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Club de lecture de littérature chinoise

Compte rendu de la séance du 18 mai 2022

et annonce de la séance suivante

par Brigitte Duzan, 22 mai 2022 

 

I. Compte rendu de la séance du 18 mai

 

La séance de ce mois de mai était consacrée aux sources de la légende du Serpent blanc, préalablement à la séance du 15 juin consacrée à la novella de Yan Geling (严歌苓) « Le Serpent blanc » (《白蛇》).

 

A. Programme de lecture

 

Le programme de lecture comportait une série de textes où apparaissent divers traits constitutifs de la légende à ses origines : histoires de serpents remontant à un fond de récits de conteurs repris et développés ensuite dans des recueils de contes. Tous ces récits relèvent du fantastique ou zhiguai (志怪) qui est l’une des formes les plus anciennes du xiaoshuo, le récit de fiction à la source de la nouvelle en Chine.

 

1. Trois contes aux sources de la légende dans :

- Contes de la Montagne Sereine ou Qingping shantang huaben (《清平山堂本》) [1], recueil de récits de conteurs en langue vernaculaire édité par le bibliophile Hong Pian (洪楩) vers 1550 (sous les Ming), traduit, présenté et annoté par Jacques Dars, préfacé par Jeannine Kohn-Etiemble, coll. « Connaissance de l’Orient »  dirigée par Etiemble, Gallimard/Unesco, 1987, 584 p [2].

1/ Li Yuan sauve un serpent rouge à Wujiang ou Li Yuan Wujiang jiu zhu she李元呉江救朱蛇, pp. 202-217.

2/ Les trois stūpas du lac de l’Ouest ou Xihu san ta ji《西湖三塔记》, pp. 248-265.

Une « chantefable » des Song (宋人词话)

3/ Les trois monstres de Luoyang ou Luoyang sanguai ji《洛阳三怪记》, pp. 334-350.

Conte qui présente des analogies avec le précédent.

 

Les Contes de la Montagne Sereine

 

2. En complément :

 

Contes populaires du Lac de l'OuestÉditions en langues étrangères (Pékin), 1982/1986. 

Recueil de vingt récits, dont « Le serpent blanc » pp. 13-39. Conte en huit parties qui comporte les principaux éléments de la légende, le serpent blanc étant désigné du nom, que l’on retrouve dans beaucoup d’autres textes-sources, de Bai Niangzi (白娘子), la Dame en blanc :

1/ Lü Dongbin. L’immortel devenu vendeur de boulettes

2/ Le banquet des pêches. Où Bai Niangzi conçoit le désir d’aller visiter le monde des humains pour voir l’enfant qui avait vomi la pilule qu’elle avait avalée.

3/ L’homme le plus grand et le plus petit. Où Bai Niangzi sauve le petit serpent vert (Xiao Qing 小青) et rencontre Xu Xian (许仙) en trouvant le sens de la charade.

4/ La fête des Bateaux-Dragons. Où Xu Xian découvre la nature de serpent de sa femme.

5/ L’amadouvier. Où Xiao Qing va chercher de l’amadouvier aux monts Kunlun pour sauver Xu Xian.

6/ L’inondation du temple de Jinshan. Où la tortue rivale

 

Contes populaires du Lac de l'Ouest

de Bai Niangzi se transforme en bonze nommé Fahai (法海). Il enferme Xu Xian dans le monastère de Jinshan (金山寺).

7/ Le diadème d’or. Où Xu Xian réussit à s’enfuir. Mais Fahai emprisonne le serpent blanc dans son bol magique qu’il enferme dans la pagode Lei Feng (雷峰塔).

8/ L’écroulement de la pagode Lei Feng. Où le bouddha sauve les deux serpents. Fahai se sauve dans le ventre du crabe.

 

- Le Serpent blanc, recueil de contes de Feng Menglong (冯夢龙), Éditions en langues étrangères (Pékin), 1994. Le serpent blanc pp. 229-262. Un modèle élaboré de la légende. 

Conte tiré du recueil « Propos pénétrants pour avertir le monde » ou Jǐngshì tōngyán (警世通言》), deuxième des « Trois propos » (Sān yán 三言), paru en 1624. Juan 28 : « La Dame en blanc à jamais emprisonnée sous la pagode Leifeng » (Bai Niangzi yong zhen Leifeng ta 白娘子永镇雷峰塔).

