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Club de lecture « À la page »
(Narbonne)
Compte rendu de la séance du jeudi 17 mars
2022
par Brigitte Duzan, 23 mars 2022
« À la page » est un club de
lecture narbonnais qui se réunit une fois par mois, avec une
programmation mensuelle de deux livres.
Pour
sa
séance du 1er avril
2019, le club avait
déjà programmé deux livres d’écrivaines chinoises qui venaient
d’être traduits :
Un Paradis
de
Sheng Keyi
et
Funérailles molles
de
Fang Fang.
Cette séance, en présence de la
traductrice comme la première fois, était consacrée à deux
autres livres d’écrivaines chinoises récemment traduits en
français par Brigitte Duzan :
-
Le goût sucré des pastèques
volées, de
Sheng Keyi
(éditions Picquier, mai 2021)
-
Sur le balcon,
de
Ren Xiaowen
(L’Asiathèque, mai 2021)
La séance a commencé par un tour
de table de la vingtaine de membres présents. Chacun.e ayant
ainsi pu formuler ses impressions de lecture, Brigitte Duzan a
ensuite repris les principaux thèmes abordés,
en apportant des précisions.
Avis et impressions de
lecture
Écrits certes par deux
écrivaines chinoises contemporaines de la même génération, les
deux livres sont très différents et il semblait a priori peu
évident de tisser des liens entre eux. Ils ont pourtant été mis
en parallèle, sinon en opposition : passé/présent, monde
urbain/monde rural, par exemple.
L’impression générale qui s’est
dégagée de ce tour de table est double : d’une part, un grand
plaisir spontanément retiré de la lecture des Pastèques
volées ; d’autre part, un intérêt et un plaisir d’un autre
type, dans le cas du Balcon, jugé bien plus « dur ». Tout
ceci, bien sûr, avec beaucoup de nuances ouvrant la voie à des
interprétations personnelles.
Des Pastèques au goût sucré
de paradis perdu
Si la lecture des
Pastèques a été un plaisir unanime, voire un « régal »,
c’est pour leur ton nostalgique et très doux de souvenirs
d’enfance évoquant le passé comme un paradis perdu, avec
beaucoup de poésie. À cette poésie s’est ajoutée pour
certaines lectrices l’évocation d’un bonheur simple dans la
pauvreté, et d’un personnage assez extraordinaire d’enfant
sensible sachant jouer d’un rien, avec en filigrane un profond
amour pour la mère et son fabuleux jardin aux légumes géants.
Le plaisir de la lecture était
fondé également sur le rôle des images conçues par l'auteure et
leur interaction avec le texte, et à cet égard l'une des
lectrices a parlé de "ravissement" suscité par les dessins liés
à la délicatesse des textes. Certaines ont par ailleurs été
sensibles aux passages sur le rôle de la lecture, dans le passé
comme aujourd'hui, et aux explications donnée par l’auteure, à
la fin du livre, à propos même des dessins.
Sur ce fond de bonheur envolé,
en lien étroit avec la nature, le regret du passé apporte
une note critique incitant à la réflexion à laquelle des
lectrices ont été sensibles : réflexion sur le changement de la
Chine, sur les énormes problèmes environnementaux perçus à
travers les notes conclusives des différents chapitres ramenant
à la réalité d’aujourd’hui - une campagne dévastée, polluée, où
ont disparu l’étang aux lotus et les grenouilles qui
l’habitaient. Complainte récurrente qui a touché : c’était
tellement bien, tellement mieux avant… On a pu y voir un
manifeste écologique, et certains aspects dans ce domaine comme
dans d'autres – l'éducation par exemple - ont pu être considérés
comme une « audace politique ».
Dans ces souvenirs, pas toujours
« suaves », a aussi été perçu, leur donnant une pesanteur, un
profond chagrin suscité par tant d’élans brisés, tant de peines
et de frustrations, dont la perte (devenue symbolique) du chien
tué. Mais ce qui a frappé, c’est le parti-pris de non
expression de l’émotion : si émotion il y a, elle est
retenue et perle rarement.
Le plaisir de lecture est venu
en particulier de la forme et de l’écriture. Textes
brefs, ils offrent une variété de formules de conclusion dont
une lectrice a dressé un début de catalogue (voir la note
complémentaire ci-dessous). Quant à l’écriture, simple en
apparence, mais en apparence seulement, elle a été unanimement
appréciée, formant des tableaux sensibles d’un univers disparu,
comme celui des lotus rouges au milieu desquels l’enfant allait
chasser les grenouilles dans une bassine chipée à sa mère.
Images retrouvées dans les lavis de l’auteure, d’un style
faussement naïf, illustrant le recueil et loués comme apportant
un complément visuel à la lecture – avec la même poésie, a
remarqué une lectrice, que celle que l’on ressentait à la
lecture du Paradis.
Douce nostalgie qui en fait,
conclut une lectrice, un livre proustien, recherche du
temps perdu, sinon retrouvé.
