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Club de lecture de littérature chinoise

Compte rendu de la séance du 17 novembre 2021

et annonce de la séance suivante

par Brigitte Duzan, 22 novembre 2021

  

Compte rendu de la séance du 17 novembre

Le Mudanting (I)

 

Le 6 octobre dernier avait lieu la première séance du Club de lecture de littérature chinoise dans sa nouvelle vie après un an de confinement, avec deux changements par rapport au fonctionnement du Club dans le passé : un nouveau lieu de réunion, celui du club Voix au chapitre, et des séances le mercredi au lieu du mardi.

 

Le nombre de participants étant limité en raison des distances à respecter dans le cadre des mesures sanitaires en vigueur, nous étions dix à cette deuxième séance, comme à la première, mais pas exactement les mêmes, deux des participants empêchés en raison de contraintes d’emploi du temps ayant été remplacés par des inscrits en liste d’attente [1].

 

Le programme

 

La séance était consacrée à ce chef-d’œuvre du théâtre chinois qu’est le Mudanting (《牡丹亭》) ou Pavillon aux pivoines, avec un programme de lecture comportant une

 

Mudanting, éditions Shanghai

guji chubanshe, 2019

édition originale et deux traductions de référence, l’une en français, l’autre en anglais, textes complémentaires du texte chinois permettant, grâce à l’aide des notes et commentaires, pour ceux et celles qui le souhaitaient, de rechercher la saveur de l’original. 

 

Édition en chinois

- 《牡丹亭》Tang Xianzu 汤显祖, édition Shanghai guji chubanshe 上海古籍出版社 enrichie de notes et commentaires de plusieurs commentateurs de la période Qing,2019, 272 p.

 

Traduction en anglais

- The Peony Pavilion / Mudanting, Tang Xianzu, Second Edition, translated with a new preface by Cyril Birch and introduction to the 2nd edition by Catherine Swatek, Indiana University Press, 2002, 400 p.

 

Traduction en français

- Le Pavillon aux pivoines, traduit et préfacé par André Lévy, Festival d’Automne/Musica Falsa, 1998, 420 p.

 

Avis et impressions de lecture des participants

 

Lire le Mudanting, même en traduction, et même avec de bonnes traductions comme celles au programme, n’est pas chose facile, il faut bien le reconnaître. Mais c’est une pièce tellement riche, étonnante, foisonnante, que finalement, une fois passé le temps des premiers tâtonnements, elle conquiert ses lecteurs. La lecture en devient une expérience qui marque. C’est bien ce qu’il est

 

The Peony Pavilion,

trad. Cyril Birch, rééd. 2002

ressorti de l’ensemble des réactions à la lecture de la pièce.

 

Impression d’ensemble : lecture difficile mais plaisir de lecture

 

La totalité des présents avait lu les 55 scènes, pour la plupart dans la traduction française, avec la préface et la présentation d’André Lévy, et certains, en outre, la présentation de l’auteur et de la pièce sur le site chinese-shortstories [2]. Lecture difficile, certes, au début : certain.es l’ont commencée il y a deux ans, quand on a commencé à évoquer l’éventualité de mettre la pièce au programme de lecture du club, idée qui avait été adoptée avec enthousiasme, y compris par le directeur des études du Centre culturel de Chine avec lequel se décidait alors la programmation ; mais il a fallu que la pièce soit effectivement programmée cette année pour que la lecture soit poursuivie jusqu’au bout, et là dans la joie.

 

Cette joie participait d’abord du plaisir de l’esthète découvrant une œuvre admirable, et là, les lecteurs et lectrices du club se trouvaient dans la situation des contemporains de Tang Xianzu, et de leurs successeurs dans les siècles suivants, découvrant une pièce faite autant pour être lue que pour être vue étant donné sa longueur et la difficulté de la représenter sur scène, mais qui ne pouvait être lue que par une petite élite de lettrés, dont une bonne partie de lettrées. Finalement, même s’il souffre du décalage à la fois historique et culturel pour parvenir à comprendre les mille subtilités d’un texte bourré de références poétiques, historiques et littéraires, le lecteur d’aujourd’hui – y compris le lecteur chinois - dispose au moins de tout un appareil de notes et commentaires pour lui faciliter la lecture et la lui faire apprécier.

