Club de lecture de littérature
chinoise (CLLC)
Compte rendu de la séance du 16
octobre 2024
et annonce de la séance suivante
par Brigitte
Duzan, 23 octobre 2024
Cette deuxième
séance de l’année
2024-2025
du club
de lecture, désormais hébergé à la librairie le Phénix, était
consacrée aux
Trois Royaumes (histoire
et roman) :
-
Les Trois Royaumes
(《三国演义》),
le roman de Louo Kuan-tchong (Luo Guanzhong
罗贯中),
traduction intégrale, notes et commentaires de Nghiêm Toan et
Louis Ricaud, en sept volumes.
Tome I,
introduction de Jean Lévi et les 15 premiers chapitres,
Flammarion/Unesco, coll. « Aspects de l’Asie », 1987/rééd. 2009.
La série des
sept volumes (1987-1991)
- Trois
Royaumes : La Chine au IIIe siècle, un monde en convulsions,
Danielle Elisseeff, Passés/Composés, 2023
.
Geneviève
B.
a une superbe édition illustrée du roman – en coffret - qu’elle
avait prévu d’apporter, mais elle en a juste envoyé des photos
car elle avait mal noté la date et a raté la séance…
Lecture
ardue
C’est surtout
le roman de Luo Guanzhong qui a été discuté, avec souvent
beaucoup de passion, l’ouvrage de Danielle Elisseeff venant en
complément utile dans quelques cas pour donner une vision claire
d’une histoire passablement compliquée, ce qui correspond tout à
fait à l’objectif de vulgarisation de l’ouvrage. C’est le cas de
Giselle H. qui s’est d’abord concentrée sur ce livre,
dont elle a trouvé particulièrement intéressants les derniers
chapitres sur les découvertes archéologiques.
D’ailleurs
a-t-il été lancé à ce propos sur un mode ironique, un « Trois
Royaumes pour les nuls » serait le bienvenu. Mais finalement
pourquoi pas ? Car il faut bien dire que le roman n’est pas une
lecture de tout repos, et que l’on peut se perdre dans les
méandres de l’action et les retournements de situations. Ainsi
Sylvie D. a bien apprécié l’art narratif qui rend très
attrayante la lecture de certains épisodes, comme celui du
stratagème de Cao Cao quand, capturé au siège de Puyang, il
réussit à s’enfuir en traversant la porte en feu de la ville… Le
récit se poursuit à un rythme haletant, mais le problème, dit
Sylvie, est qu’il lui a été difficile d’avoir une vue
d’ensemble, et que sa lecture est restée au stade de bribes.
Cette
difficulté se retrouve dans le cas de l’autre grand classique
qui a été cité en comparaison, pour être bâti selon un schéma
semblable de séquences de conteur, avec un infini foisonnement
de personnages : le Shuihuzhuan (《水浒传》)
c’est-à-dire « Au Bord de l’eau » - roman qui est dans la liste
des candidats au programme du club un jour prochain, dans la
superbe traduction de Jacques Dars.
Mais justement
le roman de Luo Guanzhong pèche de ce côté-là : il faut bien
dire – comme pour
le Zhuangzi
– que
la traduction française n’aide pas la lecture, bien qu’elle soit
plus « lisible ». Ce qui est surtout en cause ici, c’est la
transcription des noms, ce qui est gravissime dans une narration
qui tient au récit de hauts faits de personnages qu’il est
important d’identifier. La transcription EFEO était logique
quand la traduction a été réalisée, dans les années 1980 ;
aujourd’hui, elle n’a plus cours et on peine à comprendre que,
lors de la réédition de la traduction de ce grand classique, en
trois tomes, en 2009, l’éditeur n’ait pas pris le soin de
rectifier au moins ce trait d’obsolescence
.
Forcément,
dans ces conditions, les avis de lecture diffèrent selon que
l’on peut ou non s’aider du texte chinois, mais aussi selon que
l’on a ou non des références historiques et littéraires, voire
des souvenirs d’enfance, permettant de mieux comprendre le récit
et in fine d’y prendre plaisir et de se l’approprier. Le
roman suscite aussi des passions bibliophiles. On aurait pu
faire une synthèse de la séance par thème, mais ce qui est
intéressant, c’est la variété des réactions à la lecture d’un
tel ovni littéraire, toujours vivant car il ne cesse de se
refléter dans la réalité et l’actualité, et dans les esprits.
[J’ai ajouté
mes commentaires entre crochets. Les citations sont tirées du
texte chinois en ligne
https://ctext.org/sanguo-yanyi/zhs]
Plaisirs
de lecture et actualité du roman
Beaucoup de
membres du club ont des souvenirs des « Trois Royaumes » datant
de leur enfance et/ou de leurs études – études en Chine ou en
France : F. Josse, par exemple, se souvient des cours de
Jacques Pimpaneau sur le sujet, à l’Inalco. Ce qui fait penser
dès l’abord au dicton bien connu concernant la lecture des
quatre grands classiques (四大名著) :
少不读水浒,老不读三国。
男不看西游,女不看红楼。
Les jeunes ne devraient pas lire Au bord de l’eau
(Shuihuzhuan《水浒传》),
les personnes
âgées Les Trois Royaumes (Sanguo yanyi《三国演义》)
Les hommes ne
devraient pas lire le Pèlerinage vers l’Ouest (Xiyouji《西游记》),
les femmes
Le Rêve dans le pavillon rouge (Hongloumeng《红楼梦》
).
