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Club de lecture de littérature chinoise (CLLC)

Compte rendu de la séance du 17 décembre 2025

et annonce de la séance suivante

par Brigitte Duzan, 22 décembre 2025

 

À la suite de celle concernant Bao Tianxiao (包天笑), cette dernière séance de l’année 2025 était consacrée, à des nouvelles d’un autre écrivain de la fin du 19e et du début du 20e siècle :  Su Manshu (苏曼殊). Écrivain atypique s’il en est, romancier, poète, traducteur… et moine, né d’un marchand de thé cantonais et d’une mère japonaise, il a longtemps été ostracisé, d’abord par les promoteurs de la Nouvelle Culture car il écrivait dans un chinois classique et non dans le baihua qu’ils appelaient de leurs vœux, puis par les maoïstes qui lui reprochaient de vivre et de prôner des valeurs « féodales » ; enfin, il a été généralement méprisé parce qu’il était considéré comme « le moine des sentiments » (qing seng 情僧) et qu’on en a fait un précurseur du courant des « Canards mandarins et papillons » (鴛鴦蝴蝶派).

 

Il faut attendre les années 1980 pour que s’amorce un renouveau d’intérêt pour cet auteur, et que six de ses principales nouvelles soient publiées en traduction française, avec une préface élogieuse d’Etiemble qui voyait en Su Manshu « le parangon de l’homme libre » :

- « Les larmes rouges du bout du monde » (Tiānyá hóngléi jì《天涯红泪记》), traduction et notes de Dong Chun [1] et Gilbert Soufflet, préface d’Etiemble, Gallimard, coll. « Connaissance de l’Orient », 1989.

 

Ce sont six nouvelles datant des années 1910 :

1/ La solitude de l’oie sauvage Duànhóng língyàn  《断鸿零雁记》1912 (en 27 courts chapitres [2])

2/ Le foulard pourpre Jiàngshā jì《绛纱记》1915

3/ L’épée brûlée Fénjiàn  《焚剑记》1915

4/ L’épingle brisée Suìzān  《碎簪记》1916

5/ Ceci n’est pas un rêve Fēimèng jì 《非梦记》1917  

6/ Les larmes rouges du bout du monde Tiānyá hóngléi jì《天涯红泪记》(début de sérialisation 1914, inachevé)

Avec en appendices (pp. 233-256) tout un dossier sur l’auteur, y compris des traductions de préfaces, dont celle écrite pour son recueil de traductions de poèmes de Byron (Bàilún shī xuǎn《拜伦诗选》) paru en Chine en 1909.

 

 

Su Manshu, préface aux poèmes choisis de Byron

 

 

Homme libre, certes, Su Manshu, mais qui a connu une existence de paria dont ses écrits sont le reflet et qui en sont indissociables. La séance du club de lecture a montré que ces nouvelles sont toujours d’une lecture difficile, peut-être plus que jamais, ne serait-ce qu’en raison de la langue dans laquelle elles sont écrites pour ceux et celles qui ont essayé de les lire dans le texte original – cette difficulté fait d’autant plus apprécier la beauté de la traduction, mais celle-ci a tendance à faire oublier le contexte et l’arrière-plan d’écriture. En ce sens, Su Manshu a divisé les membres du club, et la séance en a été d’autant plus animée.

 

Ø  Guochuan a ouvert la séance par un premier avis synthétique sur sa lecture du recueil tel que publié en Chine, aux éditions Yilin (译林出版社), en 2013.

 

 

Tiānyá hóngléi jì, 译林出版社 2013

 

 

Ce recueil inclut, outre les nouvelles traduites en français, la « traduction » par Su Manshu des « Misérables » de Victor Hugo - interprétation et réécriture en très beau chinois classique plutôt que traduction véritable, selon ce qui se pratiquait à l’époque, à l’instar de Lin Shu (林紓).

 

[« Les Misérables » a été traduit pour la première fois en chinois par Su Manshu en 1903. La traduction, littéralement « Un monde misérable » (《悲惨世界》),  est parue en feuilleton dans le Quotidien national (《国民日日报》) [3] à partir du 8 octobre, signée du pseudonyme Su Zigu (苏子谷). La publication a cessé avec le journal le 1er décembre suivant, au bout de 11 chapitres. L’année suivante, en 1904, elle a été publiée en livre, en 14 chapitres, les chapitres 12 à 14 étant de la plume de Chen Duxiu (陈独秀), alias Chen Youji (陈由己).]

