Le 6 octobre dernier
avait lieu la première séance du Club de lecture de
littérature chinoise dans sa nouvelle vie après un
an de confinement, avec deux changements par rapport
au fonctionnement du Club dans le passé : un nouveau
lieu de réunion, celui du club Voix au chapitre,
et des séances le mercredi au lieu du mardi.
Le nombre de
participants étant limité en raison des distances à
respecter dans le cadre des mesures sanitaires en
vigueur, nous étions dix à cette deuxième séance,
comme à la première, mais pas exactement les mêmes,
deux des participants empêchés en raison de
contraintes d’emploi du temps ayant été remplacés
par des inscrits en liste d’attente
[1].
Le programme
La séance était
consacrée à ce chef-d’œuvre du théâtre chinois
qu’est le Mudanting
(《牡丹亭》)
ou Pavillon aux pivoines, avec un programme de
lecture comportant une
Mudanting, éditions Shanghai
guji chubanshe, 2019
édition originale et deux
traductions de référence, l’une en français, l’autre en anglais,
textes complémentaires du texte chinois permettant, grâce à
l’aide des notes et commentaires, pour ceux et celles qui le
souhaitaient, de rechercher la saveur de l’original.
Édition en chinois
- 《牡丹亭》Tang
Xianzu
汤显祖, édition
Shanghai guji chubanshe
上海古籍出版社 enrichie de notes et
commentaires de plusieurs commentateurs de la période Qing,2019,
272 p.
Traduction en anglais
- The
Peony Pavilion / Mudanting, Tang Xianzu, Second
Edition, translated with a new preface by Cyril
Birch and introduction to the 2nd edition
by Catherine Swatek, Indiana University Press, 2002,
400 p.
Traduction en
français
- Le Pavillon aux
pivoines, traduit et préfacé par André Lévy,
Festival d’Automne/Musica Falsa, 1998, 420 p.
Avis et
impressions de lecture des participants
Lire le Mudanting,
même en traduction, et même avec de bonnes
traductions comme celles au programme, n’est pas
chose facile, il faut bien le reconnaître. Mais
c’est une pièce tellement riche, étonnante,
foisonnante, que finalement, une fois passé le temps
des premiers tâtonnements, elle conquiert ses
lecteurs. La lecture en devient une expérience qui
marque. C’est bien ce qu’il est
The Peony Pavilion,
trad. Cyril Birch, rééd. 2002
ressorti de
l’ensemble des réactions à la lecture de la pièce.
Impression d’ensemble :
lecture difficile mais plaisir de lecture
La totalité des présents avait
lu les 55 scènes, pour la plupart dans la traduction française,
avec la préface et la présentation d’André Lévy, et certains, en
outre, la présentation de l’auteur et de la pièce sur le site
chinese-shortstories
[2].
Lecture difficile, certes, au début : certain.es l’ont commencée
il y a deux ans, quand on a commencé à évoquer l’éventualité de
mettre la pièce au programme de lecture du club, idée qui avait
été adoptée avec enthousiasme, y compris par le directeur des
études du Centre culturel de Chine avec lequel se décidait alors
la programmation ; mais il a fallu que la pièce soit
effectivement programmée cette année pour que la lecture soit
poursuivie jusqu’au bout, et là dans la joie.
Cette joie participait d’abord
du plaisir de l’esthète découvrant une œuvre admirable, et là,
les lecteurs et lectrices du club se trouvaient dans la
situation des contemporains de Tang Xianzu, et de leurs
successeurs dans les siècles suivants, découvrant une pièce
faite autant pour être lue que pour être vue étant donné sa
longueur et la difficulté de la représenter sur scène, mais qui
ne pouvait être lue que par une petite élite de lettrés, dont
une bonne partie de lettrées. Finalement, même s’il
souffre du décalage à la fois historique et culturel pour
parvenir à comprendre les mille subtilités d’un texte bourré de
références poétiques, historiques et littéraires, le lecteur
d’aujourd’hui – y compris le lecteur chinois - dispose au moins
de tout un appareil de notes et commentaires pour lui faciliter
la lecture et la lui faire apprécier.
