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La traduction pour le plaisir du texte et de son partage, entre désir et frustration

Paris Cité, Séminaire du CET, 7 avril 2025

par Brigitte Duzan, 9 avril 2025  

 

                                                                                         Au cœur des humanités se situe la traduction.

                                                                                                                                         Barbara Cassin

                                                                                                             

 

Il ne va pas s’agir ici de théorie, mais de pratique, et en ce sens la réflexion qui suit va tenir à la fois du plaidoyer pro domo et de l’état des lieux :

-      plaidoyer pro domo, car partant de l’expérience, personnelle et directe, de la traduction du chinois, mais pas seulement,

-     et état des lieux, car la traduction a son histoire et ses modes, les traductions subissent un phénomène d’obsolescence, on ne traduit pas aujourd’hui comme on traduisait hier, et pas seulement à cause de l’évolution de la langue.

 

Il est par ailleurs question ici de traduction littéraire, ce qui est encore plus difficile à définir que le concept même de traduction. Disons que la traduction littéraire suppose un texte – dit texte-source - écrit dans une autre culture, bien plus encore que dans une autre langue, un texte qui peut être de fiction ou de non-fiction, mais surtout dont la caractéristique essentielle est de posséder une qualité d’écriture. C’est la beauté de cette écriture qu’il s’agit de rendre, avec toute l’empathie que cela suppose. Quand on achète un livre, si c’est une traduction, on aimerait que celle-ci nous dise au mieux ce que l’auteur de l’original a écrit, comme il l’a écrit, en son temps en son heure.

 

Ainsi posée, en termes littéraires, la traduction est un travail d’écriture, et un travail de création. D’où découlent un certain nombre de joies, mais aussi de contraintes. À commencer par la pure impossibilité de faire.

 

§  Traduire : impossibilité et nécessité

 

Je ne me sens pas la personne la plus légitime pour parler de traduction, car j’ai passé une partie de ma vie à apprendre des langues pour pouvoir lire les textes dans l’original, sans avoir à passer par une traduction. Et c’est en quelque sorte en désespoir de cause que j’ai commencé à traduire, en désespoir de cause et par sens du devoir.

 

Car traduire – traduire des textes littéraires, donc - est fondamentalement une impossibilité, et une impossibilité radicale, comme écrire pour Marguerite Duras :

« Écrire. / Je ne peux pas./ Personne ne peut. 

   Il faut le dire : On ne peut pas.

   Et on écrit. »

 

Cette idée de l’impossibilité radicale de traduire, comme d’écrire, a été particulièrement mise en avant à partir de la première moitié du 19e siècle, avec le développement des théories sur la dynamique des langues. Mais ces théoriciens étaient bien obligés de reconnaître que, comme Duras écrivait, les traducteurs traduisent… On est là devant un paradoxe qui ressemble à celui de Zénon d’Élée, celui d’Achille et la tortue : Achille peut bien courir plus vite que n’avance la tortue, il ne peut la rattraper car il restera toujours un espace infinitésimal entre eux. Nul besoin de recourir aux réfutations mathématiques du paradoxe, qui commencent avec Descartes, il suffit d’une réfutation pratique, par l’évidence, comme celle de Diogène le Cynique : le simple fait d’aller plus vite que la tortue suffit. Et les traducteurs traduisent.

 

Ce préjugé d’impossibilité a priori de la traduction rappelle une discussion sur la traduction, en 1734, à l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres. Discussion entre deux doctes personnages, l’helléniste René Vatry et Nicolas Gédoyn, « passionné pour les bons auteurs de l’Antiquité » qu’il s’est appliqué à traduire, entre autres Quintilien et Pausanias, traductions que Voltaire lui-même a louées. René Vatry a lancé la discussion en s’élevant contre les traductions, en les accusant de dévoyer les originaux, et d’en détourner les lecteurs, la traduction apparaissant comme une désastreuse solution de facilité.

 

À quoi Nicolas Gédoyn, traducteur lui-même, a répliqué en invoquant le bon sens, et en soutenant que « traduire un excellent original est l’une des plus dignes occupations d’un homme de lettres et qu’en cette qualité il ne peut guère rendre un plus grand service à la Nation que de lui mettre sous les yeux en langue vulgaire ce que l’Antiquité nous a laissé de plus précieux. » Ce Nicolas Gédoyn a d’ailleurs laissé une apologie des traductions qui figure aux côtés de traités divers, sur la vie urbaine des Romains ou la querelle des Anciens et des Modernes – celle-ci n’étant d’ailleurs pas étrangère à la querelle sur la traduction, par les divergences de vue sur l’appréciation de l’héritage de l’Antiquité.

 

On a là – in a nutshell – une première approche qui amène à dépasser l’idéal rigoureux du respect absolu de l’original : la traduction est aussi l’art du compromis, ou de la négociation comme préfère dire Umberto Ecco.  

