|
Club de lecture de littérature
chinoise
Compte rendu de la séance du 15
juin 2022
et annonce de la séance de
rentrée
par Brigitte Duzan,
18 juin
2022
I.
Compte rendu de la séance du 15 juin
Faisant suite à la
séance du 18 mai
consacrée aux sources de
la légende du
Serpent blanc,
la séance de ce mois de juin, dernière de l’année
2021-2022, était consacrée à la novella de
Yan Geling (严歌苓)
« Le
Serpent blanc » (《白蛇》),
initialement publiée en 1998 dans la revue Octobre
(n° 5), et publiée en traduction française en avril
2022 à L’Asiathèque.
Une fois tout le
monde installé dans la moiteur de cette fin
d’après-midi de juin, et après le désormais
traditionnel échange de livres qui circulent de main
en main d’une séance à l’autre, la séance a débuté
selon la règle par les avis des présent.e.s, très
positifs à une exception près.
A.
Les avis
S’agissant
d’un récit particulièrement complexe, les avis
|
|
La revue octobre, n°5
1998 |
exprimés ont ouvert le champ
à des interprétations et appréciations diverses, en écho à la
personnalité de chacun.
Les traits généralement
appréciés tiennent, dans l’ensemble, à la construction et au
style ainsi qu’à l’évolution subtile des personnages, outre le
fait que le récit apparaît comme incroyablement moderne.
1)
Construction et style
La construction en
trois parties définies par leur style est sans doute
ce qui a été le plus diversement commenté :
- rapport officiel
représentant l’autorité, et rappelant aussi la voix
des oppresseurs de la légende ;
- rumeur publique
indiquant la voix du peuple, et à travers elle la
pression sociale imposant des normes s’ajoutant à
celles de l’autorité politique ;
- histoire secrète,
reflétant en profondeur des sentiments et
motivations intimes des personnages, où l’auteure
fait preuve de tout son talent d’analyse et
d’écriture.
Il a été souligné
que le fantastique inhérent à la légende a été gommé
de l’histoire. Le récit reste dans le domaine du
réel, avec cependant une légère aura de mystère :
celui qui subsiste longtemps sur l’identité et le
passé de Xu Qunshan, et celui qui plane sur les
troubles dépressifs de Sun Likun, décrits en termes
poétiques, comme une envolée dans le rêve. Même sa
transformation physique –
|
|
Bai she 《白蛇》, éd. 2014 |
avec ce rien de sauvage
et d’animal qui pourrait être quasiment surnaturel traité dans
un style différent – est dépeinte en termes d’exercices
quotidiens de remise en forme, jusqu’à retrouver la souplesse …
du serpent.
Dans ce contexte, ce qui a été
beaucoup apprécié, c’est la progression subtile du récit qui
procède par allusions et touches successives faisant intervenir
flashbacks et journal intime (à la première personne) pour peu à
peu semer le trouble dans l’esprit du lecteur comme dans celui
de Sun Likun quant à l’identité réelle de son jeune visiteur.
Beaucoup appréciés également :
- d’une part la poésie des
descriptions, y compris celle de la métamorphose de Sun Likun :
une Sun Likun privée de miroir et admirant sa silhouette dans
l’ombre portée sur le mur.
- d’autre part l’humour
corrosif avec lequel Yan Geling dépeint le quotidien (ouvriers
du chantier et gardiennes), les préjugés, les idées toutes
faites, en particulier sur les femmes, ainsi que la langue de
bois.
2)
Satire socio-politique
Plusieurs lectrices
ont souligné l’habileté avec laquelle ce récit ainsi
structuré permet, de diverses manières, de traduire
l’esprit du temps, avec en arrière-plan une critique
socio-politique :
- contrôle
omniprésent du pouvoir politique ;
- satire des
préjugés, de l’uniformisation de la pensée, de la
peur de toute « déviation » des normes ;
- dénonciation de
la violence latente dans la société, et en
particulier des femmes vis-à-vis des femmes (épisode
frappant où les infirmières, aidées d’autres
patientes, imposent manu militari à Shanshan une
vérification de son sexe).
- dénonciation du
puritanisme ambiant, entraînant une propension
générale au fantasme décrite avec une ironie
mordante, et réjouissante, tant chez les ouvriers
que chez les gardiennes, et même chez les simples
spectateurs des spectacles de danse. Puritanisme
pouvant même entraîner voyeurisme, et même
voyeurisme officiel, est-il souligné |
|
Bai she《白蛇》, rééd. 2018 |
en citant les autocritiques demandées à Sun Likun.
Habileté aussi avec laquelle
cette satire sociale, s’attaquant aux travers d’une société
interdisant tout individualisme au profit du règne suffoquant de
la collectivité, débouche sur une réflexion sur le genre, et le
statut de la femme. Mais cette réflexion s’achève par une
constatation désabusée sur l’inéluctable réintégration des deux
femmes dans la norme sociale, avec mariage à la clef – bien que
la fin ouverte du récit laisse planer un doute sur l’issue de
l’histoire.