 

 

Un monde misérable, éd. 1904

 

 

Guochuan insiste sur ce texte car elle a été frappée par la langue de cette traduction et son humour. Comme il était courant chez les traducteurs chinois, le texte s’éloigne de l’original de Hugo pour « siniser » l’histoire et les personnages, et les rendre ainsi plus compréhensibles et plus attrayants pour les lecteurs chinois de l’époque. Su Manshu en profite pour se moquer des clichés sur les pieds bandés qu’il introduit dans l’histoire en les comparant à des coutumes occidentales tout aussi barbares comme celle du corset.

 

Au-delà des nouvelles, et en particulier de « La solitude de l’oie sauvage » qui est comme une autobiographie de l’auteur, elle a surtout été fascinée par le personnage et la vie de Su Manshu, ses idéaux et ses contradictions. Un personnage qui s’est fait trois fois moine, a vécu entre Chine et Japon, était l’ami de Chen Duxiu et de Lu Xun, et dont les nouvelles reflètent la vie, et en particulier, au Japon, sa fréquentation des lieux de loisirs.

 

Elle a apprécié la satire de la société qui caractérise ces nouvelles, même si les femmes y sont promises à des fins tragiques tandis que l’homme peut toujours se réfugier dans un monastère, ce que Su Manshu lui-même ne s’est pas privé de faire. Elle a poursuivi sa lecture par des articles sur le style de l’auteur, dont beaucoup mentionnent l’influence de l’esthétique japonaise dite « Mono no aware » (物の哀れ), concept à la fois esthétique et spirituel où mono () désigne les choses et aware (哀れ) est une interjection témoignant d’une surprise mesurée. Donc on peut traduire littéralement par « Ah les choses ! », soit « empathie envers les choses » (entendues comme impermanentes et éphémères, témoignant du passage du temps) [4]. C’est un concept très connu de critique littéraire au Japon qui s’applique tout particulièrement, dans le cas de Su Manshu, à ses descriptions du paysage et du temps en symbiose avec les sentiments et émotions du narrateur/auteur.

 

Au total, elle a été ravie de découvrir cet auteur.

 

Quant aux autres membres du club, ensuite, on peut distinguer trois tendances générales dans leurs réactions à cette lecture.

 

1/ Réaction négative aux « larmes » récurrentes.

 

C’est une réaction assez générale, mais qui peut aller jusqu’au rejet de l’auteur et de ses récits.

 

Ø  C’est le cas de Sylvie, qui a dû reprendre plusieurs fois sa lecture de la première nouvelle [5], « La solitude de l’oie sauvage », commencée sans avoir rien lu sur l’auteur auparavant. Au bout des trois premiers chapitres, elle a failli abandonner, lasse de « ce texte larmoyant où l'auteur-narrateur semble toujours au bord des larmes ».

 

Par acquis de conscience, elle a alors lu la préface d’Etiemble et s’est alors dit : « si ce texte représente la biographie romancée de l'auteur, c'est quand même intéressant d'en découvrir un peu plus... ». Elle a donc repris sa lecture. Mais avec toujours autant d’agacement : voilà trois personnages mal équilibrés, peu vraisemblables, « qui marchent côte à côte » ; l’auteur-narrateur rend visite à sa famille, dont la jeune Shizuko qui est amoureuse de lui et que sa mère et sa tante veulent lui faire épouser. Elle s’inquiète de sa tristesse, mais « après quelques mots d'excuses polies, c'est lui qui pleure, et elle lui tend un mouchoir. » Et la petite sœur ? On ne sait trop qui elle est ni quelle est sa position…

 

Bref, Sylvie a fini la nouvelle, mais à grand peine, et si elle a lu les autres nouvelles dans la foulée, c’est « parce qu’elle avait du temps devant elle ». Tous ces récits pleins d'événements dramatiques, naufrages, maladies, suicides, et même mort subite "de chagrin", sont peuplés uniquement de jeunes femmes idéalisées, sur le plan physique comme sur le plan moral. Dans une seule de ces nouvelles ( L'épingle brisée), on voit brièvement un reflet de la vie politique – lorsque le héros-narrateur refuse de signer un document à la gloire de Yuan Shikai ; mais, dans la plupart des cas, elle a eu l'impression d'être hors du temps, sans pouvoir adhérer aux récits.

 

Ø  De même, Laura a renâclé à la lecture des nouvelles qu’elle a pu lire, entre autres lectures pour la librairie, et en commençant par les plus courtes. Elle a trouvé qu’elles étaient bâties sur un même modèle, avec le monastère comme porte de sortie dans les cas de détresse extrême.

