La traduction littéraire comme
engagement et art de la négociation
par Brigitte Duzan, 26
septembre 2022
La traduction littéraire – entendue au
sens pratique du terme - tient, en un sens, de l’art de la
guerre, mais ce n’est pas « la stratégie du garde rouge »
:
c’est bien plus l’art de la résolution des conflits, l’art de
la négociation. Négociation qui s’entend vis-à-vis du texte
et de l’auteur, mais aussi de l’éditeur.
Mon domaine est la littérature
chinoise contemporaine (et le cinéma qui lui est associé et pose
des problèmes spécifiques de traduction). Mais il ne s’agit pas
de traiter des problèmes de traduction du chinois, et encore
moins d’une des diverses autres langues
représentées dans ce cours.
Ce qui nous intéresse, c’est
notre fond commun : communauté de langues rares – le
chinois, en un sens, en étant une dans le domaine de la
traduction et de l’édition en France (une langue rare et qui a
tendance à se raréfier).
Mais l’approche de la
traduction est toujours le reflet d’une expérience personnelle.
C’est l’expérience de la traduction du chinois qui est ici le
point de départ d’une réflexion sur les problèmes concrets qui
se posent aux traducteur.trice.s. et il est bien évident que les
principes et démarches exposés restent à apprécier, moduler et
adapter en fonction de chaque cas particulier.
·
Préambules
Une traduction littéraire ne
devrait pas être une tâche imposée et subie, mais un travail
choisi et engagé, en amont et en aval.
Ø
Première étape,
en amont : lire et choisir.
On ne traduit pas bien un texte
qui ne semble pas avoir un intérêt suffisant pour être traduit
plutôt qu’un autre. Surtout dans un contexte d’économie de la
rareté.
Ce qui implique deux
principes :
-
d’une part, l’accent mis sur la
qualité littéraire de l’œuvre et la personnalité de
l’auteur.e.
-
d’autre part un engagement, à
faire connaître et promouvoir, le texte et son auteur.e,
représentatifs d’une culture, d’une époque, et d’un engagement
peut-être aussi. Et ceci est vrai tout particulièrement pour ce
qui concerne les langues que nous traduisons, qu’il s’agit de
défendre.
Et de défendre en particulier
en s’opposant aux traductions-relais, à partir de l’anglais, qui
donnent toujours plus ou moins des catastrophes, mais qui sont
une tentation pour les éditeurs soucieux de leurs finances et
abreuvés de traductions d’extraits de romans par un nombre
croissant d’agents littéraires.
Ø
Deuxième étape,
en aval : présenter et proposer
On ne traduit pas un texte
ainsi choisi pour qu’il reste dans un tiroir. Inutile aussi de
traduire tout un roman si l’on n’a pas la perspective de le
publier.
D’où l’impératif immédiat :
constituer un dossier de présentation, avec présentation du
texte et de l’auteur.e et un extrait de traduction, et le
proposer à un ou plusieurs éditeurs.
Or, dans un contexte d’économie
de la rareté comme celui de l’édition de traductions de langues
rares, les éditeurs potentiels ne sont pas légion. Il faut donc
préalablement cibler les éditeurs auxquels s’adresser. Pour ce
faire, le travail peut commencer en librairie et se poursuivre
par internet, en visitant les sites des éditeurs.
Nota : on peut tenter de lutter
contre les idées préconçues, et en particulier celles des
éditeurs contre les nouvelles. Un bon recueil de nouvelles vaut
mieux qu’un mauvais roman, ou qu’un roman trop long. La
négociation passe aussi par l’art de la persuasion.
Cette double étape préalable
achevée, et que l’on peut passer à la traduction elle-même,
certains principes concrets sont à privilégier.
·
L’étape de la
traduction : négociation avec le texte
Traduire un texte, c’est en
résoudre les obscurités, mais sans tomber dans le commentaire
explicatif.
Impératif fondamental :
respecter le texte original – avec des nuances dans la
« fidélité ».