Que les jeunes
ne doivent pas lire Au bord de l’eau, avec ses récits de
sièges et de pillages considérés comme des exploits, c’est pour
éviter le danger de leur voir y puiser des idées de crimes et de
rébellion ; que le Pèlerinage vers l’Ouest ne soit
pas recommandé aux hommes, c’est pour qu’ils ne soient pas
déprimés, en voyant les valeureux héros accomplir tant
d’exploits, à l’idée que, eux, n’ont rien accompli de tel ;
quant aux femmes, elles ne trouveraient que de mauvais exemples
dans le Rêve dans le pavillon rouge. Pour les Trois
Royaumes, enfin, l’explication généralement donnée
est que le roman montre un monde chaotique, où le pouvoir est
instable, où les alliances ne durent pas, bref un monde qui
rappelle à chaque page l’impermanence des choses, leur caractère
éphémère et imprévisible, donc un roman à ne pas mettre entre
les mains de personnes déjà hantées par la mort… Le club a
vaillamment résisté.
Ø
Zh.
Guochuan
est de celles qui garde de bons souvenirs des Trois Royaumes
datant des bancs de l’école, mais surtout sous forme de
citations apprises par cœur.
Elle l’a donc
relu avec plaisir, ou plutôt écouté car elle a d’abord préféré
la version audio en 147 épisodes, qui renoue avec le genre
pinghua (评话),
c’est-à-dire l’art traditionnel du conteur dont est issue la
version de Luo Guanzhong. Mais elle s’est rendu compte,
malheureusement, que cette version n’allait même pas jusqu’à
l’apparition du personnage de Zhuge Liang.
Sa seconde
lecture lui a surtout permis de mieux apprécier le
personnage de Cao Cao, longtemps démonisé dans
l’imaginaire populaire et représenté à l’opéra comme le méchant
perfide au visage blanc, contrastant avec le visage rouge de
Guan Yu symbolisant sa loyauté. Cao Cao reste un personnage
complexe et ambigu, qualifié par certains de « héros traître en
temps de chaos » (乱世奸雄)
tandis que d'autres voient en lui un ministre compétent (治世能臣),
au service d’un empereur dépassé par les événements.
Après avoir lu
la première moitié du roman, elle s’est beaucoup attachée à ce
personnage qui a de nombreuses qualités, et d’abord celle de
savoir prendre de grandes décisions au bon moment. Une scène qui
l’a frappée – par sa construction dramatique - est celle où Lü
Boshe (吕伯奢),
qui a accueilli chez lui Cao Cao fuyant Luoyang, sort acheter du
vin en son honneur. Pendant ce temps, Cao Cao entend derrière la
maison un bruit de couteaux et des voix de la famille de Lü
disant : « On va l'attraper et le tuer, qu'en dites-vous ? » ( 缚而杀之,如何?
) Pris de méfiance, Cao Cao tue sans attendre les huit
personnes. Ce n'est qu'ensuite qu'il réalise qu'ils avaient
seulement parlé d’un cochon qu’ils voulaient tuer pour le lui
servir. Mais, après avoir compris qu'il avait tué des innocents,
Cao Cao tue Lü Boshe à son tour, de peur que celui-ci,
découvrant le massacre, le dénonce aux autorités. Et lorsque
Chen Gong le critique en lui disant « Savoir et tout de même
tuer, c’est un grand acte d'injustice ! » (
知而故杀,大不义也!),
Cao Cao lui lance sa fameuse réplique : « Mieux vaut que je
trahisse les autres que de laisser les autres me trahir » (宁教我负天下人,休教天下人负我 ).
Cette phrase
célèbre est souvent citée pour illustrer l'absence de pitié de
Cao Cao. Cependant, dans cette situation où il est pourchassé
par Dong Zhuo, il n’a pas tort de rester vigilant. On dit aussi
qu’en tuant Lü Boshe, il a d'une certaine manière abrégé ses
souffrances car si Lü Boshe avait découvert sa famille
massacrée, il aurait dû affronter une douleur immense : n’y
a-t-il pas plus grande tristesse pour un vieil homme que
d’enterrer ses enfants (白发人送黑发人)
?
[Cette scène
est typique de la dramatisation des événements contés sous la
plume de Luo Guanzhong, à l’instar des conteurs, mais aussi du
processus de vilification du personnage. Il y a en fait trois
versions de cet épisode : dans deux versions, dans deux recueils
d’anecdotes, l’accent est mis, en quelques mots rapides, sur les
bruits de couteaux venant de la cuisine, suscitant le peur de
Cao Cao et sa réaction brutale ; mais, selon le « Livre de Wei »
(《魏书》),
dans les
Annales dynastiques,
Lü
Boshe n’était pas chez lui quand Cao Cao, fuyant la colère de
Dong Zhuo, est passé par là, ses fils et d’autres ont tenté de
voler les chevaux de Cao Cao qui a tué les voleurs. Dans les
versions précédentes, en outre, Cao Cao dit « il vaut mieux que
je trahisse les autres…(人) »,
réaction d’auto-défense, dans le roman c’est devenu : « il vaut
mieux que je trahisse le monde entier ... (天下人) ».
Cao Cao devient le vilain de la fable.]
Cao Cao,
cependant, avait des qualités et savait en particulier repérer
les personnes talentueuses et s'entourer de gens compétents.
Guochuan cite l’exemple de son amitié avec Guan Yu. Cao Cao
lui a organisé des banquets, offert des tuniques de brocart, de
l’argent, de belles femmes, et même le légendaire cheval Lièvre
rouge (赤兔马),
[qui avait été offert à Lü Bu par Dong Zhuo]. Il lui a même
offert un sachet pour sa barbe, afin de montrer son estime
envers ce « Beau Barbu » (美髯公).
Un autre exemple des qualités de cœur de Cao Cao concerne le
général Dian Wei (典韦) :
lors d'une bataille, Cao Cao a perdu son fils aîné, son neveu et
un précieux cheval, et en outre son grand général Dian Wei.
Pourtant, c’est uniquement pour Dian Wei qu’il a versé des
larmes, exprimant son profond attachement envers lui en disant :
« Perdre mon fils aîné et mon neveu ne m’afflige pas autant que
la perte de Dian Wei » (吾折长子爱侄俱无深痛,独号泣典韦也!