Cette joie de lecture, c’était
en effet aussi la joie d’avoir réussi à se jouer des difficultés
pour apprécier l’œuvre dans sa grande diversité de styles et de
tons. Car c’est cette diversité qui a été l’un des éléments les
plus appréciés : une pièce qui est à la fois tragédie historique
et comédie romantique, un peu comme les pièces de Shakespeare,
on l’a souvent noté, mais pour souligner aussitôt les aspects
propres au Mudanting : les scènes carrément burlesques,
drôlissimes, et la fraîcheur de ton, voire la crudité des
propos, laissant certains pantois. Avec, en arrière-plan,
soulignée aussi dans le cours des échanges, une satire de la
société d’alors, devinée en filigrane, le contexte Song affiché
masquant la charge contre l’actualité Ming, vieille précaution
littéraire qui a toujours cours.
Sur ce fond général sont venus
s’ajouter les avis individuels (complétés par mes commentaires,
notés entre crochets au fur et à mesure).
Réactions individuelles :
appropriation de la pièce
Sur ce fond commun de plaisir de
lecture, le Mudanting a suscité des réactions
individualisées en fonction de la personnalité de chacun.e, de
ses goûts et affinités. La pièce a évoqué d’autres lectures, et
même fait remonter des souvenirs anciens, avec parfois un rien
de nostalgie.
Avis individuels, par ordre
« d’entrée en scène » :
- Christiane Pompei ouvre
le feu en expliquant avoir tenté de lire la pièce une première
fois il y a trois ans, à l’occasion de l’exposition du musée du
Quai Branly consacrée aux « Enfers et fantômes d’Asie »
[3].
Elle en avait surtout retenu l’aspect satirique concernant le
statut des lettrés, et l’abondance des citations rendant la
lecture difficile.
À la deuxième lecture, elle a
beaucoup aimé, appréciant tout particulièrement les scènes de
comédie : le personnage du lettré ridicule Chen Zuiliang (陈最良),
la leçon de Du Liniang (杜丽娘)
et de sa suivante Chunxiang (春香)
à la scène 7, les scènes faisant intervenir les brigands, et le
caractère du père de Du Liniang, Du Bao (杜宝),
à la fois magistrat soucieux du bonheur de ses ouailles, mais
aussi confucéen refusant la croyance aux fantômes, donc ne
reconnaissant pas la « résurrection » de sa fille.
- Sylvie Duchesne a
beaucoup aimé, en particulier, la scène du jugement aux enfers
(scène 23), qu’elle l’a lue au moment de la Toussaint, ce qui
ajoutait à l’ambiance… Elle a été un peu gênée par la répétition
des récapitulations de situations, ainsi que par les citations.
Mais elle se considère encore au « stade de la découverte ».
- Geneviève Bousquet a
trouvé la pièce magnifique, appréciant elle aussi tout
particulièrement la scène du jugement aux enfers. Comme elle
avait cependant du mal à mémoriser les personnages et les
situations, elle s’est créé un véritable théâtre de marionnettes
en découpant des petites figurines de papier coloré
correspondant aux personnages principaux, chaque figurine
portant inscrit le déroulé de l’action et les différentes scènes
le ou la concernant.
Geneviève Bousquet et ses petits personnages en
papier découpé
Elle a acheté un enregistrement
d’extraits de l’opéra à la librairie du musée Guimet car elle
voulait « entendre ». Divers autres membres signalent qu’on peut
trouver des extraits de l’opéra sur youtube.
[Une suggestion :
cette représentation de 2004, avec une mise en scène « jeune »,
très vivante, et des interprètes qui collent aux personnages
[4] :
Le Mudanting,
production de Bai Xianyong :
Enfin, Geneviève a trouvé que le
Mudanting faisait écho à divers mythes et grands
classiques occidentaux : Orphée et Eurydice, Eurydice mordue par
un serpent le jour même de ses noces qui meurt et descend aux
Enfers où Orphée va la chercher ; pour le jugement aux enfers,
L’Enfer de Dante, et … Geneviève a le nom sur le bout de
la langue, comme aurait dit Pascal Quignard… vous savez cette
histoire de jeune Sarrasine tuée sur le champ de bataille ….
tout le monde cherche avec elle… et soudain : La Jérusalem
délivrée !