 

Cette joie de lecture, c’était en effet aussi la joie d’avoir réussi à se jouer des difficultés pour apprécier l’œuvre dans sa grande diversité de styles et de tons. Car c’est cette diversité qui a été l’un des éléments les plus appréciés : une pièce qui est à la fois tragédie historique et comédie romantique, un peu comme les pièces de Shakespeare, on l’a souvent noté, mais pour souligner aussitôt les aspects propres au Mudanting : les scènes carrément burlesques, drôlissimes, et la fraîcheur de ton, voire la crudité des propos, laissant certains pantois. Avec, en arrière-plan, soulignée aussi dans le cours des échanges, une satire de la société d’alors, devinée en filigrane, le contexte Song affiché masquant la charge contre l’actualité Ming, vieille précaution littéraire qui a toujours cours.

 

Sur ce fond général sont venus s’ajouter les avis individuels (complétés par mes commentaires, notés entre crochets au fur et à mesure).

 

Réactions individuelles : appropriation de la pièce

 

Sur ce fond commun de plaisir de lecture, le Mudanting a suscité des réactions individualisées en fonction de la personnalité de chacun.e, de ses goûts et affinités. La pièce a évoqué d’autres lectures, et même fait remonter des souvenirs anciens, avec parfois un rien de nostalgie.

 

Avis individuels, par ordre « d’entrée en scène » :

 

- Christiane Pompei ouvre le feu en expliquant avoir tenté de lire la pièce une première fois il y a trois ans, à l’occasion de l’exposition du musée du Quai Branly consacrée aux « Enfers et fantômes d’Asie » [3]. Elle en avait surtout retenu l’aspect satirique concernant le statut des lettrés, et l’abondance des citations rendant la lecture difficile.

 

À la deuxième lecture, elle a beaucoup aimé, appréciant tout particulièrement les scènes de comédie : le personnage du lettré ridicule Chen Zuiliang (陈最良), la leçon de Du Liniang (杜丽娘) et de sa suivante Chunxiang (春香) à la scène 7, les scènes faisant intervenir les brigands, et le caractère du père de Du Liniang, Du Bao (杜宝), à la fois magistrat soucieux du bonheur de ses ouailles, mais aussi confucéen refusant la croyance aux fantômes, donc ne reconnaissant pas la « résurrection » de sa fille.

 

- Sylvie Duchesne a beaucoup aimé, en particulier, la scène du jugement aux enfers (scène 23), qu’elle l’a lue au moment de la Toussaint, ce qui ajoutait à l’ambiance… Elle a été un peu gênée par la répétition des récapitulations de situations, ainsi que par les citations. Mais elle se considère encore au « stade de la découverte ».

 

- Geneviève Bousquet a trouvé la pièce magnifique, appréciant elle aussi tout particulièrement la scène du jugement aux enfers. Comme elle avait cependant du mal à mémoriser les personnages et les situations, elle s’est créé un véritable théâtre de marionnettes en découpant des petites figurines de papier coloré correspondant aux personnages principaux, chaque figurine portant inscrit le déroulé de l’action et les différentes scènes le ou la concernant.

 

 

Geneviève Bousquet et ses petits personnages en papier découpé

 

Elle a acheté un enregistrement d’extraits de l’opéra à la librairie du musée Guimet car elle voulait « entendre ». Divers autres membres signalent qu’on peut trouver des extraits de l’opéra sur youtube.

 

[Une suggestion : cette représentation de 2004, avec une mise en scène « jeune », très vivante, et des interprètes qui collent aux personnages [4] :

Le Mudanting, production de Bai Xianyong :

 

 

Enfin, Geneviève a trouvé que le Mudanting faisait écho à divers mythes et grands classiques occidentaux : Orphée et Eurydice, Eurydice mordue par un serpent le jour même de ses noces qui meurt et descend aux Enfers où Orphée va la chercher ; pour le jugement aux enfers, L’Enfer de Dante, et … Geneviève a le nom sur le bout de la langue, comme aurait dit Pascal Quignard… vous savez cette histoire de jeune Sarrasine tuée sur le champ de bataille …. tout le monde cherche avec elle… et soudain : La Jérusalem délivrée !