)
Enfin, Cao Cao
était également un grand poète. Il est, avec ses
fils, la figure de proue de la littérature dite de l’ère Jian’an
(建安文学).
On trouve ses poèmes dans un recueil intitulé Poèmes de Cao
Cao, traduit par Jean-Pierre Diény et édité par le Collège
de France
.
Il y a un poème que presque tous les lycéens chinois ont appris
par cœur, car il figure dans le manuel de chinois pour la classe
de Seconde (人教版高一必修上册语文) :
c’est celui composé par Cao Cao à la veille de la bataille de la
Falaise rouge.
[Ce poème est
tellement célèbre qu’il en a inspiré de nombreux autres, dont
des Odes de Su Shi, ainsi que nombre d’illustrations en
peinture, et même en gravure de sceaux :
http://www.chinese-shortstories.com/Histoire_litteraire_Breve_Histoire_VI_Trois_Royaumes_
1D_Falaise_rouge.htm]
Enfin,
Guochuan a noté un détail intéressant qui montre à quel
point Cao Cao est toujours présent dans la société
d’aujourd’hui : outre une chanson très populaire du chanteur JJ
Lin Junjie que tout le monde de sa génération connaît par cœur (https://www.youtube.com/watch?v=3J_bkgexrE8),
elle a remarqué, dans les rues parisiennes, des taxis
portant le nom de Cao Cao ! En effet, Cao Cao chuxing
曹操出行
(anciennement
曹操专车)
est le nom d’une plateforme de covoiturage chinoise (https://www.caocao.com.cn/).
Selon les informations données sur le site, la rapidité étant
l’un des objectifs principaux de cette entreprise de
covoiturage, son nom a été choisi en raison de l’expression
populaire « Quand on parle de Cao Cao, le voilà » (
说曹操,曹操到 ) !
Ø
MRC
apporte une vue très personnelle des Trois Royaumes car, dit-il,
« il a grandi avec ». C’est-à-dire en regardant le premier
feuilleton, celui réalisé en 1994 : un épisode par jour pendant
six mois quand il était enfant.
Les 84
épisodes (d’une quarantaine de minutes) de ce feuilleton de 1994
sont en ligne sur YouTube
:
https://www.youtube.com/playlist?list=PLIj4BzSwQ-_ueXTO7EBmShk1b3lEqc5b_
C’est l’un des
feuilletons les plus « chers » de l’histoire de la télévision
chinoise, avec des reconstitutions de batailles
impressionnantes, qui vaudrait un développement à part entière,
ne serait-ce que pour le chant introductif, une ode au fleuve
Jaune… mais aussi son sous-titre évoquant les Trois Royaumes
comme un tripode soumis aux vents du changement (sān zú
dǐnglì, fēngyún biànhuàn 三足鼎立
风云变幻).
Visite à
la Cité des Trois Royaumes, à Wuxi
En vacances en
Chine cet été, il est allé à Wuxi (无锡),
dans le Jiangsu, sur les bords du lac Taihu et du Grand Canal,
pour visiter la cité du cinéma, au bord du lac, véritable studio
en plein air où se trouve, entre autres, la « cité des Trois
Royaumes » (无锡三国影视城)
construite en 1987 pour le tournage du feuilleton de 1994.
On peut y voir
le camp naval de Cao Cao et celui de l'armée de Wu, au bord du
lac Taihu. La scène la plus grandiose de la série — la bataille
de la Falaise Rouge — a été filmée là. Mais on trouve aussi le
Jardin des Pêchers où les « trois valeureux héros » Liu Bei,
Guan Yu et Zhang Fei « nouent amitié jurée et festoient » au
premier chapitre du roman (宴桃园豪杰三结义),
ou encore le palais de Wu où Liu Bei vient épouser la sœur de
Sun Quan (chapitre 54). MRC souligne l’important travail
de préparation des acteurs, en particulier, pour ces feuilletons
de grands classiques réalisés dans les années 1980 et 1990, dont
Le Rêve dans le Pavillon Rouge (de 1987) est sans doute
le plus célèbre, avec stages de guzheng, de calligraphie et de
peinture, discussion du scénario, etc. Ces feuilletons suscitent
toujours des passions pour leur qualité artistique, ce qui
montre bien, dit-il, combien ces grands classiques restent
ancrés dans le cœur des Chinois.
Un
exemple de l’art narratif du roman : le chapitre 46
(épisode 34 du
feuilleton de 1994)
Dans le titre
du roman San Guo Yanyi (《三国演义》),
le terme yǎnyì
演义
désigne une forme littéraire proche du roman historique qui
consiste à retravailler les faits historiques en les modifiant
dans un sens littéraire, en y intégrant des épisodes
fictionnels, non sans exagération parfois, mais aussi avec
beaucoup de réalisme. MRC prend la première partie du
chapitre 46
comme exemple de cet art narratif : « Par le moyen d’une ruse
extraordinaire, Kong Ming [c’est-à-dire Zhuge Liang] soutire ses
flèches à l’ennemi » (《用奇谋孔明借箭…》)
[ou plutôt « emprunte (借)
des flèches à l’ennemi » pour rendre l’ironie du titre].
L’épisode se
passe avant la bataille de la Falaise rouge, alors que les deux
camps se préparent et fourbissent leurs armes, mais les
rivalités ne cessent pas pour autant. Le commandant de l’armée
de Cao Cao, Zhou Yu, jaloux de Zhuge Liang qu’il n’ose pas
assassiner froidement, tente de profiter de cette occasion pour
se débarrasser de lui. Pour cette bataille navale, les flèches
sont l’arme préférable, mais l’armée de Cao Cao n’en a pas
assez. Zhou Yu charge Zhuge Liang de la mission (impossible)
d’en fabriquer cent mille en dix jours, ce que Zhuge Liang
accepte sans broncher, le sourire aux lèvres, en répondant même
que dix jours, c’est bien trop long, que trois lui suffiront… Le
récit fait ensuite monter la tension.
