Club de lecture de littérature
chinoise (CLLC)
Compte rendu de la séance du 18
septembre 2024
et annonce de la séance suivante
par Brigitte
Duzan, 23 septembre 2024
Pour sa
première séance de l’année 2024-2025, le club de lecture
accueillait quatre nouveaux membres au premier étage de la
librairie Le Phénix où il se réunit désormais – on ne saurait
trop remercier la librairie de nous ouvrir ses portes, et tout
particulièrement Laura, responsable du fond chinois, qui
participe aussi à nos échanges.
La séance a
été très animée : le sujet s’y prêtait. C’était en effet le Zhuangzi
qui
était au programme, dans les différentes versions disponibles,
en français et en bilingue :
Le texte :
- Les œuvres
de Maître Tchouang, trad. Jean Lévi, éd. de l’Encyclopédie
des Nuisances, 2006.
-
Tchouang-tseu, œuvre complète, Gallimard-UNESCO, coll.
« Connaissance de l’Orient », trad., préface et notes de Liou
Kia-hway, 1969. Folio essais 2011.
- Cette même
traduction en édition bilingue (avec le texte en chinois
classique et en chinois moderne, mais sans notes) : Zhuangzi
庄子,
Zhonghua Book
中华书局,
2009.
- Texte original en ligne :
http://www.guoxue.com/?book=zhuangzi
|
La
traduction de Liou Kia-hway
(éd.
Gallimard/Connaissance de l’Orient) |
|
|
La traduction de Jean
Levi |
|
La
meilleure introduction :
- Zhuangzi à
l’école du Dao, dans : Anne Cheng, Histoire de la pensée
chinoise (chap. 4), éd. du Seuil, coll. « Points Essais »,
1997/2002.
Et
éventuellement divers essais comme indiqué dans la
bibliographie à la
fin de la présentation du texte.
La simple
question de la traduction aurait suffi à animer la soirée. Elle
n’a cependant été abordée qu’à la fin. La séance a été en
majeure partie une passe d’armes sur le texte lui-même et la
lecture que l’on peut en faire, ou que l’on ne peut en faire,
certaines lectrices ayant déclaré forfait.
C’est
certainement un texte complexe qui peut dérouter ; il n’a pas la
faveur dont jouit le Daodejing, ni auprès du public ni
auprès des traducteurs, comme le regrettait le sinologue
américain Victor Mair en introduction à sa propre traduction, en
considérant que c’était une injustice. Il est certain aussi que
c’est un texte qui mérite une attention particulière : il est
significatif que les membres du club qui l’ont le plus apprécié
sont ceux et celles qui l’avaient déjà lu ou au moins abordé il
y a dix ou vingt ans, souvent dans le texte original, et qui
d’ailleurs l’ont relu aujourd’hui d’un autre œil.
Il est
significatif aussi que chacun.e en a fait une lecture
personnelle, nourrie de réflexions et d’idées différentes, ce
qui a rendu la séance d’autant plus intéressante, et conforme à
la philosophie même du Zhuangzi.
Nota : j’ai
adopté la solution de Simon Leys pour orthographier l’œuvre et
son auteur - Zhuangzi pour l’une, Zhuang Zi pour l’autre.
Les notes sont de moi, sauf la 7.
I.
Autant de lecteurs, autant de lectures
Ø
Zh.
Lingling
était de ceux et celles qui ont d’anciens souvenirs de lecture ;
retenue au dernier moment par une réunion de travail, elle a
envoyé un message pour dire combien elle regrettait de ne
pouvoir venir car elle aurait aimé pouvoir dire combine le
Zhuangzi lui était cher :
« Je me
souviens encore de la première fois que nous avons lu le
Zhuangzi en classe, au lycée, j’ai tout de suite été
impressionnée par la grandeur de son esprit. Les textes
compliqués à déchiffrer nous donnent plein de possibilités
d’apporter des explications diverses. J’y vois surtout une
ouverture et une lucidité spirituelle à la fois face à la
société et envers la nature. Dans le chapitre Qi wu lun 齐物论
, il
y a une phrase qui m’a beaucoup appris : « 莫若以明 » mò
ruò yǐ
míng
( pourquoi pas faire appel à l’illumination [pour voir l’essence
des choses]) ». Il s’agit de la question de 是 (être)
et 非
(non
être). Le point de vue du Zhuangzi est de ne pas chercher
qui a raison, qui a tort, où est la vérité, mais de comprendre
les choses dans leur essence, et de les accepter dans leur
nature, car tout est relatif. Cette pensée pleine de de
tranquillité, de tolérance et de grâce m’attire beaucoup. Une
œuvre tellement riche et profonde mérite sans aucun doute d’être
étudiée, réétudiée et re-réétudiée… »
Ø
W.
Lei
ouvre le tour de table. Toute nouvelle dans le groupe et ayant
disposé de peu de temps, elle s’est concentrée sur les sept
premiers chapitres,
les chapitres intérieurs.
Comme
Lingling, elle les a lus en chinois, chinois classique et
« traduction » en chinois moderne. Pour elle, ce sont des textes
fondamentaux du taoïsme qui lui sont importants en tant que
tels, mais qui lui avaient semblé difficiles à comprendre, sinon
incompréhensibles, quand elle était plus jeune. Elle en a
apprécié également le style : le ton ironique et l’illustration
de la pensée par le biais d’images et de paraboles.
Ø
Geneviève B.
a commencé à lire le Zhuangzi il y a huit ans et a
toujours du mal à le comprendre, sans que quelques semaines
supplémentaires aient pu y changer grand-chose.
Elle voit dans
ce texte un produit de la période des Royaumes combattants,
sabré par son premier compilateur et commentateur, Guo Xiang,
qui a supprimé une bonne partie des chapitres. Mais il y a des
passages qu’elle aime malgré tout beaucoup, tel celui où Zhuang
Zi s’étonne que tel disciple de Confucius parte rencontrer l’un
des souverains de ces multiples principautés en ayant son
discours tout prêt : non, lui dit-il, il faut au contraire faire
le vide en toi, et ce n’est qu’alors qu’il te sera possible de
trouver les mots justes, en fonction de la situation. C’est
cette capacité d’adaptation aux circonstances qu’elle apprécie,
liée à leur relativité.