Renaud et Armide dans le jardin,
fresque de Tiepolo
[mais oui : poème du
Tasse (1581) qui est aussi poésie des sentiments, du
qing pourrait-on dire, et dont les héroïnes
étaient familières de « l’élite lettrée » des 17e
et 18e siècles chez nous, tout
spécialement la belle Armide, la magicienne des
Enfers… histoire enfin qui se passe au moment du
siège de Jérusalem, en 1099, donc à un siècle de
distance du Mudanting…
On relit d’un autre
œil l’histoire de Renaud et Armide, magicienne dont
les
amours enchantées avec le guerrier se
passent dans les fameux « Jardins d’Armide » et dont il se
réveille « comme d’un songe » (Jérusalem délivrée, chant
16)
[5]
]
- Pour Gérard
Castex, le Mudanting a été une grande
découverte. Il a apprécié le contexte historique des
Song, en contrepoint de celui des Ming, et la
construction autant que le style de la pièce dans
son ensemble, avec une impression de prolixité. Il a
pour sa part retrouvé dans le Mudanting des
échos d’autres histoires de rêves de Tang Xianzu,
dont certaines ont été traduites aussi par André
Lévy. Il a lu en particulier L’Oreiller magique,
emprunté à la bibliothèque.
Le chuanqi « Le conte de
l’oreiller » 《枕中记》
L'oreiller magique, traduction André
Lévy
[L’Oreiller
magique est le sujet de l’une des quatre pièces
de Tang Xianzu dites « les quatre rêves de
Linchuan » (临川四梦),
du nom de sa ville natale où il s’est retiré à la
fin de sa vie et les a écrits : « Le Conte de
Handan » (
Hándān Jì
《邯郸记》).
C’est l’histoire d’un lettré passant une nuit dans
une auberge et transporté au 8e siècle le
temps d’un rêve. Pièce écrite, commente André Lévy,
trente-cinq ans avant La Vie est un songe
[6],
« dont elle inverse le propos : ce n’est pas la vie
qui est un songe mais le songe qui est une vie ».
La pièce est
inspirée d’un célèbre chuanqi des Tang
de Shen Jiji (沈既济) :
le « Conte de l’oreiller » (《枕中记》).
Le lettré taoïste Lü Weng (《吕翁》)
du conte, en voyage vers Handan, rencontre dans une
auberge un autre voyageur complètement abattu ; pour
lui remonter le moral, il lui offre un oreiller et
l’autre en songe voit tous
ses rêves se réaliser… au
réveil, il réalise que le taoïste a voulu en fait lui donner une leçon et lui apprendre,
entre autres, à réfréner ses désirs…]
Gérard Castex a trouvé dans le Mudanting
un contexte mêlant à la fois confucianisme et taoïsme, avec les
superstitions populaires qui s’y rattachent. Il la considère
comme une grande pièce de théâtre classique, avec des
personnages bien typés, et des récapitulatifs qu’il a jugés,
lui, bien utiles parfois. Il a beaucoup aimé le mélange
détonnant de tragédie et de comédie, et particulièrement
apprécié les scènes comiques, et même crues (le personnage de la
nonne), ainsi que l’effet théâtral des acteurs interpellant le
public. Ce qui l’a quelque peu déconcerté, c’est l’abondance de
citations.
- Françoise Josse
fait partie des lectrices qui s’y sont reprises à
deux fois pour lire la pièce. Sa première lecture,
il y a deux ans, l’avait découragée. C’est à la
deuxième lecture qu’elle a apprécié la pièce.