L’assistant de
Zhou Yu, Lu Su, inquiet, accepte pour aider Zhuge Liang de
mettre à sa disposition, comme il le lui dmande, trente bateaux
munis de voiles bleues et de bottes de foin disposées de chaque
côté. Sur quoi … premier jour : il ne se passe rien ; deuxième
jour, rien non plus. Mais cette nuit-là, un épais brouillard
tombe sur le fleuve. C’est le moment qu’attendait Zhuge Liang,
et qu’il avait prévu, pour faire avancer les bateaux sur le camp
de Cao Cao qui, comme prévu aussi, ne se hasarde pas à lancer
ses propres bateaux dans un tel brouillard, et se contente de
larder de flèches les bateaux ennemis… Zhuge Liang a gagné son
pari.
C’est aussi un
sommet littéraire. Après la tension qui a précédé, pendant que
pleuvent les flèches, Zhuge Liang joue paisiblement du
guqin
en buvant avec Lu Su. L’auteur a même inséré un long poème
narratif (fù
赋)
présenté comme la citation d’un ancien poème chantant
« l’épaisse brume sur le fleuve » (大雾垂江赋) :
« Immense en vérité le long fleuve, touchant à l’ouest aux monts
Emei et Min, filant au sud à travers les trois Wu, etc. » (大哉长江,西接岷峨,南控三吴,…).
Le fleuve est élevé au rang d’allégorie, mais, en même temps,
le récit est extrêmement réaliste : si les bateaux avaient été
couverts de flèches d’un seul côté, ils auraient chaviré ; Zhuge
Liang les fait donc pivoter à mi-course. Tout cela est conté
avec un humour réjouissant.
Ø
En
lisant le roman pour cette séance du club de lecture, W. Lei
s’est elle aussi remémoré des souvenirs d’enfance
qui lui sont liés :
le premier chapitre, « Le Serment au jardin des pêchers », l’a
transportée à l’époque du collège, où elle s’est remémoré avoir
formé avec des amis proches une sorte de « serment de
fraternité » (拜把子).
C’étaient des années de jeunesse pleines d’ambition, mais,
dit-elle, cette culture du « serment de fraternité » est encore
très répandue dans la Chine d’aujourd’hui, représentant une
forme d’amitié solide qui pourrait parfois dépasser les liens du
sang.
Puis, en raison de son admiration pour Zhuge Liang,
elle a commencé à lire sérieusement à partir du chapitre « Liu
Bei rend trois fois visite à la chaumière » (刘玄德三顾草庐
chapitre 37) jusqu’à sa mort, soit « Zhuge Liang à Wuzhangyuan
conjure les étoiles » (五丈原诸葛禳星chapitre
103) et « La grande étoile tombe, le Premier ministre monte au
ciel » (陨大星汉丞相归天
chapitre 104). Elle a été frappée par la qualité littéraire de
l’ouvrage, mais aussi par les idées qu’il véhicule,
illustrations de la pensée confucéenne, ce qui l’a amenée à se
poser des questions sur la portée de l’œuvre aujourd’hui.
Deux idées essentielles
se dégagent de cette lecture :
• d’une part, la pensée confucéenne (儒家思想)
y est parfaitement illustrée. Contrairement à l’idéal taoïste de
retrait du monde prôné par Zhuangzi, Les Trois Royaumes mettent
en avant l’engagement social préconisé par Confucius. Par
exemple, le serment de Liu Bei, Guan Yu et Zhang Fei pour
restaurer la dynastie Han (chapitre 1) et l’entrée en scène de
Zhuge Liang après les trois visites de Liu Bei (chapitre 37).
Certains passages qui l’ont particulièrement marquée peuvent
être résumés par les six vertus confucéennes de :
- Loyauté (zhōng
忠) :
Huang Gai se soumet à un supplice corporel pour tromper Cao Cao
(苦肉计,诈降,
chap. 46-47) / Zhuge Liang, chargé de la tutelle de l’empereur
orphelin, consacre sa vie à la restauration de la dynastie Han /
Cao Cao, malgré son ambition, refuse de renverser la dynastie
Han et se contente du titre de roi de Wei.
- Fraternité (yì 义) :
l’amitié fraternelle entre Liu Bei, Guan Yu et Zhang Fei / Guan
Yu laisse échapper Cao Cao à Huarong (chapitre 50 : (诸葛亮智算华容,关云长义释曹操)).
- Courage (yǒng
勇) :
vertu incarnée dans les « Cinq Généraux Tigres » (Guan Yu
关羽,
Zhang Fei
张飞,
Zhao Yun 赵云, Ma Chao
马超,
Huang Zhong 黄忠)
et Zhou Yu (周瑜),
frère d’armes de Sun Ce (孙策),
fondateur de Wu.
- Bienveillance (rén
仁) :
le succès de Liu Bei reposant sur la maxime « Celui qui gagne le
cœur du peuple gagne l’empire » (得人心者得天下)
– littéralement « tout sous le ciel ». Partout où il passait, le
peuple le soutenait. / Zhuge Liang capture Meng Huo à sept
reprises et, après l’avoir capturé, lui rend son titre de roi du
Sud (南王),
ce qui lui vaut la loyauté du peuple du sud (chapitres 87-90).
- Sagesse (智)
en fait autant ruse et stratégie : Zhuge Liang dans l’épisode
des flèches obtenues par ruse (草船借箭)
(chapitre 46) – voir plus haut/ Sa stratégie pour venir à bout
de Zhou Yu (三气周瑜)
(chapitres 51, 55, 56) / Son succès à contenir les cinq armées
ennemies en maintenant une attitude calme (安居平五路)
(chapitre 85).
