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Club de lecture de littérature chinoise

Compte rendu de la séance du 20 avril 2022

et annonce de la séance suivante

par Brigitte Duzan, 24 avril 2022

 

I. Compte rendu de la séance du 20 avril

 

La séance de ce mois d’avril était consacrée à l’œuvre en prose du poète Bei Dao (北岛), avec un programme constitué des trois principales traductions en français (hors poèmes), toutes trois par Chantal Chen-Andro :

 

·    d’une part, les souvenirs du Pékin de son enfance et de sa jeunesse par un Bei Dao revenu dans la capitale après de longues années d’exil, souvenirs publiés initialement à Hong Kong en 2010, réédités en 2015 [1], puis publiés en français cinq ans plus tard :

S’ouvrent les portes de la ville (《城门开》), Ypsilon éditeur, 2020, 380 p.

 

·    d’autre part, deux ouvrages plus anciens :

- une novella (中篇小说) [2] : Vagues (《波动》), Philippe Picquier, 1994

          - un recueil de six nouvelles : 13 rue du Bonheur, Circé, 1999

Recueil initialement publié en Chine en octobre 1986 aux éditions Huacheng, sous le titre de la deuxième nouvelle (Un étranger de retour) :

Parmi les ruines 在废墟上 /  Un étranger de retour 归来的陌生人  /

Mélodie 旋律 /  La lune sur le manuscrit 稿纸上的月亮 /  

Croisement 交叉点/ 13 rue du bonheur 幸福大街十三号

 

Nous avons regretté l’absence d’une lectrice testée positive et de deux autres membres empêchés in extremis eux aussi qui, frustrés, ont envoyé leurs avis par mail ; plusieurs membres présents ont d’ailleurs eux aussi envoyé leurs avis rédigés. Nous avons en contrepartie retrouvé avec un plaisir partagé une ancienne membre du club que les nécessités du confinement, entre autres, avaient longtemps tenue éloignée de Paris.

 

Impressions diverses de lecture

 

Les trois livres au programme ont été diversement appréciés, « Vagues » en particulier, ce qui a entraîné une discussion animée et controversée.

 

- Pour commencer par « Vagues », il a rebuté certaines lectrices qui se sont un peu perdues dans les personnages, car désorientées par les noms chinois qu’elles avaient tendance à confondre ; en conséquence, elles ont eu du mal à suivre la narration, qui est de toute façon volontairement décousue et allusive. D’autres en revanche ont beaucoup aimé cette écriture très originale et la construction labyrinthique de l’histoire, qui font de ce texte un petit ovni dans le contexte de l’époque où il a été écrit.

 

- Les nouvelles n’ont pas été lues par tout le monde, en particulier parce que le livre n’était pas facile à trouver. Elles ont été dans l’ensemble bien appréciées, en particulier la première, « Dans les ruines » : elle distille

 

Vagues, Picquier 1994

l’atmosphère sombre, voire désespérée, qui est celle du recueil, mais avec une touche sensible et subtile.

 

- Quant à « S’ouvrent les portes de la ville », le texte a suscité un intérêt général, avec des nuances personnelles qui apparaissent dans les avis individuels résumés ci-dessous.

 

Ce qui est frappant, en particulier, c’est que plusieurs lectrices ont fait part de leur empathie avec ce texte car, qu’elles soient allées à Pékin ou non, étant peu ou prou du même âge que l’auteur, elles ont retrouvé dans les souvenirs du passé pékinois évoqués par Bei Dao bien des détails de l’atmosphère de leur propre enfance : dans les allusions au charbon, aux bruits et aux odeurs en particulier. Le livre a par ailleurs rappelé de nombreux autres textes et auteurs étrangers (Zweig, Canetti, Tanizaki, etc.), autre indice montrant toute sa richesse évocatrice.

 

- Certains membres du club ont par ailleurs, par curiosité,

 

S’ouvrent les portes de la ville

ajouté à leurs lectures des poèmes de Bei Dao tirés des deux recueils de traductions publiés chez Circé en 1998 et 2004 : « Au bord du ciel » (《在天涯》) et « Paysage au-dessus de zéro » (《零度以上的风景》). Lecture insatisfaisante, cependant, du dire même des intéressé.e.s, car la seule version française ne leur a laissé que difficilement entrevoir la teneur et la qualité authentiques des poèmes. 

 

Avis individuels

(avec commentaires en notes de Brigitte Duzan, les avis rédigés étant entre guillemets) 

 

·         Les présentes     

 

Françoise Josse…

 

…est de celles qui ont ressenti des affinités avec ces textes.