 

§  Traduire : art de la négociation

 

Art de la négociation qu’Umberto Ecco a défini comme étant « dire presque la même chose », tout tenant bien sûr dans le presque. Presque que l’on peut définir aussi en termes de tangente, la traduction étant ce qui tend vers…

 

 

 

 

C’est le grand débat sur la fidélité au texte, qui a commencé très tôt, dès l’Antiquité. Dans la seconde moitié du 17e siècle, le poète et dramaturge anglais John Dryden, ayant perdu sous Guillaume d’Orange son titre de Poète lauréat qui lui assurait un revenu plus ou moins stable, se met sur le tard à la traduction pour assurer ses fins de mois : il traduit en particulier l’Énéide de Virgile, et dit tenter de faire parler Virgile « avec les mots qu’il aurait probablement employés s’il avait vécu la vie d’un Anglais ». Il fait briller ses traductions comme il fait briller la poésie anglaise, s’enthousiasme Samuel Johnson.

 

John Dryden a fait également observer que « la traduction est une sorte de dessin d’après nature », comparant ainsi le traducteur à un artiste, comme Cicéron plusieurs siècles auparavant. Et c’est justement Cicéron qui a lancé le débat sur l’art de traduire, la traduction étant nécessaire pour la formation de base du bon orateur[1]. Dans son cours traité sur la perfection de l’art oratoire « De optimo genere oratorum », avant de présenter sa traduction de deux adversaires politiques grecs, les orateurs athéniens Eschine et Démosthène, il commence par rendre compte d’abord de son propre travail de traducteur :

nec converti ut interpres, sed ut orator,
je ne les ai pas traduits comme un interprète, mais comme un orateur
sententiis isdem

par les mêmes significations
et earum formis tamquam figuris,

tant pour la forme que pour la structure
verbis ad nostram consuetudinem aptis.
par des mots conformes à nos habitudes

 

In quibus non verbum pro verbo necesse habui reddere,
et en cela je n’ai pas eu à rendre un mot par un mot
sed_____genus omne verborum_____vimque servavi.

mais des mots j’ai conservé tout le caractère et la force

 

Ajoutant : Ce que j’ai pensé qui importait au lecteur, ce n’est pas tant de compter [les mots] mais plutôt de peser [mes mots].

 

C’est cette idée que reprend, à la fin du 4e siècle, Jérôme de Stridon, le futur Saint Jérôme, docteur de l’Église et patron des traducteurs.

 

 

 

Saint Jérôme écrivant, par Le Caravage

 

Il se réfère à Cicéron dans sa « Lettre à Pammacchius » de 396[2] en une formule désormais célèbre :

                …in interpretatione Graecorum,

                non verbum e verbo, sed sensum exprimere de sensu

dans mon interprétation des Grecs,

je n’ai pas traduit mot à mot, mais j’ai cherché à faire ressortir le sens.

 

Mais il fixait aussitôt une limite à l’exercice, en tant que traducteur de la Bible s’appuyant sur les écrits hébraïques, ce qui était nouveau en son temps :

absque Scripturis sanctis, ubi et verborum ordo mysterium est.
sauf pour les écritures saintes où l’ordre des mots participe du mystère.

 

Cette question du mot à mot opposé au sens pour le sens a alimenté des débats sans fin. Mais ce que l’on oublie trop souvent, c’est la limite posée par Saint-Jérôme, celle des textes sacrés. Il ouvre en fait ici la possibilité de deux manières différentes de traduire, en fonction du type de texte. Plutôt que le problème du choix entre le mot et le sens qui est un faux problème, il faut surtout retenir cette ouverture vers la recherche d’un style adapté à l’original, un style qui reflète celui de l’auteur traduit, et qui participe à la fois et du mot et du sens.

 

Il faut dire que, pendant longtemps, on a privilégié le confort de lecture, en s’attachant à ne pas ennuyer, en expurgeant le texte au besoin. La traduction a eu ses « belles infidèles ». Ce n’est qu’au 19e siècle qu’il est demandé aux traducteurs d’être « fidèles » au texte original et de respecter son style. Mais là encore, il s’agit d‘une théorie, la théorie de la traduction « transparente » du philosophe allemand Friedrich Schleiermacher, figure majeure du romantisme allemand qui privilégiait les traductions qui amènent le lecteur vers l’auteur, en leur faisant sentir tout ce que le texte source peut avoir d’étranger, sinon d’étrange. Conception qui inspirera les grands théoriciens du siècle suivant, dont  Antoine Berman, et influencera des grands traducteurs étrangers, dont le Chinois Yan Fu (严复).

 

Yan Fu était un réformiste, traducteur vers le chinois d’ouvrages de sciences sociales de Thomas Huxley, Adam Smith, John Stuart Mill, Herbert Spencer … et de « L’esprit des lois » de Montesquieu : pour lui, la traduction devait donc avant tout être accessible, dans une langue recherchée, et aussi précise que possible, dans le respect de l’esprit du texte. En forgeant des termes spécifiques au besoin quand le chinois ne possédait pas même l’idée de ce qu’il s’agissait de traduire. C’est resté un idéal de traduction en chinois.

 

On est ici cependant dans un cas de figure analogue à celui de Saint Jérôme traduisant les écritures saintes, en partageant avec Nicolas Gédoyn l’idéal de service à la nation. La traduction littéraire, quant à elle, est autre ; elle  demande non tant le respect de la lettre, comme pour un texte saint, que le rendu de sa beauté dans toute sa pureté, comme pour un poème. Chaque texte littéraire est unique, original et fragile. Ce qui importe dans sa traduction est la recherche du style, du ton et du rythme qui puissent s’en rapprocher à une langue, une culture de distance, une langue, une culture de différence. La traduction littéraire est affaire d’écriture.