Ø
Françoise J.
s’est concentrée sur les quatre premiers chapitres, en chinois,
en retrouvant de vieux souvenirs du passé, et en particulier à
la lecture des diverses histoires.
Elle a trouvé
d’une grande aide, pour sa clarté, le chapitre « Zhuangzi à
l’école du Dao » de l’ « Histoire de la pensée chinoise » d’Anne
Cheng, et trouvé aussi très intéressant l’« Essai sur le
Zhuangzi, nature et politique », de Marc-Antoine Helleboid
(Apogée, 2024).
Ø
Zh.
Guochuan,
elle, a lu le texte dans la version bilingue des éditions
Zhonghua shuju (中华书局).
Notant tout de
suite la différence de style avec le Daodejing, elle
s’est d’abord attachée, comme à son habitude, à chercher qui
était Zhuang Zi, si tant est qu’il ait jamais existé, ce qui a
longtemps été contesté. Selon le texte du Zhuangzi, il
semble qu’il ait été pauvre
,
et qu’il ait gagné sa vie en tressant des sandales de paille.
Dans les « Mémoires historiques » (《史记》),
Sima Qian (司马迁)
rapporte qu’il a occupé un poste modeste :
庄子者,蒙人也,名周。周尝为蒙漆园吏。
« Zhuang
Zi, originaire de Meng, se prénommait Zhou. Il fut un temps
fonctionnaire en charge des arbres à laque dans la région de
Meng. »
Il aurait
aussi été menuisier, d’où sa proximité avec la nature et les
nombreuses anecdotes sur les artisans illustrant ses idées, et
en particulier ses métaphores liées aux arbres, dont l’une des
plus célèbres, au chapitre 4 (Le Monde des hommes
人间世),
expliquant l’idée de « l’utilité de l’inutile » (无用之用).
Son lien
étroit avec la nature et son refus de rechercher un poste
officiel en préférant se retirer loin du pouvoir le rapprochent
de la tradition de l’érémitisme des lettrés en Chine, approche
qui contraste avec les idées confucéennes prônant l’engagement
social. C’est pourquoi elle préfère le Zhuangzi aux
classiques confucéens, mais même parmi les textes taoïstes, elle
le trouve bien plus vivant que le Daodejing (《道德经》).
À cet égard,
elle aime beaucoup une autre comparaison qu’elle a trouvée dans
un article intitulé « Mes lectures des classiques » (《我看国学》)
de
Wang Xiaobo (王小波) :
……
读完了《论语》闭目细思,觉得孔子经常一本正经地说些大实话,是个挺可爱的老天真。自己那几个学生老挂在嘴上,说这个能干啥,那个能干啥,像老太太数落孙子一样,很亲切。老先生有时候也鬼头鬼脑,那就是“子见南子”那一回。出来以后就大呼小叫,一口咬定自己没“犯色”。总的来说,我喜欢他,要是生在春秋,一定上他那里念书,因为那儿有一种“匹克威克俱乐部”的气氛。至于他的见解,也就一般,没有什么特别让人佩服的地方。至于他特别强调的礼,我以为和“文化革命”里搞的那些仪式差不多,什么早请示晚汇报,我都经历过,没什么大意思。对于幼稚的人也许必不可少,但对有文化的成年人就是一种负担。不过,我上孔老夫子的学,就是奔那种气氛而去,不想在那里长什么学问。
…
Après avoir lu
« Les Entretiens », j’ai trouvé que Confucius, très sérieux,
disait souvent des vérités simples, comme un vieil homme
candide, plutôt attachant. Il parlait tout le temps de ses
élèves, disant ce que tel ou tel autre pouvait accomplir, un peu
comme une grand-mère parlant de ses petits-enfants. Parfois, il
se comportait aussi de façon un peu louche, comme dans l’épisode
« Confucius rencontre Nanzi »
.
Après cette rencontre, il s'est empressé de crier haut et fort
qu'il n'avait pas eu de comportement inapproprié. Globalement,
je l'aime bien. Si j'étais né à l'époque des Printemps et
Automnes, je serais certainement allé étudier avec lui, car il y
avait une atmosphère du genre « Pickwick Club ».
Quant à ses idées, elles ne sont pas exceptionnelles, rien de
très impressionnant. Pour ce qui est du « rite » qu'il
soulignait particulièrement, je le trouve semblable à ces
cérémonies durant la Révolution culturelle, comme les séances de
rapports matin et soir. J'ai les ai vécues, ce n’est pas très
intéressant. Peut-être nécessaires pour les gens immatures, mais
pour des adultes cultivés, cela devient un fardeau. Si j'étais
allé étudier auprès de Confucius, ç’aurait été pour l’ambiance,
pas pour y acquérir du savoir.
《孟子》我也看过了,觉得孟子甚偏执,表面上体面,其实心底有股邪火。比方说,他提到墨子、杨朱,“无君无父,是禽兽也”,如此立论,已然不是一个绅士的作为。至于他的思想,我一点都不赞成。有论家说他思维缜密,我的看法恰恰相反。他基本的方法是推己及人,有时候及不了人,就说人家是禽兽、小人;这股凶巴巴恶狠狠的劲头实在不讨人喜欢。至于说到修辞,我承认他是一把好手,别的方面就没什么。我一点都不喜欢他,如果生在春秋,见了面也不和他握手。我就这么读过了孔、孟,用我老师的话来说,就如“春风过驴耳”。…
J'ai aussi
lu Mencius et j’ai trouvé qu’il avait des idées très arrêtées.