Texte chinois en ligne : http://www.dushu369.com/gudianmingzhu/HTML/9910.html

 

3/ Traduction de trois textes tirés du Taiping Guangji (《太平广记》) pour le club de lecture :

-   Deux brèves histoires de serpent du juan 456 : « Zhu Jin » et « Le lettré de Taiyuan* »

-   Une autre histoire de serpent, tirée du juan 458 : « Li Huang »《李黄》(traduction en cours). Il s’agit d’un prototype de l’histoire du Serpent blanc avec un développement narratif plus important que pour la plupart des autres textes de l’anthologie.

[Le jeune Li Huang est envoûté par une jeune veuve en blanc qui est en fait un serpent. Elle le reçoit dans une superbe demeure où elle lui offre trois jours de plaisirs. Quand il rentre chez lui, il tombe malade, son corps se liquéfie, il ne reste bientôt plus que sa tête. Quand on part ensuite à la recherche de la femme en blanc, on ne trouve qu’une maison abandonnée dans un jardin en friche où les voisins disent voir, de temps en temps, un serpent blanc au pied d’un robinier desséché].

 

*« Le Lettré de Taiyuan » est tiré du recueil compilé sous la dynastie des Jin par Gan Bao (干寶) « À la recherche des esprits » ou Soushenji (《搜神紀》) dont on trouve d’autres extraits en traduction française :

À la recherche des esprits, trad. présenté et annoté sous la direction de Rémi Mathieu, Gallimard/Unesco, coll. « Connaissance de l’Orient » , 1992, 360 p.

 

La majorité des participants à la séance avaient lu les trois contes du Qingping shantang et les deux textes du Taiping Guangji, quelques membres avaient ajouté à leur lecture « Le Serpent blanc » des contes du lac de l’Ouest, mais personne n’avait réussi à se procurer le texte de Feng Menglong qui est décidément introuvable. L’unique exemplaire de Brigitte Duzan va circuler dans le groupe, mais n’a donc pas fait l’objet de commentaires.

 

B. Avis et commentaires

 

À la recherche des esprits

 

D’entrée de jeu, les avis ont été quasi unanimement positifs, témoignant d’un grand plaisir de lecture, à une exception près : celle d’une lectrice qui se déclare rétive de manière générale au genre du fantastique, en regrettant d’être incapable de l’apprécier. Point de vue que les divers commentaires suivants ont tenté de battre en brèche en lui donnant des raisons de le réviser, au moins pour ce qui concerne les Contes de la Montagne sereine.

 

Plaisir de lecture

 

S’il est fait état d’un plaisir de lecture, il est de plusieurs ordres et de diverses natures :

 

1/ Ces contes sont situés dès les premières pages dans un contexte géographique très précisément décrit, comme par un voyageur dans un carnet de voyage, et on peut suivre à loisir les pérégrinations des personnages comme dans la vie réelle. On les suit au cours de leurs déplacements d’un poste à l’autre, d’un district à un autre, à une période déterminée, tel Li Yuan dans le premier des contes au programme :

« il traversa le Yangzi, atteignit Runzhou et prit un petit bateau pour aller jusqu’à Hangzhou…etc. »

Et quand il parvient à Wujiang, vers le milieu de l’après-midi nous est-il précisé :

« admirant de son bateau le paysage de Wujiang qui ne le cédait en rien au Tableau de la Xiao et de la Xiang, [il] était au comble de la joie. Il ordonna au batelier d’amarrer son embarcation près du Grand Pont. Après quoi il descendit sur la berge, se rendit sur le pont, s’en fut au Kiosque de l’Arc-en-ciel où il s’assit et, accoudé à la rambarde, laissa son regard se perdre dans le panorama du Lac Majeur. »

 

Note de Brigitte Duzan 

 

Ces passages descriptifs sont éminemment évocateurs, et les premières pages de ce conte sont représentatives.

Nous sommes dans le Jiangnan, le « sud du fleuve » (Yangzi), une région de lacs et de rivières qui étaient les principaux modes de transport et de déplacement. On voyage en bateau. Li Yuan se dirige de la rive sud du Yangzi (de Runzhou (润州), district de Zhenjiang), vers Hangzhou, plus au sud, en passant par le lac Tai (Taihu 太湖), traduit lac Majeur.

Wujiang (吴江) est une subdivision de la ville-préfecture de Suzhou, à une vingtaine de kilomètres de la ville, au bord du lac. C’est aujourd’hui un endroit touristique, avec ses vieilles maisons au bord de l’eau.

