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La traduction littéraire comme engagement et art de la négociation

par Brigitte Duzan, 26 septembre 2022

 

La traduction littéraire – entendue au sens pratique du terme - tient, en un sens, de l’art de la guerre, mais ce n’est pas « la stratégie du garde rouge » [1] : c’est bien plus l’art de la résolution des conflits, l’art de la négociation. Négociation qui s’entend vis-à-vis du texte et de l’auteur, mais aussi de l’éditeur.

 

Mon domaine est la littérature chinoise contemporaine (et le cinéma qui lui est associé et pose des problèmes spécifiques de traduction). Mais il ne s’agit pas de traiter des problèmes de traduction du chinois, et encore moins d’une des diverses autres langues représentées dans ce cours [2].

Ce qui nous intéresse, c’est notre fond commun : communauté de langues rares – le chinois, en un sens, en étant une dans le domaine de la traduction et de l’édition en France (une langue rare et qui a tendance à se raréfier).

 

Mais l’approche de la traduction est toujours le reflet d’une expérience personnelle. C’est l’expérience de la traduction du chinois qui est ici le point de départ d’une réflexion sur les problèmes concrets qui se posent aux traducteur.trice.s. et il est bien évident que les principes et démarches exposés restent à apprécier, moduler et adapter en fonction de chaque cas particulier.

 

·         Préambules

 

Une traduction littéraire ne devrait pas être une tâche imposée et subie, mais un travail choisi et engagé, en amont et en aval.

 

Ø  Première étape, en amont : lire et choisir.

 

On ne traduit pas bien un texte qui ne semble pas avoir un intérêt suffisant pour être traduit plutôt qu’un autre. Surtout dans un contexte d’économie de la rareté.

Ce qui implique deux principes :

-     d’une part, l’accent mis sur la qualité littéraire de l’œuvre et la personnalité de l’auteur.e.

-     d’autre part un engagement, à faire connaître et promouvoir, le texte et son auteur.e, représentatifs d’une culture, d’une époque, et d’un engagement peut-être aussi. Et ceci est vrai tout particulièrement pour ce qui concerne les langues que nous traduisons, qu’il s’agit de défendre.

Et de défendre en particulier en s’opposant aux traductions-relais, à partir de l’anglais, qui donnent toujours plus ou moins des catastrophes, mais qui sont une tentation pour les éditeurs soucieux de leurs finances et abreuvés de traductions d’extraits de romans par un nombre croissant d’agents littéraires.

 

Ø  Deuxième étape, en aval : présenter et proposer

 

On ne traduit pas un texte ainsi choisi pour qu’il reste dans un tiroir. Inutile aussi de traduire tout un roman si l’on n’a pas la perspective de le publier.

D’où l’impératif immédiat : constituer un dossier de présentation, avec présentation du texte et de l’auteur.e et un extrait de traduction, et le proposer à un ou plusieurs éditeurs.

Or, dans un contexte d’économie de la rareté comme celui de l’édition de traductions de langues rares, les éditeurs potentiels ne sont pas légion. Il faut donc préalablement cibler les éditeurs auxquels s’adresser. Pour ce faire, le travail peut commencer en librairie et se poursuivre par internet, en visitant les sites des éditeurs.

 

Nota : on peut tenter de lutter contre les idées préconçues, et en particulier celles des éditeurs contre les nouvelles. Un bon recueil de nouvelles vaut mieux qu’un mauvais roman, ou qu’un roman trop long. La négociation passe aussi par l’art de la persuasion.

 

Cette double étape préalable achevée, et que l’on peut passer à la traduction elle-même, certains principes concrets sont à privilégier.

 

·         L’étape de la traduction : négociation avec le texte

 

Traduire un texte, c’est en résoudre les obscurités, mais sans tomber dans le commentaire explicatif.

Impératif fondamental : respecter le texte original – avec des nuances dans la « fidélité ».

Impératif second : traduire un texte tel qu’on le ressent, en tentant de se rapprocher au maximum de l’intention et du style de l’auteur.e. 

 

Ø  Objectif

 

-     Élaborer un « double » du texte choisi qui puisse produire sur le lecteur étranger les mêmes effets que ceux produits par l’original sur le lecteur de la langue d’origine.