En apparence, il avait l'air respectable, mais au fond, il était
animé par un feu malsain. Par exemple, lorsqu'il mentionne Mozi
et Yang Zhu, il dit d’eux : « Ignorer père et seigneur, c’est
être ramené au niveau de bêtes sauvages »
[7] ;
une telle affirmation n’est pas digne d’un gentilhomme. Quant à
sa pensée, je ne suis pas d'accord du tout. Certains critiques
disent qu'il avait un esprit rigoureux, mais je pense tout le
contraire. Son principal raisonnement repose sur l'application
de ses propres idées aux autres, et lorsque cela ne fonctionne
pas, il traite les autres de bêtes sauvages ou d’hommes mesquins
; cette agressivité le rend vraiment peu sympathique. Sur le
plan rhétorique, je reconnais qu'il est habile, mais pour le
reste, il n'a rien d’extraordinaire. Je ne l'aime pas du tout et
si j'avais vécu à l'époque des Printemps et Automnes, je ne lui
aurais même pas serré la main. C’est ainsi que j’ai lu Confucius
et Mencius ; comme disait mon professeur, c’était « comme du
vent qui passe dans les oreilles d’un âne »…
(trad. Guochuan)
Donc elle
préfère le Zhuangzi à tous ces autres classiques.
Certaines des histoires l’ont marquée dès la première lecture,
elles sont inoubliables, et bien sûr celle du papillon, mais pas
seulement, il en est bien d’autres. Par exemple au chapitre 17
(La crue d’automne
秋水) :
- L’histoire
de la grenouille :
井蛙不可以语于海者,拘于虚也;夏虫不可以语于冰者,笃于时也。
« Il est
impossible de parler de la mer à la grenouille qui habite dans
un puits ; elle vit dans un espace trop limité. Il est
impossible de parler de la glace à l’insecte qui ne vit qu’un
été ; sa durée est trop limitée. » (trad. Liou Kia-hway)
- Le bonheur
des petits poissons :
庄子与惠子游于濠梁之上。庄子曰:“鲦鱼出游从容,是鱼之乐也。”惠子曰:“子非鱼,安知鱼之乐?”庄子曰:“子非我,安知我不知鱼之乐?”惠子曰:“我非子,固不知子矣;子固非鱼也,子之不知鱼之乐,全矣!”庄子曰:“请循其本。子曰‘汝安知鱼乐’云者,既已知吾知之而问我,我知之濠上也。”
Zhuang Zi
et le logicien Hui Zi se promenaient sur le pont de la rivière
Hao. Zhuang Zi observa : « Voyez les petits poissons qui
frétillent, agiles et libres ; comme ils sont heureux ! » Hui Zi
objecta : « Vous n’êtes pas un poisson ; d’où tenez-vous que les
poissons sont heureux ? »
- Vous
n’êtes pas moi, comment pouvez-vous savoir ce que je sais du
bonheur des poissons ?
- Je vous
accorde que je ne suis pas vous et, dès lors, ne puis savoir ce
que vous savez. Mais comme vous n’êtes pas un poisson, vous ne
pouvez savoir si les poissons sont heureux.
- Reprenons
les choses par le commencement, rétorqua Zhuang Zi, quand vous
m’avez demandé "d’où tenez-vous que les poissons sont heureux",
la forme même de votre question impliquait que vous saviez que
je le sais. Mais maintenant, si vous voulez savoir d’où je le
sais – eh bien, je le sais du haut du pont. »
(trad. Simon
Leys, « Le Bonheur des petits poissons »
,
p. 13-14)
Guochuan
trouve aussi particulièrement émouvante la relation entre Zhuang
Zi et Hui Zi, à la fois adversaires et amis. Elle rappelle
l’histoire de l’amitié entre le musicien Yu Boya (俞伯牙)
et le bûcheron Zhong Ziqi (锺子期).
Après la mort de ce dernier, Yu Boya brisa sa cithare, ayant
perdu l’unique ami capable de comprendre et d’apprécier sa
musique :
庄子送葬,过惠子之墓,顾谓从者曰:“郢人垩漫其鼻端若蝇翼,使匠石斫之。匠石运斤成风,听而斫之,尽垩而鼻不伤,郢人立不失容。宋元君闻之,召匠石曰:‘尝试为寡人为之。’匠石曰:‘臣则尝能斫之。虽然,臣之质死久矣!’自夫子之死也,吾无以为质矣,吾无与言之矣!”
Un jour que
Zhuang Zi suivait un convoi funèbre, il passa devant la tombe de
Hui Zi ; il se retourna vers la personne qui le suivait et lui
dit : « Un certain homme de Ying ayant une éclaboussure de
plâtre grosse comme l’aile d’une mouche sur le bout du nez, il
pria le charpentier Che de la lui enlever. Le charpentier Che
fit avec sa hache un moulinet dont le vent se fit entendre et
supprima l’éclaboussure sans blesser le nez de l’homme qui ne
perdit pas contenance. Le prince Yuan de Song l’ayant appris fit
appeler le charpentier et lui dit : « Pouvez-vous recommencer
votre tour d’adresse pour moi ? » Le charpentier Che se récusa
en disant : « Votre serviteur a accompli ce tour d’adresse
autrefois, mais hélas le matériau sur lequel il a opéré est mort
depuis longtemps. » Zhuang Zi conclut : « Depuis que Hui Zi est
mort, je n’ai plus de matériau moi non plus, personne avec qui
dialoguer. »
(chap. 24,
d’après la trad. de Liou Kia-hway, BD)
Le Zhuangzi
est donc pour elle un plaisir de lecture sans fin, grâce à
toutes ces histoires très vivantes.
Ø
MRC,
pour sa part, aime beaucoup la pensée taoïste, en particulier
parce qu’elle lui semble en accord avec certaines philosophies
occidentales. Le wuwei (ou non-agir), par exemple, lui
paraît proche de l’idée de liberté en France, et il trouve aussi
dans le Zhuangzi des parallèles avec l’existentialisme
(dans sa composante de développement personnel). Par ailleurs,
le vieil ami qui l’a invité à venir à Paris pour la première
fois est un psychanalyste lacanien rencontré lors d'une
formation à Wuhan qui admirait beaucoup la pensée taoïste et
jugeait qu'elle était en parfaite harmonie avec l'inconscient
décrit par l'école lacanienne.