Commentaire a posteriori
Cette fin est bien conforme à
la tradition (confucéenne) : que ce soit Hua Mulan (花木兰)
ou Du Liniang (杜丽娘)
dans le
Mudanting (《牡丹亭》)
comme on l’a vu lors de la
séance du club de lecture
consacré à cette pièce,
les femmes rebelles et hors normes finissent toujours par
rentrer dans l’ordre du giron familial, et se marier si elles ne
l’étaient pas. En fait, jusqu’à aujourd’hui, si les héroïnes de
la littérature chinoise (et du cinéma) se révoltent et se
battent, c’est pour épouser l’élu de leur cœur. Leur liberté ne
dépasse pas les strictes normes sociales préservant l’ordre
établi. Autrement c’est la pagaïe, et les femmes le paient.
3)
Parallèles avec la légende
Les parallèles avec
la légende du Serpent blanc sont évoqués et discutés
en notant que :
- le personnage de
Xu Xian a disparu, ne restent que les deux serpents
en présence, le pouvoir maléfique du moine Fahai
étant présent dans la voix officielle.
- le récit de Yan
Geling est inspiré de la version de la légende
immortalisée par Tian Han, et non celle de
Feng Menglong (冯夢龙)
représentant la vision traditionnelle de la femme
sous les Ming, exprimée dans la conclusion de son
récit : il faut faire attention à ne pas se laisser
égarer par les femmes. Dans ces conditions, le moine
Fahai apparaît chez lui comme un sauveur. Chez Yan
Geling au contraire, comme chez Tian Han, c’est le
Serpent vert qui est le sauveur du Serpent blanc,
après un combat dramatique contre les ruses
déployées par un Fahai escroc qui a volé les
attributs du Bouddha pour asseoir son pouvoir
diabolique. Et ici, habileté soulignée, c’est en
redonnant le goût de la danse à Sun Likun que
Shanshan/Serpent vert lui redonne goût à la vie. |
|
Le Serpent blanc
(L’Asiathèque) |
- on retrouve par ailleurs le
cadre de la légende d’une part dans le bâtiment où est
emprisonnée Sun Likun, qui est comme une image de la pagode Lei
Feng, et d’autre part dans les décors entreposés dans la
chambre-cellule de Sun Likun, dont l’un, en particulier,
représente le Pont brisé…
Commentaire a posteriori
C’est l’un des plus beaux
passages de la novella : celui où Sun Likun, surprise par
l’arrivée inopinée de son visiteur officiel se réfugie derrière
l’une des toiles de scène entreposées contre le mur de sa
chambre, sur laquelle est représenté le Pont brisé, lieu de
rencontre emblématique, au bord du lac de l’Ouest, du Serpent
blanc et de Xu Xian :
那个青年背着手站在她面前。他背后是层层叠叠的败了色的舞台布景。他带一点嫌弃,又带一点怜惜地背着手看她从那乌糟糟的毛巾中升起脸。[…]
她突然意识到他就站在“白蛇传”的断桥下,青灰色的桥石已负着厚厚的黯淡历史。
Le jeune homme était là,
debout devant elle, les mains derrière le dos. Derrière lui
étaient entassés des amas de décors de théâtre défraîchis. Les
mains derrière le dos, il la regardait relever la tête de cette
serviette immonde avec un léger mélange d’aversion et de
pitié.[…] Elle réalisa alors soudain qu’il se tenait devant le
décor du Pont brisé de la « Légende du serpent blanc ». La
pierre gris clair du pont portait en elle les traces profondes
de cette sombre histoire.
(L’histoire secrète, traduction
p. 45)
4)
Modernité
Ce qui a beaucoup frappé, c’est
la modernité de ce récit, bien qu’il soit situé dans les années
1970 et qu’il ait été écrit et publié à la fin des années 1990.
La réflexion sur le genre est peu courante, et l’homosexualité
féminine rarement abordée dans la littérature chinoise.
Commentaire a posteriori
C’est un fait : autant
l’homosexualité masculine était courante dans la société
chinoise, et parfaitement acceptée, en particulier chez les
lettrés et amateurs d’opéra, autant l’homosexualité féminine
était « inexistante ». On n’en trouve que très peu de traces
dans la littérature chinoise du Continent, aujourd’hui comme
hier.
Voir :
http://www.chinese-shortstories.com/Histoire_litteraire_feminine_chinoise_histoire_IV.htm
(où l’on trouvera évoqués trois
récits de Pu Songling, auquel sera consacrée la deuxième séance
du club de lecture, à la rentrée).
La modernité du récit est
effectivement étonnante, tant par son style et sa structure que
par sa thématique qui en font presque une œuvre d’avant-garde
dans le contexte des années 1990 mais encore aujourd’hui. Il est
remarquable que la novella a été plusieurs fois rééditée
dans des recueils depuis la publication initiale de 1998, et
encore en 2018 !
Mais la situation a évolué.