 

« 1) J’ai lu « S’ouvrent les portes de la ville » à sa sortie en 2020 et ai été emballée. Peut-être parce que les souvenirs d’enfant de Bei Dao faisaient écho à ma période chinoise (importance de l’ombre des rues, arrivée des baicai au début de l’hiver, bonbons Lapin blanc, fumées de charbon…). Et plus largement, quoique je sois plus jeune que lui, j’ai retrouvé l’atmosphère de mes jeux d’enfants en France. Une mention toute particulière pour la qualité de l’appareil critique de Chantal Chen-Andro ainsi que sa postface sur le développement historique de Pékin via ses différentes portes.

 

2) « Vagues » m’a laissée totalement désarçonnée au début de la lecture ; j’ai cherché à comprendre qui est qui, qui fait quoi, la quasi-absence de repères datés n’y aidant pas. Puis je me suis laissé porter par la succession des chapitres. Si j’ai apprécié le style, fait à la fois de concision et de descriptions détaillées (à plusieurs reprises, j’ai pensé à des tentatives d’épuisement d’un lieu, à la Perec [3]), et l’importance attachée à l’expression des sentiments, j’ai trouvé l’ensemble terriblement désespérant.

 

3) En cela, je fais un lien avec les personnages des nouvelles de « 13, rue du Bonheur », tous marqués par la solitude, l’impossibilité de communication. Reviennent partout les difficiles relations entre père et fille, comme pour Lin Dongping et Yuanyuan dans « Vagues » : le personnage de « Parmi les ruines » retenu à la vie par une photo de sa fille et une petite fille rencontrée par hasard, Lanlan et son père de retour de camp de travail dans « Un étranger de retour ». Omniprésent, également, est le thème de l’échec des couples.

 

Le recueil Un étranger de retour, édition originale

 

Par ailleurs, si « S’ouvrent les portes de la ville » m’a rappelé le Pékin que j’ai connu à la fin des années 1970 et au début des années 1980, « Parmi les ruines » m’a rappelé un autre souvenir personnel : j’ai dû me promener dans les ruines du Palais d’été (Yuanmingyuan 圆明园) à l’époque même où Bei Dao y situe la déambulation de son personnage. Je garde le même souvenir de ruines désolées, qui tranche avec ce que j’ai pu voir récemment, en 2015 : j’ai à peine reconnu les lieux…

 

J’ai conservé de la première visite des photos qui correspondent à ce que décrit brièvement Bei Dao, et en particulier "une voûte (romaine) se dressant sur des piliers éboulés". »

 

 

Photos de Françoise Josse : Yuanmingyuan, 28.09.1978

  

Dorothée Muenk-Seiller

 

Si elle s’est perdue dans les noms des personnages de « Vagues », elle s’est en revanche elle aussi trouvée en symbiose avec les souvenirs de Bei Dao qu’elle a lus comme un inventaire de sentiments, d’odeurs et de bruits du passé. Et comme elle est elle aussi de la même génération, elle a partagé des émotions en revivant certains détails de sa propre enfance, le charbon (aussi), l’avènement de la télévision, l’importance de la lecture, et même les moustiques !

 

Elle a trouvé les notes explicatives et la postface de la traductrice très utiles et n’a qu’un regret : ne pas pouvoir continuer avec les souvenirs d’exil de l’auteur, d’un pays à l’autre…

 

Le livre lui a par ailleurs rappelé deux romans :

-    « Le Monde d’hier » [Die Welt von Gestern] de Stefan Zweig, autobiographie de l’auteur parue en 1943, mais que Zweig a commencé à écrire en 1934 quand, face à la montée des persécutions nazies, il décide de s’enfuir, d’abord vers l’Angleterre, puis vers le Brésil, dans une fuite vers l’exil qui ressemble à celle de Bei Dao ; le texte commence par la description nostalgique de Vienne à la fin du 19e siècle dépeint comme « un âge d’or de la sécurité » qui va voler en éclat avec les deux guerres mondiales ;

 

-    « La langue sauvée : histoire d’une jeunesse (1905-1921) » [Die gerettete Zunge - Geschichte einer Jugend], premier volume de l’autobiographie d’Elias Canetti parue en 1977.  Canetti, éternel exilé puisque né en Bulgarie dans une famille d’origine espagnole puis ayant vécu en Angleterre puis en Suisse, décrit ici les souvenirs de son enfance, de son père mort prématurément et de sa mère, puis l’écroulement de ce monde de l’enfance… [4]

 

Giselle Helmer…

 

… a bien aimé « Vagues » qui lui a rappelé le roman éponyme de Virginia Woolf [5]. Pas du tout désarçonnée, elle en a aimé l’atmosphère glaçante.

