort, bien qu’encore jeune, Han Fei avait une réputation bien établie grâce à ses travaux. Quelque 55 d’entre eux furent rassemblés par la suite dans l’ouvrage qui porte son nom : le Han Fei Zi (《韩非子》), synthèse de la philosophie politique connue sous le nom de légisme (法家).

 

 

Le Han Fei Zi, éd. 2012

du China Times de Taipei

 

 

B. Le Han Fei Zi et le légisme

 

Le Han Fei Zi est une compilation d’essais traitant de la théorie du pouvoir d’État, et de ses ramifications dans l’administration, la diplomatie, l’économie et bien sûr la guerre. Comme beaucoup de ces textes anciens, il est tout aussi précieux par l’abondance d’anecdotes qu’il recèle sur la Chine des Royaumes combattants. Accusé d’avoir, par ses excès, entraîné la chute du Premier Empereur qui s’en était inspiré pour pratiquer une politique fondée sur la coercition et la terreur, le légisme a été violemment rejeté par les empereurs Han qui ont cherché au contraire à promouvoir un gouvernement sans lois selon l’idéal confucéen. Pourtant, dans la pratique, le légisme a survécu à Han Fei et au Premier Empereur, bien que personne – sauf Mao - n’ait plus osé en invoquer les principes.

 

L’art de gouverner

 

La philosophie politique de Han Fei est fondée sur sa conception de la nature humaine, héritée de Xun Zi et de son expérience dans l’environnement de guerres constantes et de troubles internes dans les États en lutte pour l’hégémonie dans la période critique du 3e siècle av. J.C., à l’apogée des Royaumes combattants. Le but de son art de gouverner est d’assurer la suprématie du souverain et son maintien au pouvoir, par un contrôle systématique de son entourage et de la population. L’objectif est double : 1/ enrichir l’État grâce à la mobilisation des ressources agricoles et 2/ pouvoir ainsi disposer d’une armée forte (fùguó qiángbīng 富国强兵) – au 3e siècle av. J.C., l’armée était primordiale, mais c’est toujours le mot d’ordre en Chine, et peut-être plus que jamais. On notera d’ailleurs que, pendant la période maoïste, c’est aussi l’agriculture qui devait fournir le financement de l’industrialisation.

 

Han Fei part d’une analyse historique : dans les temps anciens, à l’époque des souverains mythiques Yao et Shun, la population était peu nombreuse et disposait de vastes ressources. Ce n’est plus le cas au temps des Royaumes combattants : la population a augmenté et se retrouve en intense compétition pour sa simple survie :

 

古者丈夫不耕,草木之實足食也;婦人不織,禽獸之皮足衣也。不事力而養足, 人民少而財有餘,故民不爭。是以厚賞不行,重罰不用,而民自治。今人有五子不為多, 子又有五子,大父未死而有二十五孫。是以人民眾而貨財寡,事力勞而供養薄,故民爭, 雖倍賞累罰而不免於亂。

Dans les temps anciens, les hommes n’avaient pas besoin de labourer car les graines des herbes et les fruits des arbres étaient suffisants pour les nourrir ; les femmes n’avaient pas non plus besoin de tisser car les peaux des oiseaux et des bêtes sauvages étaient suffisantes pour les vêtir. Aussi, sans avoir besoin de beaucoup travailler avaient-ils pléthore de ressources. La population n’étant pas nombreuse, ils disposaient de tout le nécessaire et ne se querellaient donc pas. Il n’était point besoin de récompenses très élevées ni de punitions très sévères, le peuple se gouvernait lui-même. Mais aujourd’hui, les gens ne considèrent pas exagéré d’avoir cinq enfants, et chaque enfant en a cinq à son tour, un grand-père se retrouve ainsi à la tête d’une progéniture de 25 petits-enfants… Par conséquent, la population s’étant accrue, les ressources se sont raréfiées d’autant ; il faut travailler dur pour un maigre résultat. Les gens se querellent tant qu’on a beau doubler les récompenses et aggraver les châtiments, le désordre est inévitable.

[…] 故罰薄不為慈,誅嚴不為戾,稱俗而行也。 故事因於世,而備適於事。

Ce n’est donc pas par bienveillance que l’on inflige des châtiments légers, ni par cruauté que l’on impose de lourdes punitions, c’est simplement que l’on doit s’adapter à son époque. Les temps changent et les mesures changent de même.