 

Résultat : elle en a déjà oublié le détail. Il lui reste le souvenir d’une série de fantômes. Et, pour ce début de 20e siècle, elle préfère largement Bao Tianxiao découvert le mois précédent.

 

Ø  Dorothée a lu ces récits en « regrettant Kawabata » auquel elle a songé dès la première nouvelle, et s’est lassée de la succession de larmes, maladies et autres malheurs récurrents. La figure de la mère lui a semblé incompréhensible, de même que l’image des femmes, entreprenantes ou inaccessibles.

 

Elle en a gardé quelques expressions frappantes, dont une répétée plusieurs fois : « les femmes sont des eaux malveillantes » ou « des eaux malfaisantes ».

 

Ø  UB a raté l’unique exemplaire de la traduction de la Bulac et, voulant lire les nouvelles mais trouvant le chinois trop difficile, a été obligé d’acheter le livre.

[Désolée, dit Lei, c’est moi qui venais de l’emprunter…]

[Le club fait monter les enchères. Comme on dit : « A Luoyang le papier est cher » 洛阳纸贵 ]

 

Il a lu à partir de la fin, et c’est « L’épée brisée » qu’il a préférée car c’est le récit qui offre le plus de retournements. Mais ces nouvelles l’ont dans l’ensemble laissé « froid ». Il garde l’impression d’un véritable « jeu de massacre » sur fond d’arbitraire.

 

2/ Intérêt pour l’arrière-plan socio-politique et la beauté de l’écriture

 

Ø  Christiane a bien aimé la première nouvelle du recueil :

- pour la beauté de l'écriture, dans la description de la nature, mais aussi de la subtilité des sentiments humains. Avec des images originales comme p.87 : « enchanteresse qui ressemble au pas des crabes ».

- pour la grande sensibilité et l'élévation d'esprit du narrateur, mais aussi des femmes qui lui étaient destinées, Xuemei ou Shizuko. Elle a moins bien compris son statut récurrent de moine, alors même qu'il ne manque pas de sens critique à l'égard des moines et de leur attachement « aux biens matériels » :

« Un donneur d'offrandes, c'est celui qui offre sans rien recevoir. Mais ce que nous faisons aujourd'hui n'est plus que du commerce, puisque l'on récompense avec de l'argent les services que nous rendons. Il ne s'agit plus de communication spirituelle. » (p.101).

- pour l'intérêt de certaines remarques à l'arrière-plan du récit, comme celles de la mère de Saburo à propos de sa fille  aînée : « Une fois mariées les filles ne pensent plus à leurs parents (...). Bien sûr, il leur faut s'occuper du ménage. Mais tout de même, c'est leur nature, aux filles, que d'être ingrates. » Déclaration où un phénomène lié à la culture et induit par les structures et coutumes sociales est interprété en termes de « nature ».

 

Cependant, c’est Le foulard pourpre qui lui a semblé la nouvelle peut être la plus intéressante, car elle éclaire la position politique de Su Manshu. On y trouve (p.130) une description de la société idéale dont il rêve :

« Dans cette contrée, personne ne savait ni lire ni écrire. Le troc tenait lieu de commerce. Toute monnaie y était inconnue. Tout le monde s'attachait au labeur de la terre. On respectait les anciens, on aimait son semblable, et on ne connaissait pas de conflit. Personne n'accaparait - fût-ce en le ramassant - ce qui ne lui appartenait pas. Les portes, le soir, restaient ouvertes. »

Par contraste, la société réelle est faite d'injustices alimentées par les rumeurs et aggravées par l'arbitraire.

Face à l’arbitraire du pouvoir, on trouve, même parmi les pirates, des êtres au grand cœur qui, par horreur de l'oppression, peuvent secourir les êtres démunis, comme le capitaine du vaisseau pirate qui décide d'emmener le narrateur à Hong Kong.