 

Quant au livre de souvenirs « S’ouvrent les ports de la ville », il lui a rappelé une autre lecture, celle des mémoires de Claude Martin « La diplomatie n’est pas un dîner de gala » [6], où l’ancien diplomate évoque le Pékin qu’il a connu en 1965, du temps de son détachement comme attaché culturel à l’ambassade de France dans la capitale chinoise, au titre de son service militaire alors qu’il était étudiant à l’ENA. Elle a particulièrement apprécié le regard froid jeté sur les débuts de la Révolution culturelle par un ancien petit Garde rouge. Mais elle a été surprise, sinon déçue, car elle attendait un roman, et s’était imaginé quelque chose comme le « Nid d’hommes » (《小说界》) de Lu Wenfu (陆文夫) qu’elle avait beaucoup aimé… comme quoi un titre peut en cacher un autre.

 

Geneviève Bousquet

 

... a beaucoup aimé « Vagues » elle aussi et c’est sur ce livre que portent ses commentaires, les nouvelles lui ayant paru plus « faciles » en regard. Dans « Vagues », elle a vu encore une histoire de cocon (de jian ) [7], de tissage entre les cinq protagonistes [8]

 

« … ce n’est cependant pas une histoire qui se déroule comme une pelote de fil de soie mais bien un kaléidoscope d’images, de sensations, d’états d’âme entremêlés. On comprend comment les trente années de maoïsme ont non seulement sapé tous les sédiments de la société ancienne, mais aussi comment elles ont meurtri les âmes, laissant derrière elles une jeune génération imprégnée des slogans et des directives du Parti, avec un goût amer. Le changement de société que ces étudiants avaient espéré ne débouche en fin de compte sur rien de stable. Tout est mouvant.

 

Devenus parents, les jeunes deviennent égoïstes et désabusés. Les anciennes habitudes de corruption s’installent. Ils veulent oublier ce pourquoi ils ont fait la révolution, n’envisagent pas un chemin de vie cohérent et sont ballotés comme des vagues dans l’océan du monde.

 

Le narrateur Yang Xun est le lien flottant entre les cinq personnages. Il est attiré par Xiao Ling . Derrière l’intelligence de celle-ci se cache un nihilisme désabusé, compensé par leurs échanges vifs, surprenants et drôles. Elle représente aussi la poésie, regarde les étoiles et s’interroge sur le bonheur, l’espoir (p. 133 et 150-151).

(Les autres personnages ont leur côté sombre, voire désespéré.)

L’auteur nous distille ses interrogations existentielles par petites touches, avec un vocabulaire précis, des phrases courtes et une habileté à passer de l’un à l’autre de ses personnages. Tous veulent sortir de ce guêpier, s’en aller hors de la ville, prendre le train. Pour où ? Leur confiance et leur force vont-elles se manifester à nouveau avec ce nouveau départ ? Rien n’est moins sûr ! 

 

C’est un vrai régal de lecture. »  

 

Zhang Guochuan…

 

…a trouvé, comme à son habitude, lu la version originale des textes en chinois et la traduction en français. Se réservant de lire « Vagues » plus en détail par la suite, elle s’est intéressée d’abord à « S’ouvrent les portes de la ville » : elle en a souligné des aspects intéressants qu’elle a développés dans des notes de lecture détaillées, en commençant par la comptine citée en exergue de l’ouvrage et en complétant sa lecture par une interview de l’auteur où il approfondit le sens du titre en distinguant deux manières dont peuvent s’ouvrir les portes : de l’intérieur ou de l’extérieur.

 

Comme plusieurs autres lectrices, elle est restée intriguée par la déclaration de Bei Dao à la fin du chapitre « Lire » :

« Ces livres qui m’avaient accompagné tout au long de ma croissance se retrouvent exposés à la vue de tous, dans l’attente d’être livrés au feu. En imaginant leur forme alors qu’ils se tordraient dans les flammes et le bruit de leur combustion, j’étais certes peiné mais, à ma grande surprise, je m’en réjouissais aussi un peu secrètement. » (p. 179, italiques ajoutés)

 

Martine Breton…

 

…a lu « S’ouvrent les portes de la ville » au moment de sa parution, mais n’avait pas le livre sous la main pour pouvoir le relire avant la séance. Elle se rappelle seulement une impression d’écriture « plate » qui ne lui a pas laissé un bon souvenir. En revanche, elle a beaucoup plus apprécié sa lecture récente du roman sur un sujet proche de l’écrivaine taïwanaise Chu Tien-hsin (朱天心), « Ancienne capitale » (《古都》) [9].

 

Marion Jorsin …

 

… enchaîne aussitôt pour apporter une note en contraste avec l’avis précédent, en faisant ressortir au contraire ce qui lui a beaucoup plu dans l’écriture de ces souvenirs, et en particulier les traits d’humour dont personne n’avait parlé jusque-là.

