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Club de lecture de
littérature chinoise
Compte rendu de la séance
du 20 avril 2022
et annonce de la séance
suivante
par
Brigitte Duzan, 24 avril 2022
I.
Compte rendu de la séance du 20 avril
La séance
de ce mois d’avril était consacrée à l’œuvre en prose du poète
Bei Dao (北岛),
avec un programme constitué des trois principales traductions en
français (hors poèmes), toutes trois par
Chantal
Chen-Andro :
· d’une
part, les souvenirs du Pékin de son enfance et de sa jeunesse
par un Bei Dao revenu dans la capitale après de longues années
d’exil, souvenirs publiés initialement à Hong Kong en 2010,
réédités en 2015,
puis publiés en français cinq ans plus tard :
S’ouvrent
les portes de la ville (《城门开》),
Ypsilon éditeur, 2020, 380 p.
· d’autre
part, deux ouvrages plus anciens :
- une
novella (中篇小说) :
Vagues (《波动》),
Philippe Picquier, 1994
- un recueil de six nouvelles : 13 rue du Bonheur,
Circé, 1999
Recueil
initialement publié en Chine en octobre 1986 aux éditions
Huacheng, sous le titre de la deuxième nouvelle (Un étranger
de retour) :
Parmi les
ruines
《在废墟上》
/ Un
étranger de retour
《归来的陌生人》
/
Mélodie
《旋律》
/ La lune
sur le manuscrit
《稿纸上的月亮》
/
Croisement
《交叉点》/
13
rue du bonheur
《幸福大街十三号》
Nous avons
regretté l’absence d’une lectrice testée positive et de deux
autres membres empêchés in extremis eux aussi qui, frustrés, ont
envoyé leurs avis par mail ; plusieurs membres présents ont
d’ailleurs eux aussi envoyé leurs avis rédigés. Nous avons en
contrepartie retrouvé avec un plaisir partagé une ancienne
membre du club que les nécessités du confinement, entre autres,
avaient longtemps tenue éloignée de Paris.
Impressions diverses de lecture
Les trois livres au programme ont été diversement
appréciés, « Vagues » en particulier, ce qui a
entraîné une discussion animée et controversée.
- Pour commencer par « Vagues », il a rebuté
certaines lectrices qui se sont un peu perdues dans
les personnages, car désorientées par les noms
chinois qu’elles avaient tendance à confondre ; en
conséquence, elles ont eu du mal à suivre la
narration, qui est de toute façon volontairement
décousue et allusive. D’autres en revanche ont
beaucoup aimé cette écriture très originale et la
construction labyrinthique de l’histoire, qui font
de ce texte un petit ovni dans le contexte de
l’époque où il a été écrit.
- Les nouvelles n’ont pas été lues par tout le
monde, en particulier parce que le livre n’était pas
facile à trouver. Elles ont été dans l’ensemble bien
appréciées, en particulier la première, « Dans les
ruines » : elle distille |
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Vagues, Picquier 1994 |
l’atmosphère sombre, voire désespérée, qui est celle du recueil,
mais avec une touche sensible et subtile.
- Quant à « S’ouvrent les portes de la ville », le
texte a suscité un intérêt général, avec des nuances
personnelles qui apparaissent dans les avis
individuels résumés ci-dessous.
Ce qui est frappant, en particulier, c’est que
plusieurs lectrices ont fait part de leur empathie
avec ce texte car, qu’elles soient allées à Pékin ou
non, étant peu ou prou du même âge que l’auteur,
elles ont retrouvé dans les souvenirs du passé
pékinois évoqués par Bei Dao bien des détails de
l’atmosphère de leur propre enfance : dans les
allusions au charbon, aux bruits et aux odeurs en
particulier. Le livre a par ailleurs rappelé de
nombreux autres textes et auteurs étrangers (Zweig,
Canetti, Tanizaki, etc.), autre indice montrant
toute sa richesse évocatrice.
- Certains membres du club ont par ailleurs, par
curiosité, |
|
S’ouvrent les portes de la ville |
ajouté à
leurs lectures des poèmes de Bei Dao tirés des deux recueils de
traductions publiés chez Circé en 1998 et 2004 : « Au bord du
ciel » (《在天涯》)
et « Paysage au-dessus de zéro » (《零度以上的风景》).
Lecture insatisfaisante, cependant, du dire même des
intéressé.e.s, car la seule version française ne leur a laissé
que difficilement entrevoir la teneur et la qualité authentiques
des poèmes.
