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Ursula Le Guin. Introduction de Left Hand of Darkness, 1976

 

Texte original (en anglais) :

https://www.penguinrandomhouse.ca/books/342990/the-left-hand-of-darkness-by-ursula-k-le-guin-with-

a-new-foreword-by-david-mitchell-and-a-new-afterword-by-charlie-jane-anders/9780441007318/excerpt

 

Traduction

(Brigitte Duzan)

18 mars 2024

 

La science-fiction est souvent décrite, voire définie, comme relevant de extrapolation. L'écrivain de science-fiction est censé prendre une tendance ou un phénomène de l'ici-et-maintenant, le purifier et l'intensifier pour obtenir un effet dramatique et le prolonger dans le futur. « Si cela continue, voilà ce qui arrivera. » Une prédiction est faite. La méthode et les résultats ressemblent beaucoup à ceux d'un scientifique qui donne à des souris de fortes doses d'un additif alimentaire purifié et concentré afin de prédire ce qui peut arriver aux gens qui en consomment de petites quantités pendant un long laps de temps. L’issue semble presque inévitablement être un cancer. Il en va de même pour le résultat de toute extrapolation. Les œuvres de science-fiction strictement extrapolatives arrivent généralement là où arrive le Club de Rome : quelque part entre l’extinction progressive de la liberté humaine et l’extinction totale de la vie terrestre.

 

Cela peut expliquer pourquoi de nombreuses personnes qui ne lisent pas de science-fiction la décrivent comme une « évasion », mais, interrogées plus en détail, admettent qu'elles n’en lisent pas parce que « c'est trop déprimant ».

 

Presque tout ce qui est poussé jusqu’à sa logique extrême devient déprimant, sinon cancérigène.

 

Heureusement, même si l’extrapolation est un élément de la science-fiction, ce n’est en aucun cas la règle du jeu. C'est beaucoup trop rationaliste et simpliste pour satisfaire l'esprit imaginatif, que ce soit de l'écrivain ou du lecteur. Les variables sont le piment de la vie.

 

Ce livre n'est pas extrapolatif. Si vous le souhaitez, vous pouvez le lire, ainsi que de nombreux autres ouvrages de science-fiction, comme expérience de pensée. Disons (dit Mary Shelley) qu'un jeune médecin crée un être humain dans son laboratoire ; disons (dit Philip K. Dick) que les Alliés ont perdu la Seconde Guerre mondiale ; disons que ceci ou cela est comme ci ou comme ça, et voyons ce qui se passe… Dans une histoire ainsi conçue, la complexité morale propre au roman moderne n’a pas besoin d’être sacrifiée, et il n’y a pas non plus d’impasse a priori ; la pensée et l'intuition peuvent se mouvoir librement dans des limites fixées uniquement par celles de l'expérience, qui peuvent être très larges.

 

Le but d’une expérience de pensée, tel que le terme a été utilisé par Schrödinger et d’autres physiciens, n’est pas de prédire l’avenir – en fait, l’expérience de pensée la plus célèbre de Schrödinger montre que le « futur », au niveau quantique, ne peut être prédit. - mais de décrire la réalité, le monde actuel.

 

La science-fiction n’est pas prédictive ; elle est descriptive.

 

Les prédictions sont prononcées par des prophètes (gratuitement), par des clairvoyants (qui, eux, facturent généralement des honoraires et sont donc plus respectés en leur temps que les prophètes) et par des futurologues (salariés). La prédiction est l’affaire des prophètes, des clairvoyants et des futurologues. Ce n’est pas l’affaire des romanciers. L’affaire d’un romancier, c’est de mentir.