 

Pour ce qui concerne la construction, elle a beaucoup aimé le découpage du texte en chapitres thématiques qui lui a également rappelé l’idée du catalogue à la Perec (voir note 3). Ce qui l’a frappée, dans « S’ouvrent les portes de la ville », c’est la poésie qui ressort de ces pages, malgré un style distancié qui distille les détails sombres sans appuyer, les suicides par exemple. Elle a été particulièrement sensible aux passages sur la famine, qui eux sont détaillés, allant jusqu’à dépeindre les hallucinations provoquées par la faim lancinante, et la nécessité de ne pas faire d’efforts trop poussés pour ne pas perdre ses forces [10].

 

Et malgré tout, ce qui l’a frappée, outre l’écriture poétique, c’est l’humour qui ressort de cette évocation du Pékin d’autrefois, par exemple :

- la manière dont le père plastifiait les meubles, selon la mode du moment (« l’apparition du placage plastifié fut une vraie révolution…  p. 73) ainsi que les lignes sur le canapé « pareil à un géant recroquevillé… » (également p. 73, à quoi l’on peut ajouter le miroir « terni, comme s’il souffrait d’amnésie » et qui « tournait le dos à l’époque » (pp. 74 et 76). Mémorable aussi la fabrique de la bibliothèque, sur fond de lecture de « La ferme des animaux » et d’épuisement des rations alimentaires (p.79) ;

- l’époque de la fabrication du canapé était celle « où la population calculait par soustraction », ce qui « donna le tournis » quand on passe à l’addition, et encore plus à la multiplication (p. 74 puis 80), manière ironique d’évoquer la croissance effrénée de la population dans les années Mao ;

- les traits d’humour fusent : la pêche, « sport métaphysique », le passage de la BD aux idéogrammes, comme « l’évolution du singe à l’homme », etc.

 

·         Avis transmis par les absents

 

Sylvie Duchesne

 

« 1. Ayant le même âge que Bei Dao, j'ai lu " S'ouvrent les portes de la ville", en comparant, tout au long de ma lecture, la vie de ce petit garçon, puis de l'adolescent et du jeune adulte pékinois, avec celles vécues en France à la même époque. Certaines analogies m’ont frappée :

-  Dès le début du livre, le chapitre sur les ombres et lumières m'a paru tout à fait comparable à des choses que j'ai vécues. Sortir le soir tard, dans le noir, pour une nécessité quelconque (transmettre un message, emprunter ou rendre un objet chez des voisins), à la campagne à la même époque en France, était difficile et un peu effrayant. Toute la famille réunie, le soir, autour d'une seule lampe, dans la seule pièce chauffée de la maison était courant aussi. Et l'animation de veillées ou de feux de camp, lors de colonies de vacances, utilisait aussi le contraste entre l'obscurité alentour et un éclairage rare, comme moyen de renforcer une ambiance qu'on voulait dramatiser un peu...

-  Si les odeurs, les bruits, les jouets et les meubles décrits par Bei Dao n'étaient sans doute pas très comparables, quelques disques vinyle de la Deutsche Grammophon des années 1960 étaient aussi l’un des rares achats de loisir de mon père, dont je profitais indirectement, n'ayant pas la possibilité d'avoir ma propre musique, comme les adolescents actuels.

-  Les passages sur l'élevage de lapins et les années de famine m'ont beaucoup impressionnée, au même titre que les choses qu'on racontait dans ma famille sur les périodes de rationnement pendant la Deuxième Guerre mondiale, mais en beaucoup plus grave encore.

 

 Connaissant trop mal la littérature chinoise, je suis passée rapidement sur le chapitre "Lire". Mais j'ai été très intéressée par toute la partie sur la Révolution Culturelle vécue par le lycéen pékinois, car , si j'ai lu beaucoup de choses sur ce sujet, ce n'était jamais raconté par quelqu'un qui l'ait vécu en tant que jeune lycéen ou étudiant.

En dehors de la partie consacrée à l'autobiographie de l'auteur,  j'ai également apprécié la réflexion sur les rapports de la famille avec la tante Qian ainsi que la dernière partie du livre sur les rapports de l'auteur avec son père vieillissant.

En conclusion, ce témoignage autobiographique, sur une époque et une ville bien particulière, m'a beaucoup plu.