Avis
individuels
(avec
commentaires en notes de Brigitte Duzan, les avis rédigés étant
entre guillemets)
·
Les
présentes
Françoise Josse…
…est de
celles qui ont ressenti des affinités avec ces textes.
« 1) J’ai
lu « S’ouvrent les portes de la ville » à sa sortie en 2020 et
ai été emballée. Peut-être parce que les souvenirs d’enfant de
Bei Dao faisaient écho à ma période chinoise (importance de
l’ombre des rues, arrivée des baicai au début de l’hiver,
bonbons Lapin blanc, fumées de charbon…). Et plus largement,
quoique je sois plus jeune que lui, j’ai retrouvé l’atmosphère
de mes jeux d’enfants en France. Une mention toute particulière
pour la qualité de l’appareil critique de Chantal Chen-Andro
ainsi que sa postface sur le développement historique de Pékin
via ses différentes portes.
2)
« Vagues » m’a laissée totalement désarçonnée au début de la
lecture ; j’ai cherché à comprendre qui est qui, qui fait quoi,
la quasi-absence de repères datés n’y aidant pas. Puis je me
suis laissé porter par la succession des chapitres. Si j’ai
apprécié le style, fait à la fois de concision et de
descriptions détaillées (à plusieurs reprises, j’ai pensé à des
tentatives d’épuisement d’un lieu, à la Perec
), et l’importance
attachée à l’expression des sentiments, j’ai trouvé l’ensemble
terriblement désespérant.
3) En cela, je fais
un lien avec les personnages des nouvelles de « 13,
rue du Bonheur », tous marqués par la solitude,
l’impossibilité de communication. Reviennent partout
les difficiles relations entre père et fille, comme
pour Lin Dongping et Yuanyuan dans « Vagues » : le
personnage de « Parmi les ruines » retenu à la vie
par une photo de sa fille et une petite fille
rencontrée par hasard, Lanlan et son père de retour
de camp de travail dans « Un étranger de retour ».
Omniprésent, également, est le thème de l’échec des
couples. |
|
Le recueil Un étranger de retour,
édition originale |
Par
ailleurs, si « S’ouvrent les portes de la ville » m’a rappelé le
Pékin que j’ai connu à la fin des années 1970 et au début des
années 1980, « Parmi les ruines » m’a rappelé un autre souvenir
personnel : j’ai dû me promener dans les ruines du Palais d’été
(Yuanmingyuan
圆明园)
à l’époque même où Bei Dao y situe la déambulation de son
personnage. Je garde le même souvenir de ruines désolées, qui
tranche avec ce que j’ai pu voir récemment, en 2015 : j’ai à
peine reconnu les lieux…
J’ai
conservé de la première visite des photos qui correspondent à ce
que décrit brièvement Bei Dao, et en particulier "une voûte
(romaine) se dressant sur des piliers éboulés". »
Photos de Françoise Josse :
Yuanmingyuan, 28.09.1978
Dorothée Muenk-Seiller
Si elle
s’est perdue dans les noms des personnages de « Vagues », elle
s’est en revanche elle aussi trouvée en symbiose avec les
souvenirs de Bei Dao qu’elle a lus comme un inventaire de
sentiments, d’odeurs et de bruits du passé. Et comme elle est
elle aussi de la même génération, elle a partagé des émotions en
revivant certains détails de sa propre enfance, le charbon
(aussi), l’avènement de la télévision, l’importance de la
lecture, et même les moustiques !
Elle a
trouvé les notes explicatives et la postface de la traductrice
très utiles et n’a qu’un regret : ne pas pouvoir continuer avec
les souvenirs d’exil de l’auteur, d’un pays à l’autre…
Le livre
lui a par ailleurs rappelé deux romans :
- « Le
Monde d’hier » [Die Welt von Gestern] de Stefan Zweig,
autobiographie de l’auteur parue en 1943, mais que Zweig a
commencé à écrire en 1934 quand, face à la montée des
persécutions nazies, il décide de s’enfuir, d’abord vers
l’Angleterre, puis vers le Brésil, dans une fuite vers l’exil
qui ressemble à celle de Bei Dao ; le texte commence par la
description nostalgique de Vienne à la fin du 19e
siècle dépeint comme « un âge d’or de la sécurité » qui va voler
en éclat avec les deux guerres mondiales ;
- « La
langue sauvée : histoire d’une jeunesse (1905-1921) » [Die
gerettete Zunge - Geschichte einer Jugend],
premier volume de l’autobiographie d’Elias Canetti parue
en 1977.
