Cours et dossiers

 
 
 
     

 

L’exil des poètes, conférence du professeur Haun Saussy

Collège de France, 25 juin 2024   

par Brigitte Duzan, 2 juillet 2024

 

Le professeur Haun Saussy avait choisi d’intituler sa conférence : « Le chemin de l’exil, tournant décisif chez quelques poètes de la Chine classique ». L’exil était en effet un moment de rupture, d’éloignement de la capitale, pour les poètes mis à l’écart de la cour. Il s’agit là d’un exil aristocratique, touchant des rivaux politiques. Mais c’était un tournant décisif aussi en termes de création poétique. C’est ce que le professeur a illustré en prenant quatre exemples du 4e au 12e siècles, après avoir posé Qu Yuan (屈原) et son Lisao (《离骚》), ou « Tristesse de la séparation », en modèle initial.

 

1.   Xie Lingyun (谢灵运 385-433), descendant d’une illustre famille dont la vie a été marquée en 420 par la chute de la dynastie des Jin (qui avaient brièvement réunifié l’empire à la fin de la période des Royaumes combattants).

 

 

Xie Lingyun, inventeur du poème de paysage à Yongjia

 

 

Après avoir servi le gouvernement des Liu-Song (刘宋朝) de 420 à 422,  Xie Lingyun est envoyé en poste dans le petit port de Yongjia (永嘉), aujourd’hui Wenzhou, dans le sud du Zhejiang. Au bout d’un an, cependant, il démissionne et se retire sur le domaine familial dans ce qui est aujourd’hui Shangyu (上虞) dans le nord-est du Zhejiang. Il fait là de longues expéditions en montagne. C’est la source d’un nouveau genre poétique, la poésie de paysage (shanshui shi 山水诗), poèmes qui ont le paysage pour thème principal, et non seulement pour cadre ; sous les Tang, ils auraient inspiré ceux de Meng Haoran (孟浩然) et de Wang Wei (王维), retiré de même sur son domaine familial.  

 

Mais Xie Lingyun est rappelé à la capitale à la faveur de nouveaux changements politiques. En 431, il est exilé dans le Jiangxi actuel, puis à Canton où il sera décapité en 433 sous une charge fallacieuse. Son dernier poème sera pour regretter ne pas pouvoir mourir sur l’une de ses montagnes préférées.

 

Le poème représentatif de cette nouvelle poésie de paysage de Xie Lingyun, cité par Haun Saussy, est « En montant sur la tour au-dessus de l’étang » (《登池上楼》) qui date de 423. Il dépeint les sentiments du poète montant admirer le paysage après avoir rejeté ses couvertures, après avoir été malade.

 

Par la suite, l’exil change de nature : il devient mesure administrative de punition, traduisant le plus souvent le résultat d’un conflit et le désir de mettre à l’écart un personnage trop critique du pouvoir et de sa politique. Le poème devient mode narratif pour rendre compte des difficultés du voyage, mais aussi de l’expérience vécue.

 

2.   C’est le cas de Shen Quanqi (沈佺期 650-729), deux siècles plus tard, dont la faute était d’avoir été le protégé d’un proche de l’impératrice Wu Zetian, Zhang Yizhi (易之), exécuté à la chute de l’impératrice, en 705. Shen Quanqi fut accusé de corruption et envoyé en exil dans le sud, dans ce qui est aujourd’hui Vinh, au Vietnam.

 

 

Shen Quanqi, œuvre annotée

(en deux volumes), 2001

 

 

Il fut pardonné par la suite, mais cet exil fut déterminant pour l’évolution de sa poésie, au niveau thématique autant que formel : il a en particulier contribué au développement de la poésie pentasyllabique (五言律诗). L’un de ses poèmes représentatifs est celui décrivant les difficultés de son voyage vers une région aussi lointaine et difficilement accessible, offrant une narration à son périple : « En remontant le cours de la rivière de Changle à la Montagne Blanche pour redescendre sur Chenzhou » (自昌乐郡溯流至白石岭下行入郴州)[1].