 

2. J'ai aussi parcouru "Vagues" de bout en bout, en commençant un après-midi où je prévoyais d'avoir à passer quatre heures dans une salle d'attente. J'ai eu du mal à me concentrer sur les noms et les rapports des différents personnages, certains parlant à la première personne sans que je sache, n'étant pas familiarisée avec les prénoms chinois, s'il s'agissait d'un homme ou d'une femme. Quelque scènes m'en sont restées, comme dans un brouillard. J'aurais besoin de reprendre le livre depuis le début, mais je n'ai pas envie de le faire actuellement.

En résumé, c'est un livre qui m'a paru difficile à lire. » 

 

Françoise Huelle

 

« J’avais lu "S'ouvrent les portes de la ville" lors de la parution de cette traduction et j’en gardais un très bon souvenir : témoignage délicat à caractère poétique, offrant nombre d’informations sociétales, culturelles — douce nostalgie. Un vrai plaisir de lecture "simple".

 

En vue de la séance du 20 avril, j’ai lu "Vagues" et "13 rue du bonheur" puis à nouveau "S’ouvrent les portes de la ville".

"Vagues" et "13 rue du bonheur" sont d’un autre ordre, relevant apparemment d’une recherche d’écriture (surtout le premier). Il semblerait que Bei Dao ait abandonné cette voie pour se consacrer plutôt à la poésie. Dans ces deux ouvrages, l’auteur me semble essentiellement s’intéresser à produire des passages de poésie et à exprimer sa philosophie de l’existence, quasiment indépendamment des situations objet d’écriture. Si l’écriture de "13 rue du bonheur" (surtout la nouvelle portant ce titre) paraît plus maîtrisée sur le plan narratif, je trouve que "Vagues" est plus intéressant comme tentative. Ce roman ne m’a pas paru d’une lecture/compréhension aisée, j’ai d’ailleurs assez vite renoncé à savoir qui était qui, qui s’exprimait, quelles étaient les relations entre les personnages. J’ai continué à lire. On peut dire que j’ai accepté le chaos de ce texte (bien que la fin m’ait paru plus claire), et qu’en ce sens Bei Dao a porté dans son écriture le chaos de la période en question. Il a donc réussi à me faire vivre ce chaos par l’écriture même… »

 

Christiane Pompei…

 

13 rue du Bonheur, Circé 1999

 

… dit avoir été touchée par la sensibilité délicate de l’auteur qui ne laisse jamais place au pathos (loin de certains romans chinois), même lorsqu'il s'agit de périodes aussi dures que « les temps difficiles » de la famine, ou d'événements tragiques comme les suicides lors de la Révolution culturelle. Elle a particulièrement apprécié les nouvelles du recueil « Treize rue du bonheur ».

 

« Ce recueil de nouvelles assez diverses m'a bien plu, notamment par son aptitude à rendre ce "je ne sais quoi" qui peut infléchir une décision, voire faire basculer une vie, à tout moment. C'est le cas dans les deux premières nouvelles sur les relations père/fille et la tentation du suicide, mais aussi dans la troisième où une femme au bord de la rupture de couple change soudain d'état d'esprit après avoir rencontré par hasard un "ex" et se met à voir les choses autrement et à accepter son sort. Dans la quatrième nouvelle, sur le syndrome de la page blanche, avec des accents autobiographiques, on retrouve

le même tournant : après avoir été raillé par des étudiants, l'auteur se sent tout à coup dépassé, incapable d'écrire ; après la visite d'une étudiante qui lui confie un manuscrit, puis après surtout sa rencontre de deux vieilles personnes qui le renvoient à son jeune âge et à la nécessité d'être patient, il reprend pied dans l'écriture et dans la vie. Mais ce résumé grossier trahit le texte, dans lequel le non-dit, voire l'allusion, crée une sorte de légèreté propre à capter ce "presque rien" parfois déterminant dans une existence. 

 

Ce qui fait le charme de ces nouvelles est aussi ce que j'appellerai "l'art de la chute". Dans toutes les nouvelles déjà citées, la situation se dénoue brusquement alors qu'elle semblait bloquée. Dans "Croisement", la chute est bien différente. Après un moment de chaude camaraderie d'ivrognes dans un bar, un responsable technique et un ouvrier qu'il a heurté se retrouvent au travail ; on pourrait s'attendre à un « happy end » trivial : pas du tout, ils s'ignorent. Ici, on retourne à la case départ : il ne s'agit pas d'un simple procédé littéraire qui tournerait le dos à la réalité. On retrouve cet art de la chute dans la dernière nouvelle : un journaliste qui cherchait à en savoir trop sur une adresse ignorée des cadastres se retrouve interné en asile psychiatrique. L'histoire est kafkaïenne, mais pas le ton : tout ici est fait d'allusions non éclaircies, et l'ensemble n'a pas le poids labyrinthique du monde de Kafka.