Canetti, éternel exilé puisque né en Bulgarie dans une
famille d’origine espagnole puis ayant vécu en Angleterre puis
en Suisse, décrit ici les souvenirs de son enfance, de son père
mort prématurément et de sa mère, puis l’écroulement de ce monde
de l’enfance…
Giselle
Helmer…
… a bien
aimé « Vagues » qui lui a rappelé le roman éponyme de Virginia
Woolf.
Pas du tout désarçonnée, elle en a aimé l’atmosphère glaçante.
Quant au
livre de souvenirs « S’ouvrent les ports de la ville », il lui a
rappelé une autre lecture, celle des mémoires de Claude Martin
« La diplomatie n’est pas un dîner de gala »
,
où l’ancien diplomate évoque le Pékin qu’il a connu en 1965, du
temps de son détachement comme attaché culturel à l’ambassade de
France dans la capitale chinoise, au titre de son service
militaire alors qu’il était étudiant à l’ENA. Elle a
particulièrement apprécié le regard froid jeté sur les débuts de
la Révolution culturelle par un ancien petit Garde rouge. Mais
elle a été surprise, sinon déçue, car elle attendait un roman,
et s’était imaginé quelque chose comme le « Nid
d’hommes » (《小说界》)
de
Lu Wenfu (陆文夫)
qu’elle avait beaucoup aimé… comme quoi un titre peut en cacher
un autre.
Geneviève Bousquet
... a beaucoup
aimé « Vagues » elle aussi et c’est sur ce livre que portent ses
commentaires, les nouvelles lui ayant paru plus « faciles » en
regard. Dans « Vagues », elle a vu encore une histoire de cocon
(de jian
茧)
,
de tissage entre les cinq protagonistes
…
« … ce
n’est cependant pas une histoire qui se déroule comme une pelote
de fil de soie mais bien un kaléidoscope d’images, de
sensations, d’états d’âme entremêlés. On comprend comment les
trente années de maoïsme ont non seulement sapé tous les
sédiments de la société ancienne, mais aussi comment elles ont
meurtri les âmes, laissant derrière elles une jeune génération
imprégnée des slogans et des directives du Parti, avec un goût
amer. Le changement de société que ces étudiants avaient espéré
ne débouche en fin de compte sur rien de stable. Tout est
mouvant.
Devenus
parents, les jeunes deviennent égoïstes et désabusés. Les
anciennes habitudes de corruption s’installent. Ils veulent
oublier ce pourquoi ils ont fait la révolution, n’envisagent pas
un chemin de vie cohérent et sont ballotés comme des vagues dans
l’océan du monde.
Le
narrateur Yang Xun est le lien flottant entre les cinq
personnages. Il est attiré par Xiao Ling . Derrière
l’intelligence de celle-ci se cache un nihilisme désabusé,
compensé par leurs échanges vifs, surprenants et drôles. Elle
représente aussi la poésie, regarde les étoiles et s’interroge
sur le bonheur, l’espoir (p. 133 et 150-151).
(Les
autres personnages ont leur côté sombre, voire désespéré.)
L’auteur
nous distille ses interrogations existentielles par petites
touches, avec un vocabulaire précis, des phrases courtes et une
habileté à passer de l’un à l’autre de ses personnages. Tous
veulent sortir de ce guêpier, s’en aller hors de la ville,
prendre le train. Pour où ? Leur confiance et leur force
vont-elles se manifester à nouveau avec ce nouveau départ ? Rien
n’est moins sûr !
C’est un
vrai régal de lecture. »
Zhang
Guochuan…
…a trouvé,
comme à son habitude, lu la version originale des textes en
chinois et la traduction en français. Se réservant de lire
« Vagues » plus en détail par la suite, elle s’est intéressée
d’abord à « S’ouvrent les portes de la ville » : elle en a
souligné des aspects intéressants qu’elle a développés dans des
notes de
lecture détaillées,
en commençant par la comptine citée en exergue de l’ouvrage et
en complétant sa lecture par une interview de l’auteur où il
approfondit le sens du titre en distinguant deux manières dont
peuvent s’ouvrir les portes : de l’intérieur ou de l’extérieur.