Pourtant, elle se souvient d’une première approche à
la fin des années 1970, dans le cadre d’un cours sur
le théâtre chinois à l’Inalco, par nul autre que
Jacques Pimpaneau,
récemment disparu. C’était en 1976-1977, et
Françoise Josse a précieusement conservé ses
polycopiés, écrits à la main, de véritables
reliques !
Il s’agissait d’une
approche du texte original qui pouvait effectivement
dérouter une étudiante. À la relecture du texte
complet, en traduction, aujourd’hui, Françoise
Josse y a trouvé des thèmes modernes, abordés
dans un esprit ouvert et critique, en particulier
tout ce qui concerne les femmes, leur place dans la
société et leur éducation, à commencer par la scène
7 de la première leçon de
Page du cours de Jacques Pimpaneau
sur le Mudanting conservées par Françoise
Josse
Chen Ziliang à Du Liniang et Chunxiang [L’école
des filles, traduit André Lévy, qui se rappelle Molière] : Tang
Xianzu y prend un plaisir communicatif à ironiser sur les seules
lectures qui leur sont concédées, des poèmes du Shijing, le
classique des poèmes, sans même penser aux allusions cachées
qu’ils recèlent, et dont s’étonnera naïvement Chunxiang.
Pages du cours de Jacques Pimpaneau sur le
Mudanting conservées par Françoise Josse
Elle aussi s’étonne de la
verdeur de certains dialogues, ainsi que d’une allusion, en
passant, à l’homosexualité d’un personnage.
[Allusion satirique, mais sans
condamnation morale : l’homosexualité faisait partie de la
culture lettrée, en Chine à l’époque, surtout dans l’élite des
lettrés férus d’opéra dont beaucoup entretenaient des troupes
privées. Culture surtout du Jiangnan, le « sud du fleuve »
autour de Suzhou-Hangzhou, comme persifle
Li Yu (李漁)
en introduction au sixième de ses « opéras du silence »
[7]:
« La mère masculine d’un Mencius élève convenablement son fils
en déménageant trois fois » (《男孟母教合三迁》).
Référence à la mère de Mencius déménageant pour éloigner son
fils de mauvaises influences. Mais ici la « mère masculine » est
un lettré qui veut éviter que son protégé séduise un autre homme
et lui échappe. Li Yu joue sur le terme nán qui signifie
à la fois homme (男)
et sud (南) :
l’homosexualité est ainsi définie ironiquement comme « mode du
sud ». Ce qui laisse entrevoir qu’elle y avait pignon sur rue.]
- À Françoise Huelle,
aussi, la lecture de la pièce a rappelé des souvenirs :
souvenirs de représentations du Mudanting au théâtre, à
la Philharmonie, mais aussi d’une autre pièce, sur le thème du
rêve, vue à Shanghai il y a quelques années, sans qu’elle
parvienne à se souvenir du titre. Après mûre réflexion et
recherches, elle a retrouvé de quoi il s’agissait : « Le Rêve de
Fuchun » (《富春梦》),
une pièce moderne de type zaju (新编杂剧),
représentée à Shanghai et à Pékin en 2012
[8].
[La pièce est une nouvelle
création du peintre de paysage contemporain, également
librettiste, Chen Ping (陈平),
inspirée du fameux tableau de Huang Gongwang (黃公望)
« Séjour dans les monts Fuchun » (《富春山居图》)
qui a également inspiré le film de Gu Xiaogang (顾晓刚)
sorti en mai 2019 au festival de Cannes. La pièce de Chen Ping,
elle, relate la vie du peintre Huang Gongwang, en quatre
tableaux.]
Elle n’a cependant pas ressenti
de lien entre la représentation et sa lecture. Elle a eu
l’impression de lire un long poème, avec des quatrains comme une
respiration, soit à la fin de chaque scène, soit en incise dans
le texte, avec la joie de retrouver des références à des poèmes
de Du Fu qui est l’un de ses poètes préférés.