 

Mais, dans L'épée brûlée, le pessimisme de Su Manshu semble accru : « Aujourd'hui, c'est le règne de la déraison et de l'injustice. On ne compte plus le nombre des victimes. C'est le dégoût que m'inspire ce monde qui m'en a éloigné. » (p. 145)

Sa critique s'étend même aux lettrés, par la voix de la jeune Ahui : « à quoi cela sert-il, ce que nous apprenons ici ? N'y a-t-il pas déjà trop de gens à tenir des propos vides de sens? Ceux-là ne sont que des profiteurs. Tout ce qui les préoccupe, c'est la gloriole et leur enrichissement. Leurs paroles mielleuses et éculées ne masquent pas leurs ambitions malsaines. Ce sont ceux-là qui ruinent le pays et le conduisent à sa perte. » (p. 148)

On en arrive même à des horreurs, puisque Mei Niang et Alan, dans leur errance, se retrouvent dans un village d'anthropophages. Et même la vertu féminine conduit à des situations extrêmes, puisqu'Ahui, promise à son cousin qui meurt de tuberculose, se trouve acculée à épouser un bout de bois symbolique [6] !...Dans cette nouvelle, le contraste entre l'horreur d'une situation chaotique et l'idéalisme des personnages est poussé à l'extrême .

 

Pour les deux  nouvelles suivantes, cependant, L'épingle brisée et Ceci n'est pas un rêve, Christiane a trouvé lassant le romantisme exacerbé de l’auteur, même si est pathétique la situation réelle des femmes, soumises aux décisions familiales qu'elles appellent « destin ». Le souci qu'ont les familles d'organiser des mariages avec de « bons partis » montre comment les jeunes gens, hommes et femmes, sont prisonniers des conventions (mais de même que dans les milieux bourgeois ou paysans de l'Europe jusqu'au milieu du 20e siècle) ; l'argument de la tante de Haiqin a malgré tout quelque chose de révoltant : « C'est une affaire de dignité sociale. Il faut tenir notre rang. » (p.209). Dans toutes les nouvelles du recueil, les jeunes gens ne peuvent que se soumettre ou mourir. Si le jeune homme peut trouver une échappatoire en se faisant moine, pour les jeunes filles, c'est plus difficile, même si dans Le foulard pourpre les deux jeunes filles survivantes deviennent bonzesses. Dans sa dernière nouvelle, inachevée, Christiane a trouvé comme un aveu de ce qui pousse à se retirer dans la vie monastique : « N'est-il pas compréhensible que les hommes, tourmentés par les affres d'une époque convulsive, cherchent refuge dans la méditation, au milieu des fleuves et des montagnes ? » Surtout quand il s'agit d'êtres particulièrement sensibles aux malheurs de leur temps, ajoute-t-il (P.223/24).

 

Christiane trouve paradoxal de voir Su Manshu dénoncer le poids écrasant des conventions sociales, mais critiquer en même temps le manque de retenue d'une Fengxian et plus largement, dans L'épingle brisée, « ces femmes qui se prétendent libres et n'ont pas plus de vertu que la plus inconstante des femmes. » Il dénonce à la fois l'injustice régnante et le changement des mœurs. Ainsi, dans Le foulard pourpre, sa cible est la décadence qui va de pair avec l'influence occidentale : « Cette tenue n'accusait que trop l'influence occidentale. Je pensai aussitôt aux ères de décadence de la Chine antique. Les mœurs allaient  à vau-l'eau, on voyait des hommes s'accoutrer en femmes. Ainsi agonisaient des royaumes. » (p.123)

 

 Dernières remarques : en lisant la description par Su Manshu de son idéal social, Christiane a pensé au rêve de transparence de Rousseau dans la Nouvelle Héloïse. Enfin, elle a retrouvé dans ces textes un même souci de vie spirituelle que celui qui transparaît dans un roman vietnamien de Khái Hung récemment paru à l'Harmattan : « Deux papillons rêvant d'immortalité » (dans lequel une jeune bonzesse renonce à son amour pour un jeune lettré par souci de spiritualité.)

 

Ø  LLP a lu trois nouvelles, dont « La solitude de l’oie sauvage » et « L’épée brisée », mais elle ne les aurait certainement pas lues d’elle-même si elles n’avaient été au programme du club de lecture.

 

La première, autobiographique, lui a paru refléter l’idéal de liberté de l’auteur sous couvert de solitude et elle a beaucoup apprécié la culture lettrée dont ces nouvelles sont empreintes, et tout particulièrement :

-     La poésie qui s’en dégage, très bien rendue dans la traduction : poésie rendue par des images originales (les libellules comme pigeons voyageurs) ainsi que par la valeur picturale des descriptions de lieux et de paysages.

-     L’érudition dont fait preuve l’auteur, en matière de textes et culture bouddhiques entre autres, avec un idéal de renoncement, et même de mendicité, ce qui n’empêche pas une critique du clergé, symptomatique pour l’époque.