 

§  Traduire : art de l’écriture

 

Affaire d’écriture, certes, mais écriture seconde, en quelque sorte, car le traducteur est face à un texte, et tous les textes sont différents. Il n’y a pas de formule magique, unique. Il faut s’adapter. Mais il y a des stratégies et des règles à adopter, et d’abord pour surmonter au mieux les différences de culture tout autant que de langue. Ceci est fondamental quand on traduit du chinois en français, mais n’est pas unique. Et surtout cela a évolué dans le temps.

 

Rendre la beauté de la langue

 

Les meilleures traductions sont l’œuvre d’écrivains, en symbiose avec le texte original et son auteur. Bien sûr, il vaut mieux éviter les contresens, mais pour cela il y a la solution idéale de la cotraduction. C’est en outre une expérience enrichissante de travailler à deux sur un texte, l’un ou l’une des deux l’abordant dans sa langue maternelle, ce qui permet de faire ressortir les connotations, les allusions subtiles qu’il comporte. Très souvent, ce qu’il est difficile de traduire, ce n’est pas ce qui est dit, mais ce qui ne l’est pas.

 

En dernier ressort, cependant, c’est la beauté de la langue cible qui est déterminante, non tant pour juger que pour sentir, à travers la traduction, la beauté du texte initial. Ce n’est pas pour rien que certains traducteurs font corps pour ainsi dire avec les auteurs qu’ils ont traduits. Et d’ailleurs au sens propre bien souvent, la traduction s’imposant comme impératif urgent dans des tournants de l’existence, avant d’être définitivement emporté comme le seront les traducteurs de Kafka : par la maladie pour Borges, un saut dans le vide pour Levi, un plongeon dans la Seine pour Celan, les camps pour Milena, une balle dans la nuque pour Schulz… La traduction tient souvent de l’impératif vital. Et les meilleures traductions sont faites dans ces conditions.

 

En même temps, la traduction requiert la plus grande discrétion : on ne doit pas faire d’ombre à l’écrivain qu’on traduit, on est là pour le servir. Mais on y parvient mieux quand on est fidèle à la fois à l’auteur et à soi-même. Un traduction est une rencontre, et chaque rencontre est singulière. Il s’agit d’exhumer la beauté de la langue d’origine, tout en étant conscient des limitations : le rapport du contenu à la langue est totalement différent dans l’original et dans la traduction. Comme le dit Walter Benjamin dans « La tâche du traducteur » : « Si contenu et langue dans l’original forment une certaine unité comme le fruit et la peau, la langue de la traduction enveloppe son contenu comme un manteau de roi avec de larges plis » [3].

 

La traduction, en ce sens, a pour tâche essentielle de trouver, et de traduire, l’intention initiale, celle, toujours selon Benjamin, « à partir de laquelle l’écho de l’original peut être éveillé » dans la langue du traducteur. La traduction invoque l’original pour saisir cet « écho » qui va permettre d’entrer en résonance avec l’œuvre originale. Avec pour conséquence que la traduction n’est jamais qu’une intention dérivée. La fameuse « fidélité » au texte implique ainsi liberté dans la restitution du sens. La fidélité au mot ne peut pas à elle seule restituer entièrement le sens perçu dans l’original. On a dit que les mots portent avec eux une tonalité sentimentale, et c’est d’autant plus vrai des caractères chinois. La littéralité en matière de syntaxe – surtout dans une langue qui n’en a pas à l’origine, qui ne possède qu’un ersatz de syntaxe fabriqué de toute pièce sur le modèle occidental – cette littéralité syntaxique ne fait que rendre plus difficile la restitution du sens.

 

Le traducteur ne doit pas restituer l’original dans sa langue d’origine, il doit inventer une langue qui sera la langue originale de la traduction, avec sa propre intention, en symbiose avec le texte original, dans son rythme et sa tonalité. C’est là que la liberté vient soutenir la fidélité, et non s’opposer à elle. Avec tout ce qu’une langue a d’incommunicable. C’est en ce sens aussi que la liberté est l’art de la tangente.

 

Ce qui implique aussi une grande fragilité car toute traduction – par un traducteur dans son époque - est faite à un moment de l’histoire, dans un contexte spatio-temporel et culturel déterminé. Mais c’est aussi de la sorte que les traductions participent à la vie d’une œuvre, à sa survie, à son histoire.

 

Dans la pratique : la traduction au quotidien

 

o    Traduire de l’original

 

Il faut commencer par poser un principe de base qui semble évident, mais qui ne l’est pas toujours : on traduit de l’original. La traduction est une interprétation, une recherche tangentielle du paradis perdu qu’est le texte original. En tant que telle, elle relève de l’intraduisible le plus fondamental. Il suffit de faire subir au texte final le test de la retraduction dans la langue originale, et on se rend compte alors de la divergence à laquelle on a abouti. Il y a de cela un exemple qui fait mes délices. Il s’agit de la traduction du Don Quichotte de Cervantes par l’un des plus célèbres traducteurs chinois de la fin du 19e siècle.