- Marion Jorsin a
commencé la lecture en comparant les deux traductions, très
différentes, puis en se concentrant sur celle en français. Elle
s’attendait à une lecture difficile, voire pénible, et pas du
tout : non seulement ce fut un grand plaisir, mais en outre,
elle a trouvé les scènes de comédie très drôles, à commencer par
celle de la leçon des filles. Ce qui l’a en outre frappée, c’est
l’omniprésence de la poésie, inséparable de la vie.
- Nicolas Gille rebondit
sur ces réactions à la poésie car il y est lui-même très
sensible, et en particulier à la poésie de Du Fu. Il souligne
l’importance du thème du rêve, avec pour corollaire un monde
onirique propre au théâtre, mais aussi celui du printemps, avec
l'attirance de Du Liniang et de sa fidèle Chunxiang pour le
jardin, lieu de l'interdit ; les sensations provoquées par la
nature printanière suscitent une profonde connivence entre les
deux jeunes filles et le jardin, et les fleurs dans le jardin,
ravissement qui atteint son apogée avec l’apparition de Liu
Mengmei.
Nicolas Gilles
voit les moments d’intimité de la pièce construits sur des
correspondances intimes entre l’homme et la nature, comme dans
la poésie chinoise. Bien au-delà, il voit l’ensemble de la pièce
construite sur des oppositions et des contrastes tandis que
« les jeux poétiques alternent avec les enjeux politiques ».
Thèmes abordés pendant la
discussion et réflexions complémentaires
La pièce n’a que très rarement
interprétée en entier. Les troupes se constituaient un
répertoire à partir de scènes populaires de livrets différents,
ce qu’on appelait des zhezixi (折子戏).
L’une des dernières grandes représentations du Mudanting
en zhezixi a été celle produite par Bai Xianyong dans
une sélection de 27 scènes donnée en avril 2004 à Taipei (voir
ci-dessus).
C’est pour le 400e
anniversaire de la pièce, en 1999, qu’en a été donnée
l’intégralité, dans la mise en scène de
Chen Shizheng (陈士争),
soit près de 19 heures sur trois jours. Le projet avait d’abord
été monté avec la troupe de kunqu de Shanghai pour le
Lincoln Centre à New York ; mais, en juin 1998, les autorités
chinoises ont refusé les visas à la troupe, jugeant que la
pièce, avec ses scènes de comédie burlesque, sa descente aux
enfers, les croyances superstitieuses dont elle abonde, aux
fantômes et autres, son langage parfois cru et ses allusions
érotiques, ne pouvait être montrée à l’étranger telle qu’elle
était montée, car cela ternissait l’image d’une œuvre qui est
l’un des fleurons du théâtre chinois. Ce qui montre bien, s’il
était encore besoin de le prouver, que la vision étatique et
idéologique d’une œuvre ne fait que l’appauvrir.
Le travail a donc dû être repris
avec une autre troupe et la pièce coproduite avec le Festival
d’automne, ce qui nous a valu en même temps la traduction
d’André Lévy, publiée avec le concours du Centre national du
livre.
On peut aussi lire en ligne le
dossier de communication du festival avec un grand nombre
d’articles sur les sources et le contexte historique de la
pièce, le texte, la musique utilisée par Chen Shizheng et sa
conception de l’œuvre, plus les détails de la production et les
interprètes :
En outre, la représentation a
été filmée ; le film dure 18 heures. Une projection a eu lieu à
l’auditorium du Musée du Louvre les 1er et 2 octobre 2011. Mais
la dernière projection à ce jour en France a eu lieu à
l’auditorium du musée Guimet sur trois jours, les 23, 24 et 25
mai 2015, avec un programme scindé en unités de trois heures
[9].
Il faudrait renouveler l’exercice aujourd’hui, alors que la
pièce est aussi au programme de l’agrégation de chinois. Les
membres du club se sont montrés très intéressés par une telle
initiative.
-La place des
femmes dans la société
La place des femmes dans la
société, ainsi que leur éducation, est l’un des thèmes de la
pièce. On voit Du Liniang prendre hardiment l’initiative dans sa
relation avec Liu Mengmei, qui est assez frileux au départ, mais
prend de l’assurance quand il lui faut déterrer le cadavre pour
le faire revenir à la vie, puis quand il lui faut affronter le
père, Du Bao (杜宝).