 

Renaud et Armide dans le jardin, fresque de Tiepolo

 

[mais oui : poème du Tasse (1581) qui est aussi poésie des sentiments, du qing pourrait-on dire, et dont les héroïnes étaient familières de « l’élite lettrée » des 17e et 18e siècles chez nous, tout spécialement la belle Armide, la magicienne des Enfers…  histoire enfin qui se passe au moment du siège de Jérusalem, en 1099, donc à un siècle de distance du Mudanting

 

On relit d’un autre œil l’histoire de Renaud et Armide, magicienne dont les

amours enchantées avec le guerrier se passent dans les fameux « Jardins d’Armide » et dont il se réveille « comme d’un songe » (Jérusalem délivrée, chant 16) [5] ] 

 

- Pour Gérard Castex, le Mudanting a été une grande découverte. Il a apprécié le contexte historique des Song, en contrepoint de celui des Ming, et la construction autant que le style de la pièce dans son ensemble, avec une impression de prolixité. Il a pour sa part retrouvé dans le Mudanting des échos d’autres histoires de rêves de Tang Xianzu, dont certaines ont été traduites aussi par André Lévy. Il a lu en particulier L’Oreiller magique, emprunté à la bibliothèque.

 

Le chuanqi « Le conte de l’oreiller » 《枕中记》

 

L'oreiller magique, traduction André Lévy

 

[L’Oreiller magique est le sujet de l’une des quatre pièces de Tang Xianzu dites « les quatre rêves de Linchuan » (临川四梦), du nom de sa ville natale où il s’est retiré à la fin de sa vie et les a écrits : « Le Conte de Handan » ( Hándān Jì 《邯郸记》). C’est l’histoire d’un lettré passant une nuit dans une auberge et transporté au 8e siècle le temps d’un rêve. Pièce écrite, commente André Lévy, trente-cinq ans avant La Vie est un songe [6], « dont elle inverse le propos : ce n’est pas la vie qui est un songe mais le songe qui est une vie ».

 

La pièce est inspirée d’un célèbre chuanqi des Tang de Shen Jiji (沈既济) : le « Conte de l’oreiller » (《枕中记》). Le lettré taoïste Lü Weng (《吕翁》) du conte, en voyage vers Handan, rencontre dans une auberge un autre voyageur complètement abattu ; pour lui remonter le moral, il lui offre un oreiller et l’autre en songe voit tous

ses rêves se réaliser… au réveil, il réalise que le taoïste a voulu en fait lui donner une leçon et lui apprendre, entre autres, à réfréner ses désirs…]

 

Gérard Castex a trouvé dans le Mudanting un contexte mêlant à la fois confucianisme et taoïsme, avec les superstitions populaires qui s’y rattachent. Il la considère comme une grande pièce de théâtre classique, avec des personnages bien typés, et des récapitulatifs qu’il a jugés, lui, bien utiles parfois. Il a beaucoup aimé le mélange détonnant de tragédie et de comédie, et particulièrement apprécié les scènes comiques, et même crues (le personnage de la nonne), ainsi que l’effet théâtral des acteurs interpellant le public. Ce qui l’a quelque peu déconcerté, c’est l’abondance de citations.

 

- Françoise Josse fait partie des lectrices qui s’y sont reprises à deux fois pour lire la pièce. Sa première lecture, il y a deux ans, l’avait découragée. C’est à la deuxième lecture qu’elle a apprécié la pièce. Pourtant, elle se souvient d’une première approche à la fin des années 1970, dans le cadre d’un cours sur le théâtre chinois à l’Inalco, par nul autre que Jacques Pimpaneau, récemment disparu. C’était en 1976-1977, et Françoise Josse a précieusement conservé ses polycopiés, écrits à la main, de véritables reliques ! 