 

C’est presque le récit posthume de son expérience, commente Haun Saussy, et c’est un poème très différent de ceux qu’il a écrits auparavant à Chang’an, comme « Dans la rue à Chang’an » (长安道)[2] où il dépeint les joies de la capitale, avec un rien de nostalgie.

 

3.   Liu Zongyuan (柳宗元 773-819) est lui aussi victime des retournements politiques, et lui après la révolte d’An Lushan. En 803, il est gouverneur de Lantian (蓝田), dans l’actuel Shaanxi. En 805, le nouvel empereur, Tang Shunzong (唐顺宗), engage une politique de réformes. Liu Zongyuan est nommé ministre des Rites. Mais Shunzong meurt l’année suivante, et son successeur Xianzong (唐宪宗), met fin aux réformes. Liu Zongyuan est envoyé en exil.

 

 

Liu Zongyuan, Chronique du premier

festin aux Montagnes de l’Ouest
Extrait de « Huit notes de voyage à Yongzhou »

 (Yongzhou baji 《永州八记》

 

 

Il est envoyé à Yongzhou (永州) occuper un poste subalterne qui lui laisse le temps d’écrire. Il écrit là « Huit notes de voyage à Yongzhou » (Yongzhou baji 永州八记) dans un genre nouveau : le récit de voyage (youji wenxue 游记文学), inspiré des « Commentaires sur le Classique de l’eau » (Shuijing zhu《水经注》) de Li Daoyuan (郦道元  466 ou 472-527), géographe et essayiste de la dynastie des Wei du Nord. Liu Zongyuan dépeint la beauté des montagnes et des eaux, loin des sites du nord, en exprimant son indignation de les voir tenues à l’écart, comme lui. Certains analystes pensent que certaines des « notes » sont fictionnelles et ont un caractère symbolique, en particulier « Chronique du premier festin aux Montagnes de l’Ouest » (《始得西山宴游记》) : ils ont noté que Liu Zongyuan cite une phrase du Liezi (列子), « L’esprit est au repos, le corps en liberté » (心凝形释), expression d’une méditation taoïste en symbiose avec la nature.

 

Liu Zongyuan a également écrit des apologues (寓言) dans le genre chuanqi (传奇) dont une douzaine nous sont parvenus ; ce sont pour beaucoup des satires des malheurs du temps et du sort misérable de tous ceux dont les idéaux politiques sont battus en brèche par les magouilles et la corruption des notables au pouvoir, mais aussi tout simplement une réflexion sur la bêtise humaine et sa nature.

 

L’une des plus célèbres est « L’histoire de l’homme qui attrapait les serpents » (《捕蛇者说》), qui se passe à Yongzhou, justement : dans ces régions sauvages et incultes il y avait un serpent dont la morsure était mortelle, mais dont le venin pouvait donner un drogue efficace pour guérir paralysie, ankyloses et autres maux, si bien qu’en en capturant on était exempté d’impôt. Mais l’homme de l’histoire préfère encore en mourir, comme son père et son grand-père avant lui, plutôt que de se voir astreint au paiement de l’impôt – lui au moins peut survivre librement sans être harcelé par les agents de l’administration. Liu Zongyuan conclut sur la phrase de Confucius : « Un gouvernement tyrannique est plus féroce qu’un tigre » (苛政猛于虎也!).. et plus « empoisonnant » qu’un serpent [3].

 

Et enfin, Liu Zongyuan a laissé quelque 200 poèmes, dans un style de poésie de paysage proche de celle de Xie Lingyun [4]. Mais s’y ajoutent des réflexions originales sur l’environnement, et les difficultés de communication dans une région où les habitants ont des modes de vie différents et parlent des dialectes incompréhensibles. Haun Saussy donne en exemple le poème « En sortant vers le sud on arrive au gué… » (郡城南下接通津)[5] :

 

郡城南下接通津,异服殊音不可亲。En sortant des remparts vers le sud on tombe sur le gué,

                                               Habits étranges, accents singuliers, rien ne peut être familier.
青箬裹盐归峒客,绿荷包饭趁虚人。Les Dong rentrent chez eux avec du sel dans des feuilles de bambou,

                                               D’autres ont enveloppé leur riz dans des feuilles de lotus.
鹅毛御腊缝山罽,鸡骨占年拜水神。Les plumes d’oie servent à bourrer les couettes contre le froid,

                                                       Les os de poulet à la divination et au culte du dieu des eaux.
愁向公庭问重译,欲投章甫作文身。Soucieux, je demande au juge de traduire une énième fois,

                                                                   J’en jetterais mon sceau et comme eux me tatouerais le corps.