Du
Zhuangzi, MRC a lui aussi surtout lu les sept
premiers chapitres, dont certaines phrases lui ont inspiré des
réflexions par association d’idées :
- Au chapitre
2 (Qi wu lun
齐物论) :
« Comment puis-je savoir que ce que je pense savoir n'est pas
en réalité ne pas savoir ? Et comment puis-je savoir que ce que
je pense ne pas savoir n'est pas en réalité savoir ? »
Il n'y a pas
de frontière absolue entre savoir et ne pas savoir : ce qui est
à rapprocher de la « docte ignorance » à laquelle Jacque Lacan
donne une importance centrale dans l’analyse.
C’est cette notion, dit Ruochen, qui l'a encouragé à
poursuivre ses lectures, sans avoir peur de ne pas comprendre ou
de se tromper. Il ne faut pas chercher l’explication la plus
exacte, tout simplement parce que, parfois, cette explication
n’existe pas. Ce qui lui rappelle aussi Wittgenstein : la
philosophie n’est pas une science, de même le dao…
- Dans le même
chapitre il est dit : « Le dao manifeste n’est pas le dao »
(道昭而不道).
Ce qui est proche de la première phrase du Daodejing :
« Le dao qui peut être dit n'est pas le dao » (道可道,非常道。).
Cela le fait
penser à l’écriture d’un roman ou d’une nouvelle. Comparée à
d’autres genres, l’écriture romanesque est plus proche du dao,
précisément parce que les autres genres visent à expliquer de
façon trop manifeste. Dans un roman, il n’y a rien qui ne puisse
être écrit, ni rien qui doive obligatoirement être écrit. Une
intrigue de roman peut se développer librement, selon des règles
qui ne sont pas manifestes, et de même les personnages suivent
des modèles issus de la réalité tout en étant au-delà de la
réalité.
- Mais il
trouve un paradoxe dans le fait que, selon Zhuang Zi, il n’y a
pas de vérité absolue ni de valeur dans l’utilité. Et pourtant
le Zhuangzi a été écrit apparemment pour être utile, à
ses lecteurs… Mais, comme le montre la fin du chapitre 6
(l’histoire de Zi Yang), il y a un paradoxe aussi dans la vie à
l’écart du monde, un écart entre idéal et réalité : on ne peut
pas rendre le destin responsable de sa propre incapacité à agir.
Il reste à
savoir comment on pourrait agir aujourd’hui pour mettre le
Zhuangzi en pratique…
Ø
Christiane P.
a dit devoir se contenter de premières impressions de lecture
,
n’ayant fait qu’ « effleurer » une œuvre dense et fascinante qui
aurait exigé une analyse plus approfondie. S’en tenant à ces
premières impressions, elle ne dira donc rien, en particulier,
des essais de J. F. Billeter et de M. A. Helleboid pour
passionnants qu’ils soient.
1. Ses
premières impressions commencent par la séduction de la
lettre du texte, lettre du texte éminemment poétique,
avec ses métaphores, images et paraboles, l’inventivité dans la
fable et l’extravagance dans les descriptions : c'est la
« parole ivre »
,
qui seule permet de casser le discours rhétorique ou
argumentatif qui crée de fausses distinctions et empêche de
saisir la réalité une et mouvante. Ainsi au chapitre 33 :
« Maître
Tchouang se sert de fables inventées de toutes pièces sans
rapport avec aucune réalité, de divagations débridées, de
discours sans queue ni tête. Il laisse libre cours à son
imagination sans nul souci de vraisemblance, s'attachant à
multiplier les points de vue » (...) » Il eut recours à
la prolixité de la parole ivre,(...) et sut exprimer par des
paraboles l'ampleur de ses conceptions ».
L'auteur
évoque encore « la singularité et la démesure » de ses
écrits, qui apparaît dès la magnifique fable mythe qui ouvre le
premier chapitre (la métamorphose du poisson Kun en oiseau
Peng).
2. L’ont
également frappée les paradoxes et apories qui
émaillent le texte. Ainsi, pour les paradoxes :
« Rien
n'est plus vaste que la pointe d'un cheveu (...) nul n'a une
plus grande longévité qu'un enfant mort-né »
(chapitre 2)
« Que l'on
élimine les saints et laisse en paix les brigands, le monde
connaîtra enfin l'ordre »
(chap. 10)
« C'est
pourquoi il est dit : "Eliminons la sainteté, éradiquons la
sagesse, et la grande paix règnera sur le monde". ».
(chap. 11)
Quant aux
apories, ce sont toutes ces questions témoignant d'un embarras
apparent, dans un premier temps, et donc laissées sans réponse.
Ainsi au chapitre 2, par exemple :
« On
considère que le langage humain est différent du gazouillis des
oiseaux, mais peut-on les distinguer ou ne peut-on pas les
distinguer ? »
3.
Christiane voit dans ce texte une
« structure zen » avant l'heure (avant l'introduction du
bouddhisme chan en Chine) : il y a rupture d'une anecdote
à une autre, réponse « à côté de la question », par une anecdote
apparemment sans aucun rapport. Par exemple, au chapitre 5, le
duc de Lou raconte à Confucius comment un personnage très laid,
T'o le hideux, était si charismatique qu'il lui offrit le poste
de premier ministre, que l’homme finit par accepter, mais pour
s’en aller peu de temps plus tard, plongeant le duc dans la
tristesse. D’où sa question : « Dîtes moi, maître, quelle
sorte d'homme est-ce donc ? » Confucius répond par une
anecdote : « Une truie venait de mourir ; ses petits ont
continué à téter un moment, puis, brusquement effrayés, … se
sont enfuis. (…) Ce qu'ils aimaient, ce n'était
pas son corps, mais le souffle qui l'animait ».