-     Érudition mais aussi culture polyglotte (citant Sappho aussi bien que Byron), ce qui s’étend aussi à la cousine Shizuko qui connaissait le sanscrit. Les femmes sont d’ailleurs souvent très intelligentes, à l’instar de cette Shizuko, ce qui est rare dans la littérature chinoise encore à cette époque.

 

Tout cela n’exclut pas l’immense tristesse qui se dégage de ces textes, régulièrement ponctués de larmes. Mais s’en dégagent aussi des détails qui l’ont frappée, sur l’époque, et en particulier sur la vie des femmes :

-     Il est quand même étonnant de voir qu’en 1915 encore on ne pouvait pas toucher la main d’une femme, si bien que, quand on lui offrait un tableau ou un livre, elle le prenait la main protégée par un pan de sa robe ;

-     On a aussi quelques méthodes pour éviter les viols, dont la plus courante : s’enduire le visage de suie…

[méthode surtout pour éviter les enlèvements que l’on retrouve dans divers textes] ;

-     Elle a souri à la mention des poux, une constante symbolique chez les intellectuels chinois, y compris dans la Chine maoïste.

 

Ø  Giselle a été séduite, dès l’abord, par la beauté du texte de « La solitude de l’oie sauvage », mais en se demandant si c’était dû à la traduction.

Non, confirme Lei, c’est aussi très beau en chinois.

 

Giselle en a donc retenu des images de paysages de vent et de neige, d’échassiers au repos, de saules maigres et de montagnes tristes dans la brume, de personnages qui se lavent le visage de leurs larmes, noyés dans des chagrins amers comme des vagues déferlantes et des nuées porteuses d’orage, et des évocations d’amours plus fortes que la mer et les roches, mais qui n’engendrent que tristesse et désespoir. Et au milieu de toute cette tristesse, quelques pages qui tranchent par leur violente actualité (un projet d’assassinat !).

 

Finalement l’amour le plus inspiré est l’amour maternel. D’où le dilemme : rester avec sa mère ou partir… Mais c’est le personnage de Shizuko qui lui a semblé peut-être le plus émouvant : elle a la grâce d’un jeune cygne, un charme divin, le cœur qui s’envole ; elle est comparée à une divinité, timide et le feu aux joues, mais le garçon n’est pas plus entreprenant : il a « le regard admiratif collé au sol de l’allée » ; elle est érudite et possède des livres confucéens, mais qui sont en meilleur état que les livres bouddhiques qui sont, eux, tout usés… il n’ en faut pas plus pour se représenter les personnages, et toute l’époque, mais de manière originale. Le thème général restant la tristesse infinie, à une époque et dans un univers où les poèmes ne sont plus « des vers qu’on lit mais des larmes qui coulent ».

 

Le problème, cependant, reste celui de la complexité de la langue dont la beauté apparaît au travers de la traduction, mais sur laquelle ont buté même les membres du club d’origine chinoise, et qui a entraîné deux stratégies de lecture : le contournement et l’affrontement.

 

3/ Le problème de la complexité de la langue d’origine

 

Ø  MRC a trouvé le texte original particulièrement difficile à comprendre. Après l’avoir trouvé sur internet, il l’a fait « traduire » en chinois moderne par chatgpt, qui a malgré tout conservé le style général.

 

Ensuite, la lecture des nouvelles lui a donné l’impression de lire une traduction du japonais, et en particulier du Kawabata.

Moi aussi, dit Laura, non seulement le style, mais aussi l’histoire.

[ce qui renvoie aussi à ce que disait Guochuan sur le style japonais dit « Mono no aware » dont Kawabata était l’un des partisans et promoteurs modernes.] 

Kawabata (1899-1972) mais aussi Dazai Osamu (1909-1948), poursuit MRC.

 

Quelles qu’en soient les raisons profondes, il a retrouvé dans les textes de Su Manshu une forme de beauté typique de la littérature japonaise mêlant tradition, retenue et politesse. Cette beauté est aussi celle des fleurs de cerisier, beauté de l’éphémère, marquée par le sentiment de la fatalité et de la fragilité.

 

Les personnages féminins présentent des traits communs : elles sont d’une pureté irréprochable, blanche comme neige, empreintes de pudeur, presque célestes. Cette représentation donne l’impression que l’auteur idéalise profondément la figure de la femme et qu’au fond, il n’a jamais réellement réussi à se détacher du monde profane. Ces figures féminines semblent animées par une vraie volonté de poursuivre leur bonheur personnel, mais leurs trajectoires aboutissent le plus souvent à une impasse, d’où l’impression de fragilité et de fatalité.