 

Ce traducteur, Lin Shu (林紓), premier traducteur chinois, entre autres, de Dickens, de Shakespeare, de Victor Hugo et de Dumas fils, est l’auteur d’environ 180 traductions en chinois d’œuvres occidentales alors qu’il ne connaissait aucune langue étrangère : il se faisait raconter oralement les œuvres et il transcrivait l’histoire qu’on lui racontait dans un superbe chinois classique. C’était un grand lettré, qui a été redécouvert au milieu du 20e siècle et défendu pour la beauté de sa prose ; c’est grâce à son style qu’il a contribué à faire connaître le roman occidental en Chine, et en même temps à donner des lettres de noblesse au genre romanesque qui était méprisé par les lettrés chinois. Même le grand traducteur et sinologue britannique Arthur Waley a défendu son style, en disant que sous sa plume Dickens est un bien meilleur écrivain…

 

Traduire une première traduction dans une autre langue, c’est ce qu’on appelle une traduction-relais, et ces traductions ne sont pas rares dans la littérature moderne, elles ont même été utiles car elles ont longtemps permis d’avoir des traductions de langues rares en un temps où il n’y avait pas de traducteurs capables de traduire de l’original. Le jeune Isaac Bashevic Singer a ainsi traduit Knut Hamsun, Romain Rolland et Gabriele d’Annunzio en yiddish sans connaître le norvégien, le français ou l’italien : il est parti des traductions en allemand qu’il a pu trouver en Pologne avant la guerre. On a de très beaux exemples de la sorte, qui sont des cas d’école. Mais avec parfois des surprises, comme l’a montré l’histoire du Don Quichotte de Lin Shu.

 

Sous sa plume, le titre est devenu l’« Histoire du chevalier enchanté » (《魔侠传》), titre très astucieux qui évoque aussitôt, pour le lecteur chinois, à la fois un chuanqi (传奇), dans la grande tradition du fantastique chinois, et un roman de wuxia (武侠小说), c’est-à-dire un roman de chevalerie à la chinoise. En fait, Lin Shu est parti d’une traduction en anglais datant de 1885. Son assistant, Chen Jialin (陈家麟), avait fait des études universitaires en Angleterre et semblait donc compétent pour lire l’histoire à Lin Shu. Mais il a en fait inventé des dialogues et raccourci le texte de plusieurs chapitres, dont le prologue.

 

Il faut dire que le roman de Cervantes rapporte les tribulations d’un vieil homme passionné de romans chevaleresques, et qu’il était censé être la traduction d’un texte écrit en arabe attribué par Cervantès à un historien musulman, stratagème devenu courant bien avant Cervantes. Il y avait donc, en un sens, une certaine logique pour le traducteur chinois à traduire ce roman à partir d’une version traduite en anglais de la version espagnole de 1605 qui était censée être une traduction de l’arabe. Or, en 2021, pour le 100e anniversaire de la publication de la traduction de Lin Shu qui venait d’être redécouverte, le texte chinois a été retraduit et publié en espagnol, aussi littéralement que possible, à commencer par le titre : « Historia del Caballero Encantado ». On découvre un Don Quichotte rebaptisé Quisada, devenu un maître éclairé au lieu d’être un pauvre hère un peu fou qui prend ses fantasmes pour des réalités. Il est instruit et cultive les traditions comme tout lettré chinois qui se respecte. Dulcinée s’est muée une charmante jeune femme nommée Dame de Jade. Même Rossinante est devenu un fringant coursier. En fait, ce n’est pas Quisada qui est fou, c’est le monde autour de lui, et cette pagaille ambiante est bien chinoise, même Dieu en a disparu.

 

Mais l’histoire ne s’arrête pas là car la maison d’édition qui avait publié la traduction de Lin Shu en 1922, la Commercial Press de Shanghai, a le projet d’en faire une édition bilingue ! La traduction acquiert dans ces conditions une signification historique, en devenant un reflet de cultures croisées et d’époques différentes. Don Quichotte alias Quisada est ainsi entré dans l’histoire des traductions et on pourrait faire subir le même sort à « La Dame aux Camélias » (《茶花女》), par exemple… « La Dame aux Camélias » qui se trouve aux origines du théâtre parlé chinois, le huaju (话剧), avec une première représentation de la pièce adaptée du roman par Dumas et traduite en chinois, par des étudiants chinois à Tokyo, en 1907, les deux rôles étant interprétés dans la grande tradition tant japonaise que chinoise, par des hommes.

 

On pourrait dire : c’est une autre époque… Pas vraiment, même en s’en tenant au chinois. Et pour des raisons bien pratiques : une traduction coûte cher, et il est bien plus rentable pour un éditeur de faire traduire de l’anglais que du chinois. On a vu fleurir quelques traductions de ce genre en France il y a quelques années, sous la pression des agents étrangers. Avec des résultats qui ne sont pas aussi drôles que l’histoire du Don Quichotte, mais qui sont de la même eau. Par exemple la traduction d’un roman de l’écrivaine Hong Ying (虹影).