La description de l’auteur- conteur suggère visuellement la beauté du site, et le fait non seulement en évoquant les sites célèbres de la ville (le pont, le kiosque), mais aussi une peinture qui l’évoque encore mieux pour un public lettré. Le Tableau de la Xiao et de la Xiang dont il est question est sans doute une référence à la peinture Xiaoxiang tu (《潇湘图》) de Dong Yuan (董源), de la dynastie des Tang du Sud (943-960), l’un des dix royaumes du sud pendant la période des Cinq Dynasties.  Bien qu’il s’agisse de la région du lac Dongting (洞庭), dans le Hunan, le paysage est typique de la région du Jiangnan, le « sud du fleuve », et Dong Yuan représentatif de l’école de peinture de paysage « du sud » (南方山水).

 

 

Xiaoxiang tu, de Dong Yuan (peinture sur soie, musée du Palais, Pékin)

 

 

Mais c’est aussi, dans l’imaginaire d’un lettré postérieur, une référence à plusieurs célèbres rouleaux de la dynastie des Song, brièvement cités par Jacques Dars dans sa note 19 : les « Huit vues des rivières Xiao et Xiang » (Xiaoxiang ba jing 潇湘八景), ensemble conçu par le peintre de la cour impériale Song Di (宋迪) sous le règne de l’empereur Renzong (仁宗) au 11e siècle. Les huit tableaux, bien répertoriés, sont perdus, mais en ont inspiré d’autres au siècle suivant. Ces peintures ne sont pas des paysages réels, plutôt des paysages imaginaires, qui valent pour leur pouvoir évocateur et poétique. Ainsi l’un des rouleaux sur ce thème, de Li Shi (李氏), datant du 12e siècle, est-il un « voyage imaginaire » dans la région des rivières Xiang et Xiao (Xiaoxiang woyou tu《潇湘卧游图》), littéralement « voyage couché », ce qui implique un voyage en rêve, tandis qu’un autre, de Mi Youren (米友仁), daté 1135, est intitulé « Vue merveilleuse de la Xiao et de la Xiang » (Xiaoxiang qiguan tu《潇湘奇观图》).

 

 

Li Shi, voyage imaginaire dans la région des rivières Xiao et Xiang (encre sur papier)

 

 

 

Mi Youren, Vue merveilleuse de la Xiao et de la Xiang (encre sur papier)

 

 

En ce sens, la description du voyage et du paysage est certes précise, mais l’évocation du tableau apporte une note d’évasion par symbiose avec les lettrés des Song qui ont laissé leur appréciation des lieux en peinture et en poèmes, selon une longue tradition. Le conte se poursuit d’ailleurs par une leçon d’histoire locale à partir de celle d’un temple dont un mur se distingue dans le paysage. Puis on est soudain ramené à la réalité, et au cœur du récit, par le bruit d’une bande de gamins s’amusant à frapper un petit serpent… le petit serpent rouge aux yeux dorés que va sauver Li Yuan par compassion, et qu’il va « libérer » : on est dans le registre bouddhique, dans la tradition de « libération des animaux » ou fàngshēng (放生) permettant de gagner des mérites.

 

Ce sont cependant surtout les descriptions du lac de l’Ouest, en particulier tout au long des six pages du prologue (dans la traduction française) de l’histoire des « Trois stūpas », qui ont suscité l’adhésion :

            …這西湖是真山真水,一年四景,皆可遊玩。

Ce lac de l’Ouest, ce sont de vrais monts et de vraies eaux, à longueur d’années et en toute saison on peut s’y promener et y muser.

便是扇面上畫出來的 : on dirait un paysage peint sur éventail…[3]

 

Lignes lues comme une invitation au voyage, pour aller ou revenir sur les lieux, même si on ne les reverra bien sûr pas tels qu’ils nous sont décrits, ni même tels qu’on a pu les voir dans le passé. La discussion digresse un moment sur quelques souvenirs nostalgiques du lac de l’Ouest , que Françoise Josse, qui y est allée en 1979, se rappelle avoir vu bordé de bâtiments de l’armée… souvenir démythifiant qui n’a pas empêché de revenir bien vite à la légende. 

 

Pour souligner la beauté des poèmes dont sont émaillés ces trois textes du Qingping shantang, Zhang Guochuan fait de son côté un parallèle entre la description du parc abandonné dans « Les trois monstres de Luoyang » et celle du parc également désolé où Liu Mengmei découvre le portrait de Du Liniang dans le « Pavillon aux Pivoines » (Mudanting《牡丹亭》) qui date à peu près de la même époque [4] – c’est la même tristesse qui se dégage de ces lignes :

 

Pavillons délabrés, gravois,

Enclos et rampes de guignols ;

Qui sait quand en ce parc on s’en venait muser ?

On a dû, autrefois, y danser, s’amuser !