 

Le bureau météorologique vous dira à quoi ressemblera mardi prochain, et la Rand Corporation à quoi ressemblera le XXIe siècle. Je ne vous recommande pas de vous tourner vers les écrivains de fiction pour obtenir de telles informations. Ce n’est pas leur affaire. Tout ce qu'ils essaient de faire, c'est de vous dire comment ils sont et comment vous êtes, ce qui se passe, quel temps il fait maintenant, aujourd'hui, à ce moment précis, la pluie, le soleil, regardez ! Ouvrez les yeux ; écoutez, écoutez. Voilà ce que disent les romanciers. Mais ils ne vous disent pas ce que vous verrez et entendrez. Tout ce qu’ils peuvent vous dire, c’est ce qu’ils ont vu et entendu au cours de leur vie dans ce monde, dont un tiers passé à dormir et à rêver, et un autre tiers à mentir.

 

« La vérité contre le monde ! » – Oui. Certainement. Les écrivains de fiction, du moins dans leurs moments les plus courageux, désirent la vérité : la connaître, la dire, la servir. Mais ils s'y prennent d'une manière particulière et sournoise, qui consiste à inventer des personnages, des lieux et des événements qui n'ont jamais existé et qui n'existeront jamais, et à raconter ces fictions en long, en large et en détail et avec beaucoup d'émotion. Et puis quand ils ont fini d'écrire ce paquet de mensonges, ils disent : Voilà ! C'est la vérité !

 

Ils peuvent utiliser toutes sortes de faits pour étayer leur tissu de mensonges. Ils peuvent décrire la prison de la Maréchaussée, qui a réellement existé[1], la bataille de Borodino, qui a réellement eu lieu, le processus de clonage, tel qu’il se déroule réellement en laboratoire, ou la détérioration de la personnalité, qui est décrite dans de vrais manuels de psychologie, etc. Ce poids du lieu-événement-phénomène-comportement vérifiable fait oublier au lecteur qu'il lit une pure invention, une histoire qui n'a jamais eu lieu ailleurs que dans cette région impossible à localiser qu'est l'esprit de l'auteur. En fait, lorsque nous lisons un roman, nous sommes fous, cinglés. Nous croyons à l'existence de gens qui ne sont pas là, entendons leurs voix, regardons avec eux la bataille de Borodino, et finirons même peut-être par devenir Napoléon. La raison revient (dans la plupart des cas) lorsqu’on referme le livre.

 

Faut-il s’étonner qu’aucune société véritablement respectable n’ait jamais fait confiance à ses artistes ?

Mais notre société, troublée et déroutée, en quête d’orientation, accorde parfois une confiance totalement erronée à ses artistes, en les utilisant comme prophètes et futurologues.

 

Je ne dis pas que les artistes ne peuvent être des voyants, ne peuvent être inspirés : que l'awen ne peut pas leur arriver et que dieu ne peut pas parler à travers eux. Que serait un artiste s’il ne croyait pas que cela arrive ? S'ils ne savaient pas que cela arrive, parce qu'ils ont senti le dieu en eux utiliser leur langue, leurs mains ? Peut-être seulement une fois, une fois dans leur vie. Mais une fois suffit.

 

Je ne dirais pas non plus que l’artiste seul est si accablé et si privilégié. Le scientifique est de la même eau, lui qui, travaillant jour et nuit, dans son sommeil et éveillé, se prépare pour l'inspiration. Comme le savait Pythagore, le dieu peut parler sous forme de géométrie aussi bien que de rêves ; dans l'harmonie de la pensée pure ainsi que dans l'harmonie des sons ; en chiffres comme en mots.

 

Mais ce sont les mots qui créent le trouble et la confusion. Il nous est désormais demandé de considérer les mots comme utiles dans un seul sens : comme signes. Nos philosophes, certains d'entre eux, voudraient nous faire admettre qu'un mot (une phrase, un énoncé) n'a de valeur que dans la mesure où il a une seule signification, indique un fait compréhensible à l'intellect rationnel, logiquement valable et, idéalement, quantifiable.

Apollon, le dieu de la lumière, de la raison, de la proportion, de l'harmonie, du nombre, Apollon aveugle ceux qui se pressent trop près pour l'adorer. Ne regardez pas directement le soleil. Allez un peu dans un bar sombre et prenez une bière avec Dionysos, de temps en temps.