 

Il s’agissait d’une approche du texte original qui pouvait effectivement dérouter une étudiante. À la relecture du texte complet, en traduction, aujourd’hui, Françoise Josse y a trouvé des thèmes modernes, abordés dans un esprit ouvert et critique, en particulier tout ce qui concerne les femmes, leur place dans la société et leur éducation, à commencer par la scène 7 de la première leçon de

 

Page du cours de Jacques Pimpaneau sur le Mudanting conservées par Françoise Josse

Chen Ziliang à Du Liniang et Chunxiang [L’école des filles, traduit André Lévy, qui se rappelle Molière] : Tang Xianzu y prend un plaisir communicatif à ironiser sur les seules lectures qui leur sont concédées, des poèmes du Shijing, le classique des poèmes, sans même penser aux allusions cachées qu’ils recèlent, et dont s’étonnera naïvement Chunxiang.

 

 

 Pages du cours de Jacques Pimpaneau sur le Mudanting conservées par Françoise Josse

 

Elle aussi s’étonne de la verdeur de certains dialogues, ainsi que d’une allusion, en passant, à l’homosexualité d’un personnage.

 

[Allusion satirique, mais sans condamnation morale : l’homosexualité faisait partie de la culture lettrée, en Chine à l’époque, surtout dans l’élite des lettrés férus d’opéra dont beaucoup entretenaient des troupes privées. Culture surtout du Jiangnan, le « sud du fleuve » autour de Suzhou-Hangzhou, comme persifle Li Yu (李漁) en introduction au sixième de ses « opéras du silence » [7] : « La mère masculine d’un Mencius élève convenablement son fils en déménageant trois fois » (男孟母教合三迁). Référence à la mère de Mencius déménageant pour éloigner son fils de mauvaises influences. Mais ici la « mère masculine » est un lettré qui veut éviter que son protégé séduise un autre homme et lui échappe. Li Yu joue sur le terme nán qui signifie à la fois homme () et sud () : l’homosexualité est ainsi définie ironiquement comme « mode du sud ». Ce qui  laisse entrevoir qu’elle y avait pignon sur rue.]

 

- À Françoise Huelle, aussi, la lecture de la pièce a rappelé des souvenirs : souvenirs de représentations du Mudanting au théâtre, à la Philharmonie, mais aussi d’une autre pièce, sur le thème du rêve, vue à Shanghai il y a quelques années, sans qu’elle parvienne à se souvenir du titre. Après mûre réflexion et recherches, elle a retrouvé de quoi il s’agissait : « Le Rêve de Fuchun » (《富春梦》), une pièce moderne de type zaju (新编杂剧), représentée à Shanghai et à Pékin en 2012 [8].

 

[La pièce est une nouvelle création du peintre de paysage contemporain, également librettiste, Chen Ping (陈平), inspirée du fameux tableau de Huang Gongwang (黃公望) « Séjour dans les monts Fuchun » (《富春山居图》) qui a également inspiré le film de Gu Xiaogang (顾晓刚) sorti en mai 2019 au festival de Cannes. La pièce de Chen Ping, elle, relate la vie du peintre Huang Gongwang, en quatre tableaux.]

 

Elle n’a cependant pas ressenti de lien entre la représentation et sa lecture. Elle a eu l’impression de lire un long poème, avec des quatrains comme une respiration, soit à la fin de chaque scène, soit en incise dans le texte, avec la joie de retrouver des références à des poèmes de Du Fu qui est l’un de ses poètes préférés.

 

- Marion Jorsin a commencé la lecture en comparant les deux traductions, très différentes, puis en se concentrant sur celle en français. Elle s’attendait à une lecture difficile, voire pénible, et pas du tout : non seulement ce fut un grand plaisir, mais en outre, elle a trouvé les scènes de comédie très drôles, à commencer par celle de la leçon des filles. Ce qui l’a en outre frappée, c’est l’omniprésence de la poésie, inséparable de la vie.