 

Sur le plan narratif, « La solitude de l'oie sauvage » et « Les larmes rouges » ne comportent pas beaucoup de rebondissements, tandis que « Le foulard pourpre » se distingue par une véritable intrigue. Quatre ou cinq personnages s’y croisent, ce qui, selon les normes habituelles de la nouvelle moderne, peut sembler beaucoup et parfois déstabiliser la lecture. Cependant, chacun de ces personnages incarne un thème distinct : le suicide lié à la pression économique et à la survie, le choc de l’amour libre face aux traditions, l’engagement révolutionnaire, la tromperie, ou encore le choix final du retrait du monde profane. Ils ne se répètent donc pas, mais composent ensemble une mosaïque de tensions et de destins.

 

Ø  Quant à Lei, elle s’est attachée à lire les nouvelles dans le texte, et le texte dans sa version originale en chinois classique (《曼殊小说集》), mais elle a mis longtemps à « trouver le rythme » en raison de la langue elle-même, mais aussi de la mise en page verticale.

 

 

Les nouvelles de Su Manshu, éd. originale [7]

 

 

 

 
     
 

 
     
 

 

 

1) La lecture : une course d’obstacles

La langue faisant obstacle, et le sens des phrases n’apparaissant que de manière fragmentaire, rendant une lecture fluide impossible, Lei a choisi de procéder par étapes, en commençant par le dernier chapitre qui donne son titre au recueil et qui est relativement court. Mais, si la trame narrative apparaissait clairement, le texte restait élusif. C’est donc grâce à la traduction française, d’une grande élégance stylistique, et à ses notes, qu’elle a pu trouver le rythme de lecture car le texte original est d’une grande beauté, les phrases sont soigneusement construites, riches en expressions quadrisyllabiques, ce qui leur confère une grande musicalité et un rythme très marqué -  caractéristique qui correspond parfaitement à la description figurant sur la quatrième de couverture de la traduction française : « phrase musicale et rythmée ».

Ainsi, par exemple, dans le septième chapitre de « La solitude de l’oie sauvage » (Duanhong lingyan ji 《断鸿零雁记》), l’auteur traduit des vers de Lord Byron extraits du Childe Harold’s Pilgrimage en vers quadrisyllabiques extrêmement travaillés, d’une grande virtuosité stylistique, ce qui témoigne de l’excellence de la plume de Su Manshu et justifie pleinement sa réputation – mais ce passage n’est pas traduit dans l’édition française.

 

[Le passage se situe au moment où le narrateur de la nouvelle se trouve à bord d’un navire, sur l’océan Pacifique, et que le spectacle de la mer et du ciel l’entraîne dans une rêverie très littéraire ; feuilletant les livres qu’on lui a offerts, les œuvres de Shakespeare, de Byron et de Shelley, il compare le premier à Du Fu (杜甫), le deuxième à Li Bai (李白) et le dernier à Li He (李贺) et s’arrête sur le poème qui conclut l’ouvrage de Byron et s’intitule « The  Sea » - qu’il traduit « aussitôt » (édition française p. 40-41).]

 

2) Son impression générale des nouvelles ?

Lei a été frappée par la beauté tragique des histoires d’amour, mais les intrigues paraissent il est vrai très similaires, tant dans leur structure que dans leur contenu : dans chaque récit, les protagonistes tombent amoureux au premier regard, se heurtent à l’opposition des aînés, puis la femme choisit le suicide tandis que l’homme tente (et même à plusieurs reprises) de devenir moine.

Cette répétition révèle une conception de l’amour qui peut sembler quelque peu stéréotypée. Cependant, dans la première préface du « Foulard pourpre » (Jiangsha ji (《绛纱记》), Su Manshu consacre un long passage à l’histoire de Roméo et Juliette ; il apparaît ainsi clairement que ce récit constitue pour lui une clé essentielle. De plus, dans sa postface à « L’épingle brisée » (Suizan ji《碎簪记》), Chen Duxiu souligne que, si une même histoire se répète, c’est qu’elle correspond à une réalité profondément enracinée dans la société :

余恒觉人间世,凡一事发生,无论善恶,必有其发生之理由,况乎数见不鲜之事,其理由必更充足,均不当谓其不应发生也。食,色,性也;况夫终身配偶,笃爱之情耶。人类未出黑暗野蛮时代,个人意志之自由,迫压于社会恶习者又何僅此!而此则其最痛且者。古今中外之说部,多为此而说也。” (《碎簪记》p. 95)