Tout est brisé au Kiosque de la Brise, triste

Amas de ronce et d’herbe, qui seules subsistent ;

L’Arbre du Clair-de-lune est, lui, tombé à terre,

Les fleurs des champs l’enserrent en rouge parterre.

(Contes de la Montagne Sereine, 338-339)

 

Derrière la porte cadenassée s’étend un paradis semblable à la Source aux pêches d’antan !

À travers les nappes de brume apparaissent des ruines de pavillons sur l’eau,

des barques de plaisance abandonnées,

des escarpolettes où pendent encore des bandelettes de femme.

Ce ne sont pourtant pas les ravages de la guerre qui l’ont mis dans cet état.

Ce doit être quelqu’un reparti au loin,

qui y aurait laissé trop de souvenirs douloureux.

(Pavillon aux pivoines, scène 24, La découverte du portrait)

 

2/ L’une des particularités de ces récits qui a été souligné comme participant du plaisir de la lecture est que l’on bascule, sans transition et parfois sans bien s’en rendre compte, du monde réel dans le monde fantastique, au milieu d’êtres surnaturels, dont on a du mal à s’extirper. Mais on revient « sur terre » comme si de rien n’était. La narration est contée sans hiatus : le monde fantastique ne se distingue guère du monde réel.

 

Cas cité : celui de Li Yuan, par exemple, qui est entraîné par le jeune Zhu Wei – avatar du jeune serpent qu’il a sauvé – au royaume de son père, l’aîné des dragons de la Mer Occidentale. En rétribution de sa bonne action, il reçoit … la fille du roi, Chenxin (称心) – chenxin signifiant satisfaction. Li Yuan a effectivement tout lieu d’être satisfait puisque sa nouvelle épouse est une perle, qui va jusqu’à voler les sujets des examens impérieux et les lui préparer à l’avance ; n’ayant plus qu’à recopier les modèles fournis, il est reçu parmi les premiers. Ce détail est souligné pour sa part d’humour.

 

Tout va pour le mieux, mais Chenxin n’avait été donnée à Li Yuan que pour trois ans, correspondant à la rétribution qui lui était due. Les bonnes actions ont des délais de péremption. Christiane Pompei évoque Tristan et Yseut, dont le filtre n’est valable que pour trois ans, aussi.  C’est drôle, et la réaction est d’imaginer le conteur amusant son auditoire, mais avec le regret partagé de devoir seulement l’imaginer.

 

3/ Il y a un mélange de genres qui a été particulièrement apprécié car cela rend le récit très vivant, avec divers niveaux de langage, du plus poétique au plus populaire, voir truculent, comme dans l’histoire des « Trois stūpas du lac de l’Ouest ». On nous annonce un drame, tout de suite après le prologue (l. 25):

今日說一個後生,只因清明,都來西湖上閒玩,惹出一場事來。直到如今,西湖上古蹟遺蹤,傳誦不絕。

Aujourd’hui l’on va vous conter l’histoire d’un jeune garçon qui, pour la fête de la Pure Clarté (Qingming), s’en alla faire une excursion au lac de l’Ouest et provoqua un drame.

 

Et l’auteur-conteur de nous donner les détails concernant ledit jeune garçon et sa situation familiale. Ayant obtenu l’autorisation maternelle, le voici parti. Mais, passant devant un monastère, il rencontre une petite fille en pleurs : elle s’est perdue… Il la ramène chez elle en attendant qu’on vienne la chercher. Dix jours plus tard, effectivement, arrive une vieille femme dans un palanquin, et on change de registre… en même temps que l’on passe du réel au surnaturel, mais sans le savoir encore. On a ici un registre théâtral dramatique, avec une phrase comme une formule magique, un peu comme dans les contes des « Mille et Une Nuits », ou comme chez Molière (« ah mais qu’allait-il faire dans cette galère ? ») :

娘娘,今有新人到了,可換舊人?

Madame, maintenant que le nouveau est arrivé, faut-il changer l’ancien ? 

 

Fantastique et réel s’entremêlent, mais l’incursion du fantastique est ici récurrente, comme un cauchemar dont on a du mal à s’éveiller. C’est un oncle de la famille, prêtre taoïste, qui va sauver le jeune garçon, en décelant la présence des trois présences maléfiques qu’il va capturer et enfermer dans des jarres, enfouies sous trois pagodes dans le lac de l’Ouest.

 

L’histoire est bien menée, et a quelques analogies avec celles des « Trois monstres de Luoyang », les deux préfigurant l’histoire du Serpent blanc, la « dame en blanc » étant ici maléfique, comme dans les terreurs ancestrales.