Impératif second :
traduire un texte tel qu’on le ressent, en tentant de se
rapprocher au maximum de l’intention et du style de l’auteur.e.
Ø
Objectif
- Élaborer
un « double » du texte choisi qui puisse produire sur le lecteur
étranger les mêmes effets que ceux produits par l’original sur
le lecteur de la langue d’origine.
- En
étant conscient qu’il existe une marge d’infidélité dont
l’ampleur dépend du texte et du ciblage de la traduction (et en
particulier du public auquel elle est destinée).
Ø
Impératifs
1. Traduire
et non interpréter / adapter
Ce qui pose tout de suite des
problèmes théoriques :
Gadamer : toute traduction est
déjà interprétation, mais aussi : toute compréhension est
interprétation. Steiner : comprendre, c’est traduire. Ricoeur :
c’est dire [ce qu’on a compris] d’une autre façon. Etc.
Ce qui pose aussi la question
pratique de la connaissance de la langue source.
Aujourd’hui, on a tendance à
considérer les traductions célèbres d’écrivains ne connaissant
pas la langue qu’ils traduisaient comme des cas d’école ; c’est
en fait la beauté de la langue d’arrivée qui en fait des cas
exceptionnels, on peut en citer deux exemples ayant trait à la
« traduction » du chinois qui devient plutôt dans ces cas
« adaptation » :
- traductions de grands
classiques européens en chinois par
Lin Shu
au début du 20e siècle, et en particulier sa
traduction célèbre du Don Quichotte de Cervantès, rebaptisé
« Histoire du chevalier enchanté », traduction récemment
retraduite en espagnol qui y acquiert un nouvel intérêt ;
-
traductions d’Ezra
Pound dont le recueil de poèmes Cathay (1915)
comprend 25 poèmes classiques chinois traduits à partir des
notes de l’orientaliste Ernest Fenollosa que sa veuve avait
données à Pound. Un professeur anglais en a conclu qu’il n’était
pas nécessaire de connaître la langue source pour pouvoir
traduire, d’autant plus que Pound a aussi traduit des textes
latins et grecs sans plus connaître ces langues..
Il s’agit là d’exemples
historiques, mais on a des cas récents du même ordre, et le
problème recoupe celui des traductions-relais. Ce qu’il faut en
retenir, c’est que la qualité de la langue d’arrivée est
aussi importante que la beauté de la langue source.
2.
Respecter le style,
et d’abord le
rythme du texte.
Ce qui est valable pour l’art narratif comme
pour la poésie.
C’est par son rythme que l’on
perçoit d’abord un texte, quand il est bien écrit. C’est
particulièrement vrai pour le chinois, mais une observation de
traductions de romans anglais montre ici aussi une évolution,
les traductions récentes se montrant bien plus soucieuses de
cette question que dans le passé, ce qui va de pair avec un
souci accru de rigueur et de précision.
La nécessité de préserver le
style et le rythme n’est pas toujours une priorité claire. On a
par exemple des traductions en chinois de romans de Marguerite
Duras qui privilégient une belle écriture lettrée, et sont
renommées pour cette écriture, mais relèvent encore de ce qu’on
pourrait appeler le « syndrome de Lin Shu » (exemple de
« L’après-midi de monsieur Andesmas »).
3. Préserver
le ton et en faire ressortir les ruptures.
Ruptures de style et de ton.
C’est le cas de textes qui passent par divers registres de
langue, et en particulier introduisent des passages en langue
populaire, voire dialectale, surtout dans les dialogues. Ce qui
pose toujours des problèmes de traduction qui ne peuvent être
résolus qu’au cas par cas. Le problème se pose en particulier
dans le cas de la littérature de Taiwan, mais on le trouve de
plus en plus dans la littérature de Chine continentale aussi,
comme d’ailleurs dans les films, avec la renaissance des
dialectes et langues régionales sous la chappe de la « langue
commune » imposée, le putonghua dit « mandarin » par
survivance historique.
On a essayé de traduire dans des équivalents
de patois régionaux français, mais cela fait artificiel. On a
donc tendance à traduire sans rupture en indiquant la rupture
dans une note en bas de page. Mais on peut considérer cela comme
une solution de facilité, comme le fait par exemple Umberto Ecco
.