 

C’est une écrivaine qui n’est pas inintéressante : elle n’en finit pas de revenir sur son enfance et sa vie ; trois de ses romans ont été traduits en français et publiés au Seuil entre 1997 et 2003. Mais il en est un quatrième, chez un autre éditeur, dont la traduction date de 2009, et qui n’est pas, ou plus, répertoriée : celui-là a été traduit de l’anglais, par une traductrice britannique ne connaissant rien à la Chine. Le roman se passe à Chongqing, la ville natale de Hong Ying, mais, faute de mieux, la traductrice a gardé les noms des rues traduites en anglais, on se croirait ainsi en Angleterre, ou dans la Shanghai coloniale de Zhang Ailing alias Eileen Chang. Et parfois on peine à comprendre, comme la traductrice elle-même : « la voiture franchit le pont élargi du Yangtsé et s’engagea dans Nanbin Road. », c’est la nuit : « nous descendîmes de voiture et dans le noir commençâmes à gravir la pente abrupte. Nous étions en pleine zone. » Quelle zone ? nous n’en saurons rien car « aucun réverbère ne dissipait l’obscurité. » Un peu plus loin, on nous présente un homme qui habite « Middle School Street », et on nous dépeint la ville vue d’une de ses fenêtres : « on entrapercevait les bacs qui traversaient le Yangtsé à Turtle Rock et à Marble Rock » - on est là soudain quelque part dans la baie de Hong Kong. Je passe sur les noms des personnages. On finit par rire, et refermer le livre qui est depuis lors passé aux oubliettes, mais reste un témoin de l’histoire.

 

La traduction de l’original est d’autant plus nécessaire quand il s’agit de poèmes, et dans ce cas, il est souhaitable, en outre, d’avoir une édition bilingue. Tout poème chinois est par nature même bourré d’ambiguïtés qui en font toute la richesse. En traduisant, le traducteur lève ces ambiguïtés, il fait des choix, il interprète. Si on traduit de l’anglais, on fait comme Lin Shu. On pourrait croire qu’aujourd’hui c’est là chose entendue. Mais on est étonné de voir un excellent traducteur de littérature russe produire une traduction de poèmes chinois, en se fondant non sur une traduction en anglais, mais sur plusieurs, en choisissant ce qu’il trouvait de plus beau, dit-il. C’est appliquer à la traduction les règles de calcul d’une moyenne pondérée. On balaierait cela d’un revers de manche s’il s’agissait d’une appli d’intelligence artificielle, mais on a là un travail de traducteur chevronné…

 

La littérature chinoise déchaîne des passions, et des tentations de traduction. Ce n’est pas toujours inintéressant, mais pas pour le texte lui-même. Par exemple, on a des dizaines de traductions du Laozi, qui toutes sont différentes, forcément, c’est l’un des textes les plus ésotériques, et intraduisibles, de la pensée chinoise. La seule solution est de le publier en bilingue, avec explications et commentaires en bas de page, comme dans la collection des Budé chinois des Belles Lettres. Car chaque « traduction » des classiques est en fait une interprétation qui demande clarification, le commentaire étant, dans la tradition chinoise, partie prenante du texte que l’on ne peut comprendre autrement. Mais, dans ce contexte, une « traduction » est révélatrice de la personnalité d’un écrivain, et valable en tant que telle. C’est le cas, par exemple, du Laozi d’Ursula le Guin, publié comme « English version » et non comme « translation ». Ursula le Guin que l’on connaît comme auteure de science-fiction, mais qui est bien plus que cela, son Laozi, justement, en témoigne.

 

o    Importance des notes en bas de page

 

Ces exemples de traductions montrent l’importance des commentaires et des notes en bas de page. Là encore on a l’impression en disant cela d’enfoncer des portes ouvertes, mais pas du tout : beaucoup d’éditeurs sont encore aujourd’hui indéfectiblement opposés à la note en bas de page. Opposition qui tient d’un certain nombre de préjugés vivaces contre lesquels il est très difficile de lutter. Et pourtant, on n’est plus au Moyen Âge, je veux dire au Moyen Âge de la traduction et de son édition. Tout particulièrement pour ce qui concerne la littérature chinoise, la note en bas de page relève souvent de la nécessité, par une espèce de compassion envers le lecteur, pour qu’il ne se sente pas totalement perdu, et qu’il n’entraîne pas dans son errance désespérée tout le roman avec lui.

 

On constate nettement ce bien-fondé dans les réactions des lecteurs et lectrices en club de lecture. Celui de littérature chinoise (CLLC), mais d’autres aussi bien. Il suffit de lire les comptes rendus de séances pour s’en persuader. L’une des dernières séances du CLLC, par exemple, était consacrée aux « Notes diverses sur la capitale de l'Ouest » (《西京雜記》) de Liu Xin (刘歆), grand lettré de l’époque des Han : texte et traduction en regard, nourris de notes et commentaires en bas de page. La réaction a été unanime, pour saluer non seulement les notes mais aussi l’introduction et la postface. On va me dire : bien sûr, mais il s’agit d’un texte ancien, particulièrement difficile… Oui, c’est peut-être un cas extrême, mais la démonstration vaut pour bien d’autres traductions. On ne peut pas présumer que le lecteur français comprendra entre les lignes ne serait-ce que les références historiques qui sont évidentes à un lecteur chinois ordinaire, sans parler des références littéraires. Il faut l’ expliquer. Le défaut de notes explicatives ruine un roman traduit.