-     En étant conscient qu’il existe une marge d’infidélité dont l’ampleur dépend du texte et du ciblage de la traduction (et en particulier du public auquel elle est destinée).

 

Ø  Impératifs 

 

1.   Traduire et non interpréter / adapter

 

Ce qui pose tout de suite des problèmes théoriques :

Gadamer : toute traduction est déjà interprétation, mais aussi : toute compréhension est interprétation. Steiner : comprendre, c’est traduire. Ricoeur : c’est dire [ce qu’on a compris] d’une autre façon. Etc.

 

Ce qui pose aussi la question pratique de la connaissance de la langue source.

Aujourd’hui, on a tendance à considérer les traductions célèbres d’écrivains ne connaissant pas la langue qu’ils traduisaient comme des cas d’école ; c’est en fait la beauté de la langue d’arrivée qui en fait des cas exceptionnels, on peut en citer deux exemples ayant trait à la « traduction » du chinois qui devient plutôt dans ces cas « adaptation » :

- traductions de grands classiques européens en chinois par Lin Shu au début du 20e siècle, et en particulier sa traduction célèbre du Don Quichotte de Cervantès, rebaptisé « Histoire du chevalier enchanté », traduction récemment retraduite en espagnol qui y acquiert un nouvel intérêt ;

- traductions d’Ezra Pound dont le recueil de poèmes Cathay (1915) comprend 25 poèmes classiques chinois traduits à partir des notes de l’orientaliste Ernest Fenollosa que sa veuve avait données à Pound. Un professeur anglais en a conclu qu’il n’était pas nécessaire de connaître la langue source pour pouvoir traduire, d’autant plus que Pound a aussi traduit des textes latins et grecs sans plus connaître ces langues..   

Il s’agit là d’exemples historiques, mais on a des cas récents du même ordre, et le problème recoupe celui des traductions-relais. Ce qu’il faut en retenir, c’est que la qualité de la langue d’arrivée est aussi importante que la beauté de la langue source.  

                                      

2.   Respecter le style, et d’abord le rythme du texte.

Ce qui est valable pour l’art narratif comme pour la poésie [3].

C’est par son rythme que l’on perçoit d’abord un texte, quand il est bien écrit. C’est particulièrement vrai pour le chinois, mais une observation de traductions de romans anglais montre ici aussi une évolution, les traductions récentes se montrant bien plus soucieuses de cette question que dans le passé, ce qui va de pair avec un souci accru de rigueur et de précision.

La nécessité de préserver le style et le rythme n’est pas toujours une priorité claire. On a par exemple des traductions en chinois de romans de Marguerite Duras qui privilégient une belle écriture lettrée, et sont renommées pour cette écriture, mais relèvent encore de ce qu’on pourrait appeler le « syndrome de Lin Shu » (exemple de « L’après-midi de monsieur Andesmas »).

 

3.   Préserver le ton et en faire ressortir les ruptures.

Ruptures de style et de ton. C’est le cas de textes qui passent par divers registres de langue, et en particulier introduisent des passages en langue populaire, voire dialectale, surtout dans les dialogues.  Ce qui pose toujours des problèmes de traduction qui ne peuvent être résolus qu’au cas par cas. Le problème se pose en particulier dans le cas de la littérature de Taiwan, mais on le trouve de plus en plus dans la littérature de Chine continentale aussi, comme d’ailleurs dans les films, avec la renaissance des dialectes et langues régionales sous la chappe de la « langue commune » imposée, le putonghua dit « mandarin » par survivance historique.

On a essayé de traduire dans des équivalents de patois régionaux français, mais cela fait artificiel. On a donc tendance à traduire sans rupture en indiquant la rupture dans une note en bas de page. Mais on peut considérer cela comme une solution de facilité, comme le fait par exemple Umberto Ecco [4].

Exemples concrets à venir pour ce qui concerne la Malaisie sinophone, avec Pierre-Mong Lim.

 

Au total, pour reprendre les termes de Barbara Cassin [5] : il faut défamiliariser/domestiquer la langue, mais inquiéter le lecteur.

 

Ø  Problèmes particuliers 

 

1.   Problèmes des traductions à cheval sur deux cultures, voire trois.

Exemple des nouvelles de Pema Tseden qui sont aujourd’hui écrites en chinois et dont la traduction demande la connaissance de la culture tibétaine, y compris la religion. Nécessitant très souvent le recours à des conseils de spécialistes, tibétologues et bouddhologues.