 

- Nicolas Gille rebondit sur ces réactions à la poésie car il y est lui-même très sensible, et en particulier à la poésie de Du Fu. Il souligne l’importance du thème du rêve, avec pour corollaire un monde onirique propre au théâtre, mais aussi celui du printemps, avec l'attirance de Du Liniang et de sa fidèle Chunxiang pour le jardin, lieu de l'interdit ; les sensations provoquées par la nature printanière suscitent une profonde connivence entre les deux jeunes filles et le jardin, et les fleurs dans le jardin, ravissement qui atteint son apogée avec l’apparition de Liu Mengmei.

 

Nicolas Gilles voit les moments d’intimité de la pièce construits sur des correspondances intimes entre l’homme et la nature, comme dans la poésie chinoise. Bien au-delà, il voit l’ensemble de la pièce construite sur des oppositions et des contrastes tandis que « les jeux poétiques alternent avec les enjeux politiques ».

 

Thèmes abordés pendant la discussion et réflexions complémentaires

 

-          Les représentations

 

La pièce n’a que très rarement interprétée en entier. Les troupes se constituaient un répertoire à partir de scènes populaires de livrets différents, ce qu’on appelait des zhezixi (折子戏). L’une des dernières grandes représentations du Mudanting en zhezixi  a été celle produite par Bai Xianyong dans une sélection de 27 scènes donnée en avril 2004 à Taipei (voir ci-dessus).

 

C’est pour le 400e anniversaire de la pièce, en 1999, qu’en a été donnée l’intégralité, dans la mise en scène de Chen Shizheng (陈士争), soit près de 19 heures sur trois jours. Le projet avait d’abord été monté avec la troupe de kunqu de Shanghai pour le Lincoln Centre à New York ; mais, en juin 1998, les autorités chinoises ont refusé les visas à la troupe, jugeant que la pièce, avec ses scènes de comédie burlesque, sa descente aux enfers, les croyances superstitieuses dont elle abonde, aux fantômes et autres, son langage parfois cru et ses allusions érotiques, ne pouvait être montrée à l’étranger telle qu’elle était montée, car cela ternissait l’image d’une œuvre  qui est l’un des  fleurons du théâtre chinois. Ce qui montre bien, s’il était encore besoin de le prouver, que la vision étatique et idéologique d’une œuvre ne fait que l’appauvrir.

 

Le travail a donc dû être repris avec une autre troupe et la pièce coproduite avec le Festival d’automne, ce qui nous a valu en même temps la traduction d’André Lévy, publiée avec le concours du Centre national du livre.

 

On peut aussi lire en ligne le dossier de communication du festival avec un grand nombre d’articles sur les sources et le contexte historique de la pièce, le texte, la musique utilisée par Chen Shizheng et sa conception de l’œuvre, plus les détails de la production et les interprètes :

https://docplayer.fr/63385901-De-tanc-xianzu-conception-el-mise-en-scene-document-de-communication-du-festival-d-automne-a-paris-tous-droits-reserves.html

 

En outre, la représentation a été filmée ; le film dure 18 heures. Une projection a eu lieu à l’auditorium du Musée du Louvre les 1er et 2 octobre 2011. Mais la dernière projection à ce jour en France a eu lieu à l’auditorium du musée Guimet sur trois jours, les 23, 24 et 25 mai 2015, avec un programme scindé en unités de trois heures [9]. Il faudrait renouveler l’exercice aujourd’hui, alors que la pièce est aussi au programme de l’agrégation de chinois. Les membres du club se sont montrés très intéressés par une telle initiative.

 

-          La place des femmes dans la société

 

La place des femmes dans la société, ainsi que leur éducation, est l’un des thèmes de la pièce. On voit Du Liniang prendre hardiment l’initiative dans sa relation avec Liu Mengmei, qui est assez frileux au départ, mais prend de l’assurance quand il lui faut déterrer le cadavre pour le faire revenir à la vie, puis quand il lui faut affronter le père, Du Bao (杜宝). Celui-ci est l’image du confucéen type, et s’il aime sa fille, il n’est pas prêt à la reconnaître dans un fantôme.