4. Evidemment,
ces paraboles, paradoxes, apories (dont Socrate était friand) et
ruptures de style ne sont pas un simple effet littéraire, mais
interpellent au plan philosophique. Ce que laisse entendre le
début du chapitre 27 : « Sûre
9 fois sur 10 la fable, (sûr) 7 fois sur 10 l'argument
d'autorité »
.
Elle a tout de
suite été frappée par les nombreuses contradictions
apparentes à l'intérieur de l'œuvre :
- condamnation
de la sainteté, de la bonté, de la justice et de la charité,
puis réhabilitation du saint sous forme de personnage hors norme
qui « vagabonde hors du monde et de la poussière » et qui
a une dimension mystique et « cosmique » (v. Isabelle Robinet).
- condamnation
des rites et de la musique, puis exaltation d'une musique du Dao
au chapitre 14 à propos de la mélodie inventée par l'Empereur
Jaune.
- critique des
techniques comme relevant de l'artificiel et du mécanique
(exemple du vieux paysan que rencontre Confucius au chapitre
12), mais admiration à l'égard des artisans comme le boucher
Ding, le charron, le menuisier, etc., qui ont si bien intégré
leur savoir-faire qu'ils opèrent de façon spontanée, sans
intervention des sens ni de la conscience.
- invitation à
oublier le moi (chap. 1 : « l'homme accompli n'a pas de
moi »), critique du moi « sensible », mais invitation à
« préserver sa personne » (p.242) ; « le véritable homme
de bien (... ) se contente de s'abandonner à sa nature et à ses
instincts » (p.76).
Ces
contradictions apparentes pourraient s'expliquer en partie par
l'intervention de plusieurs auteurs et le remaniement du texte,
mais une telle piste reste peu éclairante. En réalité, ces
contradictions se résolvent quand on saisit que toute l'œuvre
s'organise autour de la
distinction
entre le céleste et l'humain
.
- Le
céleste correspond au spontané, naturel, nécessaire, lié
au Dao comme tout, un tout qui est processus, mouvement de
la vie avec en même temps la diversité de ses perspectives. Le
texte propose deux voies d'accès à ce plan céleste : la
méditation , qui peut mener à une forme
d'illumination (chap. 6 : « Je laisse aller mes membres,
j'offusque ma vue et mon ouïe, je me détache des phénomènes pour
me perdre dans le grand Tout. Voilà ce que j'entends par
m'asseoir dans l'oubli. » ) ; et l'intelligence du corps,
que peut évoquer l'exemple du boucher, du charron, mais
qu'illustre particulièrement bien l'exemple du nageur qui plonge
dans la chute de Liu Liang (chap. 19). Dans les deux cas,
l'accès au Dao passe par une pratique, et non par une
réflexion théorique, par une expérience vécue ou
l'intégration d'une expérience qui ne peut pas se transmettre
par la parole.
- L'humain
correspond à l'artificiel, à la recherche de maîtrise sur le
monde (et peut-être de domination sur l'homme)
par la technique et grâce à la parole, qui par ses mots
introduit des concepts qui font émerger un monde de choses, et
crée des arguties, des oppositions factices entre vrai et faux,
bon et mauvais etc. L'humain, c'est l'homme de la conscience
critique.
5. Reste une
difficulté : comment comprendre l'abandon au spontané? La
rencontre entre Confucius et le brigand Tche au chapitre 29 pose
problème. Le brigand mélange tout à grand renfort de rhétorique
et parle à la fin de sa harangue de la nécessité de permettre à
l’homme de « préserver sa nature authentique ». Alors,
est-ce là la leçon de Zhuang Zi ? Un élément de réponse se
trouve au chapitre 27 (Yuyan) dans les paroles d’un
disciple de Zhuang Zi décrivant les états par lesquels il est
passé depuis qu’il est son disciple :
« La
première année, j'ai retrouvé ma nature sauvage ; la seconde, je
me suis laissé aller à mes passions ; la troisième, j'ai tout
fondu dans la même identité ; la 4ème, j'ai fait corps avec les
êtres de la création ; la 5ème, j'ai vogué de ci de là ; la
6ème, les génies m'habitèrent ; la 7ème, j'ai accompli ma nature
céleste ; la 8ème, je ne savais plus ce qu'était la vie ni ce
qu'était la mort ; la 9ème, j'ai percé le Grand Mystère. »
Cette vision
évolutive de l'initiation laisse à penser que Tche le brigand
s'est arrêté aux stades 1 ou 2 (ou qu'il se fourvoie...)
Zhuang Zi ne
nous invite pas pour autant à nous détourner de l'humain :
« En ne
bridant pas sa part céleste, mais en ne négligeant pas pour
autant sa part humaine, l'humanité parviendra à renouer avec
l'authenticité. » (chap. 19)
Qu'entend-il
par « authenticité »? Il s'agit de ne pas « se
laisser brider par les conventions du vulgaire », de
ne pas se « transformer au gré des modes et des opinions »
(chap. 31). L'authenticité s'oppose donc au conformisme sous
toutes ses formes, primat des rites, souci de sa réputation...
« Ne te
conduis pas en homme de peu, préserve à tout prix ce qu'il y a
de spontané en toi (...). Examine ton faîte céleste, regarde
dans les quatre directions et déploie toi selon les
circonstances ». (chap. 29)
Il ne fait
donc pas abstraction de l'histoire et des conditions sociales,
mais veille avant tout à préserver sa liberté intérieure.
« L'homme
accompli demande sa nourriture à la terre et sa joie au ciel.
Il ne se laisse pas importuner par l'avantage ou le désagrément
que pourraient lui apporter les hommes et les choses. Il ne fait
rien de singulier, il n'échafaude aucun projet, il ne se mêle
d'aucune affaire, libre il va, dégagé il vient. »
Ø
Lou
Lee Po
dit le grand plaisir qu’elle a eu à relire cette œuvre pendant
l’été de ses 40 ans, après une première lecture vers 23 ans
.
Grand plaisir trouvé dans cette prose littéraire de grande
qualité, avec sa multitude de formes stylistiques, mais bien
plus accessible, à sons sens, que Lao Zi.