« Je suis convaincu que tout événement survenant dans le monde, qu’il soit bon ou mauvais, a nécessairement sa raison d’être. À plus forte raison lorsqu’un phénomène se reproduit fréquemment : sa justification en est d’autant plus solide. On ne peut pas dire que cela ne doit pas avoir lieu. Nourriture et désir relèvent de la nature humaine ; à plus forte raison lorsqu’il s’agit d’un compagnon pour la vie, d’un amour profond et sincère. L’humanité n’étant toujours pas sortie de la barbarie la plus sombre, les atteintes à la liberté de chacun et les tragédies causées par la pression sociale sont certes loin de se limiter à ces cas ! Mais les drames de l’amour sont sans doute ce qu’il y a de plus douloureux. Depuis l’Antiquité, en Chine comme ailleurs, la majorité des œuvres littéraires leur sont consacrées. » (Suizanji [L’épingle brisée] postface p. 95)

 

3) Un titre bien choisi, annonçant motifs et personnages récurrents autour d’une pensée centrale

Tianya honglei ji étant le texte le plus court du recueil et demeuré inachevé, on peut se demander pourquoi l’auteur, ou l’éditeur, en a fait le titre de l’ouvrage. Lei s’est posé la question et, après lecture complète et réflexion, il lui est apparu que ce titre est une parfaite synthèse de l’intention de Su Manshu :

- D’abord, en chinois, le terme tianya (天涯, « le bout du monde ») évoque souvent un univers irréel, un monde d’évasion, voire une utopie ou un « ailleurs ». Les temples, les rêves, les forêts paisibles ou les villages isolés décrits dans les récits relèvent tous de cet espace symbolique du tianya, un refuge loin du chaos d’une époque de troubles et de souffrances, que l’on cherche à fuir.

- Ensuite, le terme hong (, « rouge ») renvoie à la fois à la féminité, à l’amour et à la passion, mais aussi au sang, à la vie et à la mort. Il constitue ainsi le noyau symbolique de l’ensemble des récits.

- Enfin, lei (, « larmes ») représente la misère et la tragédie, tant des destins individuels que des histoires d’amour. Les larmes sont omniprésentes : les héroïnes et les héros pleurent, tout comme les personnages féminins secondaires, telles que les servantes, les mères, les tantes ou les nourrices.

 

Personnages et motifs récurrents peuvent certes donner une impression de répétition :

 

-     Les personnages :

1.  Les héroïnes : d’une grande beauté, cultivées et vertueuses, elles incarnent l’idéal de la « vertu féminine » prônée par la société traditionnelle, allant jusqu’au sacrifice de soi. Leur destinée est toujours tragique : issues de milieux modestes ou déchus, contraintes à des mariages arrangés, elles finissent par se suicider.

2.  Les héros : beaux, mais maladifs, ils sont dotés de qualités morales et intellectuelles exceptionnelles. Mais leur existence est aussi marquée par la souffrance : orphelins, enfants abandonnés et adoptés, ou exilés loin de leur terre natale. Prisonniers de l’amour et de leur époque, ils choisissent finalement la voie du bouddhisme, ou tout au moins du monastère.

3.  Les personnages féminins secondaires : souvent désignées comme épouses par arrangement familial, elles sont également amoureuses du héros et elles aussi belles, instruites et vertueuses.

4.  Les personnages masculins secondaires : un vieil homme apparaît fréquemment comme figure de guide spirituel. Les aînés sont généralement des figures positives, tandis que belles-mères et tantes sont souvent cruelles et égoïstes.

5.  L’auteur lui-même : comme le souligne la 4e de couverture de l’édition française, « Ici se mêlent indissociablement les pérégrinations de l’auteur et les vagabondages de sa plume », les protagonistes masculins peuvent être lus comme des alter ego de Su Manshu. Sa biographie (origines mixtes, santé fragile, exil, souffrance amoureuse, moine à trois reprises) transparaît clairement dans ses récits.

 

-     Et les motifs :

1.   Temples, paysages, rêves et contexte politique : ces éléments récurrents traduisent la quête d’un apaisement intérieur et le désir d’échapper à une réalité chaotique, dans la plus pure tradition chinoise.

2.   L’injustice judiciaire : à l’instabilité politique correspond une justice arbitraire et cruelle, notamment envers les femmes.