 

L’ « ensauvagement », cependant, reste chez lui du domaine de l’imaginaire. Le sauvage reste étranger, et vaguement inquiétant.

 

4.   Sous les Song, Su Shi (苏轼1037-1101), alias Su Dongpo (苏东坡), est un autre cas. Exilé trois fois, dans des coins de plus en plus reculés, il finit par trouver un sens à ses disgrâces successives, au point d’en faire un mode de vie en marge, au plus près des populations locales.

 

 

Su Shi, le poème en marge de son portrait et autres commentaires

 

 

Il est arrêté et envoyé à Hangzhou, pour s’être opposé aux réformes de Wang Anshi (王安石). Mais c’est encore un exil doré. En 1077, il est envoyé à Xuzhou (徐州), dans le nord-est du Jiangsu. Puis à Huangzhou (黄州), une petite préfecture du Hubei où il s’achète un lopin de terre dont il fait un potager par nécessité. C’est là qu’il prend le pseudonyme de Dongpo jushi (东坡居士) : le lai de la pente de l’est. Il est ensuite ballotté entre réformateurs et opposants à la réforme, et finalement, quand l’empereur Zhezong (宋哲宗) rappelle les réformateurs après la mort de l’impératrice douairière, en 1093, il est démis de ses fonctions et exilé à Huizhou (惠州), près de Canton. Sa deuxième femme meurt cette année-là, sa concubine mourra trois ans plus tard, en 1096. Et l’année suivante, il est banni encore plus loin : à Danzhou (儋州), sur l’île de Hainan.

 

D’exil en exil, il n’a cessé de s’efforcer de participer à la vie locale, au service de la population. À Huizhou il a même aidé à l’élaboration d’un projet de conduite d’eau potable. Et chaque fois dans des populations parlant des dialectes divers, en particulier à Huizhou. Mais Hainan est vraiment une épreuve encore plus difficile, en raison du climat, du manque de ressources et de l’absence d’administration. Il se fait pourtant des amis parmi les tribus locales des Li (). Seule la mort de l’empereur Zhezong, en 1100, lui permet de rentrer, mais il meurt en 1101 dans le Zhejiang sur le chemin du retour.

 

Cette vie d’exilé aura pourtant nourri une riche inspiration poétique. Ainsi le célèbre fu (ou poème narratif) de la Falaise rouge (《赤壁赋》) évoque les sentiments nés lors d’une promenade en bateau en 1082 sur les lieux de la bataille navale qui faillit mettre un terme aux ambitions de Cao Cao, pendant les Trois Royaumes[6]. Mais l’importance de l’exil dans sa vie et son œuvre est soulignée par un poème cité par Haun Saussy – quatre vers inscrits à la fin de sa vie en marge d’un portrait, comme une synthèse de son existence (绝命诗) :

《自题金山画像》

心似已灰之木,身如不系之舟。L’esprit tel du bois réduit en cendres, 

                                                            Le corps tel un bateau à la dérive,
问汝平生功业,黄州惠州儋州。
Si je devais dire ce que j’ai accompli dans la vie

                                                           (Je répondrais) Huangzhou, Huizhou, Danzhou.

 

Un poème original de par sa forme même, en vers de six caractères pour amener et justifier les six derniers[7]

Et quand Su Shi quitte Danzhou, il écrit un poème d’adieu, avec un vague sentiment de nostalgie pour ce voyage qui s’achève, les indigènes apparaissant alors comme des sortes d’immortels hors du monde ordinaire :

 

我本海南民,寄生西蜀州。Je suis en fait un enfant de Hainan,

                                                           Je suis né au Sichuan, mais c’est un accident.