Exemples concrets à venir pour
ce qui concerne la Malaisie sinophone, avec Pierre-Mong Lim.
Au total, pour reprendre les termes de
Barbara Cassin
:
il faut défamiliariser/domestiquer la langue, mais
inquiéter le lecteur.
Ø
Problèmes
particuliers
1. Problèmes
des traductions à cheval sur deux cultures, voire trois.
Exemple des nouvelles de Pema
Tseden qui sont aujourd’hui écrites en chinois et dont la
traduction demande la connaissance de la culture tibétaine, y
compris la religion. Nécessitant très souvent le recours à des
conseils de spécialistes, tibétologues et bouddhologues.
2. Problèmes
des traductions de noms propres :
- doit-on les traduire ou les transcrire ?
C’est aussi une question de mode, au moins en chinois : il fut
un temps où l’on traduisait systématiquement les noms, l’exemple
de référence étant la traduction du « Rêve dans le pavillon
rouge » éditée en Pléiade qui est aujourd’hui généralement
considérée comme obsolète – les traductions aussi connaissent
l’obsolescence. On a aujourd’hui tendance, dans les traductions
du chinois, à donner les noms en transcription pinyin, avec une
note pour expliquer leur sens au besoin. Mais il est des cas où,
s’agissant surtout de surnoms, le sens est important comme
élément du caractère du personnage ; c’est donc à juger au cas
par cas.
- les noms tibétains transcrits
en caractères chinois pour leur valeur phonétique posent un
problème particulier, les caractères ne permettant qu’une
approximation du nom original. Exemple : le nom de Drolma (nom
tibétain de la déesse
Tārā, en chinois Dumu
度母)
est transcrit Zhuoma (卓玛)
en chinois, le son « dr » n’existant pas dans cette langue.
Chaque traduction demande donc un travail préalable sur les noms
propres avec un.e spécialiste, dans le cas des nouvelles de Pema
Tseden avec Françoise Robin qui a une longue expérience de ses
textes, et de son cinéma.
3. Sans
parler des casse-têtes : traduction de l’humour,
plaisanteries et jeux de mots… (le jeu de mots : le sens dans le
non-sens, selon Freud).
Doit-on tenter de trouver un
équivalent – très souvent en recherchant un rythme d’expression
équivalent ? Peut-on se résoudre à une note en bas de page ?
Umberto Eco a fustigé certains de ses traducteurs qui optaient
pour la note, en trouvant que c’était une solution de facilité,
mais c’est aussi parfois mieux qu’une tentative d’équivalence
maladroite.
·
L’étape de l’édition
: lutte, compromis et négociations
La traduction est relativement
solitaire ; même si elle est faite en binôme (ce qui présente de
grands avantages), même si on doit consulter des spécialistes
etc…, la version finale est une et personnelle.
Le travail avec l’éditeur, au
contraire, est une opération sur le front qui demande de faire
des compromis, mais avec des limites, au risque de perdre
l’originalité de la traduction.
Il faut tout faire pour que le
texte puisse être compris dans sa profondeur tout en gardant la
sensation de l’original, ce qui implique de :
1. Lutter
contre le désir de traduction « fluide », tellement lissée
qu’elle en devient insipide.
2. Lutter
pour préserver les temps choisis (en particulier pour les
traductions de langues comme le chinois qui n’ont pas de
conjugaisons).
3. Préserver
les rugosités, les spécificités de la langue originale, ne pas
forcément chercher des expressions « bien françaises ».
4. Lutter
pour conserver un minimum de notes en bas de page, utiles pour
glisser des commentaires explicatifs, nécessaires pour traduire
« l’intraduisible » (B. Cassin) – et veiller à ce qu’elles
soient bien en bas de page, et non à la fin, ce qui oblige à des
allers-retours qui lassent le lecteur.
5. Privilégier
préface ou introduction, voire postface. Pour la présentation de
l’auteur.e et la mise en contexte du texte.