 

Finalement, à la fin de la pièce, quand Du Liniang pervient à épouser Liu Mengmei, elle rentre dans l’ordre, en quelque sorte ; plus de rêve, plus de scandale : elle devient une épouse dévouée et fidèle corps et âme à son mari. La société confucéenne a triomphé. C’est le cas de la plupart des histoires d’amour typiques, très populaires à la fin des Ming, entre « belles jeunes femmes et lettrés talentueux » (caizi jiaren 才子佳人), le modèle-type étant « L’histoire du pavillon de l’Ouest » ou Xixiangji (《西厢记》), pièce zaju du dramaturge Wang Shifu (王实甫) elle-même inspirée d’un chuanqi des Tang, « L’histoire de Yingying » (《莺莺传》) de Yuan Zhen (元稹) [10].

 

Le jeune lettré Zhang parvient bien, dans la pièce, à épouser Yingying puisqu’il réussit à se classer en bonne place aux examens impériaux, condition sine qua non posée par la mère. Les mœurs, semble-t-il, étaient relativement libres, et les aventures avant mariage possibles, sinon courantes. Mais Yingying, comme Du Liniang, disparaît de la scène une fois mariée : elle rentre dans les appartements privés des femmes, de même que Mulan, après avoir dignement combattu, rentre chez elle pour se consacrer aux travaux ménagers.

 

Privées de rôles dans la sphère publique, certes, les femmes d’une certaine élite avaient pourtant une étonnante liberté, à la fin des Ming, dans cette région privilégiée, au moins, qu’était le Jiangnan, ou sud du fleuve, autour de Suzhou et Hangzhou. L’un des exemples de cette liberté, relative bien sûr, est l’histoire du célèbre « Jardin des bananiers » (蕉园社) fondé vers 1665 : véritable club de lecture et de poésie hébergé par une maîtresse femme du nom de Gu Ruopu (顾若璞). Ce genre de réunions, privées certes, contribuait à la création d’une culture commune de femmes en dehors de la stricte sphère familiale (bien que les membres en fussent en majorité des parentes et proches amies). 

 

Le grand legs de Gu Ruopu et du Jardin des bananiers est la reconnaissance qu’il existait dans la tradition confucéenne un espace légitime dans lequel les femmes pouvaient entreprendre des activités intellectuelles et littéraires. Elles disposaient là d’un espace de création qui est peut-être l’une des raisons pour lesquelles elles n’ont pas cherché à remettre en cause le système.

 

Il est amusant de voir Tang Xianzu se moquer des vieux précepteurs complètement ineptes du genre de Chen Ziliang que la petite soubrette Chunxiang tourne en ridicule. En fait, les lettrés moins conformistes que d’autres étaient souvent fiers des aptitudes, et en particulier des dons poétiques, de leurs filles, qui étaient éduquées à l’intérieur de la maison, en même temps que les fils. Mais il faut bien reconnaître que les dons poétiques n’étaient bien souvent qu’un atout supplémentaire pour un mariage prestigieux.

 

-          Le thème du rêve

 

Thème principal de la pièce, le rêve est un thème très ancien en littérature chinoise, qui remonte à la littérature orale. On en trouve une floraison de brefs récits de type chuanqi notés comme des anecdotes au 8e siècle, avec en particulier le fameux « Conte de l’oreiller » dont il était question plus haut, mais aussi la « Chronique du rêve de millet » ou  Mengliang lu (《梦粱录》) qui sera plus élaborée au 13e siècle ; ce sont ces deux récits dont s’inspirera Tang Xianzu pour écrire deux des autres « rêves » de sa dramaturgie.

 

Le rêve continue aujourd’hui encore d’inspirer les romanciers et dramaturges. C’est le cas de Chen Ping avec son « Rêve de Fuchun » évoqué plus haut, mais pas seulement : ce même peintre-librettiste a par ailleurs écrit deux autres livrets de théâtre/opéra autour du rêve : « Rêve dans la montagne solitaire » (《孤山梦》) et « Rêve de peinture, âme de la poésie » (《画梦诗魂).

 

Parmi les romans contemporains, on pourrait citer, par exemple, le roman de Yan Lianke (阎连科) « Le Rêve au village des Ding » (《丁庄梦》) qui est bâti tout entier sur la symbolique du rêve, tandis que son dernier roman « La Mort du soleil » (《日熄》) est l’histoire d’un village où les gens sont devenus des somnambules, en chinois « des gens qui marchent en rêve » ( mèngyóu zhě 梦游者).