- Piété filiale (xiào
孝) :
c’est surtout la piété filiale envers la mère qui
joue un rôle déterminant.
Sun Quan est influencé par sa mère qui lui interdit à plusieurs
reprises d’attaquer Liu Bei. La femme de Liu Bei (孙夫人)
quitte son mari pour retourner voir sa mère et ne le reverra
plus jamais
.
[À cet égard, il est intéressant de noter ce que dit Pablo Ariel
Blittstein dans son ouvrage sur « Le
Haut Moyen Âge chinois », dans le chapitre V sur l’évolution des
lettrés aux 3e-4e siècles :
dans un contexte où les grandes familles lettrées reviennent, en
les renouvelant, vers les grands principes confucéens et les
classiques pour fonder une nouvelle autorité et un nouveau
prestige, c’est la piété filiale qui devient la vertu centrale,
avec l’amour pour la mère élevé au même rang que celui pour le
père.]
• d’autre part, sont également mises en relief la
politique et les stratégies militaires
(l’art de la guerre bīngfǎ
兵法),
dont les ruses de guerre (« La guerre est un art de la
tromperie, entre vrai et faux »
真真假假,虚虚实实).
Un exemple frappant est la capacité de Zhuge Liang et de Cao Cao
à bien utiliser leurs hommes (知人善用),
avec une gestion claire des récompenses et des punitions (赏罚分明),
comme le montre l’exécution de Ma Su par Zhuge Liang, malgré ses
larmes (诸葛亮挥泪斩马谡
chapitre 96).
Mais cela n’enlève rien à la
valeur littéraire
du roman :
Les personnages sont décrits de manière fine, et les récits sont
captivants.
De nombreux proverbes chinois célèbres proviennent de cet
ouvrage :
« Zhou Yu frappe Huang Gai, l’un frappe et l’autre accepte
d’être frappé » (周瑜打黄盖,一个愿打一个愿挨)(chapitre
46) / « Perdre la femme et l’armée » (赔了夫人又折兵)
(chapitre 55).
Plusieurs extraits littéraires issus des Trois Royaumes ou
inspirés par cette œuvre figurent dans les manuels scolaires
chinois :
- Le « Mémorandum de départ au champ de bataille » de Zhuge
Liang (《出师表》).
- Les poèmes de Cao Cao.
- La poésie « Linjiang Xian » de Yang Shen (《
临江仙》),
thème de la série télévisée bien connue du grand public.
Mais le roman a aussi ses côtés pleins d’humour,
et W. Lei trouve que l’équipe de Liu Bei peut être
comparée à celle du « Pèlerinage vers l’Ouest » (《西游记》)
:
- Liu Bei ressemble à Tang Sanzang (唐三藏) :
trop gentil, faible, pas assez compétent.
- Zhang Fei à Zhu Bajie (豬八戒) :
brutal, goinfre, avec de nombreux défauts.
- Zhuge Liang (et Zhao Yun) à Sun Wukong : le sage capable de
tout faire, y compris par magie.
- Guan Yu pourrait peut-être correspondre à Sha Seng, le « moine
des sables » (沙和尚),
bien que son rôle soit plus important.
Au-delà de ces aspects littéraires, W. Lei trouve que le
roman suscite interrogations et réflexions :
• Une réflexion personnelle sur le rôle
du chercheur et les conditions de la recherche
Le discours de Zhuge Liang sur la distinction entre les lettrés
vertueux et les lettrés médiocres dans « La joute verbale contre
les lettrés » (舌战群儒,
chapitre 43) l’a particulièrement touchée en l’incitant à
réfléchir sur sa propre vie de chercheuse : pourquoi faire de la
recherche et pour quels objectifs ?
“儒有君子小人之别。君子之儒,忠君爱国,守正恶邪,务使泽及当时,名留后世。若夫小人之儒,惟务雕虫,专工翰墨,青春作赋,皓首穷经;笔下虽有千言,胸中实无一策。”
« Il y a une différence entre les lettrés vertueux et les
lettrés médiocres. Le lettré vertueux est loyal envers son
souverain, aime son pays, défend la droiture et déteste le mal,
et s’efforce de faire en sorte que ses bienfaits profitent à son
époque tout en laissant un nom dans la postérité. Quant au
lettré médiocre, il ne se concentre que sur de petites
fioritures littéraires, maîtrisant uniquement la calligraphie et
l’écriture. Jeune, il compose des poèmes, et une fois vieux, il
se plonge dans des études sans fin ; bien qu’il puisse écrire
des milliers de mots, il n’a
en réalité
aucune stratégie propre. »
L’exemple de Zhuge Liang montre qu’il faut éliminer les
distractions extérieures pour une réflexion profonde.
Avant de s’engager dans la vie publique, Zhuge Liang s’est
retiré pendant plus de dix ans pour se consacrer à ses études et
à la réflexion. Il faisait de même lorsqu’il devait élaborer des
stratégies importantes.
• Mais les conditions de la réussite dépendent
d’une conjonction du bon moment, du bon lieu et de la bonne
entente (天时地利人和).
Mais sans exclure le rôle
du destin.
• Enjeux politiques contemporains :
« Les Trois Royaumes » illustrent avec finesse les luttes de
pouvoir. Peut-on penser que sa popularité depuis des siècles
incite les Chinois à poursuivre un pouvoir (absolu), sans
limite ?
Ø
C’est ce genre de réflexion qui résonne aussi dans l’avis de
Lou Lee Po qui affectionne particulièrement ce roman,
et tout spécialement ce petit exemplaire
d’une édition illustrée
qu’on lui a offert et qui date de 1974
|
|
|
Ce qui l’a
frappée, d’abord, c’est la diversité du style :
-
Alternance de styles, entre les dialogues et la narration,
dans un style directement issu de la tradition orale des
conteurs qui se sent dans les nombreuses traces d’oralité dans
le texte : « Repassons maintenant … », « mais laissons pour un
moment ce personnage de côté …», outre le suspense en fin de
chapitre pour tenir le lecteur en haleine comme dans les romans
classiques « à chapitres ».