 

On se demande parfois comment il peut se faire qu’un roman formidable n’ait aucun succès. C’est l’étonnement que l’on trouve exprimé dans le « Routledge Companion to Yan Lianke » – Yan Lianke (阎连科) étant l’un des plus grands écrivains chinois contemporains, dont la majorité des romans ont été traduits en français, par deux excellentes traductrices, là n’est pas le problème. La dernière partie de ce « Routledge Companion » est consacrée à la traduction et la réception des œuvres de Yan Lianke dans différents pays ; il comporte un chapitre sur la réception en France, et l’auteure de ce chapitre s’étonne du peu de succès qu’a eu le roman Les quatre livres (《四书》), en cherchant des explications du côté de la communication et de la promotion du livre. Il aurait fallu commencer par voir comment la traduction a été éditée, par un éditeur certes remarquable par la qualité des traductions à son catalogue, mais viscéralement opposé aux notes en bas de page. « Les quatre livres » est paru dans une traduction brute, sans aucun appareil critique. Or c’est l’un des romans les plus complexes de Yan Lianke. Il a été au programme de l’agrégation pendant deux ans, et on n’en a pas fait le tour. Ce n’est pas tant qu’il ne peut être compris du lecteur moyen, non prévenu, il le déroute et le rebute très vite quand il n’a pas un minimum de références.

 

Il s’agit là d’un cas extrême, mais les exemples de ce genre abondent. Parfois, le traducteur, pour faire plaisir à l’éditeur, intègre la note qu’il sent nécessaire dans le corps du texte. Et c’est peut-être pire car on aboutit à un texte hybride qui explique comme en aparté, entre parenthèses ou entre crochets quand une note s’imposait, tout simplement par respect du texte.

 

o    Inquiéter le lecteur en soignant le style

 

Il faut expliquer, mais pas trop malgré tout. Il faut privilégier le désir premier de rendre la beauté du texte, dans le style de l’auteur. Surtout quand il est original et reflète une recherche personnelle. Il faut oublier son français et le mettre à l’école du style de l’auteur, dans toute son étrangeté. Dans sa « Poétique du traduire », Henri Meschonnic engage le traducteur à se libérer des préceptes obsolètes de transparence et de fidélité de la tradition : « l’équivalence recherchée, dit-il, ne se pose plus de langue à langue, en essayant de faire oublier les différences linguistiques, culturelles et historiques, mais de texte à texte, en travaillant au contraire à montrer l’altérité linguistique, culturelle et historique, comme une spécificité. » Il ajoute : un passeur, le traducteur ? Certes. Mais ce qui importe n’est pas de faire passer, mais « dans quel état arrive ce qu’on a fait passer ». Passer de l’autre côté, dans l’autre langue : tra-ducere.

 

Les traductions de Marguerite Duras en chinois en fournissent des exemples. Très souvent, le texte est traduit dans un beau chinois classique, un peu dans la tradition de Yan Fu, sans beaucoup d’égard pour le style particulier de Duras. Or un texte de Duras vaut d’abord par son écriture.  Et cela ne vaut pas uniquement pour les traductions en chinois. Dans un ouvrage récent sur l’écriture de Duras, « L’écriture désirante »[4], la dernière partie est justement consacrée aux traductions, et deux chapitres sont des critiques de traductions en italien et en hongrois, pour les mêmes raisons.

 

Tout dépend évidemment de ce qu’on traduit. Mais si on traduit un texte littéraire bien écrit, il faut pouvoir en rendre le style, même si les langues sont très différentes, à commencer par le rythme, au moins, et peut-être surtout. Il est frappant de voir Rémi Mathieu, présentant et commentant sa traduction récente du plus ancien recueil de poésie chinoise, le Shijing, insister d’abord sur le rythme. Ce qui vaut pour la poésie ancienne vaut pour la littérature moderne et contemporaine. Au début des « Quatre livres » de Yan Lianke, par exemple, le texte est calqué sur la Genèse, dans un chinois au rythme syncopé, très bref, qui n’est pas rendu dans la traduction de Sylvie Gentil, très belle par ailleurs car elle l’a travaillée avec Yan Lianke lui-même ; mais elle avait peur, m’a-t-elle dit, que le lecteur français ne suive pas et qu’on lui reproche un style trop haché, elle a donc introduit des liaisons pour rendre le texte fluide. Heureusement, c’était une excellente traductrice et elle ne l’a fait que de manière modérée. Mais c’est dire comme il est dur de lutter contre la tradition de « la belle traduction ». Au détriment du texte.

 

En fait, cette tradition que Meschonnic appelle « effaçante » est une manifestation de la permanence du mythe de Babel : inconsciemment, il s’agit d’effacer la diversité des langues, leur différence, comme un mal fondamental. Mais c’est justement la mauvaise traduction qui efface. La traduction qui ne s’intéresse qu’au contenu, comme Lin Shu en son temps, sans voir l’importance de la forme dans laquelle il est exprimé. Et ce sont justement les belles traductions du passé, celles qui ont rendu le style avec soin, qui sont restées mémorables, alors que les traductions, par principe et définition, souffrent d’un phénomène d’obsolescence : éternels sont ces véritables monuments que sont les traductions en français du Shuihuzhuan (《水浒传》), « Au bord de l’eau », par Jacques Dars, ou celle du  Liaozhai zhiyi (《聊斋志异》) ou « Chroniques de l’étrange » par André Lévy.

 

§  Traduire : entre frustration et plaisir

 

C’est d’abord une frustration, que traduire, et même une somme de frustrations, parce qu’une traduction n’est jamais parfaite, n’est jamais terminée. L’intraduisible, ce n’est pas ce qu’on ne traduit pas parce qu’on ne peut pas, c’est ce qu’on ne cesse pas de (re)traduire. La richesse d’un texte est aussi la richesse de ses traductions. Humboldt disait qu’on en apprend plus sur une œuvre avec plusieurs traductions qu’avec une. Mais là réside la plus grande frustration pour le traducteur : celle de n’en avoir jamais fini.