Comme
plusieurs autres lectrices, elle est restée intriguée par la
déclaration de Bei Dao à la fin du chapitre « Lire » :
« Ces livres qui m’avaient accompagné tout au long de ma
croissance se retrouvent exposés à la vue de tous, dans
l’attente d’être livrés au feu. En imaginant leur forme alors
qu’ils se tordraient dans les flammes et le bruit de leur
combustion, j’étais certes peiné mais, à ma grande surprise,
je m’en réjouissais aussi un peu secrètement. » (p. 179,
italiques ajoutés)
Martine
Breton…
…a lu
« S’ouvrent les portes de la ville » au moment de sa parution,
mais n’avait pas le livre sous la main pour pouvoir le relire
avant la séance. Elle se rappelle seulement une impression
d’écriture « plate » qui ne lui a pas laissé un bon souvenir. En
revanche, elle a beaucoup plus apprécié sa lecture récente du
roman sur un sujet proche de l’écrivaine taïwanaise
Chu Tien-hsin (朱天心),
« Ancienne capitale » (《古都》).
Marion
Jorsin …
… enchaîne
aussitôt pour apporter une note en contraste avec l’avis
précédent, en faisant ressortir au contraire ce qui lui a
beaucoup plu dans l’écriture de ces souvenirs, et en particulier
les traits d’humour dont personne n’avait parlé jusque-là.
Pour ce qui
concerne la construction, elle a beaucoup aimé le découpage du
texte en chapitres thématiques qui lui a également rappelé
l’idée du catalogue à la Perec (voir note 3). Ce qui l’a
frappée, dans « S’ouvrent les portes de la ville », c’est la
poésie qui ressort de ces pages, malgré un style distancié qui
distille les détails sombres sans appuyer, les suicides par
exemple. Elle a été particulièrement sensible aux passages sur
la famine, qui eux sont détaillés, allant jusqu’à dépeindre les
hallucinations provoquées par la faim lancinante, et la
nécessité de ne pas faire d’efforts trop poussés pour ne pas
perdre ses forces.
Et malgré
tout, ce qui l’a frappée, outre l’écriture poétique, c’est
l’humour qui ressort de cette évocation du Pékin d’autrefois,
par exemple :
- la
manière dont le père plastifiait les meubles, selon la mode du
moment (« l’apparition du placage plastifié fut une vraie
révolution… p. 73) ainsi que les lignes sur le canapé « pareil
à un géant recroquevillé… » (également p. 73, à quoi l’on peut
ajouter le miroir « terni, comme s’il souffrait d’amnésie » et
qui « tournait le dos à l’époque » (pp. 74 et 76). Mémorable
aussi la fabrique de la bibliothèque, sur fond de lecture de
« La ferme des animaux » et d’épuisement des rations
alimentaires (p.79) ;
- l’époque
de la fabrication du canapé était celle « où la population
calculait par soustraction », ce qui « donna le tournis » quand
on passe à l’addition, et encore plus à la multiplication (p. 74
puis 80), manière ironique d’évoquer la croissance effrénée de
la population dans les années Mao ;
- les
traits d’humour fusent : la pêche, « sport métaphysique », le
passage de la BD aux idéogrammes, comme « l’évolution du singe à
l’homme », etc.
·
Avis
transmis par les absents
Sylvie
Duchesne
« 1. Ayant le même âge que Bei Dao, j'ai lu " S'ouvrent les
portes de la ville", en comparant, tout au long de ma
lecture, la vie de ce petit garçon, puis de l'adolescent et du
jeune adulte pékinois, avec celles vécues en France à la même
époque. Certaines analogies m’ont frappée :
- Dès le début du livre, le chapitre sur les ombres et lumières
m'a paru tout à fait comparable à des choses que j'ai vécues.
Sortir le soir tard, dans le noir, pour une nécessité quelconque
(transmettre un message, emprunter ou rendre un objet chez des
voisins), à la campagne à la même époque en France, était
difficile et un peu effrayant. Toute la famille réunie, le soir,
autour d'une seule lampe, dans la seule pièce chauffée de la
maison était courant aussi. Et l'animation de veillées ou de
feux de camp, lors de colonies de vacances, utilisait aussi le
contraste entre l'obscurité alentour et un éclairage rare, comme
moyen de renforcer une ambiance qu'on voulait dramatiser un
peu...
- Si les odeurs, les bruits, les jouets et les meubles décrits
par Bei Dao n'étaient sans doute pas très comparables, quelques
disques vinyle de la Deutsche Grammophon des années 1960 étaient
aussi l’un des rares achats de loisir de mon père, dont je
profitais indirectement, n'ayant pas la possibilité d'avoir ma
propre musique, comme les adolescents actuels.