Ici s’impose le double
impératif : éduquer l’éditeur comme le lecteur.
·
Dernière étape :
communication et éducation du lecteur
Comme l’a souligné Françoise
Robin : on ne peut pas attendre que l’éditeur fasse la promotion
de tous les livres qu’il publie, surtout des traductions du
chinois, tibétain ou autres langues « rares » au sens où elles
s’adressent quand même à un marché de niche. Il incombe donc
au/à la traducteur.rice d’aller à la rencontre des
lecteur.rices. Ce qui implique des présentations en librairies
et des interventions dans des manifestations diverses.
Pour ma part, j’ai créé le site
http://www.chinese-shortstories.com/
(doublé d’une
page Facebook
et du site de cinéma chinois
http://www.chinesemovies.com.fr/)
pour fournir une base de données et un moyen de communication et
de diffusion des traductions du chinois, dans leur ensemble. On
ne traduit pas dans un vacuum, mais dans une culture partagée.
Par ailleurs, l’expérience des
clubs de lecture, et en particulier du
Club de lecture de littérature
chinoise (CLLC) créé en 2018,
s’est révélée très positive pour la connaissance de cette
littérature, mais aussi pour l’ouverture des lecteurs à toutes
formes de manifestations culturelles autour de la littérature
chinoise, le cinéma mais aussi le théâtre
.
·
Et quand tout est
fini : œuvre utile, mais inachevée par définition
Toute traduction est inachevée
par définition si l’on en croit Humboldt et son introduction à
la traduction de l’Agamemnon d’Eschyle : on peut toujours
traduire, mais toute traduction reste imparfaite, toujours à
refaire. En fait, on ne traduit que l’intraduisible.
Mais il faut traduire car le
monde – le monde pluriel - existe par la traduction :
- La
traduction est au cœur des humanités, au cœur de l’enseignement.
On comprend sa langue en la confrontant aux autres (il faut au
moins deux langues pour comprendre la sienne). Le langage se
manifeste uniquement comme diversité (Humboldt), les diverses
langues produisant des mondes différents, d’où le rôle du
traducteur : faire communiquer ces mondes en permettant à la
langue du lecteur d’aller à la rencontre de celle de l’auteur
(Schleiermacher : laisser
l’écrivain le plus tranquille possible et faire que le lecteur
aille à sa rencontre, plutôt que l’inverse)
- La
traduction est un moyen de « compliquer l’universel » en
le relativisant :
« Compliquer l’universel est
une première manière de ne pas souscrire à sa pathologie,
l’exclusion » (Barbara Cassin , Eloge de la traduction,
p. 153).
Le politique ne se définit pas
par l’universel mais par l’attention à la pluralité et au
particulier.
(Hannah Arendt, Journal de
pensée, Seuil 2005)
_________
Questions annexes
- Concernant
la traduction automatique : un outil intéressant
pour la traduction littéraire, à utiliser éventuellement pour
gagner du temps, mais avec prudence au moins pour ce qui
concerne le chinois, les résultats étant souvent fantaisistes.
C’est quand le sens est obscur qu’on en aurait besoin, et c’est
là que l’outil vous trahit. Donc l’utilité est limitée.
- Concernant
les dictionnaires : à partir d’un certain niveau de
langue, les dictionnaires bilingues sont d’une utilité limitée
aussi, car le contexte est fondamental. Pour le chinois, on peut
utiliser les sites internet chinois qui offrent des analyses des
œuvres, avec des notes explicatives. Pour les passages en
dialecte ou langue régionale, on peut s’aider des explications
données dans certains forums de lecteurs.
Russe, bulgare, japonais, swahili, arabe, coréen et
persan.
Cf, pour le
chinois, Zhang Yinde :
"Traduire ou transcrire les noms de personnages :
incidences sur la lecture."
In : De l’un au multiple traductions du chinois vers
les langues européennes. V. Trouver le bon mot. (éd.
Viviane Alleton et Michael Lackner, Maison des sciences
de l'homme, 1999)
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