 

J'ai beaucoup aimé "S’ouvrent les portes de la ville", surtout les premiers chapitres qui proposent une approche de la ville et de l'écoulement du temps par le biais des sensations... Du monde de l'enfance, fait de sensations, on passe peu à peu aux activités de l'enfance, jouets et jeux, pêche et nage, et aux objets du décor, meubles et disques vinyle, puis aux différents quartiers de la ville associés à des périodes de l'enfance et de l'adolescence, enfin au lycée et via celui-ci à la Révolution Culturelle, à la vie politique, enfin au père. C'est déjà comme une façon de retracer l'évolution d'une vie … sans oublier les relations de voisinage et la prise de conscience progressive du rôle de l'habitation dans les différences sociales. La prise de conscience du rôle du père clôt le livre, associé au retour à Pékin lors de la maladie du père.

 

Le premier chapitre surtout m'a enchantée, qui évoque l’"Éloge de l'ombre" de Tanizaki. Ces sensations ne sont pas seulement le monde de l'enfance, c'est la façon dont, à travers les contrastes d'ombre et de lumière, s'articule toute une civilisation. Bei Dao rejoint Tanizaki dans sa critique du néon et de son "déluge aveuglant" (pp. 14/15) [11], mais il va moins loin dans son approche de ces contrastes, car ce qui l'anime est moins cette nostalgie d'une culture  menacée ou d'un monde perdu  que l'effort pour restituer, à travers l’écart entre le Pékin de l'enfance et le Pékin moderne, le sentiment de cet écoulement du temps qui façonne la ville.

 

Ce qui change n'est pas seulement la ville elle-même, mais le regard porté sur elle et sur le monde... Et quand l’auteur décrivant la vision du flux de la ville perçu par un regard d'enfant nous dit que "l'avantage d'être petit, c'est

 

Éloge de l’ombre

que votre angle visuel est particulier", cette remarque m'a évoqué un court métrage tchèque des années 1970 qui filmait l'animation des rues vue à hauteur de basset…

Les chapitres sur l'école primaire puis les différents lycées est l'occasion, non seulement de décrire des personnalités singulières, mais aussi de suggérer le rôle des appartenances sociales et le rapport au Parti dans la formation des jeunes. Ce qui est attachant est la façon dont Bei Dao ancre son récit dans l'histoire de trajectoires individuelles. […]

 

Enfin, ce récit autobiographique apporte quelques lumières sur la façon dont l'auteur s'est forgé. Dans le chapitre « Lire », on apprend que c'est son père qui l'a contraint à apprendre par cœur des poèmes des Tang et des Song, mais qu'ensuite c'est la curiosité de la jeunesse pour les livres  interdits qui l'a poussé à lire les ouvrages divers que son père avait cachés… Dans le chapitre sur le lycée numéro 13, nous apprenons comment son oncle Lu, en l'emmenant au théâtre, avait enflammé en lui la passion pour des textes de dramaturges brésilien ou russe. Puis les notes de son père insérées dans le récit jettent une autre lumière sur son caractère d'enfant. […]

L'hommage final à son père est un mélange émouvant d'amour filial et de retenue…. »

 

Gérard Castex…

 

… n’a pas ressenti le même enthousiasme pour les œuvres de cette séance que pour celles programmées précédemment et n’a pas eu le temps de rédiger ses notes de lecture comme il le fait d’habitude. Il a cependant émis quelques remarques concernant sa lecture de l’ouvrage principal, « S’ouvrent les portes de la ville » :

 

« Je n'ai pas tout de suite accroché dans ce qui me paraissait être un recueil de souvenirs d'enfance rassemblés sagement dans des rubriques telles que : les bruits, les odeurs, les jouets, la nage, l'élevage de lapins etc.

 

Fort heureusement, et sans doute par lassitude, je me suis reporté en milieu de lecture à la postface de Chantal Chen-Andro qui, en donnant son éclairage sur l’auteur … a contribué à éveiller mon intérêt. J’ajoute que, sans les notes de cette traductrice, ma curiosité aurait été assez vite émoussée : c’est la démonstration même de l’intérêt de celles-ci, surtout pour des lecteurs non spécialistes de la Chine  (c’est mon cas) mais simplement curieux et attirés par cet univers. »

 

Conclusion générale

 

La séance a été l’occasion d’un échange de vues finalement assez différentes sur les trois œuvres au programme. On peut en retenir un intérêt général pour le livre de souvenirs de l’auteur et l’image qu’il donne du Pékin de son enfance, avec tout ce qui lui est lié en termes personnels. Le style a été particulièrement apprécié, ainsi que la construction en chapitres thématiques. Il est à noter que la préface, la postface et les notes explicatives de la traductrice ont été jugées intéressantes et utiles.