[Han Fei Zi, chapitre 49, Les cinq vermines [2] (五蠹第四十九)]

 

C’est déjà ce que disait « Le Livre de Maître Shang », au chapitre 7 : le monde change et les principes de gouvernement doivent changer avec lui. Plus question donc de vouloir imiter les anciens et tabler sur l’éducation morale du peuple ; on ne peut que jouer sur l’intérêt personnel et agir par la coercition. Le mode de gouvernement préconisé par Han Fei repose donc sur le double levier (ou double « poignée » 二柄) des récompenses et des sanctions [3], selon une loi fondamentale ( ) valant pour tous, sauf le souverain.

 

Cette loi est fondée sur l’observation pratique et, comme l’a montré Romain Graziani dans son ouvrage « La Loi et les Nombres » [4], sur une évaluation précisément quantifiée des secteurs productifs de l’État (essentiellement l’agriculture) et des responsabilités de chacun, évaluation effectuée par une armée de fonctionnaires et agents de l’État dispersés sur l’étendue du territoire. Et comme rien ne doit échapper à l’œil du souverain, seul sur son trône, les fonctionnaires qui ne peuvent être partout sont relayés par les citoyens eux-mêmes selon un système draconien de responsabilité collective qui commence au niveau de la famille [5].

 

La loi, cependant, est draconienne en premier lieu pour les ministres et jusqu’aux serviteurs de la cour. Tout le monde doit faire son travail sans état d’âme ni sentiment. Ainsi le souligne une anecdote du chapitre 7 (二柄第七) du Han Fei Zi :

 

昔者韓昭侯醉而寢,典冠者見君之寒也,故加衣於君之上,覺寢而說, 問左右曰:「誰加衣者?」左右對曰:「典冠。」君因兼罪典衣與典冠。其罪典衣, 以為失其事也;其罪典冠,以為越其職也。非不惡寒也,以為侵官之害甚於寒。

Un jour, le marquis Zhao de Han [6], ivre, s’était endormi. Le gardien de la couronne, voyant que le souverain risquait de prendre froid, le couvrit d’un manteau. Lorsqu’il s’éveilla, le marquis demanda autour de lui : « Qui m’a ainsi couvert ? » Il lui fut répondu : « C’est le gardien de la couronne. » Le marquis le décréta coupable et le fit mettre à mort, de même que le responsable de sa garde-robe, l’un pour avoir négligé ses fonctions, l’autre pour les avoir outrepassées. Ce n’était pas qu’il n’avait pas peur d’attraper froid, mais, pour lui, il était plus important que chacun veille au respect de ses fonctions.

 

Gouvernement autoritaire

 

Comme le montre cette anecdote, c’est par son autorité sur ses ministres et conseillers que commence le pouvoir sans partage du souverain. Ce n’est pas un souverain éclairé comme le préconisent les confucianistes, c’est un dirigeant impitoyable qui gouverne par la terreur, en appliquant à la lettre une loi qui prévoyait des peines corporelles à la moindre incartade et au moindre manquement [7], dont l’amputation du nez et des pieds [8]. Cette amputation était généralement signe d’opprobre, mais pouvait être injustement ordonnée par un souverain, comme dans l’anecdote au chapitre 13 du Han Fei Zi, « L’histoire de [Bian] He » (和氏第十三) [9], qui souligne au passage que l’amputation des pieds était chose courante (voir C ci-dessous).

 

Le même chapitre 13 insiste sur l’importance pour le souverain d’appliquer strictement la loi, en luttant contre les grandes familles, les vassaux et les courtiers en quête de privilèges. Han Fei donne l’exemple du duc Xiao de Qin (秦孝公) [10] qui, suivant les préceptes de son conseiller Shang Yang (商鞅), avait entre autres organisé les familles en groupes de cinq et de dix et établi la responsabilité collective pour toute offense de l’un des membres avec obligation de dénonciation. Han Fei souligne que l’État de Qin est ainsi devenu riche [11]. Mais, lorsque le duc est mort, en 338 av. J.C., Shang Yang a été écartelé. La même chose s’était passée à Chu après la mort, en 381 av. J.C., du duc Dao (楚悼王) qui avait eu pour conseiller un autre réformateur, Wu Qi (吴起). Pourquoi ces deux penseurs ont-ils ainsi été mis à mort, demande Han Fei ? Parce qu’ils s’en étaient pris aux puissants vassaux des ducs et parce que le peuple n’avait pas supporté l’ordre qui lui avait été imposé.