[Fin du
chapitre 2 : si vous n’avez pas compris le sens de la réaction
de Cao Cao, cela vous sera expliqué dans le prochain chapitre….
Fin du chapitre 10 : un homme s’est dressé pour prendre la
parole lors d’une réunion d’urgence dans la ville de Suzhou
menacée par Cao Cao. « Qui donc était cet homme. Le prochain
chapitre va vous le dire. » Et effectivement début du chapitre
11 : « Et maintenant revenons à cet homme … »]
- Elle a été
frappée par les métaphores animales pour décrire les personnages
importants, ainsi que la personnification des armes ou des
montures (« Dragon vert », la hallebarde de 80 livres de Guan
Yu, ou le cheval « Lièvre rouge »)
-
Alternance de rythme aussi : des accélérations succèdent à
de longues descriptions très précises, de batailles en
particulier [sans compter les nombreux poèmes qui émaillent le
texte].
L’œuvre invite
à une
réflexion sur
l’écriture de l’histoire
:
maintes fois remanié en fonction des enjeux du moment, le texte
pose la question de son sens dans le contexte de la Chine
maoïste.
- Différentes
représentations semblent aller dans le sens d’une légitimation
de la victoire des communistes, victoire contre les vilains
corrompus du Guomingdang auxquels on pense notamment dans les
passages sur les Dix Eunuques (chap. 2) ou sur Dong Zhuo ; quant
à Tchang Kaï-chek, elle le perçoit en filigrane dans certains
traits des descriptions de Cao Cao, duplicité et brutalité.
- Les
techniques militaires utilisées par Liu Bei privilégiant
l’embuscade évoquent aussi la guérilla maoïste.
- La
traduction Flammarion va d’ailleurs dans le sens d’une telle
lecture en utilisant des éléments du langage communiste : Zhang
Fei insulte l’inspecteur venu voir Liu Bei en le traitant
d’ « ennemi du peuple », de « misérable pou, suceur du sang du
peuple » (chap. 2, pp. 25 et 26).
- La logique
de « Front uni »
apparaît quand Liu Bei et ses hommes s’allient à Cao Cao contre
les Turbans jaunes.
LLP
a été
frappée par l’importance dans le roman de la dimension
surnaturelle et spirituelle, et de la magie en
particulier, liée à la religion populaire et ses cultes, mais
aussi à la dimension épique des personnages :
- Importance
des sacrifices : une fois achevé leur Serment du jardin aux
pêchers, les trois « frères » offrent un sacrifice à la Terre et
au Ciel, avec offrande, préparée à l’avance, d’un buffle noir et
d’un cheval blanc.
- Le roman
évoque l’Iliade, à la fois creuset mythologique et épopée
mettant en scène des divinités de la culture populaire chinoise,
en particulier Guan Yu, loué pour son honnêteté et sa loyauté,
et élevé au rang de divinité protectrice des forces de police,
de l’armée, et de la mafia.
- C’est
tellement présent dans la culture populaire qu’on devine les
personnages avant même qu’ils soient nommément cités, simplement
par leurs attributs – ainsi, au début, lors de l’entrée en scène
de Guan Yu dans la lutte contre les Turbans jaunes : il apparaît
soudain devant une colonne de soldats arborant des bannières
rouges dont il est le chef « un grand corps de sept pieds de
haut, les yeux minces et étroits et une longue barbe. » Cela
suffit pour camper le personnage [comme un personnage d’opéra].
On retrouve ensuite ces mêmes traits symboliques, en les
développant, chaque fois qu’apparaît Guan Yu devant une
assistance qui ne le connaît pas : « un homme de neuf pieds de
haut, une barbe de deux pieds de long, des yeux rouges cinabre
comme ceux d’un phénix, etc… » (chap. 5, trad. p. 82) [on voit
là aussi la source orale du roman, tout l’art du conteur se
déployant en brodant sur les descriptions initiales]
L’impression
générale que LLP a retirée de sa lecture – dès les
premiers chapitres - est celle d’un monde violent,
le récit reflétant le climat qui régnait dans cette époque
chaotique.
- les gens
« bredouillent de terreur », sont dépecés, fendus en deux,
déchiquetés en menus morceaux, hachés vivants (sous le coup de
la colère)…
-
l’imagination du narrateur-conteur fait feu de tout bois dans
les descriptions de tueries sanglantes, comme au chapitre 4 pour
l’assassinat de l’impératrice : elle est prise à bras-le-corps,
précipitée par la fenêtre, la concubine est étranglée, et
l’empereur légitime contraint de boire une coupe de poison. Tout
cela, toujours, sous l’emprise de la rage.
- violences
sexuelles aussi, dans ce même chapitre, perpétrées par le
sinistre Dong Zhuo : « il y violait les femmes et les filles du
palais au cours de scandaleuses scènes de débauche ».
- et même
traces de cannibalisme : « ne savez-vous pas que tout le peuple
de cet Empire se réjouirait de manger la chair de vos Dix
Eunuques ? » demande un ministre osant une remontrance à
l’empereur (chap. 2)
- apologie de
l’ivresse : la succession de batailles est entrecoupée de scènes
d’ivresse.