 

2.   Problèmes des traductions de noms propres :

- doit-on les traduire ou les transcrire ? C’est aussi une question de mode, au moins en chinois : il fut un temps où l’on traduisait systématiquement les noms, l’exemple de référence étant la traduction du « Rêve dans le pavillon rouge » éditée en Pléiade qui est aujourd’hui généralement considérée comme obsolète – les traductions aussi connaissent l’obsolescence. On a aujourd’hui tendance, dans les traductions du chinois, à donner les noms en transcription pinyin, avec une note pour expliquer leur sens au besoin. Mais il est des cas où, s’agissant surtout de surnoms, le sens est important comme élément du caractère du personnage ; c’est donc à juger au cas par cas [6].

- les noms tibétains transcrits en caractères chinois pour leur valeur phonétique posent un problème particulier, les caractères ne permettant qu’une approximation du nom original. Exemple : le nom de Drolma (nom tibétain de la déesse Tārā, en chinois Dumu 度母) est transcrit Zhuoma (卓玛) en chinois, le son « dr » n’existant pas dans cette langue. Chaque traduction demande donc un travail préalable sur les noms propres avec un.e spécialiste, dans le cas des nouvelles de Pema Tseden avec Françoise Robin qui a une longue expérience de ses textes, et de son cinéma.

 

3.   Sans parler des casse-têtes : traduction de l’humour, plaisanteries et jeux de mots… (le jeu de mots : le sens dans le non-sens, selon Freud).

Doit-on tenter de trouver un équivalent – très souvent en recherchant un rythme d’expression équivalent ? Peut-on se résoudre à une note en bas de page ? Umberto Eco a fustigé certains de ses traducteurs qui optaient pour la note, en trouvant que c’était une solution de facilité, mais c’est aussi parfois mieux qu’une tentative d’équivalence maladroite.

 

·         L’étape de l’édition : lutte, compromis et négociations

 

La traduction est relativement solitaire ; même si elle est faite en binôme (ce qui présente de grands avantages), même si on doit consulter des spécialistes etc…, la version finale est une et personnelle.

Le travail avec l’éditeur, au contraire, est une opération sur le front qui demande de faire des compromis, mais avec des limites, au risque de perdre l’originalité de la traduction.

 

Il faut tout faire pour que le texte puisse être compris dans sa profondeur tout en gardant la sensation de l’original, ce qui implique de :

1.   Lutter contre le désir de traduction « fluide », tellement lissée qu’elle en devient insipide. 

2.   Lutter pour préserver les temps choisis (en particulier pour les traductions de langues comme le chinois qui n’ont pas de conjugaisons).

3.   Préserver les rugosités, les spécificités de la langue originale, ne pas forcément chercher des expressions « bien françaises ».

4.   Lutter pour conserver un minimum de notes en bas de page, utiles pour glisser des commentaires explicatifs, nécessaires pour traduire « l’intraduisible » (B. Cassin) – et veiller à ce qu’elles soient bien en bas de page, et non à la fin, ce qui oblige à des allers-retours qui lassent le lecteur.  

5.   Privilégier préface ou introduction, voire postface. Pour la présentation de l’auteur.e et la mise en contexte du texte.

 

Ici s’impose le double impératif : éduquer l’éditeur comme le lecteur.

 

·         Dernière étape : communication et éducation du lecteur

 

Comme l’a souligné Françoise Robin : on ne peut pas attendre que l’éditeur fasse la promotion de tous les livres qu’il publie, surtout des traductions du chinois, tibétain ou autres langues « rares » au sens où elles s’adressent quand même à un marché de niche. Il incombe donc au/à la traducteur.rice d’aller à la rencontre des lecteur.rices. Ce qui implique des présentations en librairies et des interventions dans des manifestations diverses.

 

Pour ma part, j’ai créé le site http://www.chinese-shortstories.com/ (doublé d’une page Facebook et du site de cinéma chinois http://www.chinesemovies.com.fr/) pour fournir une base de données et un moyen de communication et de diffusion des traductions du chinois, dans leur ensemble. On ne traduit pas dans un vacuum, mais dans une culture partagée.