 

Mais Han Fei n’en conclut pas que leurs méthodes étaient mauvaises, elles ont produit leurs fruits ; et il faut les poursuivre, comme à Qin, sinon l’État retombe dans le chaos, ce qui donne la situation de tous ces États sans ligne claire, dit-il en conclusion de son chapitre :

                此世所〔以〕亂無霸王也。  cǐ shì suǒ luàn wú bàwáng yě.

C’est pourquoi la période actuelle est chaotique, sans souverain hégémonique.

 

Idéal de non agir pour le souverain

 

Il pensait en fait que le souverain se devait d’être impitoyable pour faire régner l’ordre sur la base de la stricte application de la loi et que cette loi, par la terreur même qu’elle inspirait, finirait par induire des sujets soumis, tout entier tournés vers ce qu’on attendait d’eux : une productivité record faisant la richesse du pays et alimentant sa puissance militaire, gage de sa survie politique.

 

Pour être efficace, selon Han Fei, le souverain se doit en particulier d’être impitoyable, et terroriser jusqu’à ses proches et ses conseillers. C’est ce qu’il expose dans le chapitre 14 ( jia jié shi chén 姦劫弒臣) qui expose comment gérer des ministres qui, poussés par l’ambition et le désir d’obtenir des faveurs, sont toujours capables de s’élever contre leur souverain et de tenter de le manipuler, voire de le tuer. Il faut donc que chacun soit persuadé que la seule option, et la plus sûre, est de suivre le droit chemin en respectant la loi et en la faisant respecter. Pour ce faire, le souverain doit se montrer totalement impersonnel et sans états d’âme, et se replier dans un « non-agir » (wúwéi 無為/无为) qui n’est pas vraiment celui des taoïstes, mais plutôt celui de l’autocrate qui se fie à l’application aveugle des lois pour faire régner l’ordre.

 

Normes de productivité pour le peuple

 

Il n’est pas question d’éducation, d’inculquer une quelconque loi morale. C’est en établissant la grille des récompenses et des punitions qu’est établie la distinction entre non tant le bien et le mal, qu’entre ce qu’on peut faire et ne pas faire pour éviter les sanctions, et surtout ce qu’on doit faire pour les éviter. Selon le système de Han Fei (dont il a repris bien des éléments à ses prédécesseurs, Shen Buhai, Yang Shang et autres), il y a, ou doit y avoir, parfaite adéquation entre les mots et les actes, entre l’engagement de chacun en fonction de la norme qui lui est assignée, le fameux xing-ming (形名), les résultats déterminant récompense ou punition selon un contrôle centralisé [12]. Rien n’échappe au souverain, retranché derrière l’écran d’une attitude impassible. L’État est ainsi sûr car la loi est claire : les hommes sans talent ne vont pas attendre de récompenses, ceux coupables de crimes n’espèreront pas une amnistie (chap. 14).

 

Mais tout cela est fait pour le bien de chacun : tout le monde déteste le danger et le chaos, un sage gouvernement doit l’éviter à son peuple, même au prix de sanctions qu’il déteste aussi. L’autocrate met en œuvre des lois drastiques pour éviter que le pays tombe aux mains des puissances rivales et que son peuple soit pris en otage. On est dans la logique de la fin des Royaumes combattants où tout le monde aspirait à la paix – logique que l’on retrouve à tous les moments de division et de chaos de l’histoire chinoise, avec l’émergence de fortes personnalités, la réunification du territoire sous leur égide et l’instauration d’un gouvernement de type légiste dans la pratique, sous couvert de morale confucéenne. La prétention à un  « gouvernement par la loi » ou « rule of law » (fǎzhì 法治) en est un développement récent.

 

Le texte est fascinant, étudié et commenté sans fin, mais il l’est d’autant plus que c’est un texte littéraire qui fourmille d’anecdotes, dont certaines sont célèbres. C’est ce qui en fait un texte d’un grand attrait pour le lecteur même non averti.