Ce monde
violent est un monde masculin (ou quasi
exclusivement tel), qui s’adresse à un lectorat masculin et
propose un mode de gouvernance autoritaire, « d’en
haut », qui bat en brèche l’idéal confucianiste de modération
des souverains et serait plutôt à mettre en parallèle avec les
principes du légisme selon le Hanfeizi :
- Le sommet de
l’état n’est jamais responsable ;
- Les gens
honorables souffrent d’une mise à l’écart systématique ;
- La
dénonciation des abus du pouvoir fait courir de « très graves
dangers » (p. 63) ;
- La
corruption est signe de désordre et de décadence morale (ainsi,
Liu Bei, trop honnête, suscite la fureur d’un inspecteur qui
attendait de lui un pot de vin).
Difficultés de lecture et questions
Outre le
système de transcription du chinois particulièrement fastidieux,
la lecture est rendue particulièrement difficile, tant en
français qu’en chinois, par la lourdeur et la confusion
qu’entraîne la profusion de noms propres : pour chaque
personnage sont donnés un patronyme + un prénom + un surnom +
une localité ou circonscription + un grade/charge/titre, voire
des références aux ancêtres.
La confusion
est alimentée par ces multiples appellations des personnages et
par le fait que, à première lecture, il est difficile de savoir
quels sont les personnage principaux et quels sont ceux qui ne
sont que secondaires, et sont amenés à mourir quelques pages
plus loin.
Le
foisonnement d’intrigues et de personnages, dans « Les Trois
Royaumes », forme une fresque qui n’est pas sans rappeler le
Shuihuzhuan… Mais la narration suscite des questions…
- Le roman
fourmille de citations encore courantes aujourd’hui – oui, dit
W. Lei, j’en ai utilisé une encore hier dans un mail à une amie…
Mais, hormis la bataille de
la Falaise rouge
(赤壁之战),
on peut se demander quelles sont les anecdotes incontournables
des Trois Royaumes, comparables au Rêve du papillon ou à
l’histoire du boucher Ding du
Zhuangzi,
ou à la scène 10 [Le rêve interrompu
惊梦] du
Mudanting.
[on peut citer
celles évoquées au début de la séance – en particulier le
stratagème du chapitre 46 décrit par MRC : « prendre des
flèches à l’ennemi par la ruse ». C’est sans doute la plus
souvent citée et représentée, y compris en jeux vidéo. Mais il y
a aussi le caractère emblématique – ou archétypique - des
personnage de Guan Yu, Zhuge Liang et Cao Cao et de certains
épisodes les concernant. Dans son introduction à la traduction
Flammarion, Jean Levi en fait un trio aussi familier en Chine
que les Trois Mousquetaires chez nous, dressant un parallèle
entre Luo Guanzhong et Dumas père, mais un Dumas mâtiné de
Machiavel.]
- Quelle est
la trajectoire de cette œuvre pendant la période maoïste ?
Mao était un
fervent lecteur du
Shuihuzhuan
comme des « Trois Royaumes ». Guochuan fait remarquer
que, dans son introduction (p. V), Jean Levi dit qu’il y aurait
puisé nombre de ses maximes stratégiques.
[Mais Levi
cite aussi le commentaire de Mao Zonggang (毛宗岗),
au 17e siècle, soulignant les contradictions de
l’œuvre, entre incitation à la rébellion et à la désobéissance,
voire au massacre des supérieurs, le tout dans le contexte d’une
affirmation de la légitimité impériale. En fait, la
tripartition, comme les trois pieds d’un tripode, selon le titre
du premier chapitre du roman, a valeur exemplaire et dimension
quasi cosmique : souverain du ciel (au nord), de la terre (au
sud), et des hommes (au centre), triade qui a tendance à se
résoudre en une opposition binaire entre nord et sud, comme le
montrera la suite de l’histoire.].
Guochuan
ajoute que Mao s’en est inspiré aussi dans ses poèmes.
[Il y a en
particulier un poème célèbre de juin 1956 écrit par Mao au
moment de son premier bain dans le Yangtsé : « Nage, sur l’air
du prélude shuidiao getou » (《水调歌头·游泳》)
才饮长沙水,又食武昌鱼。
万里长江横渡,极目楚天舒。
« Ayant bu
l’eau de Changsha,
et mangé le
poisson de Wuchang,
je traverse à
la nage les mille lis du fleuve,
sous
l’immensité sans fin du ciel de Chu… »
Mao lui-même a
expliqué que le poème est inspiré d’un épisode des « Trois
Royaumes » où Sun Hao (孙皓),
souverain du royaume de Wu (242-284), veut transférer sa
capitale de Jianye (aujourd’hui Nankin) à Wuchang, contre les
vœux de la population qui exprime son désaccord en chantant:
« Plutôt boire l’eau de Jianye que manger le poisson de
Wuchang. » ( “宁饮建业水,不食武昌鱼。” ) Mao a
remplacé Jianye par Changsha, sa ville natale.
Nota : il
s’agit en fait d’un épisode non du roman mais de la « Chronique
des Trois Royaumes » (Sanguozhi《三国志》) :
« Livre de Wu. Biographie de Lu Kai » (《吴书·陆凯传》).
Le poème
de Mao « Nage » au pied du monument (érigé en 1969)
commémorant
l’inondation de 1954 à Wuhan :
Par ailleurs,
l’image du tripode mentionnée ci-dessus, et donc l’influence de
la rhétorique des Trois Royaumes, peut être étendue à l’analyse
de la politique de Mao pendant la Guerre froide, l’alliance
sino-soviétique contre les États-Unis pouvant être comparée à
celle de Shu et de Wu contre la puissance dominante de Wei.]
- Mais
finalement, quelle est la « morale de l’histoire » ?
se demande LLP.
Cette
succession ininterrompue de batailles dont personne, en fin de
compte, ne sort vainqueur serait-elle une ode à la
neutralisation mutuelle entre puissances co-existantes ?
Ce mythe
est-il utilisé aujourd’hui en référence aux tensions
sino-américaines par l’intelligentsia chinoise ?
Ne serait-ce
pas la réponse chinoise au fameux « piège de Thucydide »
théorisé par Graham Allison
dans lequel les puissances chinoise et américaine seraient
embarquées presque malgré elles ?