 

4/ Autre particularité narrative appréciée que l’on retrouve d’un conte à l’autre : tout un bestiaire d’êtres fantastiques, mais d’apparence ordinaire, qui se métamorphosent à volonté, ce qui crée une tension permanente. Poule noire, loutre, serpent blanc se cachent sous des apparences humaines pour mieux tromper les humains, sinon le lecteur. Mais les morts en mal de sépulture sont bien pires. Certains taoïstes sont les spécialistes de la capture des « démons pervers », avec des effets de films d’horreur qui frappent. Ainsi est cité l’épisode, dans « Les trois monstres de Luoyang », où un taoïste raconte ce qui lui est arrivé alors qu’il revenait d’une promenade avec un ami nommé Pan Song (潘松). Voyant deux oiseaux se battre sur un toit, alors que l’un s’est caché dans un trou au milieu des tuiles, Pan Song tend la main pour l’attraper, mais elle est happée, il est entraîné dans le mur… et disparaît. On imagine l’auditoire des conteurs qui devait être pris de frayeur.

 

Note de Brigitte Duzan

Ce conte est particulièrement subtil, car les trois personnages démoniaques au centre de l’histoire de Pan Song – un immense garde au pourpoint écarlate, la terrible Dame en blanc et la vieille femme à son service– ces trois monstres maléfiques correspondent à des statues que Pan Song voit dans un temple alors qu’il rentre chez lui après avoir été sauvé de sa mésaventure : le grand Roi de la Terre rouge (赤土大王), la Dame du Pistil-de-jade (玉蕊娘娘) et la vieille Sainte Mère blanche (白聖母), les deux statues féminines entourant la statue du roi.

 

C’est en fait, dans ce conte, le destin du malheureux Pan Song d’être attiré par ces maléfices. Il en paraît obsédé. Il faut une véritable opération de sorcellerie par un spécialiste taoïste aidé d’une cohortes de « généraux célestes », au milieu de la nuit (à la 3ème veille), pour venir à bout des trois démons qui hantaient le temple, et n’étaient finalement que des esprits animaux, encore une fois : une poule blanche, une chatte blanche et un serpent à tâches rouges. Rossés à mort, ils disparaissent dans un coup de vent.

 

À noter aussi que ce qui est traduit par « monstres » n’est autre que le terme de guai  qui désigne l’étrange, et le fantastique dans zhiguai 志怪. C’est en fait ce qui, dans le quotidien, ne s’explique pas [5].

 

5/ Ce que la majorité des membres présents a beaucoup aimé, et qui est plusieurs fois souligné, c’est la traduction, et en particulier la traduction des nombreux poèmes qui sont une caractéristique stylistique des huaben. Traduction que l’on doit à Jacques Dars, grand traducteur, aussi, du grand classique « Au bord de l’eau ».

 

Outre les poèmes, la traduction met en valeur les superbes descriptions, dans une profusion de couleurs, dont Geneviève Bousquet nous lit un exemple pour terminer le tour de table – la description du bateau au début des « Trois stūpas ».

 

Suit une discussion spontanée sur les parallèles qui viennent à l’esprit dans la littérature chinoise et non chinoise. Finalement on trouve des serpents jusque dans la littérature contemporaine dans le monde entier, avec des symboliques différentes. Le serpent blanc de la littérature chinoise relève d’un même fond universel de mythes et de légendes.

 

C. Discussion : la figure du serpent entre Orient et Occident

 

Notes de Brigitte Duzan sur les principales œuvres évoquées :

 

1/ Des serpents dans le Soushenji (《搜神紀》) ou « À la recherche des esprits ».

 

Ce recueil de quelque 475 brèves anecdotes de zhiguai compilées au 4e siècle – mais dont certaines sont postérieures car l’ouvrage a été reconstitué par la suite –  est un reflet des croyances et superstitions qui ont fourni un riche matériau à la littérature fantastique qui s’est développée à partir des Tang sous la forme des chuanqi (传奇) ou « contes de l’étrange ».  Parmi ces courtes anecdotes, huit sont des histoires de serpents dont l’une des caractéristiques est d’être ancrées dans le réel. On peut les regrouper en deux thèmes :

-   celles qui relèvent de la divination et posent l’apparition de serpents comme événement néfaste annonçant des catastrophes : Petits mystères, Le serpent et le corbeau (divination par le Yijing d’ailleurs contestée), Combats de serpents, Le grand serpent (annonciateur d’une rébellion dont le récit confirme qu’elle s’est bien produite) [pp. 51, 62, 91 et 114 de la traduction parue chez Gallimard]