3.   La culture et la littérature étrangères : leur présence répétée reflète à la fois l’érudition de l’auteur, son milieu social et la modernité conflictuelle de son époque. La coexistence du chinois classique, sur fond de société chinoise féodale arriérée, et de références occidentales crée toutefois un contraste saisissant. Les références aux études à l’étranger, au port du costume occidental, à l’usage de la langue anglaise, aux hôpitaux occidentaux ou encore les nombreuses citations d’œuvres étrangères suscitent chez le lecteur un sentiment de décalage et de tension.

Mais finalement de ces nouvelles se dégage une pensée centrale : à travers ces histoires d’amour tragiques, Su Manshu développe une profonde réflexion sur l’amour, la vie et la mort. Cette dimension est également soulignée par Chen Duxiu dans la deuxième préface de Jiangsha ji (Le foulard pourpre), dans laquelle il met en regard religions et littératures orientales et occidentales afin d’interroger la nature de l’amour et son lien indissociable avec la mort.

 

« Les deux questions les plus difficiles à élucider dans l’existence humaine sont au nombre de deux : la mort et l’amour. »  (“人生最难解之问题有二:曰死曰爱。” )

 

« La vieillesse et la mort naissent de la vie ; la vie naît de l’amour, l’amour de l’ignorance. Mais cette ignorance générale sans limites et sans commencement peut-t-elle pour autant avoir une fin ? » (“老死缘生,生缘爱,爱缘无明。夫众无尽无明无始而具有终耶?” )

 

« Ayant enfin pénétré le sens de la vie et de la mort, Mengzhu devrait être délivrée de toute attache et de tout regret ; pourtant, un morceau du foulard pourpre demeure encore visible parmi les cendres. Mort et amour : lequel des deux constitue, en définitive, l’ultime vérité ? »  (“梦珠方了徹生死之事,宜脱然无所顾怜矣,然半角绛纱,尤见于灰烬。死也爱也,果孰为究竟也耶?”)

(Jiangsha ji, « Préface II », 《绛纱记》序二pp. 4 et.5, édition chinoise)

 

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De fil en aiguille et au gré des différentes lectures, les nouvelles de Su Manshu sont ainsi apparues sous des jours très différents, mais dans des approches s’affinant progressivement pour faire ressortir les qualités d’une écriture aujourd’hui reconnue à sa juste valeur. En même temps, on peut mesurer la richesse d’une époque où la langue, comme la littérature, était en pleine évolution. Il reste à découvrir le « biopic » « Su Manshu » (《苏曼殊》) réalisé en 2024… et produit par Tian Zhuangzhuang (田壮壮), mais dont on attend encore la sortie…

 

Su Manshu, le « biopic » http://www.chinese-shortstories.com/Auteurs_de_a_z_Su_Manshu.htm

 

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Prochaine séance

Le mercredi 14 janvier 2026

 

- Six récits au fil inconstant des jours (《浮生六记》) de Shen Fu (沈復), trad. Simon Leys, JC Lattès, 2009.

Et éventuellement :

- La Dame aux pruniers ombreux, de Mao Xiang (冒襄), trad. Martine Valette-Hémery, Philippe Picquier, 1992

(Épuisé, mais à découvrir en bibliothèque ou d’occasion).

 


 

[1] Sur la traductrice Dong Chun (董纯), épouse de l’écrivain Shen Dali (沈大力) :

http://www.chine-info.com/static/content/french/LaChineenFrance/Culture/2024-07-01/1257389

242012426240.html

[3] Journal fondé le 15 juin 1903 dans la Concession britannique de Shanghai par des étudiants de retour du Japon, dont Chen Duxiu, afin d’aider à la renaissance de la nation.

[4] Ou encore « le sentiment des choses ». Voir le recueil de poèmes « empruntés au japonais » de Jacques Roubaud :

Mono no aware : Le Sentiment des choses, Gallimard, 1970, où aware est défini comme « émotion nostalgique » suscitée par les « choses ».

[5] Selon avis in absentia.

[6] Ce qui rappelle la novella de Jia Pingwa (贾平凹) récemment au programme du club de lecture : « Le porteur de jeunes mariées » (Wǔkuí《五魁》), adaptée au cinéma sous le titre « The Wooden Man’s Bride » (《五魁》) !

[7] Réédition 2006 aux Éditions des lettres et des arts des Cent Fleurs ( 百花文艺出版社).


 

     

 

 

 

 

     

 

 

 

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