Celui-ci est l’image du confucéen type, et s’il aime sa fille,
il n’est pas prêt à la reconnaître dans un fantôme.
Finalement, à la fin de la
pièce, quand Du Liniang pervient à épouser Liu Mengmei, elle
rentre dans l’ordre, en quelque sorte ; plus de rêve, plus de
scandale : elle devient une épouse dévouée et fidèle corps et
âme à son mari. La société confucéenne a triomphé. C’est le cas
de la plupart des histoires d’amour typiques, très populaires à
la fin des Ming, entre « belles jeunes femmes et lettrés
talentueux » (caizi jiaren
才子佳人),
le modèle-type étant « L’histoire du pavillon de l’Ouest » ou
Xixiangji (《西厢记》),
pièce zaju du dramaturge Wang Shifu (王实甫)
elle-même inspirée d’un chuanqi des Tang, « L’histoire de
Yingying » (《莺莺传》)
de Yuan Zhen (元稹)
[10].
Le jeune lettré Zhang parvient
bien, dans la pièce, à épouser Yingying puisqu’il réussit à se
classer en bonne place aux examens impériaux, condition sine qua
non posée par la mère. Les mœurs, semble-t-il, étaient
relativement libres, et les aventures avant mariage possibles,
sinon courantes. Mais Yingying, comme Du Liniang, disparaît de
la scène une fois mariée : elle rentre dans les appartements
privés des femmes, de même que Mulan, après avoir dignement
combattu, rentre chez elle pour se consacrer aux travaux
ménagers.
Privées de rôles dans la sphère
publique, certes, les femmes d’une certaine élite avaient
pourtant une étonnante liberté, à la fin des Ming, dans cette
région privilégiée, au moins, qu’était le Jiangnan, ou sud du
fleuve, autour de Suzhou et Hangzhou. L’un des exemples de cette
liberté, relative bien sûr, est l’histoire du célèbre « Jardin
des bananiers » (“蕉园社”)
fondé vers 1665 : véritable club de lecture et de poésie hébergé
par une maîtresse femme du nom de Gu Ruopu (顾若璞).
Ce genre de réunions, privées certes, contribuait à la création
d’une culture commune de femmes en dehors de la stricte sphère
familiale (bien que les membres en fussent en majorité des
parentes et proches amies).
Le grand legs de Gu Ruopu et du
Jardin des bananiers est la reconnaissance qu’il existait dans
la tradition confucéenne un espace légitime dans lequel les
femmes pouvaient entreprendre des activités intellectuelles et
littéraires. Elles disposaient là d’un espace de création qui
est peut-être l’une des raisons pour lesquelles elles n’ont pas
cherché à remettre en cause le système.
Il est amusant de voir Tang
Xianzu se moquer des vieux précepteurs complètement ineptes du
genre de Chen Ziliang que la petite soubrette Chunxiang tourne
en ridicule. En fait, les lettrés moins conformistes que
d’autres étaient souvent fiers des aptitudes, et en particulier
des dons poétiques, de leurs filles, qui étaient éduquées à
l’intérieur de la maison, en même temps que les fils. Mais il
faut bien reconnaître que les dons poétiques n’étaient bien
souvent qu’un atout supplémentaire pour un mariage prestigieux.
-Le thème du
rêve
Thème principal de la pièce, le
rêve est un thème très ancien en littérature chinoise, qui
remonte à la littérature orale. On en trouve une floraison de
brefs récits de type chuanqinotés comme des
anecdotes au 8e siècle, avec en particulier le fameux
« Conte de l’oreiller » dont il était question plus haut, mais
aussi la « Chronique du rêve de millet » ou Mengliang lu (《梦粱录》)
qui sera plus élaborée au 13e siècle ; ce sont ces
deux récits dont s’inspirera Tang Xianzu pour écrire deux des
autres « rêves » de sa dramaturgie.