-   des anecdotes du genre faits divers, dont certaines alimentant des légendes : Le serpent et l’abcès (un serpent cause d’un abcès, faites-le sortir et l’abcès guérit), Un serpent dans la tête, Li Ji délivre Yue du serpent (une jeune fille se porte volontaire pour s’offrir au serpent monstrueux qui terrorise un village et le tue), La cité engloutie (à cause d’un serpent) [pp. 69, 185, 196 et 207]

 

Ces histoires offrent le contexte de croyances dans le surnaturel qui font mieux comprendre comment s’est développée la légende du Serpent blanc, être surnaturel d’abord maléfique et effrayant.

 

Ces serpents suscitant des peurs ancestrales, surtout dans leurs formes féminines, rappellent des femmes serpents occidentales comme Mélusine et la Vouivre.

 

2/ Proche du Serpent blanc : Mélusine

 

Le personnage immortalisé par Jean d’Arras dans son  « Roman de Mélusine » (fin du 14e siècle), à partir de contes bien plus anciens [6], a beaucoup de points communs avec le Serpent blanc de la légende chinoise. Raymondin de Lusignan ayant tué son oncle par accident au cours d’une chasse au sanglier rencontre Mélusine dans la forêt : elle lui propose de l’aider à se faire innocenter et à devenir puissant s’il consent à l’épouser, mais à la condition de ne jamais chercher à la voir le samedi. La famille des Lusignan devient en effet grâce à elle une glorieuse lignée. Mais son frère, jaloux, ayant semé le doute dans son esprit, Raymondin rompt sa promesse et lorgne Mélusine un samedi par un trou dans la porte interdite. Il la voit alors dans son bain, serpent à partir du nombril… Les versions diffèrent ensuite, mais se terminent de même : Mélusine se jette par la fenêtre et s’envole en poussant un cri.

 

Mais Mélusine rappelle aussi une autre légende chinoise : celle de l’impératrice Xi (), épouse de l’empereur Liang Wudi (梁武帝, 502-549), premier empereur de la dynastie des Liang. Ayant un très mauvais karma, elle s’était réincarnée en un immense serpent.

 

Selon une version, elle apparut en rêve à l’empereur en le priant de l’aider à échapper à ce destin funeste. Mais, selon une autre version, alors que l’empereur était allé dans les appartements privés des femmes du palais, il entendit du bruit au dehors. Étant allé voir, il se trouva face à un grand serpent qui rampait sur le sol. Effrayé, l’empereur trébucha en tentant de s’enfuir, mais le serpent lui dit alors d’une voix féminine : « Je ne suis autre que celle qui fut votre épouse Xi ; d’une nature jalouse et cruelle, j’ai causé bien des souffrances autour de moi si bien que j’ai été à ma mort réincarnée en serpent. Je vous en implore, aidez-moi. »

 

L’empereur exposa son cas lors d’une assemblée de moines au palais. Maître Baozhi (寶誌) (à droite sur le tableau) lui répondit qu’il ne suffisait pas de vénérer le Bouddha, il fallait encore faire preuve d’un repentir sincère.[7] Le moine aurait alors aidé à rédiger le Lianghuang baochan (梁皇寶懺/) ou Repentir impérial, longue prière en forme de confession, en dix chapitres, qui permit de délivrer la malheureuse concubine de sa fâcheuse réincarnation. La prière est devenue un service rituel pour le pardon des ancêtres qui se pratique encore dans certains monastères bouddhiques, en particulier dans la diaspora, et continue d’être appelée du nom de l’empereur Liang Wudi.

 

Sur cette histoire, voir la présentation de Vincent Durand-Dastès :

https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01544661/file/Lady%20with%20the%20snake%

20body%20R%C3%A9vis%C3%A9.pdf

 

3/ « La Vouivre » de Marcel Aymé.

 

Roman fantastique paru en 1943, inspiré d’une légende du Jura :  la Vouivre est une sorte de grand serpent ailé, devenu monstre fantastique au 19e siècle, qui a la particularité, lorsqu'elle se baigne, de déposer sur le rivage la pierre précieuse qu'elle porte au front. Marcel Aymé en a fait une ravissante jeune femme qui vit dans la campagne des environs de Dôle, protégée par une armée de serpents.

Là aussi, c’est la peur des serpents, et surtout des vipères, doublée de la fascination qu’inspire la Vouivre, qui est le moteur de l’intrigue.

 

4/ Le serpent de « Salammbô » de Flaubert.