忽然跨海去,譬如事远游。J’ai d’un coup traversé l’océan,

                                                           Comme un voyage au long cours.

平生生死梦,三者无劣优。La vie, la mort, le rêve,

                                                         Sont trois mêmes choses dans ma vie.

知君不再见,欲去且少留。Je pars pour ne plus revenir,

                                                           Mais serais bien resté encore un tout petit moment.

 

Il s’agit bien d’une nouvelle forme poétique narrative, un récit qui revendique l’expérience de l’exil et la transforme par la grâce de la poésie.
九死南荒吾不恨,兹游奇绝冠平生。

Neuf fois près de mourir dans les déserts du sud, mais aucun repentir,

Ce voyage étonnant à nul autre pareil a couronné ma vie [8].

 

Conférence enregistrée, diffusée sur la chaîne YouTube du Collège de France .

______________

 

À l’issue de la conférence, trois spécialistes français de la poésie classique chinoise ont proposé quelques commentaires qui n’ont pas été enregistrés mais qui méritent un bref développement.

 

- Nicolas Chapuis [9] a souligné la notion d’honneur et de « honte » liée à celle de l’exil chez beaucoup de poètes bannis ou exilés volontaires : honte de ne pas pouvoir / vouloir servir son pays, surtout, très souvent, pendant des périodes troublées où cette participation aux affaires publiques aurait été particulièrement utile et justifiée.

 

Il a également distingué exil volontaire (et exil intérieur) et bannissement, le premier étant le cas de Du Fu (杜甫), mais aussi de nombreux poètes et lettrés de la fin des Ming restés longtemps fidèles à la dynastie évincée, dans une retraite obstinée loin de la cour des Qing.

 

 

Du Fu sur le chemin de l’exil

 

 

- Stéphane Feuillas [10] est revenu sur l’idée de poésie comme biographie, et d’exil intérieur dans la lignée du Zhuangzi.

Dans un deuxième temps, il a avancé la notion d' « aliénation linguistique » en lien avec l’exil, en réponse au vers de Liu Zongyuan (柳宗元évoquant la nécessité, dans son exil, de "traduire et retraduire" (chóngyì 重译), en raison de la diversité des dialectes locaux qui lui étaient incompréhensibles.

 

- Posant ensuite la question du « pourquoi » de l’exil (ou du bannissement), Rémi Matthieu [11] a rappelé que les premiers exilés de l’histoire et de la littérature chinoises se trouvent en fait dans la mythologie. Ce sont les « Quatre monstres » ( xiōng 四凶) exilés aux quatre coins du monde par l’empereur Shun (), dernier des cinq empereurs mythiques [12]. Ce qui mérite quelques explications.

 

Les dangereux exilés de l’empereur Shun

 

D’après la légende, la renommée de Shun serait parvenue aux oreilles de l’empereur Yao au moment où celui-ci se cherchait un successeur, son fils et héritier Danzhu (丹朱) n’ayant ni le caractère ni les capacités requises [13]. Yao mit donc Shun à l’essai en le nommant ministre et, selon les « Annales de bambou » (《竹书纪年》) [14], le choisit ensuite pour lui succéder sur le trône à la place de Danzhu, abdiquant en sa faveur et lui donnant en outre ses deux filles en mariage. Quant à Danzhu, il aurait été exilé à Danshui (丹水), lieu d’une victoire de Yao sur les San Miao (三苗) rapportée dans les « Printemps et automnes de Lü » (Lüshi chunqiu《吕氏春秋》), ou Annales de Lü Buwei.