 

C’est peut-être ce qui manquait à « Vagues » dont la narration volontairement déconstruite et le style avant-gardiste sont déconcertants, surtout en raison de la difficulté à identifier clairement les personnages et à suivre le fil du récit. C’est voulu, mais on aurait pu imaginer une postface pour le lecteur français. Postface qui n’aurait cependant pas résolu, et pas dû résoudre, certains flous narratifs, celui, par exemple, qui entoure le destin de la jeune Xiaoling. La traductrice elle-même n’ayant pas compris ce qu’avait été son sort, pas plus que nous, lecteurs, elle a posé la question à Bei Dao. Et il lui a répondu : « Mais tu dois bien savoir ! » Déduisons que c'est donc aux lecteurs d'imaginer… Dans le même ordre d’idées, Chantal Chen-Andro va lui transmettre la question concernant le sens à donner à sa réaction à l’autodafé des livres, à la fin du chapitre « Lire ».

 

Par ailleurs, il est également intéressant de noter que

 

Le livre des échecs 《失败之书》

plusieurs lectrices ont affirmé avoir été frustrées à la fin de leur lecture de « S’ouvrent les portes de la ville » car elles auraient aimé savoir la suite, lors des différents exils de l’auteur… Chantal Chen Andro a quelques autres traductions [12], mais il existe aussi des textes non traduits, dont un recueil évoqué pendant la séance par Guochuan : « Le livre des échecs » (失败之书), paru en 2014, où Bei Dao relate son errance d’un pays à l’autre.  

 

Justement, dans la préface de ce livre qui se présente comme un journal de voyage, Bei Dao expose pourquoi il a choisi d’écrire des essais, c’est-à-dire de la prose non fictionnelle et non de la poésie, comme l’explique Guochuan en citant un extrait :

« Ecrire de la prose est pour moi une détente. À force d’écrire des poèmes, mes rapports avec la langue se tendent et se serrent comme les cordes d’une cithare. Par ailleurs, la poésie a des limites, elle est incapable de témoigner de la vie quotidienne, de rendre compte des gens et des choses.

写散文对我是一种放松,写诗久了,和语言的关系紧张, 像琴弦越拧越紧。另外,诗歌所能表达的毕竟有限,比如对日常生活以及对人与事的记录是无能为力的。

Il y a une intertextualité entre prose et errance : la prose constitue une errance dans la langue, alors que l’errance est une écriture géographique et sociale. Pendant quatre ans, de 1989 à 1993, j’ai habité dans sept pays différents et déménagé quinze fois. Cela constitue un contexte propice à l’écriture de textes en prose. »

散文与漂泊之间,按时髦说法,有一种互文关系:散文是在文字中的漂泊,而漂泊是地理与社会意义上的书写。自一九八九到一九九三年四年内,我住过七个国家,搬了十五次家。这就是一种散文语境。  [trad. Zhang Guochuan]

 

Que rêver de mieux pour conclure cette séance, sans épuiser le sujet ?

 

Réponse de Bei Dao à la question concernant sa réaction à l’autodafé des livres

(message transmis par Chantal Chen-Andro, 29 avril 2022)

 

Chantal Chen-Andro ayant réussi à joindre Bei Dao via Wechat, voici la synthèse de sa réponse :

 

« Le sentiment qu'il avait alors ressenti était très complexe, de la peine et de la satisfaction. Pourquoi cette satisfaction secrète qui l'a surpris lui-même?

Tous ces livres, il les  avaient déjà lus, en cachette certes, mais ils appartenaient à une autre époque, celle de l'enfance  et de l'adolescence. Lors de leur destruction, il avait dix-sept ans,  il était entré dans le temps de la jeunesse, une nouvelle étape dans la vie, il n'y avait plus de contraintes, plus besoin d'aller en classe, on entrait dans une ère nouvelle révolutionnaire qui semblait pleine de promesses, c'était le sentiment d'une libération, d'une délivrance, certes, il y eut l'été sanglant, mais ensuite très vite est arrivé le Grand Échange [13], la liberté de voyager. Or le sentiment de liberté, c'est ce que revendique la jeunesse. »

 


 

II. Prochaines séances : les 18 mai et 15 juin

 

Ces deux dernières séances de l’année 2021-2022 seront sur le thème de la Légende du Serpent blanc.

 

Le 18 mai 

Trois contes aux sources de la légende dans :

- Contes de la Montagne Sereine, traduit, présenté et annoté par Jacques Dars, Connaissance de l’Orient, coll. dirigée par Etiemble, Gallimard, 1987, 584 p.

                1/ Li Yuan sauve un serpent rouge à Wujiang, pp. 202-217.

                2/ Les trois stoupas du lac de l’Ouest, pp. 248-265.