 

Je parle des dieux ; je suis athée. Mais je suis aussi une artiste, donc une menteuse. Méfiez-vous de tout ce que je dis. Je dis la vérité.

 

La seule vérité que je peux comprendre ou exprimer, définie en termes de logique, est un mensonge, définie en termes de psychologie, un symbole.  Et, définie en termes d’esthétique, une métaphore.

 

Oh, c'est agréable d'être invité à participer à des congrès futurologiques où la science des systèmes affiche ses grands graphiques apocalyptiques, d'être invité à dire aux journaux à quoi ressemblera l'Amérique en 2001, et tout le reste, mais c'est une terrible erreur. J'écris de la science-fiction, et la science-fiction ne traite pas de l'avenir. Je n’en sais pas plus que vous sur l’avenir, et probablement moins.

 

Ce livre ne parle pas du futur. Oui, cela commence par annoncer que l’histoire se déroule dans « l'année œcuménique 1490-1497 », mais vous n'y croyez pas, si ?

 

Oui, en effet, les gens dans cette histoire sont androgynes, mais cela ne veut pas dire que je prédis que, dans environ un millénaire, nous serons tous androgynes, ou que j'annonce penser que nous devrions vraiment être androgynes. J'observe simplement, de la manière particulière, sournoise et expérimentale propre à la science-fiction, que si vous nous regardez à certaines heures étranges de la journée et par certain temps, nous le sommes déjà. Je ne prédis ni ne prescris. Je décris. Je décris certains aspects de la réalité psychologique à la manière du romancier, c'est-à-dire en inventant des mensonges minutieusement circonstanciels.

 

En lisant un roman, n'importe quel roman, il faut être parfaitement conscient que tout cela n'a aucun sens, puis, en lisant, en croire chaque mot. Finalement, quand on aura fini sa lecture, on constatera peut-être – si c'est un bon roman – que l’on est un peu différent de ce qu’on était avant de le lire, que l’on a été un peu changé, comme si l’on avait rencontré un nouveau visage, traversé une rue que l’on n'avait jamais traversée auparavant. Mais il est très difficile de dire exactement ce qu’on a appris, comment on a été transformé.

 

L'artiste traite de ce qui ne peut être dit avec des mots.

L'artiste qui écrit de la fiction le fait avec des mots. Le romancier dit avec des mots ce qui ne peut être dit avec des mots.

 

Les mots peuvent être utilisés ainsi paradoxalement parce qu'ils ont, à côté d'un usage sémiotique, un usage symbolique ou métaphorique. (Ils ont aussi un son, fait auquel les linguistes positivistes ne s'intéressent pas. Une phrase ou un paragraphe est comme un accord ou une séquence harmonique en musique : son sens peut être plus clairement compris par l'oreille attentive, même si c’est lu en silence, que par l'intellect attentif.)

 

Toute fiction est métaphore. La science-fiction est métaphore. Ce qui la distingue des formes de fiction plus anciennes semble être son utilisation de nouvelles métaphores, tirées de certaines grandes dominantes de notre vie contemporaine – dont, entre autres, la science, toutes les sciences, la technologie, ainsi que la perspective relativiste et historique. Le voyage spatial est l’une de ces métaphores, de même qu’une société, une biologie alternative ; l'avenir en est une autre. Le futur, de par sa fonction même, est une métaphore.

Une métaphore pour quoi ?

 

Si j'avais pu le dire de manière non métaphorique, je n'aurais pas écrit tous ces mots, ce roman ; et jamais Genly Ai ne se serait assis à mon bureau et n’aurait utilisé mon encre et mon ruban de machine à écrire pour m'informer, ainsi que vous, plutôt solennellement, que la vérité est une question d'imagination.

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[1] Prison de Londres entre 1373 et 1842.

 

     

 

 

 

 

     

 

 

 

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