 

C. Un texte littéraire fourmillant d’anecdotes

 

Aucun des 55 chapitres du Han Fei Zi n’est purement théorique. Tous les arguments sont étayés sur des exemples concrets, développés sous forme d’anecdotes qui forment la trame du récit. Cet aspect formel permet d’éviter l’impression que pourraient donner des chapitres qui ne sont de toute évidence pas tous du même auteur, avec pour corollaire des répétitions et un défaut de structure d’ensemble. C’est à partir des cas concrets que sont développées les idées, qui finissent forcément par se recouper. Même dans le chapitre 20, qui regroupe des commentaires sur l’enseignement de Lao Zi (解老第二十), on trouve des anecdotes pour illustrer les commentaires. On retrouve même des exemples cités dans des chapitres précédents qui forment ainsi comme des leitmotivs.

 

C’est le cas en particulier de l’histoire de Bian He (卞和), au chapitre 13 (和氏第十三), qui est citée plusieurs fois, et en particulier au chapitre 20. Elle contient une défense et apologie de la mutilation des pieds.

 

楚人和氏得玉璞楚山中, 奉而獻之厲王. 厲王使玉人相之. 玉人曰: “石也.” 王以和為誑, 而刖其左足. 及厲王薨, 武王即位. 和又奉其璞而獻之武王. 武王使玉人相 之. 又曰: “石也.” 王又以和為誑, 而刖其右足.

Un certain He, originaire de Chu [13], avait trouvé une superbe pièce de jade brut dans les montagnes de Chu, et il alla l’offrir au roi Li [14]. Celui-ci fit examiner la pierre par un expert en jade qui lui dit : « C’est une pierre ordinaire. » Le roi prit He pour un menteur et le fit amputer du pied gauche. À la mort du roi Li, le roi Wu lui succéda sur le trône et He vint à nouveau lui offrir sa pièce de jade. Le roi Wu la fit également examiner par un expert qui affirma de même : « C’est une pierre ordinaire ». Le roi Wu prit lui aussi He pour un menteur et ordonna qu’on lui coupe le pied droit.

 

武王薨,文王即位。和乃抱其璞而哭於楚山之下,三日三夜,淚盡而繼之以血。

À la mort du roi Wu, le roi Wen monta sur le trône. Étreignant dans ses bras la pièce de jade, He se répandit en pleurs au pied des monts de Chu pendant trois jours et trois nuits ; alors, ses larmes s’étant taries, il se mit à pleurer des larmes de sang.

 

王聞之, 使人問其故, : “天下之刖者多矣, 子奚哭之悲也?” 和曰: “吾非悲刖也, 悲夫寶玉而題之以石, 貞士而名之以誑, 此吾所 以悲也.” 王乃使玉人理其璞而得寶焉, 遂命曰和氏之璧.”

Lorsqu’on rapporta cela au roi, il envoya un émissaire en demander la raison. L’homme dit à He : « Nombreux sont ceux qui ont eu leurs pieds amputés. Pourquoi donc pleurez-vous aussi amèrement ? » He lui répondit : « Ce n’est pas la douleur d’avoir perdu mes pieds qui me fait pleurer, c’est parce que je trouve triste qu’un jade aussi précieux soit assimilé à une pierre ordinaire, et qu’un sujet aussi honnête que moi soit pris pour un menteur. Voilà ce qui me fait pleurer ainsi. » Alors le roi fit venir un joailler pour tailler la pierre et polir le jade ; il en obtint un précieux joyau qu’il appela « L’anneau de jade du sieur He ».

 

Le texte est succinct, mais éloquent : Han Fei en profite pour glisser une remarque tendant à banaliser l’amputation des pieds et rendre au contraire surprenant que l’on puisse en verser des larmes, et encore plus des larmes de sang ! On peut noter au passage l’utilisation du terme xiàng (), aujourd’hui littéraire, pour signifier « examiner » - examen qui suppose l’observation des traits physiques, comme le fait un physiognomoniste, souvent dans un but de prédiction de l’avenir sur la base du caractère ainsi défini[15]. Or Han Fei avait étudié avec un penseur du 3e siècle nommé Xun Qing (荀卿) qui était opposé à cette pratique et avait écrit un essai connu intitulé « Contre la physiognomonie » (Fei xiang 《非相》)[16]. Han Fei joue sur ce terme pour impliquer que les jades pas plus que les êtres humains ne devraient être jugés sur leur apparence extérieure.

 

 

L’anneau de jade de Bian He “和氏璧.”