C’est
d’ailleurs en partie la joie de renouer avec ce texte qui l’a
incitée à venir au club cette année.
Ayant d’emblée
ressenti le besoin de comprendre la
structuration de l’ouvrage,
elle a compris, dit-elle, ce qu’elle n’avait perçu que
confusément vingt ans plus tôt : que seuls les 7 premiers
chapitres – les « chapitres intérieurs »
内篇
– sont considérés comme étant de la main même du maître. Et ce
sont, de loin, les chapitres les plus forts, ceux qui condensent
l’essence même de sa pensée. Elle avait oublié à quel point les
anecdotes les plus représentatives, telle que celle du boucher
Ding (début du chapitre 3) ou du rêve du papillon (fin du
chapitre 2), sont concises - très concises par rapport à leur
importance comme support de la pensée - et s’enchaînent en outre
à un rythme effréné dès le début de l’ouvrage - brièveté
d’ailleurs surprenante, car elles sont aussi courtes que
percutantes et marquent pour la vie : elle s’est rendu compte à
cette relecture que certaines de ces histoires l’habitaient,
qu’elles faisaient partie de son univers cognitif, et qu’elle y
faisait régulièrement référence dans sa vie quotidienne. Car
plus que de longues démonstrations, il s’agit avant tout
d’images, qui se cristallisent d’autant plus facilement qu’elles
sont comme dénuées de tout superflu. Ce qui n’est pas le cas des
passages plus obscurs où ce sont des entités abstraites qui
jouent le rôle des personnages principaux, plus difficile
d’accès (comme à la toute fin des
内篇).
Ce sont plus généralement des histoires fondatrices de la
pensée chinoise qui font partie du creuset culturel communément
partagé dès le plus jeune âge en Chine.
Les
« chapitres extérieurs »
外篇
(chapitres 8 à 22) semblent être une exégèse des sept premiers,
vraisemblablement rédigée par ses héritiers. Le style change,
les formulations sont plus élaborées, moins laconiques ou
absurdes, sans doute plus tardives, plus « métabolisées ». Il y
est fait mention du maître pour la première fois à la 3ème
personne, comme d’un protagoniste. On a parfois le sentiment
d’une progression en spirale, où les mêmes motifs réapparaissent
et sont illustrés par d’autres anecdotes (ainsi le motif de
l’inutilité/ difformité tiré des
内篇 -
chap. 1 - est cité dans les
外篇 –
chap. 20). Les
外篇
citent parfois des passages entiers de
内篇 (ex.
p.112 citant p. 74). L’adage « Qui sait ne parle pas, qui parle
ne sait pas » (知者不言,
言者不知)
issu des
内篇est
cité entre guillemets p.118, et cité à nouveau p. 175. Dans ces
chapitres, il semble même qu’il y ait des références au légisme
à plusieurs reprises (p. 104).
Enfin, dans la
3ème partie, les « chapitres mixtes »
杂篇
sont encore plus éloignés du maître, notamment dans le temps. Il
semblerait en effet que ces écrits soient plus tardifs : ils
font référence à des faits historiques bien postérieurs à la
mort de Zhuang Zi et semblent même postérieurs à la mise en
place du légisme.
C’est une
pensée de la liberté : « qui est vraiment libre n’agit pas »
(p.124) – le sage taoïste est d’une « liberté indomptable » (p.
67) – certains pensent même que le Zhuangzi est un texte
anarchiste.
Elle retient
du texte un certain nombre de clés de lecture.
1.
Métamorphose et art de l’adaptation
(en parallèle
avec le Yjing)
Le
papillon est le symbole même de la métamorphose
.
Le Zhuangzi offre une pensée de la transformation, du
changement perpétuel, immuable, qui est aussi celle du
Yijing : « La vie des êtres est pareille au galop du
cheval. En chacun de ses mouvements, il se modifie, en chacun de
ses instants il se déplace. » (chapitre 17) « Laissez-vous
aller à vos transformations naturelles » (même chapitre).
L’autre idée à
mettre en parallèle avec le Yijing est l’attention portée
aux « circonstances du moment » (p. 140) (« se plier aux
nécessités du moment » p. 172), « chaque chose en son temps ».
D’où une vision cyclique, proche du yin-yang : « La vie a son
germe, la mort son retour ; le commencement et la fin se
succèdent indéfiniment, mais personne n’en connaît le terme. »
- « la vie conduit à la mort. La mort débouche sur la vie …
la puanteur et la putréfaction se métamorphosent en miracle et
merveilles, le miracle et le merveilleux se métamorphosent en
puanteur et putréfaction » (chap. 22).
Le summum de
l’intelligence, selon le Zhuangzi, et comme l’a aussi
souligné Christiane, c’est « l’art de l’adaptation »
(// Yijing) (p. 150) : « qui garde l’intégrité de son
corps et de son âme sait s’adapter à toute circonstance
changeante. S’il perfectionne son art d’adaptation, il deviendra
le collaborateur du ciel ». Mais ce pouvoir d’adaptation est
une résultante du vide intérieur (p. 121). Ce qui débouche sur
un éloge du vide (p. 161).
Mais débouche
aussi sur la recherche de la longévité (et non de
l’immortalité) et donc l’importance de l’entretien du corps,
avec des références aux techniques de qigong
气功 : « depuis
l’antiquité, l’homme véritable (…) respirait profondément, sa
respiration provenait de ses talons » (p. 66 ) ; ou
encore :: « qui expire et aspire en soufflant fort et en
soufflant faible, qui crache l’air vicié et absorbe l’air frais,
qui se suspend comme un ours et s’étire comme l’oiseau, celui-là
ne recherche que la longévité. Tel est l’idéal de ceux qui
veulent nourrir leur corps en l’étendant et le contractant. »
(p. 128).
2.