                3/ Les trois monstres de Luoyang, pp. 334-350.

Et éventuellement en complément :

- Le Serpent blanc, recueil de contes de Feng Menglong (冯夢龙), Éditions en langues étrangères (Pékin), 1994.

Le serpent blanc pp. 229-262.

-  Contes populaires du Lac de l'Ouest, Éditions en langues étrangères (Pékin), 1982 et 1986. 

Le serpent blanc pp. 13-39.

 

Le 15 juin 

- Le Serpent blanc (《白蛇》) de Yan Geling (严歌苓)

Novella traduite, annotée et préfacée par Brigitte Duzan, L’Asiathèque, avril 2022.

 


 

[1] Texte chinois à télécharger en pdf : https://pdf100.net/subject/71D2dxyJR89ro5V

[2] Et non véritablement un roman, ce qui correspond aussi au développement de la forme novella (zhongpian 中篇) en Chine dans les années 1980, en parallèle avec la littérature « d’avant-garde » dont « Vagues » est justement considéré comme un texte précurseur.

[3] Tentative d’épuisement d’un lieu parisien (Ch. Bourgois, 1982), écrit par Georges Perec en octobre 1974 après s’être installé place Saint-Sulpice et avoir noté ce qu’il voyait : outre les détails de la rue, les variations imperceptibles du temps et de la lumière.
Nota : il s’était installé au Café de la Mairie, ce même café qui a été notre
lieu de rencontre « hors les murs 
» le 15 juin 2021.

[4] Comme Bei Dao, d’ailleurs, Canetti est l’auteur d’un roman qualifié de moderniste : « Auto-da-fé » [Die Blendung] publié à Vienne en 1935. C’est une fable sombre sur la pensée totalitaire dont le personnage principal est un philologue et sinologue ; obsédé par sa formidable bibliothèque qui lui est bien plus importante que les êtres humains, il sombre peu à peu dans la folie. La scène d’autodafé finale rappelle la description par Bei Dao de la destruction par les flammes de la bibliothèque paternelle au début de la Révolution culturelle.

[5] « Vagues » est en effet écrit selon un procédé très semblable, entre autres, au « flux de conscience » employé par Virginia Woolf dans « The Waves » (1931). Mais « Vagues » a été écrit dans les années 1970 alors que Bei Dao n’avait pas encore lu le roman anglais, comme il l’a affirmé chaque fois qu’on lui a posé la question.

[6] La diplomatie n’est pas un dîner de gala, Mémoires d'un ambassadeur Paris-Pékin-Berlin, Nouvelles éditions de l'Aube, coll. « Monde en cours »,  2018, 946 p.

[7] Comme dans le roman de Zhang Yueran au programme de la séance précédente.

[8] Xiao Ling 肖凌, Yang Xun 杨讯, Bai Hua 白华, Lin Dongping 林东平 et Lin Yuanyuan 林媛媛.

[9] Ancienne capitale, trad. Angel Pino / Isabelle Rabut, Actes Sud, coll. « Lettres taïwanaises », avril 2022, 192 p
Dans ce « récit », Chu Tien-hsin part à Kyoto la recherche du Taipei de son enfance, qu’elle ne retrouve pas car la ville a profondément changé – recherche du passé sur fond d’exploration identitaire.

[10] Descriptions d’autant plus frappantes que, s’agissant d’un sujet éminemment tabou, on ne trouve pratiquement pas de mentions de la Grande Famine dans les œuvres chinoises, sauf allusions et évocations qui tournent autour du sujet en parlant des « années difficiles ». Bei Dao met, en quelque sorte, les pieds dans le plat.

[11] Voir : Éloge de l’ombre de Tanizaki, trad. René Sieffert,  trad. intégrale, POF, coll. « D'étranges pays. Collection UNESCO d'œuvres représentatives. Série japonaise », 1977 – réédition Éditions Verdier 2011.

Et éventuellement, nouvelle traduction : Louange de l’ombre, trad. Sekiguchi Ryoko/Patrick Honnoré, éditions Picquier, coll. « Gingko, littérature du Japon », 2017.

[12] Des « journaux » traduits à l’occasion de la participation de l’auteur , avec sa traductrice, au Parlement international des écrivains à Strasbourg : Journal de mes déménagements, de mes lectures, etc.

[13] Bei Dao fait référence au « da chuan lian » (大串连), campagne au cours de laquelle les jeunes ont été incités par une circulaire du 5 septembre 1966 à traverser le pays à pied, en train ou en bus, les transports étant gratuits, pour créer des liens entre eux afin de partager leur expérience révolutionnaire.

 

     

 

 

 

 

     

 

 

 

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