 

 

Cette histoire a souvent été citée comme preuve de la cruauté du châtiment, d’autant plus cruel qu’il est injuste. L’amputation dans le cas de Bian He est preuve de son indéfectible loyauté, mais dans d’autres cas l’amputation pouvait être le résultat de la machination d’un rival. C’est le cas de Sun Bin (孫臏), au 4e siècle avant J.C., dont l’histoire est contée par Sima Qian dans ses « Mémoires historiques ». Sun Bin avait étudié la stratégie militaire avec Pang Juan (龐涓) et celui-ci, bien qu’étant devenu général dans l’État de Wei, était conscient que Sun Bin avait bien plus de talent que lui ; aussi l’attira-t-il à Wei et, sous de fallacieuses accusations, le fit-il amputer des deux pieds et marquer au visage pour le rendre inapte au service du royaume. Mais l’histoire ne s’arrête pas là. En dépit de ses mutilations, Sun Bin fut reconnu à sa juste valeur par un émissaire de l’État de Qi qui l’y fit transporter en secret et là, il gagna la confiance du général Tian Ji (田忌) qui le fit nommer stratège du roi Wei de Qi. Il réussira à attirer Pang Juan dans un piège et à l’éliminer.

 

Sima Qian, pour sa part, choisit de ne pas mettre en avant la mutilation de Sun Bin, mais son talent de stratège, en le rapprochant de Sun Zi (孙子), général du 6e siècle av. J.C., auteur de « L’Art de la guerre » (Sunzi bingfa 《孙子兵法》), qui avait lui aussi été amputé des pieds. En ce sens, ces deux maîtres lui servaient de modèles, lui qui avait été castré.

 

C’est tout l’univers des Royaumes combattants et de la dynastie des Qin puis du début des Han qui apparaît ainsi à travers ces histoires et ces biographies qui se répondent avec de légers glissements sémantiques selon les auteurs.

 


 

Éléments bibliographiques

 

- Han-Fei-tse ou Le Tao du Prince, présenté et traduit par Jean Levi, Seuil, 1999.

- Han Fei Zi, Basic Writings, tr. Burton Watson, Columbia University Press, Translations from the Asian Classics, 2003.

- John Makeham, The Legalist Concept of Hsing-Ming: An Example of the Contribution of Archaeological Evidence to the Re-Interpretation of Transmitted Texts, Monumenta Serica, Vol. 39 (1990-1991)pp. 87-114.

- Yuri Pines, « Legalism in Chinese Philosophy », in The Stanford Encyclopedia of Philosophy, 2018.

- Romain Graziani, Les Lois et les Nombres. Essai sur les ressorts de la culture politique chinoise, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Histoires », 2025.

 

La traduction intégrale en français du Han Fei Zi par Jean Levi étant épuisée et indisponible, sauf à prix d’or sur certains sites d’occasion, on consultera par défaut la traduction en ligne de W.K. Liao, bien que datant de 1939, car elle présente l’avantage d’en donner une version bilingue chinois/anglais, chapitre par chapitre.

 


 


[1] L’autre grand penseur de l’État de Han, un siècle avant Han Fei, est Shen Buhai (申不害, 385-337 av. J.C.) né dans l’État voisin de Zheng conquis par Han en 375 avant J.C. Selon Sima Qian, il aurait laissé un ouvrage politique, le Shenzi (申子), qui aurait été perdu du temps de la dynastie des Song. Il est connu comme le promoteur des techniques administratives shù (/) comme principale méthode de gouvernement, et à l’origine de l’idée de choisir les fonctionnaires selon leurs compétences, en les évaluant régulièrement. Autant d’idées reprises par les légistes, dont Han Fei.

[2] Les cinq parasites, littéralement (), qui s’attaquent au tissu de la société : les lettrés qui cultivent la piété filiale plus que la loyauté envers le souverain, les ministres aptes en belles paroles, les manieurs de sabre et les déserteurs, et les marchands, itinérants donc incontrôlables.

[3] Chapitre 7 du Han Fei Zi. Le texte compare ces deux « poignées » aux griffes et aux crocs du tigre qui lui permettent de subjuguer le chien ; si le chien se mettait à utiliser ces mêmes griffes et crocs, il viendrait à bout du tigre et s’en rendrait maître.

[4] Gallimard 2025. Voir Bibliographie.