- Les passages sur l'élevage de lapins et les années de famine
m'ont beaucoup impressionnée, au même titre que les choses qu'on
racontait dans ma famille sur les périodes de rationnement
pendant la Deuxième Guerre mondiale, mais en beaucoup plus grave
encore.
Connaissant trop mal la littérature chinoise, je suis passée
rapidement sur le chapitre "Lire". Mais j'ai été très intéressée
par toute la partie sur la Révolution Culturelle vécue par le
lycéen pékinois, car , si j'ai lu beaucoup de choses sur ce
sujet, ce n'était jamais raconté par quelqu'un qui l'ait vécu en
tant que jeune lycéen ou étudiant.
En dehors de la partie consacrée à l'autobiographie de
l'auteur, j'ai également apprécié la réflexion sur les rapports
de la famille avec la tante Qian ainsi que la dernière partie du
livre sur les rapports de l'auteur avec son père vieillissant.
En conclusion, ce témoignage autobiographique, sur une époque et
une ville bien particulière, m'a beaucoup plu.
2. J'ai aussi parcouru "Vagues" de bout en bout, en
commençant un après-midi où je prévoyais d'avoir à passer quatre
heures dans une salle d'attente. J'ai eu du mal à me concentrer
sur les noms et les rapports des différents personnages,
certains parlant à la première personne sans que je sache,
n'étant pas familiarisée avec les prénoms chinois, s'il
s'agissait d'un homme ou d'une femme. Quelque scènes m'en sont
restées, comme dans un brouillard. J'aurais besoin de reprendre
le livre depuis le début, mais je n'ai pas envie de le faire
actuellement.
En résumé, c'est un livre qui m'a paru difficile à lire. »
Françoise Huelle
« J’avais
lu "S'ouvrent les portes de la ville" lors de la parution de
cette traduction et j’en gardais un très bon souvenir :
témoignage délicat à caractère poétique, offrant nombre
d’informations sociétales, culturelles — douce nostalgie. Un
vrai plaisir de lecture "simple".
En vue de
la séance du 20 avril, j’ai lu "Vagues" et "13 rue du bonheur"
puis à nouveau "S’ouvrent les portes de la ville".
"Vagues"
et "13 rue du bonheur" sont d’un autre ordre, relevant
apparemment d’une recherche d’écriture (surtout le premier). Il
semblerait que Bei Dao ait abandonné cette voie pour se
consacrer plutôt à la poésie. Dans ces deux ouvrages, l’auteur
me semble essentiellement s’intéresser à produire des passages
de poésie et à exprimer sa philosophie de l’existence, quasiment
indépendamment des situations objet d’écriture. Si l’écriture de
"13 rue du bonheur" (surtout la nouvelle portant ce titre)
paraît plus maîtrisée sur le plan narratif, je trouve que
"Vagues" est plus intéressant comme tentative. Ce roman ne m’a
pas paru d’une lecture/compréhension aisée, j’ai d’ailleurs
assez vite renoncé à savoir qui était qui, qui s’exprimait,
quelles étaient les relations entre les personnages. J’ai
continué à lire. On peut dire que j’ai accepté le chaos de ce
texte (bien que la fin m’ait paru plus claire), et qu’en ce sens
Bei Dao a porté dans son écriture le chaos de la période en
question. Il a donc réussi à me faire vivre ce chaos par
l’écriture même… »
Christiane Pompei…
13 rue du Bonheur, Circé 1999 |
|
… dit avoir été touchée par la sensibilité délicate
de l’auteur qui ne laisse jamais place au pathos
(loin de certains romans chinois), même lorsqu'il
s'agit de périodes aussi dures que « les temps
difficiles » de la famine, ou d'événements tragiques
comme les suicides lors de la Révolution culturelle.
Elle a particulièrement apprécié les nouvelles du
recueil « Treize rue du bonheur ».
« Ce recueil de nouvelles assez diverses m'a bien
plu, notamment par son aptitude à rendre ce "je
ne sais quoi" qui peut infléchir une décision,
voire faire basculer une vie, à tout moment. C'est
le cas dans les deux premières nouvelles sur les
relations père/fille et la tentation du suicide,
mais aussi dans la troisième où une femme au bord de
la rupture de couple change soudain d'état d'esprit
après avoir rencontré par hasard un "ex" et se met à
voir les choses autrement et à accepter son sort.