Dialectique, union des contraires, relativisme radical
La pensée du
Zhuangzi est fondée sur le relativisme le plus absolu,
rendu par l’usage fréquent des oxymores : « il voit
l’obscurité et entend le silence » (p. 101), « qui a-t-il
de noble, qui a-t-il de bas ? Ce ne sont là qu’oppositions
relatives ». (p. 138). Si tout se vaut, le rapport à la
vérité est des plus mouvants : « Partout est comme ici »
(p.210).
Le relativisme
se décline selon divers thèmes :
- pensée
sur la mort, la vie et le malheur : « considérer la
mort identique à la vie », la mort comme « joie royale »,
« ni fin ni commencement ». Mais ce dont il s’agit, c’est de
conserver la vie jusqu’à sa limite naturelle et essayer de ne
pas mourir prématurément : ne pas redouter la mort mais faire de
son mieux pour ne pas la précipiter en respectant le cours
naturel des choses, lié à un questionnement ontologique qu’on
retrouve dans le rêve du papillon : « Comment savoir que ce
que j’appelle le ciel n'est pas l’homme et que ce que j’appelle
l’homme n’est pas le ciel ?» (p. 66), de là comment savoir
que ce qu’on appelle la vie n’est pas la mort, et inversement ?
« la mort et la vie (…) ne sont qu’un » (p. 70).
- l’idéal,
dans la vie ? L’absence de liens et d’attachements et le
non-agir : « Que votre corps soit semblable à une branche
d’arbre desséchée. Que votre esprit soir pareil à la cendre
éteinte. Ainsi vous ne serez visité ni par le malheur ni par le
bonheur » (p. 189). Ce rejet de l’affect pose la question de
l’amour d’un conjoint ou d’un enfant. Mais l’idéal est dans
la mesure : « Par l’homme qui n’a pas de sentiment,
j’entends celui qui ne consume par son corps par ses amours et
par ses haines, qui obéit à sa nature et ne force pas la vie »
(p. 64). Il faut réduire ses désirs, refuser la passion, et
tenter d’être indifférent au malheur « la perte d’un pied est
aussi insignifiante que la perte d’une poussière » (p. 60).
- éloge
de l’ivresse, de la pauvreté, de l’enfance : tout ce qui
rapproche ou est proche du Dao.
Eloge de
l’ivresse dans l’anecdote de l’ivrogne qui tombe naturellement
sans se faire mal (p. 151), de la pauvreté « qui n’est pas
détresse » (p. 164), de l’enfance vers laquelle il faudrait
savoir revenir (p. 189), l’enfant étant idéal de pureté (p. 218)
- éloge
du refus du pouvoir : selon le Zhuangzi, il vaut
mieux « préférer sa vie à la tâche grandiose du gouvernement
du monde » (p. 227). Plutôt nourrir son corps que patauger
dans la boue. Ce faisant, si le sage taoïste vit en ermite, qui
reste-t-il pour gouverner ? Fuir le monde, renoncer à tout,
n’est-ce pas là fuir ses responsabilités ? Par qui le monde
sera-t-il gouverné ?
D’un autre
côté, le Zhuangzi prône la désobéissance comme
idéal (p. 232) et dénonce la soumission défendue par les
confucéens (p. 49). On se trouve là devant une contradiction.
Qui n’est justifiée que par le but ultime de s’assurer une
longue vie (p. 241)
.
- éloge
de l’inutilité liée au thème précédent, l’utilité étant
cause de malheur et l’inutilité de longévité (comme dans la
fable des arbres inutiles, chap. 4 p. 55-56) : comme les arbres,
l’homme inutile (qui n’est pas écouté par son prince) a tout
loisir de « prolonger la vie ».
3. Dialogue
avec les autres écoles de pensée
Avec
Confucius et le confucianisme :
- La
critique de Confucius et de son école constitue le
dénominateur commun des trois parties du Zhuangzi. « Que
chacun ne vive que selon le rite et la musique et ce sera le
désordre » (p. 131 – critique du rite répétée p. 176). La
critique est parfois virulente, comme dans « Tche le brigand »,
mais d’autres fois Confucius sert simplement de contre-point, de
faire-valoir, pour mettre en valeur la sagesse de la pensée
taoïste. Le Zhuangzi fait même parfois de Confucius, non
sans humour à l’occasion, un admirateur du taoïsme (pp. 59, 75,
152, 168).
- Le
Zhuangzi développe une vision de la nature de
l’homme différente de celle du confucianisme : en prônant la
bonté et la justice, les confucéens sont accusés de perturber la
nature de l’homme (p.116). Contrairement aux confucéens et comme
les légistes
,
Zhuang Zi ne pense pas que l’homme est bon par nature. Les
confucianistes sont dépeints comme des donneurs de leçon visant
à « améliorer les hommes ». Le saint taoïste ne cherche pas à
amender les autres, il s’amende d’abord lui-même ; il peut être
vertueux, mais naturellement : « de même que le jaillissement
d’une source n’exige de l’eau aucun artifice, de même la vertu
de l’homme parfait ne lui demande aucun perfectionnement » (
p. 172).
Avec Han
Fei et le légisme :
- Au départ,
les deux pensées peuvent paraître antithétiques, mais à la
relecture on peut percevoir ce qui, dans le Zhuangzi, a
pu influencer Han Fei, notamment en terme de gouvernance : le
rejet de l’intelligence, ou de ses excès (« l’excès
d’intelligence met du désordre … Les excès de l’intelligence et
de l’action ont perturbé le monde » p.91) - réquisitoire
contre l’intelligence qui est aussi l’idée qui sous-tend la
parabole du Souverain Jaune au chapitre 12. Le Zhuangzi
prône même la « stupidité » pour parvenir au Dao (p.122).
L’intelligence est suspecte : par elle « on suscite le complot »
(p. 160). C’est un « rameau inutile » (p. 64).