[5] Selon un système élaboré dès le 7e siècle avant J.C. par Guan Zhong (管仲), auteur du Guanzi. Premier ministre et conseiller du duc Huan de Qi (Qi Huangong 齊桓公/齐桓公) dont il fit, grâce à ses méthodes de gouvernement et ses réformes, le premier « hégémon » (Bawang 霸王) de l’histoire des Printemps et Automnes, en 679 avant J.C. Cette réussite était due en grande partie à la centralisation du pouvoir et à l’organisation de la population en groupes de cinq foyers mutuellement responsables, système repris par Han Fei et les légistes, de même que la sélection des fonctionnaires en dehors des grandes familles.

[6] « Marquis » selon la traduction courante. Il a régné de 362 à 333 avant J.C., avec Shen Buhai (申不害) comme premier ministre à partir de – 351 et jusqu’à sa mort en – 337 (voir n. 1 ci-dessus). On voit Han Fei rendre ici indirectement hommage à un prédécesseur dont il s’est inspiré.

[7] Les ministres pouvaient être coupables de l’une des « Huit infamies » (chap. 14 : ba jian 八姦/) ou des « Dix fautes » (chap. 15 : shi guo 十過/). Ce sont eux dont le souverain devait se méfier le plus, comme le détaille le chap. 14 : jia jié shi chén 姦劫弒臣 Ministres prônes à trahir, piller et assassiner leur souverain. Ceci étant fondé sur l’observation impartiale des faits et des dangers encourus par les dirigeants de tous ces Royaumes combattants en lutte pour la suprématie qui ne pouvaient faire confiance à personne.

[8] Les punitions corporelles relevant de ce qui était connu comme « les cinq châtiments » (wu xing 五刑), mais, comme l’explique le Shenzi, dans les temps anciens on leur préférait des marque symboliques, un voile sur le visage au lieu du tatouage, des sandales de paille au lieu de l’amputation d’un pied, c’est ce qu’on appelait « humilier » ( ), et autrefois, souligne le Shenzi, cela suffisait pour préserver l’ordre.

Les amputations et le tatouage, largement pratiqués sous le Premier Empire, ont été supprimés en 167 avant J. C., sous le règne de l’empereur Han Wendi (汉文帝).

[9] Il s’appelait en fait Bian He (卞和).

[10] Qin Xiaogong (381-338 av. J.C.) qui a eu pour conseiller et premier ministre Shang Yang (商鞅) qui, selon des méthodes légistes, a mis en œuvre un programme de réformes sans précédent dans l’État de Qin visant à quadriller et militariser la population afin de développer l’agriculture et l’armée. Ce sont ces réformes très controversées qui ont permis à Qin de conquérir un à un les six derniers États des Royaumes combattants et de créer le premier empire unifié de l’histoire chinoise.

[11] Au chapitre 43 du Han Fei Zi (Les deux doctrines entre lesquelles choisir dìng fǎ 定法第四十三), Han Fei se présente d’ailleurs comme un disciple à la fois de Shen Buhai et de Shang Yang dont il dit avoir synthétisé et amélioré les méthodes. À ces trois penseurs il faut encore ajouter Shen Dao (慎到), également évoqué dans le Han Fei Zi, pour avoir les quatre représentants originels du légisme, à la source des principaux textes, le Guanzi de Guan Zhong ayant en outre été reclassifié comme légiste sous la dynastie des Sui.  

[12] Et selon des évaluations précises reposant sur une pratique mathématique très poussée dès le 3e siècle avant J.C. comme l’a montré Romain Graziani dans son ouvrage « Les Lois et les Nombres » (Gallimard, 2025, voir Bibliographie).

[13] Certains textes le donnent en exemple. Ainsi Wang Chong (王充) qui a dit avoir écrit ses « Discussions critiques » (Lùnhéng 論衡) pour lutter contre l’erreur et distinguer le vrai du faux, à l’encontre des experts qui n’avaient pas su distinguer le jade de Bian He d’une pierre ordinaire ; Wang Chong cite deux fois Bian He pour cautionner des exemples dans le cours de ses propos.

[14] Roi de l’État de Chu qui a régné de 757 jusqu’à sa mort en 741 avant J.C. Son héritier a été assassiné par le roi Wu qui lui a succédé et a régné jusqu’à sa mort en 689 avant J.C.

 


 

     

 

 

 

 

     

 

 

 

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