Dans la quatrième nouvelle, sur le syndrome de la
page blanche, avec des accents autobiographiques, on
retrouve |
le même
tournant : après avoir été raillé par des étudiants, l'auteur se
sent tout à coup dépassé, incapable d'écrire ; après la visite
d'une étudiante qui lui confie un manuscrit, puis après surtout
sa rencontre de deux vieilles personnes qui le renvoient à son
jeune âge et à la nécessité d'être patient, il reprend pied dans
l'écriture et dans la vie. Mais ce résumé grossier trahit le
texte, dans lequel le non-dit, voire l'allusion, crée une sorte
de légèreté propre à capter ce "presque rien" parfois
déterminant dans une existence.
Ce qui
fait le charme de ces nouvelles est aussi ce que j'appellerai "l'art
de la chute". Dans toutes les nouvelles déjà citées, la
situation se dénoue brusquement alors qu'elle semblait bloquée.
Dans "Croisement", la chute est bien différente. Après un moment
de chaude camaraderie d'ivrognes dans un bar, un responsable
technique et un ouvrier qu'il a heurté se retrouvent au
travail ; on pourrait s'attendre à un « happy end » trivial :
pas du tout, ils s'ignorent. Ici, on retourne à la case départ :
il ne s'agit pas d'un simple procédé littéraire qui tournerait
le dos à la réalité. On retrouve cet art de la chute dans la
dernière nouvelle : un journaliste qui cherchait à en savoir
trop sur une adresse ignorée des cadastres se retrouve interné
en asile psychiatrique. L'histoire est kafkaïenne, mais pas le
ton : tout ici est fait d'allusions non éclaircies, et
l'ensemble n'a pas le poids labyrinthique du monde de Kafka.
J'ai
beaucoup aimé "S’ouvrent les portes de la ville", surtout
les premiers chapitres qui proposent une approche de la ville et
de l'écoulement du temps par le biais des sensations... Du monde
de l'enfance, fait de sensations, on passe peu à peu aux
activités de l'enfance, jouets et jeux, pêche et nage, et aux
objets du décor, meubles et disques vinyle, puis aux différents
quartiers de la ville associés à des périodes de l'enfance et de
l'adolescence, enfin au lycée et via celui-ci à la Révolution
Culturelle, à la vie politique, enfin au père. C'est déjà comme
une façon de retracer l'évolution d'une vie … sans oublier les
relations de voisinage et la prise de conscience progressive du
rôle de l'habitation dans les différences sociales. La prise de
conscience du rôle du père clôt le livre, associé au retour à
Pékin lors de la maladie du père.
Le premier chapitre
surtout m'a enchantée, qui évoque l’"Éloge de
l'ombre" de Tanizaki. Ces sensations ne sont pas
seulement le monde de l'enfance, c'est la façon
dont, à travers les contrastes d'ombre et de
lumière, s'articule toute une civilisation. Bei Dao
rejoint Tanizaki dans sa critique du néon et de son
"déluge aveuglant" (pp. 14/15),
mais il va moins loin dans son approche de ces
contrastes, car ce qui l'anime est moins cette
nostalgie d'une culture menacée ou d'un monde
perdu que l'effort pour restituer, à travers
l’écart entre le Pékin de l'enfance et le Pékin
moderne, le sentiment de cet écoulement du temps qui
façonne la ville.
Ce qui change n'est pas seulement la ville
elle-même, mais le regard porté sur elle et sur le
monde... Et quand l’auteur décrivant la vision du
flux de la ville perçu par un regard d'enfant nous
dit que "l'avantage d'être petit, c'est |
|
Éloge de l’ombre |
que votre
angle visuel est particulier", cette remarque m'a évoqué
un court métrage tchèque des années 1970 qui filmait l'animation
des rues vue à hauteur de basset…
Les
chapitres sur l'école primaire puis les différents lycées est
l'occasion, non seulement de décrire des personnalités
singulières, mais aussi de suggérer le rôle des appartenances
sociales et le rapport au Parti dans la formation des jeunes. Ce
qui est attachant est la façon dont Bei Dao ancre son récit dans
l'histoire de trajectoires individuelles. […]
Enfin, ce
récit autobiographique apporte quelques lumières sur la façon
dont l'auteur s'est forgé. Dans le chapitre « Lire », on apprend
que c'est son père qui l'a contraint à apprendre par cœur des
poèmes des Tang et des Song, mais qu'ensuite c'est la curiosité
de la jeunesse pour les livres interdits qui l'a poussé à lire
les ouvrages divers que son père avait cachés… Dans le chapitre
sur le lycée numéro 13, nous apprenons comment son oncle Lu, en
l'emmenant au théâtre, avait enflammé en lui la passion pour des
textes de dramaturges brésilien ou russe. Puis les notes de son
père insérées dans le récit jettent une autre lumière sur son
caractère d'enfant. […]
L'hommage
final à son père est un mélange émouvant d'amour filial et de
retenue…. »
Gérard
Castex…
… n’a pas
ressenti le même enthousiasme pour les œuvres de cette séance
que pour celles programmées précédemment et n’a pas eu le temps
de rédiger ses notes de lecture comme il le fait d’habitude. Il
a cependant émis quelques remarques concernant sa lecture de
l’ouvrage principal, « S’ouvrent les portes de la ville » :
« Je n'ai
pas tout de suite accroché dans ce qui me paraissait être un
recueil de souvenirs d'enfance rassemblés sagement dans des
rubriques telles que : les bruits, les odeurs, les jouets, la
nage, l'élevage de lapins etc.