Aujourd’hui en Chine, les romans de Yan Geling sont « retirés
des étagères »,
et son nom a même été retiré du générique du film de Zhang Yimou
«
One
Second » (《一秒钟》)
qui, comme « Coming
Home » (《归来》),
est pourtant inspiré d’un passage de son roman « Le criminel Lu
Yanshi » (《陆犯焉识》).
5)
Réminiscences de lecture
a)
Réflexion sur le corps
La question de la liberté de
disposer de son corps a été rapprochée de celle qui se pose à
beaucoup de sportifs, en particulier ceux vivant sous un régime
autoritaire. Une lectrice évoque son souvenir du livre de Lola
Lafon « La Petite Communiste qui ne souriait jamais »,
reconstitution historique de la vie de la gymnaste Nadia
Comaneci dans la Roumanie des années 1970 et 1980. « Une Lolita
olympique … écolière de 14 ans à la silhouette de jeune
garçon… » Sun Likun pour l’incroyable célébrité, Shanshan pour
le look androgyne. Et le même questionnement sur le corps de la
femme, inventé, formaté, évalué.
La même lectrice évoque en
outre des souvenirs personnels suscités par la description
pleine d’humour des livres interdits couverts de pages de
journaux officiels, un peu comme des cache-sexes, pour camoufler
ce qu’on ne saurait voir.
b)
Parallèle avec Brecht
La séance avait débuté par un
avis original replaçant le récit de Yan Geling dans un contexte
plus vaste en faisant un lien entre « Le Serpent vert » et ses
ambiguïtés identitaires avec la pièce de Brecht achevée en 1940
et traduite en français « La Bonne Âme du Se-Tchouan ».
Dans cette pièce écrite comme une parabole, la jeune prostituée
Shen Te au centre de l’histoire s’appuie, pour tenter d’échapper
aux menaces qui pèsent sur elle, sur un cousin fictif qui n’est
autre qu’un avatar d’elle-même, Shui Ta.
Commentaire a posteriori
Les deux personnages de Shen Te
et Shui Ta rappellent en effet le Serpent blanc et le Serpent
vert tels que revisités par Yan Geling : l’une fragilisée par la
pression sociale, l’autre drapé dans l’autorité d’un prétendu
homme d’affaires, comme Shanshan dans le manteau militaire
hérité de son frère. Mais les indications scéniques de Brecht,
prévoyant un masque pour l’actrice jouant le double rôle Shen
Te/Shui Ta, orientent l’interprétation du personnage vers le
double plutôt que l’ambiguïté de genre qui sous-tend les
personnages du récit de Yan Geling.
B.
Lecture complémentaire
Le programme de
cette séance ne comportait pas de lectures
complémentaires, mais deux romans avaient été
mentionnés à titre d’information :
- l’un
traduit en français : « Fleurs de guerre » (《金陵十三钗》)
– roman dont s’est inspiré Zhang Yimou pour son film
« Flowers
of War » (《金陵十三钗》),
ce qui a motivé la traduction, en anglais comme en
français.
- l’autre
paru en 2008 et pour l’instant traduit seulement en
anglais, sous le titre « Little
Aunt Crane » (Xiǎoyí
Duōhé 《小姨多鹤》).
C’est ce dernier
roman qu’une lectrice a préféré au « Serpent
blanc » : une lecture qui l’a passionnée, l’a émue
aux larmes, et qu’elle a chaudement recommandée aux
autres membres du club, en souhaitant que le roman
soit traduit et publié en français pour être plus
facilement accessible. |
|
Xiǎoyí Duōhé 《小姨多鹤》 |
C’est sur ce dernier avis de
lecture que s’est terminée la séance, rendez-vous étant donné à
la rentrée, fin septembre, après un rappel du programme de
l’année à venir.
II. Prochaine séance
et rappel du programme de
l’année 2022-2023
La première séance de la
rentrée 2022 aura lieu le mercredi 28 septembre, avec une
séance consacrée aux mémoires d’Ai Weiwei, où il est beaucoup
question de son père, le poète
Ai Qing (艾青). Ce
sera donc l’occasion de se familiariser un peu avec ce poète
méconnu.
Programme de lecture
- Mille
ans de joies et de peines,
Ai Weiwei, trad. de l’anglais et du chinois par Louis
Vincenolles, Buchet-Chastel, coll. « Essais et documents »,
2022, 432p.
Sur Ai Qing :
- Ai Qing, selected poems,
trad. Robert Dorsett, avant-propos d’Ai Weiwei et introduction
du traducteur, Crown, 2021, 128p.
- Premier voyage en Chine,
suivi de Hommage à Ai Qing et Rencontrer Ai Qing, Louis
Levionnois, éditions Les Cent Fleurs,1989, 208p.
Programme de l’année
2022-2023
http://www.chinese-shortstories.com/Clubs_de_lecture_CLLC_programme_2022_2023.htm
Le Serpent blanc, présenté,
annoté et traduit du chinois par Brigitte Duzan,
collection « Novella de Chine », L’Asiathèque, avril
2022, 144 pages.
|
|