 

En rupture avec son réalisme habituel, la « Salammbô » de Flaubert, est « l’embardée dans l’imaginaire » (selon Henri Thomas) ; c’est une « monstruosité » selon son auteur. Et parmi les monstruosités en œuvre dans le roman, il y a le serpent de Salammbô. Mais on est dans l’étrange et le symbolique, avec une note de poésie lyrique :

            « Les clameurs de la populace n’épouvantaient

            pas la fille d’Hamilcar.

Elle était troublée par des inquiétudes plus hautes : son grand serpent, le Python noir, languissait ; et le serpent était pour les Carthaginois un fétiche à la fois national et particulier. On le croyait fils du limon de la terre puisqu’il émerge de ses profondeurs et n’a pas besoin de pieds pour la parcourir ; sa démarche rappelait les ondulations des fleuves, etc…. »  (chap. X)

 

Le serpent de Salammbô a inspiré les peintres, parmi lesquels Gaston Bussière dont la « Salammbô » et

 

Salammbô et le serpent,

par Gaston Bussière

son serpent ornent la couverture de l’édition du roman en Folio.

 

5/ Le serpent dans « Le fusil de chasse » de Yasushi Inoué [8] 

 

Le récit est constitué de trois lettres adressées par trois femmes à un chasseur nommé Josuke Misugi alors que la troisième, Saïko, vient de s’empoisonner. Saïko était l’amante du chasseur, les deux autres étant Midori, sa cousine et l’épouse du chasseur, et Shoko, la fille que Saïko a eue de son mari Kadota dont elle est divorcée depuis quinze ans. Leurs interprétations divergent sur les raisons du suicide et sont démenties par la lettre de Saïko. C’est en fait la nouvelle du remariage de son ex-mari qui a déclenché sa décision de se suicider.

 

Saïko apparaît donc comme un personnage ambivalent, convaincue que son destin est de tromper tout le monde. Cette part d’elle-même qui la révulse et l’effraie est illustrée par l’image du serpent qu’elle a dessiné sur une page de son journal parce qu’elle est obsédée par ce que lui a dit un jour son mari : « Chacun d’entre nous abrite un serpent dans son corps. » Et le sien était un serpent aux écailles blanches, avec une tête pointue…

« Qu’est-ce donc que ce serpent qui habite en chacun de nous ? se demande Saïko. Égoïsme, Jalousie, Destin ? Peut-être quelque chose d’analogue au "Karma" ». En tout cas, c’est son moi profond, son autre moi.

 

6/ L’île aux serpents et sa déesse dans « Gun Island » d’Amitav Gosh

 

Le roman, dont le narrateur est un marchand de livres anciens de Calcutta, commence par la légende d’un marchand qui aurait fui pour échapper à Manasa Devi, la déesse hindoue des serpents et autres créatures venimeuses vénérée au Bengale, que l’on invoque pour se protéger de leurs morsures. Refusant de faire allégeance à la déesse, le marchand est obligé de fuir, tel Ulysse dans l’Odyssée, mais son fils est finalement tué par un cobra. C’est une légende véhiculée par les conteurs en des temps où n’existait pas la télévision, mais rédigée en un poème épique de quelque six-cents pages dont le marchand avait fait son sujet de thèse. La légende va investir son existence et le pousser dans une odyssée personnelle, du sanctuaire dédié à la déesse dans une île perdue dans la forêt de mangroves dans le golfe du Bengale jusqu’à Venise, poursuivi partout par l’ombre obsessionnelle de

 

Manasa Devi

Manasa Devi qui lui apparaît in fine  sous un autre de ses avatars : la vierge noire de l’église Santa Maria della Salute, icone byzantine, lui explique-t-on, apportée là de Crète [9] et qui n’est autre, en fait, que… la déesse minoenne des serpents ! 

 

 

Les déesses des serpents du musée archéologique d’Heraklion

 

 

Déesse minoenne des serpents dont on a trouvé des figurines la représentant, datées d’environ 1600 av. J.C., lors de fouilles archéologiques au palais de Cnossos. Ce qui ouvre un autre pan de réflexion, sur l’importance du serpent comme symbole d’un pouvoir féminin qui semble avoir dominé la civilisation minoenne.

  

Autant de livres suggérés comme intéressants compléments de lecture.

 


 

Et en complément…

 

- Quelques pages d’un catalogue de 1955 qu’avaient apporté à la fois Geneviève Bousquet et Marion Jorsin, catalogue édité à l’occasion d’une tournée officielle en Europe, et en France en particulier, d’une troupe d’opéra chinoise (troupe du Liaoning et opéra de Pékin). Le programme met l’accent sur la représentation du Serpent blanc, avec quinze pages donnant le résumé et le détail de la pièce dans une version adaptée du livret de Tian Han [10].