 

Par ailleurs, l’expérience des clubs de lecture, et en particulier du Club de lecture de littérature chinoise (CLLC) créé en 2018, s’est révélée très positive pour la connaissance de cette littérature, mais aussi pour l’ouverture des lecteurs à toutes formes de manifestations culturelles autour de la littérature chinoise, le cinéma mais aussi le théâtre [7].

 

·         Et quand tout est fini : œuvre utile, mais inachevée par définition

 

Toute traduction est inachevée par définition si l’on en croit Humboldt et son introduction à la traduction de l’Agamemnon d’Eschyle : on peut toujours traduire, mais toute traduction reste imparfaite, toujours à refaire. En fait, on ne traduit que l’intraduisible.

 

Mais il faut traduire car le monde – le monde pluriel - existe par la traduction :

 

-     La traduction est au cœur des humanités, au cœur de l’enseignement. On comprend sa langue en la confrontant aux autres (il faut au moins deux langues pour comprendre la sienne). Le langage se manifeste uniquement comme diversité (Humboldt), les diverses langues produisant des mondes différents, d’où le rôle du traducteur : faire communiquer ces mondes en permettant à la langue du lecteur d’aller à la rencontre de celle de l’auteur

(Schleiermacher : laisser l’écrivain le plus tranquille possible et faire que le lecteur aille à sa rencontre, plutôt que l’inverse)

 

-     La traduction est un moyen de « compliquer l’universel » en le relativisant :

« Compliquer l’universel est une première manière de ne pas souscrire à sa pathologie, l’exclusion » (Barbara Cassin , Eloge de la traduction, p. 153).

Le politique ne se définit pas par l’universel mais par l’attention à la pluralité et au particulier.

(Hannah Arendt, Journal de pensée, Seuil 2005)

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Questions annexes 

 

-     Concernant la traduction automatique : un outil intéressant pour la traduction littéraire, à utiliser éventuellement pour gagner du temps, mais avec prudence au moins pour ce qui concerne le chinois, les résultats étant souvent fantaisistes. C’est quand le sens est obscur qu’on en aurait besoin, et c’est là que l’outil vous trahit. Donc l’utilité est limitée.

-     Concernant les dictionnaires : à partir d’un certain niveau de langue, les dictionnaires bilingues sont d’une utilité limitée aussi, car le contexte est fondamental. Pour le chinois, on peut utiliser les sites internet chinois qui offrent des analyses des œuvres, avec des notes explicatives. Pour les passages en dialecte ou langue régionale, on peut s’aider des explications données dans certains forums de lecteurs.

 


 

[1] Selon le titre français d’un ouvrage décapant d’un certain Huang Nubo, alias Luo Ying (骆英) – traduction qui est aussi l’exemple-type d’une mauvaise diffusion des traductions dont beaucoup paraissent de manière confidentielle et que l’on découvre par hasard des années plus tard, dans le cas présent à l’occasion d’une adaptation au théâtre.

[2] Russe, bulgare, japonais, swahili, arabe, coréen et persan.

[3] La référence ici est Henri Meschonnic : Poétique du traduire, qui fait suite à Critique du rythme.

 (Poétique du traduire, Verdier 1999) :

« Contre la statique du signe, et son inertie considérable, … opposer la dynamique qu’est la critique du rythme » (Chap. Alors la traduction chantera, pp. 142 & sq.)

[4] Voir son ouvrage Dire presque la même chose, qui est sous-titré « expériences de traduction ». 

(Grasset 2006/ Le Livre de Poche 2010)

[5] Voir en particulier Éloge de la traduction, Compliquer l’universel, Fayard 2016.

[6] Cf, pour le chinois, Zhang Yinde : "Traduire ou transcrire les noms de personnages : incidences sur la lecture."

In : De l’un au multiple traductions du chinois vers les langues européennes. V. Trouver le bon mot. (éd. Viviane Alleton et Michael Lackner, Maison des sciences de l'homme, 1999)

[7] Surtout parce que chaque séance donne lieu a un compte rendu mis en ligne, qui préserve la teneur des échanges en créant une culture commune.  Exemple récent pour « Le Serpent blanc » de Yan Geling :
http://www.chinese-shortstories.com/Clubs_de_lecture_CLLC_Serpent_Yan_Geling.htm


 

     

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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