 

Cela ferait un thème intéressant pour un programme de lecture à venir…

 

En attendant, la prochaine séance va permettre d’affiner cette première approche du Mudanting en nous concentrant plus particulièrement sur quelques scènes.

 

-          Le thème de l’autorité

 

Le thème de la représentation de l’autorité dans la pièce a été développé par Zhang Guochuan dans son avis de lecture :

www.chinese-shortstories.com/Histoire_litteraire_Tang_Xianzu_Mudanting_I_Notes_lect_2.htm

 


 

Prochaine séance : le 15 décembre

Le Mudanting (II)

 

Scènes au programme :

 

- la scène 7 : l’école des filles, en particulier pour le personnage de Chunxiang

  (+ scène 9 : le balayage du jardin)

- les scènes 19, 38 et 47 pour le personnage de la brigande et la scène burlesque avec le Tartare.

- la scène 23 du jugement aux enfers

 

On essaiera en particulier d’approfondir le sens des poèmes et les références historiques et littéraires. Pour les poèmes, on partira du texte original dans la mesure du possible.

 


 

[1] Participants à cette séance, par ordre alphabétique : Geneviève Bousquet, Gérard Castex, Sylvie Duchesne, Marion Jorsin, Françoise Josse, Zhang Guochuan, Christiane Pompei et, nouveaux venus, Françoise Huelle et Nicolas Gille.

Zhang Guochuan ayant eu un empêchement de toute dernière minute n’a pu participer aux échanges mais a envoyé ses notes de lecture par courriel.

[3] Exposition qui avait traité le sujet entre autres à travers les arts du spectacle « en Asie », et le théâtre en particulier.

https://www.quaibranly.fr/fr/expositions-evenements/au-musee/expositions/details-de-levenement/e/enfers-et-fantomes-dasie-37727/

[4] « Le Mudanting, version jeunesse » (《青春版牡丹亭》), production de Bai Xianyong/ Pai Hsien-yung (白先勇), mise en scène du théâtre kunqu de Suzhou, première au théâtre national de Taipei le 29 avril 2004, avec Shen Fengying (沈丰英) dans le rôle de Du Liniang.

[6] La vida es un sueño, de Calderon de la Barca, 1635.

[7] Li Yu (1611-1680), dramaturge et romancier de la génération immédiatement postérieure à celle de Tang Xianzu, écrivain polémique connu pour son roman érotique « La Chair comme tapis de prière » ou Rouputuan (《肉蒲团》), mais aussi auteur de douze nouvelles en langue vulgaire publiées en 1656 sous le titre « Théâtre du silence » ou Wushengxi (《无声戏》). 

[8] Voir l’article de la revue Critique des arts (《艺术评论》) sur la représentation de la pièce dans le cadre du 5ème festival d’opéra kunqu à Suzhou :
https://www.zz-news.com/com/yishupinglun/news/itemid-907165.html

[9] La pièce a été divisée par le metteur en scène en six épisodes :

Samedi 23 mai 10h30, durée 3h20 : Le rêve interrompu (Épisode 1, scènes 1 à 10)
Samedi 23 mai 15h, durée 3h20 : À la poursuite du rêve (Épisode 2, scènes 11 à 20)
Dimanche 24 mai 10h30, durée 3h : Le fantôme aimé (Épisode 3, scènes 21 à 28)
Dimanche 24 mai à 15h, durée 3h : La résurrection (Épisode 4, scènes 29 à 39)
Lundi 25 mai à 10h30, durée :3h :La lutte contre les bandits (Episode 5, scènes 40 à 48)
Lundi 25 mai à 15h, durée 3h : Réconciliation (Épisode 6, scènes 49 à 55)

[10] Voir l’histoire dans l’article sur le film de 1927 qui a été adapté de la pièce de Wang Shifu :

http://www.chinesemovies.com.fr/films_Hou_Yao_Rose_de_Pushui.htm

 

 

     

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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