 

- Des pages manuscrites, pieusement conservées par Françoise Josse, du cours de Jacques Pimpaneau sur le texte du Serpent blanc dans diverses versions d’opéras (cours Inalco, début des années 1980).

Ce sont des extraits de l’épisode du Pont brisé (断墙), lieu de rencontre de Bai Suzhen (白素贞), alias le Serpent blanc, et de Xu Xian. Les extraits sont donnés dans cinq versions : opéra de Pékin (jingju 京剧) selon le livret de Tian Han, opéra yue (yueju 越剧) ou opéra de Shaoxing, opéra yang (yangju ) de la ville de Yangzhou (Jiangsu),  gezixi de Taiwan (台湾歌仔戏) et opéra cantonais (yueju 粤剧).

Le texte chinois est accompagné de la transcription en pinyin accentué. C’est autant une introduction aux divers opéras régionaux qu’à la légende du serpent blanc.

 

Couverture

 

Page titre

 

Présentation de la troupe

 

Première page du résumé de l'opéra

  

(Pages scannées à venir)

 

- Un autre chuanqi des Ming – « L’histoire de Guanyin au panier de poissons » (《观世音鱼篮记》) - à lire pour ses points communs avec la légende du Serpent blanc :

 

- Un court métrage d’animation inspiré de la légende du Serpent blanc par Ruan Junting (阮筠庭)

(animation de peinture sur sable)

 

 


 

II. Prochaine séance : le 15 juin

 

- Le Serpent blanc (《白蛇》) de Yan Geling (严歌苓)

Novella traduite, annotée et préfacée par Brigitte Duzan, L’Asiathèque, avril 2022.

 

Et en complément, du même auteur, on peut lire deux autres traductions disponibles :

 

Traduction en français

- Fleurs de guerre (《金陵十三钗》), tr. Chantal Chen-Andro, Flammarion (hors collection, littérature étrangère), 2013, 304 p.

(Il s’agit du roman dont est inspiré le film de Zhang Yimou sorti en décembre 2011 « Flowers of War » (《金陵十三钗》), d’où le titre français...)

 

Traduction en anglais

- Little Aunt Crane (Xiǎoyí Duōhé 《小姨多鹤》), trad. Esther Tyldesley, Harvill Secker, 2015, 496 p.

(l’un de ses plus beaux romans)

 


 


[1] Du nom de la maison d’édition, à Hangzhou. Les huaben étaient des livrets de contes oraux, imprimés à l’intention des conteurs ou des lecteurs, les opinions divergent.

[2] Le texte original, en sept volumes, de la bibliothèque de l’université Beida est numérisé et accessible en ligne : https://ctext.org/library.pl?if=gb&res=4765&remap=gb

Les textes des contes 2 et 3 (Les trois stupas et Les trois monstres) :

2 : https://ctext.org/wiki.pl?if=gb&chapter=185607&remap=gb

3 : https://ctext.org/wiki.pl?if=gb&chapter=218776&remap=gb

[3] Traduction Jacque Dars, p. 249-250 et 251.

[5] Ce qui renvoie à l’Introduction à la littérature fantastique de Tsvetan Todorov qui offre une analyse des distinctions entre fantastique, étrange et merveilleux. 

Voir : http://www.chinese-shortstories.com/Vocabulaire_Vocabulaire_fantastique_etrange.htm

[6] Remontant à la littérature latine et à Hérodote.

[7] Voir : The Precious Scroll of the Liang Emperor: Buddhist and Daoist Repentance to Save the Dead, by David W. Chappell, in : Going Forth, Visions of Buddhist Vinaya, ed. by William M. Bodiford, University of Hawaii Press, 2005. (ch. 2)

[8] Bref récit initialement publié en 1949 et traduit en français en 1963 :

Le fusil de chasse, trad. Sadamichi Yokoo, Sanford Goldstein et Gisèle Bernier, Stock/Le Livre de poche 1992.

[9] Icone byzantine transportée à Venise en 1670 après la chute de Candia (Herakleion) aux mains des Turcs Ottomans. L’église della Salute avait été construite trente ans plus tôt pour célébrer la fin d’une épidémie de peste qui avait tué un tiers de la population de la ville.

[10] Voir la légende du Serpent blanc, le livret de Tian Han (III. 1. b)


 

     

 

 

 

 

     

 

 

 

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