 

Une autre version de l’histoire est donnée par le Hanfeizi (《韩非子》) qui rapporte que Shun aurait détrôné et emprisonné Yao jusqu’à sa mort en portant brièvement Danzhu sur le trône avant de l’en chasser, le peuple ayant  reconnu Shun comme authentique héritier du trône. Une lecture critique, sous les Tang, du « Livre des monts et des mers » (le Shanhaijing《山海经》) par l’historien Liu Zhiji (劉知幾/刘知几) [15], a donné une autre version encore selon laquelle l’empereur Yao aurait en fait été renversé par Danzhu qui aurait choisi Shun comme ministre ; mais, peu après cette nomination, Shun aurait à son tour renversé Danzhu et serait monté sur le trône.

 

Pour les historiens modernes, toute cette mythologie semble en fait l’histoire symbolique d’une lutte entre clans et usurpateurs, dans un contexte de mythe des origines évoquant la lutte des premiers âges contre la barbarie et le chaos. D’après Mencius, Shun aurait été un souverain Dongyi ou Yi de l’Est (东夷), soit les peuplades du nord-est qui, à partir des Han, figureront parmi les « quatre barbares » (Si yi 四夷). Il aurait été allié par mariage du clan de Zhuanxu (颛顼), deuxième, selon Sima Qian, des cinq empereurs mythiques, et descendant de l’Empereur jaune.

 

 

L’éducation des barbares Dongyi par Shun

 

 

Quoi qu’il en soit, une fois Shun sur le trône, il lui fallait asseoir son pouvoir. Il commença par offrir des sacrifices à Shangdi (上帝). Puis il entreprit une vaste pérégrination aux quatre points cardinaux, offrant des sacrifices au Ciel et aux quatre montagnes : le mont Tai (泰山) à l’est (aujourd’hui dans le Shandong), le mont Huang (黄山) au sud-est (dans la province actuelle de l’Anhui), le mont Hua (华山) à l’ouest (dans l’actuel Shaanxi) et le mont Heng (衡山) au sud dans l’actuel Hunan. Puis il divisa le pays en douze provinces et bannit aux quatre orients les Quatre dangereux monstres (sì xiōng 四凶), c’est-à-dire, selon entre autres le Zuo Zhuan (《左传》) et le Shanhaijing (《山海经》) :

- Hundun (混沌), créature sans tête représentant le chaos primordial, ou encore outre informe contenant toutes les choses encore non créées.

- Qiongqi (窮竒/), créature monstrueuse se nourrissant de chair humaine.

- Taowu (檮杌/梼杌), créature stupide mais féroce, ou selon le « Livre des documents », Gun (), fils de Zhuanxu et père de Yu le Grand, exécuté par Shun pour n’avoir pas réussi à juguler les inondations.

- Taotie (饕餮), un glouton féroce dont le masque est un motif qui orne les bronzes rituels Shang et Zhou.

 

 

Le féroce Taowu

 

 

D’autres sources citent aussi Gongong (共工) parmi ce quatuor de dangereuses créatures maléfiques. Il avait d’après le Lushi (路史) un visage humain mais un corps de serpent et des chevaux rouges. Selon le Huainanzi (《淮南子》), il lutta pour le trône avec Zhuanxu (颛顼) et leur lutte fut si féroce que l’univers s’en trouva ébranlé et les fleuves se mirent à couler vers l’est. On peut voir dans cette guerre un combat entre deux clans rivaux, celui de Zhuanxu, descendant de l’empereur Jaune, et Gonggong, descendant de l’empereur Rouge Yandi (炎帝), frère de l’empereur Jaune – d’où ses cheveux rouges. De manière significative, Gonggong est dépeint luttant contre les inondations ; mais il a été supplanté dans ce rôle par Yu Le Grand, descendant de l’empereur Jaune, grand vainqueur dans cette histoire.

 

Lutte entre clans mais aussi contre les barbares

 

En fait, le premier adversaire de l’empereur Jaune était Chi You (蚩尤), guerrier inventeur de nombreuses armes fabriquées avec des minerais du Mont Lushan (盧山). D’après le Lushi, Chi You était un ministre ou un descendant de Yandi, qu’il a déposé pour usurper le trône. D’après un livre perdu cité dans l’encyclopédie Chuxueji (初學記/初学) compilée sous les Tang, au 8e siècle, Chi You aurait été tué dans un combat par l’empereur Jaune. Mais, d’après le Shanhaijing, ayant réussi à vaincre Chi You avec l’aide de la déesse de la sécheresse (Hanshen 旱神), l’empereur le fit exécuter sur le mont Lishan (黎山). Ici pas d’exil. En revanche, Gonggong, lui, aurait été banni par Shun dans la province de You (Youzhou 幽州), au nord-est – le nom même de la province (yōu ) suggérant un endroit retiré, propre à une vie de reclus, et d’exilé.