Fort
heureusement, et sans doute par lassitude, je me suis reporté en
milieu de lecture à la postface de Chantal Chen-Andro
qui, en donnant son éclairage sur l’auteur … a contribué à
éveiller mon intérêt. J’ajoute que, sans les notes de cette
traductrice, ma curiosité aurait été assez vite émoussée : c’est
la démonstration même de l’intérêt de celles-ci, surtout pour
des lecteurs non spécialistes de la Chine (c’est mon cas) mais
simplement curieux et attirés par cet univers. »
Conclusion générale
La séance
a été l’occasion d’un échange de vues finalement assez
différentes sur les trois œuvres au programme. On peut en
retenir un intérêt général pour le livre de souvenirs de
l’auteur et l’image qu’il donne du Pékin de son enfance, avec
tout ce qui lui est lié en termes personnels. Le style a été
particulièrement apprécié, ainsi que la construction en
chapitres thématiques. Il est à noter que la préface, la
postface et les notes explicatives de la traductrice ont été
jugées intéressantes et utiles.
C’est peut-être ce qui manquait à « Vagues » dont la
narration volontairement déconstruite et le style
avant-gardiste sont déconcertants, surtout en raison
de la difficulté à identifier clairement les
personnages et à suivre le fil du récit. C’est
voulu, mais on aurait pu imaginer une postface pour
le lecteur français. Postface qui n’aurait cependant
pas résolu, et pas dû résoudre, certains flous
narratifs, celui, par exemple, qui entoure le destin
de la jeune Xiaoling. La traductrice elle-même
n’ayant pas compris ce qu’avait été son sort, pas
plus que nous, lecteurs, elle a posé la question à
Bei Dao. Et il lui a répondu : « Mais tu dois bien
savoir ! » Déduisons que c'est donc aux lecteurs
d'imaginer… Dans le même ordre d’idées, Chantal
Chen-Andro va lui transmettre la question concernant
le sens à donner à sa réaction à l’autodafé des
livres, à la fin du chapitre « Lire ».
Par ailleurs, il est
également intéressant de noter que |
|
Le livre des échecs 《失败之书》 |
plusieurs
lectrices ont affirmé avoir été frustrées à la fin de leur
lecture de « S’ouvrent les portes de la ville » car elles
auraient aimé savoir la suite, lors des différents exils de
l’auteur… Chantal Chen Andro a quelques autres traductions,
mais il existe aussi des textes non traduits, dont un recueil
évoqué pendant la séance par Guochuan : « Le livre des échecs »
(《失败之书》),
paru en 2014, où Bei Dao relate son errance d’un pays à l’autre.
Justement,
dans la préface de ce livre qui se présente comme un journal de
voyage, Bei Dao expose pourquoi il a choisi d’écrire des essais,
c’est-à-dire de la prose non fictionnelle et non de la poésie,
comme l’explique Guochuan en citant un extrait :
« Ecrire de la prose est pour moi une détente. À force d’écrire
des poèmes, mes rapports avec la langue se tendent et se serrent
comme les cordes d’une cithare. Par ailleurs, la poésie a des
limites, elle est incapable de témoigner de la vie quotidienne,
de rendre compte des gens et des choses.