 

Frustration aussi parce qu’il y a tellement de textes formidables que l’on aimerait traduire mais dont il faudra abandonner tout espoir de le faire, et de trouver un éditeur pour le publier. Surtout quand ce sont des nouvelles, car il est une autre idée préconçue, plus dramatique que celle des notes en bas de page, c’est l’idée que 1/ Le lecteur n’aime pas les nouvelles, et 2/ Les nouvelles, ça ne se vend pas. Idée dont on voit bien l’inanité en club de lecture : oui, il y a des lectrices et des lecteurs qui préfèrent lire des romans, mais quand on leur donne à lire de belles nouvelles, leur préférence va aux nouvelles plutôt qu’à un roman assommant ou insipide. Or la nouvelle est le fondement de la littérature chinoise, et de la meilleure qui plus est, en particulier aujourd’hui. Il y a là un vide insondable à combler en traduction française.

 

Fort heureusement il y a le plaisir. Et il commence par le plaisir de la découverte, la joie de la lecture. Plaisir qui est justement ce qu’on va essayer de transmettre au lecteur. Avec quelque chose du conteur dans cette approche. L’art de la traduction, c’est un peu celui du conteur, dans le choix du mot juste, de la phrase qui sonne bien et au bout du compte de l’histoire qui va captiver l’auditoire. Et d’ailleurs la traduction doit aussi soigner sa part d’oralité : elle doit passer le test de l’oral. C’est une chose que m’a apprise Noël Dutrait, le traducteur avec son épouse Liliane, de romans et nouvelles de Gao Xingjian (高行健), à commencer, en 1995, par « La montagne de l’âme » (《灵山》). Roman qui est bien plus beau en français que dans sa version originale, ce qui a largement contribué à l’obtention du prix Nobel par son auteur. Et justement, m’a expliqué Noël Dutrait, quand ils sont arrivés au bout de la traduction, ils sont tous les deux allés prendre un mois de repos en montagne, et là, ils ont déclamé la traduction au cœur de la nuit, en la peaufinant pour qu’elle sonne bien. On devrait toujours faire subir ce test à nos traductions. Ou au moins les dire à haute voix dans sa tête, comme des poèmes.

 

Et plaisir enfin dans le sentiment d’appartenir à une histoire, et à une communauté. Communauté virtuelle de traductrices qui apparaissent sous leur propre nom à partir du 16e siècle : la première traductrice à signer de son nom est une Anglaise, Margaret Tyler, qui traduisait de l’espagnol, et qui a traduit un roman, non un texte religieux, et en plus un roman de chevalerie, véritable indécence pour une femme – elle s’est élevée contre ses critiques dans sa préface en demandant qu’hommes et femmes soient traités en être rationnels, sur un pied d’égalité. Car les traductrice sont très souvent des féministes, par la force des choses. Il y a toute une histoire non pas de la traduction mais des traductrices, qu’on a commencé à faire, et qui vaut d’être poursuivie.

 

Les traductrices, d’ailleurs, peuvent aussi être personnages de romans, et emblématiques en tant que telles, comme cette « Unnecessary Woman » d’un auteur libanais d’aujourd’hui, Rabih Alameddine : cette femme vit dans une époque troublée, comme on dit en Chine, la guerre est à sa porte, elle vit repliée chez elle, à traduire un livre après l’autre, un par an, choisi après une longue hésitation. Sa vie tourne uniquement autour des auteurs qu’elle traduit, qui finissent par constituer son univers, en dépassant largement ses quatre murs, et la guerre au dehors. Elle écrit à la main, et ses manuscrits s’entassent dans une pièce qui leur est réservée. Toute une existence se déroule ainsi, dans laquelle la traduction est élevée au rang de nécessité vitale, bien que parfaitement « unnecessary » pour le monde alentour.

 

La confrontation avec le monde extérieur est une épreuve, le monde extérieur incluant les éditeurs, qui sont vitalement nécessaires, et auxquels il faudrait élever des stèles pour les services rendus à la littérature, et à ses traductions, mais avec lesquels il faut négocier, pied à pied, en affrontant les dures réalités du marché, de la vente, parce qu’il faut bien que le livre se vende, autrement cela ferait un éditeur de plus qui mettrait la clé sous la porte. Il faut donc composer, négocier dit Umberto Eco. Mais pas trop, comme toujours. À preuve l’aventure du titre du roman de Fang Fang (方方)  « Funérailles molles » (《软埋》), qui avait été refusé au départ par l’éditeur, parce que ses « commerciaux » lui avaient dit : avec un titre aussi incompréhensible, ça ne se vendra pas. Or c’est la traduction aussi précise que possible du titre original, qui représente une coutume spécifique que Fang Fang explique dans le roman car elle en constitue un élément thématique important. Et qu’elle explique parce que, s’agissant d’une coutume locale, ancienne, la plupart des Chinois eux-mêmes ne la connaissent pas. Mais c’est justement ce qui intrigue. Et le roman s’est très bien vendu. La traduction française est même restée longtemps la seule disponible, la version chinoise ayant été « retirée des étagères » en Chine. La traduction en anglais vient juste de sortir, avec quasiment le même titre : « Soft Burial » (Burial étant meilleur, mais « enterrement mou » ne sonnait vraiment pas bien).