 

Citées aussi parmi les dangereux monstres sont les trois tribus Sanmiao (三苗), vaincues par Yao à Danshui, dont le chef Huandou (驩兜) aurait été un descendant de Chi You. Le « Livre des dieux et choses étranges » (Shenyijing《神异经》) le décrit comme un mélange d’homme et de différents animaux et vivant dans le sud. Après avoir été vaincues, les tribus ont continué à se rebeller. Finalement Yao les a transférées dans la région du mont Sanwei (三危山), dans le Gansu actuel. Quant à leur chef Huandou, pour avoir conspiré avec Gonggong contre Yao, il fut banni au mont Zhongshan (崇山) [près de l’actuelle Nankin].

 

Il est intéressant de noter que « le sud », dans ces temps mythologiques, est le lieu privilégié de l’exil et lieu de tous les dangers, avant le nord. Dans le même ordre d’idées, Yu et Shun seraient mort au cours d’une expédition de chasse sur les franges méridionales de leur empire : Yu dans les monts Kuaiji (会稽山), au sud-est de Shaoxing où un mausolée en son honneur a été construit, le Dayu Ling (大禹陵) ; Shun dans les monts Jiuling (九岭山), dans le Hunan, où un temple a été bâti à l’emplacement supposé de sa tombe.

 

Ces exilés monstrueux préfigurent les exilés politiques, ministres et poètes, de l’histoire impériale et post-impériale, le bannissement au Xinjiang venant remplacer le sud sous les Qing, et donnant lieu à toute une littérature.

 

Mais pourquoi le bannissement plutôt que la mort ? [16]

 

Le choix du bon souverain, et l’éventuel châtiment du mauvais, par bannissement plutôt qu’exécution, font partie de la lutte pour sortir du chaos, aménager le monde et instaurer la civilisation, le bannissement restant dans toute l’histoire impériale une manière d’éloigner les ministres et poètes trop critiques (à défaut de les exécuter avec tout leur clan), et l’exil volontaire le moyen de s’éloigner de la cour pour sauver sa peau en temps d’alternance du pouvoir et de troubles.

 

L’exil s’est trouvé comme institutionnalisé par les préceptes confucéens mettant l’accent sur la morale : « la vertu d’abord, la punition ensuite » (de zhu xing fu 德主刑辅), « inutile de tuer » (yan yong sha 焉用杀) [17]. Cela n’a pas empêché pour autant d’exécuter des ministres et tous leurs clans, mais le bannissement apparaît de manière générale comme une manifestation de la bienveillance (ren ) du souverain .  Or cette vertu morale du souverain (idéal) commence avec Shun, comme l’a dit Sima Qian : « La plus haute vertu dans le monde commence avec (Yu) Shun » (天下明德,皆自虞舜始。《史记•五帝本记》). Il a régné en donnant l’exemple et en mettant en avant la morale au lieu des punitions :

dé wèi xiān, zhòng jiàohuà德为先,重教化

« La vertu d’abord, priorité à l’ éducation du peuple »

 

Il y aurait peut-être donc une évolution dans le processus civilisationnel d’aménagement du monde : Chi You périt (au combat ou exécuté), Gonggong est banni par Shun…

 

Quant à l’exil volontaire, il est à rapprocher de la culture de l’ermite et de la philosophie du Zhuangzi

 

Dans tous les cas, l’exil est une riche source d’inspiration littéraire, aujourd’hui comme dans le passé.

 


 


[1] Juan 95.14 : http://www.shigeku.com/xlib/lingshidao/gushi/shenquanqi.htm

Chenzhou est dans l’actuel Hunan.