La dure réalité du Balcon
En comparaison, Sur le
balcon a été jugé beaucoup plus dur, d’une
lecture moins amène mais apportant une vision très intéressante,
dans son style acéré, de la Chine urbaine d’aujourd’hui. Si la
lecture a parfois été malaisée, c’est aussi en raison de la
difficulté à repérer les personnages en raison de leurs noms,
parfois très proches.
Si ce livre ne comportait pas
d'illustrations, la couverture a été appréciée, comme très
évocatrice de la société décrite.
La forme
a parfois surpris, à mi-chemin entre la nouvelle et le roman.
Mais la construction a été appréciée, construction toute en
tension, dit une lectrice, comme un « bijou » dit une autre :
trois parties en trois lieux, resserrées dans le temps, avec une
chute ouverte, inattendue car contraire aux habitudes,
c'est-à-dire ambiguë, qui ajoute à la force du récit – un récit
mené comme une sorte de course-poursuite à la suite du prélude,
quasi "hitchcockien" selon une lectrice, suivi d'un flashback,
mais se jouant des codes du genre avec une fausse narration
policière laissée ouverte à la fin, selon une problématique
lancinante digne de Hamlet : dois-je venger mon père, et
comment ?
Plus agressif, plus douloureux,
le style, aussi, a été apprécié : art de « zoomer sur les
miettes », dit une lectrice, miettes véritables de la galette
qui s’effrite sur le menton quand on la mange, miettes plus
symboliques au niveau des détails des descriptions, celle qui a
le plus frappé étant sans doute la vision trash, en prélude au
récit, de la rue la nuit, avec son rat écrasé au milieu de la
chaussée dont ne restent que quelques poils. Art de l’ellipse
aussi dont est citée en exemple la (non) description de la mort
du père, évoquée au détour d’une phrase : le lendemain de sa
mort… Art poétique enfin : art de « zoomer », ici, « sur un
rayon de soleil au milieu des détritus »… poésie, cependant, qui
est surtout apparue, pour certaines, en deuxième lecture.
Au-delà de la forme, néanmoins,
c’est surtout le fond qui a retenu l’attention, par la
captation de l'air du temps : la description de la ville
qu'accompagne un mal de vivre commun à tous les personnages. Si
les Pastèques était un souvenir nostalgique du passé,
le Balcon est un constat acerbe du présent. Ce qui
a frappé, c’est la précarité générale qui transparaît dans le
récit, et, en lien avec cette précarité, une structure
compartimentée de la ville où les migrants internes n’ont qu’une
place marginale, et même à la limite de la légalité, sans
oublier la corruption qui règne, évoquée à bas bruit. A été
remarquée l’absence de jugement moral dans la narration
elle-même.
Bien qu’une lectrice ait trouvé
les personnages un peu caricaturaux, ils ont dans l’ensemble été
jugés bien campés, en particulier le personnage principal, cet
anti-héros ayant vécu sous la coupe d’un père autoritaire ne lui
laissant aucune initiative ni liberté. Une lectrice souligne en
outre, pour la déplorer le rôle de victime attribué aux
personnages féminins : mère lointaine et elle-même
marginalisée de Yingxiong, mère absente de son collègue au
restaurant qui la rejette (abandonné par sa mère il la
préfèrerait morte, dit-il), jeune fille handicapée, femme de
passage en ville, impitoyablement volée par Yingxiong comme
« exercice d’apprentissage » pour se former le caractère.
Les hommes, cependant, ne sont
pas mieux lotis : le père de Yingxiong, bien sûr, avec ses gants
blancs signalant son faible statut social, mais surtout le
responsable de sa mort, apparemment cadre ayant une grande
autorité, mais en fait père d’une jeune handicapée dont il doit
s’occuper…
Finalement, la ville apparaît
scindée entre pauvres, réduits aux combines pour s’en tirer, et
riches, sans scrupules. Sur le balcon dresse un
tableau sombre de la Chine moderne qui a beaucoup frappé.
Une société bloquée, compartimentée, mortifère, impitoyable pour
les laissés-pour-compte, un monde sans espoir. C’est cela qui a
fait du Balcon une lecture « dure » dans
l’ensemble, mais sans manquer pour autant de charme, une
lectrice ayant évoqué "une poétique de l'air vicié du temps".
Commentaires de Brigitte
Duzan et discussion
Les commentaires ont porté sur
les principaux thèmes abordés, relevés au cours des avis
exprimés, qui apportaient une approche intéressante des deux
livres sous divers angles de vue.
La forme
Les avis concernant la forme
valaient tout autant la peine d’être notés et approfondis dans
un cas comme dans l’autre :
- pour
les Pastèques, la forme récit + conclusion en forme de
réflexion, voire de morale, reprend une forme classique de récit
qui remonte aux origines de la nouvelle en Chine : ce qu’on
appelle le xiaoshuo - xiao pour petit et shuo
pour dire - c’est-à-dire des propos futiles et sans
importance comme ce que l’on se raconte pour passer le temps le
soir au coin du feu. C’est l’origine du conte, de la fable et de
la nouvelle. Ces courts récits se sont développés grâce à l’art
des conteurs, en littérature orale, et, sous diverses
influences, ils ont souvent pris un aspect didactique, avec une
conclusion en forme de réflexion souvent moralisatrice comme
dans les Pastèques : fables bouddhistes, histoires
moralisatrices pour l’éducation des femmes ou la diffusion de la
morale confucéenne en général.