- On peut
également trouver une similitude dans l’usage des récompenses et
punitions (p.113, 114), mais aussi dans l’évaluation des
fonctionnaires. On trouve dans le Zhuangzi l’idée chère
aux légistes de « Confier les postes en fonction des capacités »
(p.107, p. 137), mais différemment, car les capacités doivent
être « évaluées selon le Dao ». Le Zhuangzi est en fait
une critique du légisme (p.115) : « celui qui envisage
hâtivement les fonctions et les titres, les récompenses et les
punitions ne connaît que les instruments du gouvernement mais
non le principe de gouvernement. »
4. Échos
avec le monde contemporain
- Sur la crise
climatique et les dégâts de l’intelligence et de l’action
humaine qui nous ont déconnecté de la nature et du Dao (p. 91) ;
pensée de l’écologie et du soin à la nature (p. 210)
- Sur l’I.A :
« qui se sert de machines use de mécaniques et son esprit se
mécanise… ce n’est pas que je ne connaisse pas les avantages de
cette machine, mais j’aurai honte de m’en servir. » (fable
du jardinier, chap. 12).
- Entre
wuwei (无为)
et
tangping
(躺平) :
« Heureux celui qui n’agit pas ! » (p.111)
- Sur le
militarisme ambiant : « À une époque de progrès succède une
époque de décadence ; après une civilisation brillante vient le
militarisme ; la limpidité et l’opacité sr succèdent ;
l’obscurité et la lumière s’harmonisent. » (p.121)
- Sur la
corruption : « confier les charges aux hommes intelligents,
c’est organiser le brigandage » (p. 186) ; « en haut
règne l’intrigue, en bas la corruption » (p. 236)
- Sur le
transhumanisme : « qui sait s’arrêter là où tout homme ne
peut plus connaître atteint la connaissance suprême. Si
quelqu’un n’accepte pas cette limite naturelle, le cours du ciel
le tiendra en échec » (p. 189).
Chacun de ces
points aurait pu nourrir une discussion bien plus longue, mais
la séance s’est terminée sur les problèmes de la traduction,
problèmes fondamentaux dans ce cas.
II. Les
problèmes de la traduction
Ces problèmes
sont apparus tout de suite quand Marion J. a déclaré
s’être perdue dans les polémiques et diatribes sur la
traduction, et avoir laissé tomber la lecture pour ne pas se
gâcher l’été. Dorothée MS a elle aussi été rebutée par le
texte dès l’abord.
On n’a en
effet guère le choix pour les traductions en français : une
traduction très sérieuse, avec tout un appareil de notes et
commentaires, mais un peu ancienne et difficile à lire au
premier abord, et une traduction brillante mais un peu
fantaisiste, avec un côté primesautier voulant souligner
l’humour du texte, et sans aucune note. UB a défendu
celle-ci avec enthousiasme, disant qu’il l’a toujours avec lui
et en lit constamment des passages, comme une sorte d’addiction
ou de remède à la déprime.
Laura,
quant à elle, comprend qu’on puisse être rebuté par la
traduction de Liou Kia-hway, et ce dès la toute première phrase
– c’était son cas. Mais elle reconnaît que c’est sa traduction
que les éditeurs chinois ont préféré pour leur édition bilingue.
Sans vouloir remonter aux polémiques alimentées par J. F.
Billeter, il y a quand même là un problème fondamental pour la
diffusion de ce type de texte dans le public français : leur
difficulté de lecture est aggravée par les traductions
disponibles.
LLP
souligne deux autres problèmes de fond :
- d’une part,
les insuffisances dans la présentation de l’œuvre et sa mise en
page : même l’édition Gallimard qu’elle a lue, pourtant
extrêmement fournie en notes et commentaires, ne mentionne ni
n’explique la structuration des chapitres en trois parties, ce
qu’elle trouve très dommage car cela n’aide pas le lecteur à s’y
retrouver dans cet ensemble qui apparaît disparate ;
- d’autre
part, elle a été gênée par l’utilisation de concepts et de
termes issus de la philosophie occidentale dans la traduction,
tels que la transcendance (p. 214), ce qui pose la question de
la spécificité de la pensée chinoise…
Nota : C’est
la traduction de Burton Watson (The Complete Works of Chuang
Tzu, Columbia University, 1969) que J. F. Billeter considère
comme étant la meilleure en une langue occidentale
.
Conclusion
Il y aurait
aujourd’hui grand intérêt à reconsidérer l’importance de la
traduction pour des textes aussi difficiles que le Zhuangzi,
qui s’ouvrent aux interprétations les plus diverses.
Interprétations qu’il serait intéressant de ne pas occulter, en
en choisissant une, certes, mais en mentionnant les autres
possibles, comme l’a fait l’édition Gallimard, mais en
simplifiant les explications et en les adaptant.
En même temps,
il serait urgent de revoir également le style de la traduction,
et la langue même utilisée : comme le disait Jacques Dars, les
traductions vieillissent et devraient être révisées tous les
cinquante ans. C’est le cas de celle de Liou Kia-hway. Il est
sidérant de voir les éditeurs reprendre aujourd’hui verbatim
une telle traduction, et en outre – comme l’a fait d’éditeur
chinois - en supprimant les notes qui en font en grande partie
l’intérêt et en justifient les choix.
La séance du
club de lecture a montré à quel point un tel texte, dans de
telles conditions, peut déconcerter le lecteur, le rebuter et
in fine le faire fuir. Et combien c’est dommage vu l’intérêt
que l’on peut trouver quand on arrive à dépasser cet obstacle
initial qui est, finalement, celui de la langue.
Prochaine
séance :
Le mercredi
16 octobre 2024
Cette séance
sera consacrée aux
Trois Royaumes :
-
Les Trois Royaumes
(《三国演义》),
le roman de Louo Kuan-tchong (Luo Guanzhong
罗贯中),
traduction intégrale, notes et commentaires de Nghiêm Toan et
Louis Ricaud, en sept volumes.
Tome I,
introduction de Jean Lévi et les 15 premiers chapitres,
Flammarion/Unesco, coll. « Aspects de l’Asie », 1987/rééd. 2009.
- Trois
Royaumes : La Chine au IIIe siècle, un monde en convulsions,
Danielle Elisseeff, Passés/Composés, 2023.
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