[3] Texte original et commentaires : https://so.gushiwen.cn/shiwenv_fe678a1136b3.aspx

Traduction par André Lévy en note jointe au conte de Pu Songling sur un thème semblable : « Le charmeur de serpents » (蛇人), Chroniques de l’étrange, Ph. Picquier 1996/1999, n. 2 pp. 132-134.

[4] 200 poèmes selon le Dictionnaire de littérature chinoise d’André Lévy (PUF, 1994/2000), pp. 201-202.

Son poème le plus célèbre, « Neige sur le fleuve » (《江雪》), figure dans « L’écriture poétique chinoise » de François Cheng (Points « Essais », 1977/1996), dans la section « Quatrains » (绝句) p. 177, et son poème « Le vieux pêcheur » (渔翁) dans la section « Poésie à l’ancienne » (古体诗) p. 260.

Textes originaux : https://www.163.com/dy/article/HPHBJESH0553WG1Z.html

[6] Même si l’aspect autobiographique a été contesté, par Robert E. Hegel dans un article de 1998.

Le poème a été traduit en français par Jacques Pimpaneau et publié dans son ouvrage « Su Dongpo. Sur moi-même », éd. Philippe Picquier, 2003/2017.

[8] 六月二十日夜渡海 Traversée de nuit, le 11 juin, derniers vers du quatrain.

[9] Diplomate, essayiste et traducteur entre autres du poète Du Fu. Traduction de son œuvre poétique, en trois volumes, aux Belles Lettres (2015, 2018 et 2021). Du Fu, d’ailleurs, qui a lui aussi pris le chemin de l’exil, pendant l’hiver 759, vers le Gansu - exil douloureux car dans la plus extrême solitude et le plus grand dénuement. C’est le sujet des poèmes du 3ème volume : « Au bout du monde ».

[10] Normalien, maître de conférences à Paris-Cité (langue et civilisation de la Chine classique). Traducteur des « Nouveaux discours » de Lu Jia (avec Béatrice L’Haridon) et des « Commémorations » de Su Shi, aux Belles Lettres (2012 et 2010), ainsi que d’un autre recueil de Su Shi « Un ermite reclus dans l’alcool », aux éd. Caractères, 2003.

[11] Directeur de recherche émérite au CNRS, auteur d’une vingtaine d’ouvrages relatifs à la pensée, la mythologie et la littérature chinoises, dont l’anthologie de la poésie chinoise parue chez Gallimard (coll. La Pléiade, 2015).

[12] Selon la version la plus courante, celle des Mémoires historiques de Sima Qian, Shun a été le cinquième et dernier empereur après l’Empereur jaune Huangdi (黄帝), Zhuanxu (颛顼), Ku (帝喾) et Yao (). Lui a succédé Yu le Grand (大禹), fondateur légendaire, au 3e millénaire avant notre ère, de la dynastie Xia (夏朝), première des trois dynasties de la Chine pré-impériale. Généalogie faisant de chaque empereur un descendant de l’Empereur jaune, Yu en étant le huitième arrière-petit-fils.

[13] Selon une anecdote de la chronique historique du Lushi (《路史》), datant des Song du Sud, c’est pour améliorer le caractère et les capacités de son fils que Yao aurait inventé le jeu de go.

[15] Auteur du premier ouvrage chinois d’historiographie, le « Traité de l’historien parfait » (Shitong《史通》) compilé au début du 8e siècle, voir l’article de Damien Chaussende sur les Chapitres intérieurs qui en sont le plus important : https://ephe.hal.science/hal-00978752

[16] Question que l’on peut poser aussi pour Napoléon.

[17]  La question de la peine de mort revient comme un leitmotiv dans la littérature et l’histoire de la pensée chinoise – la justification de la peine de mort (et autres peines) étant son caractère d’exemple dans un système où il s’agit d’éduquer le peuple.
Voir :
 La peine de mort dans la culture légale confucéenne
.


 

     

 

 

 

 

     

 

 

 

© chinese-shortstories.com. Tous droits réservés.