- Pour
le Balcon, la forme est celle de ce qu’on appelle en
français novella en empruntant le terme à l’anglais faute
de terme français. En chinois, il s’agit d’une forme bien
définie, en nombre de caractères, entre la nouvelle courte et le
roman, qui est en fait une « nouvelle longue » de par sa
terminologie même. La novella se dit en chinois
« nouvelle moyenne » (zhongpian
xiaoshuo), et cette nouvelle moyenne s’est développée à
partir de la nouvelle courte, surtout à partir des années 1980
(au moment de la renaissance de la littérature après la
Révolution culturelle), afin de pouvoir intégrer un
développement narratif que ne permettait pas la nouvelle courte.
Elle reste marquée, au moins chez les meilleurs auteurs, par la
recherche formelle (style et construction). C’est le plus
« pointu » aujourd’hui en littérature chinoise de fiction, le
roman ayant du mal à se renouveler.
Le fond
Les deux livres apportent une
vision complémentaire de la Chine d’aujourd’hui :
- Le
Balcon est une vision
sans concession d’une société divisée non tant entre riches et
pauvres, mais plutôt entre couches défavorisées qui n’ont guère
d’espoir de s’en sortir, et couches « supérieures » qui sont un
peu au-dessus de la mêlée, grâce à leur niveau d’études, et
leurs relations, mais qui mènent quand même une existence
difficile car toujours menacée dans un climat de compétition
extrême.
La ville reste attirante pour
les ruraux qui peinent à vivre de la terre, mais Ren Xiaowen
montre bien à quel point c’est un rêve illusoire pour les
migrants qui n’ont même pas une existence légale faute des
papiers qui leur assureraient le droit à la résidence en ville.
Car il n’est pas question en Chine de déménager comme bon vous
semble ; il existe un passeport intérieur nommé hukou
(dont il est question dans l’histoire) qui assigne à chaque
famille, et à chacun en son sein, un lieu de résidence dont il
est très difficile d’obtenir le changement.
- Dans
Les Pastèques, Sheng Keyi offre une vision dédoublée :
souvenirs du passé d’autant plus nostalgiques que la réalité du
présent est sombre. Le passé est aussi d’autant plus nostalgique
que c’est celui de l’enfance, les souvenirs retenant surtout les
bons côtés de la vie au village d’antan, avec la mère comme
figure tutélaire et le jardin comme paradis perdu.
La réalité du présent, en
regard, est quasiment cauchemardesque, mais dans un autre sens
que dans le récit de Ren Xiaowen : ici ce sont surtout les
dommages irréversibles causés à la nature qui sont cause de
tristesse, mais aussi parce qu’ils sont liés à une perte
parallèle et générale de valeurs morales et, chez les citadins,
du lien à la terre qui, directement ou indirectement, assurait
la perpétuation de ces valeurs. Si l’environnement est
désespérément pollué, les esprits le sont tout autant.
Les deux livres, dans le fond,
sont aussi sombres l’un que l’autre, chacun à sa manière.
Notes sur quelques autres
thèmes abordés lors de la discussion
- sur
la symbolique du titre du recueil de Sheng Keyi,
soulignée par une lectrice : c’est quand elles sont volées que
les pastèques sont les meilleures. Titre choisi pour le recueil
par l’éditrice, alors que le titre original était plus banal et
plus neutre : Souvenirs du pays natal.
- sur
les différentes fins de chapitres (dans les
Pastèques) :
o
une morale à la La
Fontaine : "Les hommes ont leur part de bestialité, les
animaux ne sont pas dénués d'humanité. Le Lapin aux abois peut
mordre, l'excès d'oppression acculer à la révolte."
o
un conseil, une
conduite à tenir
o
une synthèse
comparant le présent et le passé
o
une explication
o
une question
o
un jugement moral
o
une autocritique
: "n'est-il pas risible de pleurer un malheureux légume
?"
o
etc.
- sur
les femmes (dans Le balcon) : femmes
marginalisées, voire victimisées, épouses réduites au silence,
mères absentes, jeunes handicapées à la merci de grigous qui les
exploitent (comme dans Paradis), la liste est longue et
désespérante, mais lucide. La femme continue d’être une
non-entité sociale ; même si c’est beaucoup moins vrai dans les
nouvelles générations, le mariage reste la norme qui offre à la
femme son statut dans la société, avec devoir de procréation,
pour la famille et la nation.
Mais avec les limites imposées
par la loi, contre quoi s’insurge Sheng Keyi dans ses romans,
fustigeant l’appropriation du corps de la femme par l’Etat.
À cet égard, des lectrices
manifestent leur intérêt pour d’autres textes de Sheng Keyi,
dans des genres différents.
La séance,
commencée à 18h30, est levée vers 20h30, la discussion se
poursuivant autour d’un verre de champagne et de douceurs
culinaires concoctées par les membres du Club.
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