写散文对我是一种放松,写诗久了,和语言的关系紧张, 像琴弦越拧越紧。另外,诗歌所能表达的毕竟有限,比如对日常生活以及对人与事的记录是无能为力的。
Il y a une intertextualité entre prose et errance : la prose
constitue une errance dans la langue, alors que l’errance est
une écriture géographique et sociale. Pendant quatre ans, de
1989 à 1993, j’ai habité dans sept pays différents et déménagé
quinze fois. Cela constitue un contexte propice à l’écriture de
textes en prose. »
散文与漂泊之间,按时髦说法,有一种互文关系:散文是在文字中的漂泊,而漂泊是地理与社会意义上的书写。自一九八九到一九九三年四年内,我住过七个国家,搬了十五次家。这就是一种散文语境。
[trad.
Zhang Guochuan]
Que rêver
de mieux pour conclure cette séance, sans épuiser le sujet ?
Réponse de Bei Dao à la question concernant sa réaction à
l’autodafé des livres
(message
transmis par Chantal Chen-Andro, 29 avril 2022)
Chantal
Chen-Andro ayant réussi à joindre Bei Dao via Wechat, voici la
synthèse de sa réponse :
« Le
sentiment qu'il avait alors ressenti était très complexe, de la
peine et de la satisfaction. Pourquoi cette satisfaction secrète
qui l'a surpris lui-même?
Tous ces livres,
il les avaient déjà lus, en cachette certes, mais ils
appartenaient à une autre époque, celle de l'enfance et de
l'adolescence. Lors de leur destruction, il avait dix-sept ans,
il était entré dans le temps de la jeunesse, une nouvelle étape
dans la vie, il n'y avait plus de contraintes, plus besoin
d'aller en classe, on entrait dans une ère nouvelle
révolutionnaire qui semblait pleine de promesses, c'était le
sentiment d'une libération, d'une délivrance, certes, il y eut
l'été sanglant, mais ensuite très vite est arrivé le Grand
Échange,
la liberté de voyager. Or le sentiment de liberté, c'est ce que
revendique la jeunesse. »
II.
Prochaines séances : les 18 mai et 15 juin
Ces deux
dernières séances de l’année 2021-2022 seront sur le thème de la
Légende du Serpent blanc.
Le
18 mai
Trois
contes aux sources de la légende dans :
-
Contes de la Montagne Sereine, traduit, présenté et annoté
par Jacques Dars, Connaissance de l’Orient, coll. dirigée par
Etiemble, Gallimard, 1987, 584 p.
1/ Li Yuan sauve un serpent rouge à Wujiang, pp.
202-217.
2/ Les trois stoupas du lac de l’Ouest, pp.
248-265.
3/ Les trois monstres de Luoyang, pp. 334-350.
Et
éventuellement en complément :
- Le
Serpent blanc, recueil de contes de
Feng
Menglong (冯夢龙),
Éditions en langues étrangères (Pékin), 1994.
Le serpent
blanc pp. 229-262.
- Contes populaires du Lac de l'Ouest, Éditions
en langues étrangères (Pékin), 1982 et 1986.
Le serpent
blanc pp. 13-39.
Le
15 juin
- Le
Serpent blanc (《白蛇》)
de
Yan Geling
(严歌苓)
Novella
traduite, annotée et préfacée par Brigitte Duzan, L’Asiathèque,
avril 2022.
Comme Bei Dao, d’ailleurs, Canetti est l’auteur d’un
roman qualifié de moderniste : « Auto-da-fé » [Die
Blendung] publié à Vienne en 1935. C’est une fable
sombre sur la pensée totalitaire dont le personnage
principal est un philologue et sinologue ; obsédé par sa
formidable bibliothèque qui lui est bien plus importante
que les êtres humains, il sombre peu à peu dans la
folie. La scène d’autodafé finale rappelle la
description par Bei Dao de la destruction par les
flammes de la bibliothèque paternelle au début de la
Révolution culturelle.
Ancienne capitale, trad. Angel Pino / Isabelle Rabut,
Actes Sud, coll. « Lettres taïwanaises », avril 2022,
192 p
Dans ce « récit », Chu Tien-hsin part à Kyoto la
recherche du Taipei de son enfance, qu’elle ne retrouve
pas car la ville a profondément changé – recherche du
passé sur fond d’exploration identitaire.
Des « journaux » traduits à l’occasion de la
participation de l’auteur , avec sa traductrice, au
Parlement international des écrivains à Strasbourg :
Journal de mes déménagements, de mes lectures, etc.
Bei Dao fait référence au « da chuan
lian » (大串连),
campagne au cours de laquelle les jeunes ont été incités
par une circulaire du 5 septembre 1966 à traverser le
pays à pied, en train ou en bus, les transports étant
gratuits, pour créer des liens entre eux afin de
partager leur expérience révolutionnaire.
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