 

Au milieu des frustrations et tribulations coutumières, il est toujours réconfortant de pouvoir se sentir partie prenante d’une communauté vivante de traductrices. Souvent inconnues. Le plus souvent étrangement hybrides. Comme cette Maïa Hruska découverte grâce à une amie archiviste passionnée de littérature d’Europe centrale : née dans une famille franco-tchèque, élevée en Allemagne et vivant aujourd’hui à Londres. Elle a écrit un essai, « Dix versions de Kafka », publié chez Grasset en 2024, qui revisite l’œuvre de Kafka à travers ses différentes traductions. Où l’on voit nettement les relations croisées entre l’écrivain et son traducteur, et dont ressort la richesse de ces traductions, toutes différentes, mais marquées du sceau de la personnalité du traducteur. Avec bien sûr des incidences historiques.

 

Il y a des rencontres virtuelles qui sont de joyeuses surprises quand on retrouve les livres qui en sont la matérialisation, en quelque sorte, tel ce petit livre que j’avais relégué dans un pli de ma mémoire et que j’ai retrouvé en en cherchant un autre, comme souvent.

 

 

C’est un bref récit, de 25 pages, d’un auteur, Efim Etkind, mort en 1999, qui était un ami de Soljenitsyne et de Brodsky.

 

Le récit s’intitule « La traductrice ». C’est une histoire vraie, contée en flash-back : celle de Tatiana Gneditch, descendante du traducteur de l’Iliade en russe, traduction publiée en 1829 et considérée comme un chef-d’œuvre… de la langue russe.

 

. Elle-même, dans les années 1930, travaillait sur les poètes élisabéthains du 17e siècle, au milieu des purges dont elle se souciait comme d’une guigne. Envoyée dans une prison du NKVD, alors qu’elle avait disparu du monde, elle a traduit en russe, au fond de sa cellule, le Don Juan de Byron.

 

Mais ce petit livre a lui aussi son histoire. Il porte une dédicace : « À Brigitte, de la part de l’éditrice et traductrice Sophie Benech ». Mais la Brigitte à qui il est dédié, ce n’est pas moi, c’est une autre traductrice, une amie qui s’appelle aussi Brigitte, Brigitte A, traductrice du japonais qui m’envoie régulièrement des haikus, et qui connaît Sophie Benech, traductrice du russe et éditrice, passionnée de dessin et de gravure, comme en témoigne la couverture de son livre.

 

L’histoire de la traduction est en filigrane dans ces parcours croisés, et la traduction y prend toute sa signification. Car dans notre monde va-t-en guerre d’extrémismes exacerbés et de nationalismes exaltés, la traduction est aujourd’hui plus que jamais pont nécessaire entre les cultures. Au cœur des humanités.

 

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Bibliographie

(Ouvrages cités)

 

Cassin, Barbara, Éloge de la traduction. Compliquer l’universel, Fayard, 2016.

Eco, Umberto, Dire presque la même chose. Expériences de traduction, traduit de l’italien par Myriem Bouzaher, Grasset, 2006.

Meschonnic, Henri, Poétique du traduire, Verdier, 1999.

 

Fiction

Alameddine, Rabih, An Unnecessary Woman, Corsair, 2013.

Récit

Etkind, Efim, La Traductrice, trad. du russe par Sophie Benech, éd. Interférences, 2012.

Essai

Hruska, Maïa, Dix versions de Kafka, Grasset, 2024.

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[1] Dans le premier dialogue du « De Oratore », publié en 55 av. J.C, l’orateur Crassus inclut dans la formation de l’orateur la lecture d’œuvres littéraires, donc la traduction d’ouvrages grecs, la traduction étant liée elle aussi aux qualités stylistiques définies par ailleurs dans le troisième dialogue du traité.

[2] Traité sur les devoirs d’un traducteur des livres sacrés. Epistola LVII ad Pammachium, §5.

Texte bilingue : https://remacle.org/bloodwolf/eglise/jerome/pammaque4.htm

[3] Walter Benjamin, « La tâche du traducteur » (1923) [in Expérience et pauvreté, traduit de l’allemand par Cédric Cohen-Skalli, Petite bibliothèque Payot, 2011, p. 107 et sq]. Texte original (Die Aufgabe des Übersetzers) publié en guise de préface à la traduction par Walter Benjamin des Tableaux parisiens de Baudelaire. On remarquera ici qu’il s’agit … d’une traduction de l’essai de Benjamin, qu’il est question d’« œuvre littéraire », mais que le terme français est traduit de l’allemand Dichtung qui signifie art poétique, pris ici pour désigner l’ensemble du champ littéraire (comme relevant de la poétique). D’où ipso facto une conception particulièrement noble de l’art du traducteur, résumé ainsi : «  [la « tâche du traducteur » consiste à ] « racheter dans sa propre langue ce pur langage exilé dans la langue étrangère et libérer en le transposant ce pur langage captif dans l’œuvre. » (la langue originale étant elle-même considérée comme imparfaite).

[4] L’Écriture désirante : Marguerite Duras, édition établie et présentée par Anne-Marie Reboul et Esther Sánchez-Pardo, Paris, L’Harmattan, coll. « Espaces littéraires », 2016.


 

     

 

 

 

 

     

 

 

 

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