Le rêve continue aujourd’hui
encore d’inspirer les romanciers et dramaturges. C’est le cas de
Chen Ping avec son « Rêve de Fuchun » évoqué plus haut, mais pas
seulement : ce même peintre-librettiste a par ailleurs écrit
deux autres livrets de théâtre/opéra autour du rêve : « Rêve
dans la montagne solitaire » (《孤山梦》)
et « Rêve de peinture, âme de la poésie » (《画梦诗魂》).
Parmi les romans contemporains,
on pourrait citer, par exemple, le roman de Yan Lianke (阎连科)
« Le Rêve au village des Ding » (《丁庄梦》)
qui est bâti tout entier sur la symbolique du rêve, tandis que
son dernier roman « La
Mort du soleil » (《日熄》)
est l’histoire d’un village où les gens sont devenus des
somnambules, en chinois « des gens qui marchent en rêve » (
mèngyóu zhě梦游者).
Cela ferait un thème intéressant
pour un programme de lecture à venir…
En attendant, la prochaine
séance va permettre d’affiner cette première approche du
Mudanting en nous concentrant plus particulièrement sur
quelques scènes.
-Le thème
de l’autorité
Le thème
de la représentation de l’autorité dans la pièce a été développé
par Zhang Guochuan dans son avis de lecture :
- la scène 7 : l’école des
filles, en particulier pour le personnage de Chunxiang
(+ scène 9 : le balayage du
jardin)
- les scènes 19, 38 et 47 pour
le personnage de la brigande et la scène burlesque avec le
Tartare.
- la scène 23 du jugement aux
enfers
On essaiera en particulier
d’approfondir le sens des poèmes et les références historiques
et littéraires. Pour les poèmes, on partira du texte original
dans la mesure du possible.
[1]
Participants à cette séance, par ordre alphabétique :
Geneviève Bousquet, Gérard Castex, Sylvie Duchesne,
Marion Jorsin, Françoise Josse, Zhang Guochuan,
Christiane Pompei et, nouveaux venus, Françoise Huelle
et Nicolas Gille.
Zhang Guochuan ayant eu un empêchement de
toute dernière minute n’a pu participer aux échanges
mais a envoyé ses notes de lecture par courriel.
[4]
« Le Mudanting, version jeunesse » (《青春版牡丹亭》),
production de
Bai Xianyong/ Pai Hsien-yung (白先勇),
mise en scène du théâtre kunqu de Suzhou,
première au théâtre national de Taipei le 29 avril 2004,
avec Shen Fengying (沈丰英)
dans le rôle de Du Liniang.
[6]
La vida es un sueño, de Calderon de la Barca, 1635.
[7]
Li Yu (1611-1680), dramaturge et romancier de la
génération immédiatement postérieure à celle de Tang
Xianzu, écrivain polémique connu pour son roman érotique
« La Chair comme tapis de prière » ou Rouputuan (《肉蒲团》),
mais aussi auteur de douze nouvelles en langue vulgaire
publiées en 1656 sous le titre « Théâtre du silence » ou
Wushengxi (《无声戏》).
[9]La pièce a été
divisée par le metteur en scène en six épisodes :
Samedi 23 mai 10h30, durée 3h20 : Le rêve
interrompu (Épisode 1, scènes 1 à 10)
Samedi 23 mai 15h, durée 3h20 : À la poursuite du rêve
(Épisode 2, scènes 11 à 20)
Dimanche 24 mai 10h30, durée 3h : Le fantôme aimé
(Épisode 3, scènes 21 à 28)
Dimanche 24 mai à 15h, durée 3h : La résurrection
(Épisode 4, scènes 29 à 39)
Lundi 25 mai à 10h30, durée :3h :La lutte contre les
bandits (Episode 5, scènes 40 à 48)
Lundi 25 mai à 15h, durée 3h : Réconciliation (Épisode
6, scènes 49 à 55)
[10]
Voir l’histoire dans l’article sur le film de 1927 qui a
été adapté de la pièce de Wang Shifu :