- Enfin, dans
son introduction (à la traduction Flammarion), à qui Jean Lévi
fait-il référence lorsqu’il écrit de Cao Cao qu’il était
« taraudé par de furieux maux de tête qui évoquent une autre
figure célèbre de l’histoire ! » ?
[Les plus
célèbres migraineux sont sans doute Hippocrate dans l’Antiquité,
et plus près de nous Sigmund Freud. Mais Jean Lévi fait
vraisemblablement référence à Louis XV, mort le 10 mai 1774 dans
de violents maux de tête (chez lui dus à la petite vérole).
Autrement
d’autres personnalités sont célèbres pour leurs migraines, mais
sans en être morts : Pascal dès son adolescence et Voltaire
quand il buvait de l’alcool, ainsi que de nombreux écrivains –
de Victor Hugo à Balzac et George Sand qui recense ses crises de
migraine au jour le jour dans ses agendas, comme Maupassant dans
sa correspondance ("j’aurais voulu pouvoir hurler à la mort
comme font les chiens").
Cao Cao est en
bonne compagnie, mais dans son cas sa maladie est entourée de
légendes et – selon Luo Guanzhong – a été aggravée par sa
méfiance pathologique envers les médecins, dont le célèbre Hua
Tuo qui lui proposait de l’opérer.]
Ø
UB,
quant à lui, en est revenu au plaisir de lecture,
ayant savouré le texte plus particulièrement en chinois, qu’il a
trouvé relativement facile à lire.
Ce sont
les personnages
qui l’ont attiré, et en particulier Zhang Fei (张飞)
comme « agent du chaos », alors que Cao Cao est
traditionnellement défini comme « héros en temps de chaos ».
[C’est du moins ce qui lui a été prédit quand il était jeune :
« en temps normal vous seriez un bandit, en temps de troubles
vous serez un héros. » (“君清平之奸贼,乱世之英雄。”)]
En revanche, les personnages féminins sont loin de valoir à ses
yeux ceux du Jin Ping Mei (《金瓶梅》).
Elles sont surtout au service de l’ambition des hommes, comme
appât visant à perdre un ennemi (Diaochan
貂蝉)
ou comme objets d’alliances matrimoniales, voire carrément comme
chair à pâté servie à Cao Cao qui ne s’en émeut même pas.
Cependant, malgré ses qualités, il n’a pas trouvé que le texte
vaut le Shuihuzhuan qui le dépasse dans le souffle
tragique. Mais il y a retrouvé des analogies avec
Empédocle.
[penseur présocratique qui a fait de la Haine et de l’Amour les
deux principes qui règnent sur l’univers de manière cyclique, la
Haine étant force de division et de destruction, tendant vers le
multiple, l’Amour étant force d’unification et de cohésion,
tendant vers l’unité.]
C’est ce principe cyclique que lui a rappelé la première
phrase des Trois Royaumes qui en est une synthèse
magistrale comme elle est une synthèse de l’histoire chinoise :
话说天下大势,分久必合,合久必分
Si l’on veut parler de l’état du monde,
ce qui longtemps a été divisé retrouvera son unité,
Ce qui longtemps a été uni sera de nouveau
divisé.
Ø
Christiane P.
avoue ne pas avoir été enthousiaste au départ, mais a
finalement, elle aussi, trouvé un plaisir littéraire
dans le roman, où elle a retrouvé un ton épique lui rappelant
l’Iliade avec des descriptions de héros d’un grand
lyrisme et le poids du destin, mais aussi
les chansons de geste, et en particulier la Chanson de
Roland.
Elle a apprécié la même tendance à l’exagération dans les
portraits des héros. Mais elle a particulièrement aimé l’espèce
de jubilation dans les descriptions d’atrocités et d’horreurs,
avec des pointes d’humour par moment. Elle a ainsi trouvé très
drôle la description au chapitre 9 du cadavre de Dong Zhuo qui,
une fois décapité : « n’était plus qu’une masse de graisse.
Après l’avoir considérée un moment, les soldats prirent des
torches de feu et les lui plantèrent dans le nombril,
transformant ainsi son énorme bedaine en une véritable lampe à
huile. On voyait la graisse en fusion s’écouler sur le sol. »
(traduction Flammarion)
[Les traducteurs ont ajouté une note de démesure jubilatoire. Le
texte chinois est plus sobre, mais justement frappant dans sa
sobriété même, usant de la « valeur allusive » de la concision,
avec en outre un bel équilibre de la phrase – 4 caractères
(situation), 12 caractères (action), 4 caractères (résultat) :
卓尸肥胖,看尸军士以火置其脐中为灯,膏油满地。]
Elle a trouvé des accents shakespeariens dans certains
passages - ainsi la mort de Sun Zi, au chapitre 29, lui a évoqué
la mort de Macbeth : Sun Zi meurt de blessures de flèches
empoisonnées, et, dans son délire, voit lui apparaître le
spectre du taoïste-magicien qu’il a fait mettre aux fers puis
décapiter par ses gardes.
- Outre cet intérêt littéraire, elle a aussi trouvé dans le
roman un intérêt à la fois historique, politique et
culturel.
Côté historique, il offre un tableau des circonstances de
l’affaiblissement des Han, dans un contexte d’instabilité
chronique où le seul élément stable est l’amitié jurée des trois
« frères », liés jusqu’à la fin par leur serment dans le Jardin
de Pêchers. Finalement, c’est le plus fort qui l’emporte, et
c’est la force qui entraîne légitimation du pouvoir, par
la possibilité de l’unification du territoire qui est le critère
ultime de réussite. Le succès, mérité par les capacités propres
des personnages, est ensuite ritualisé.
Le roman offre une vision des généalogies complexes de la
période, mais aussi des modes de constitution de lignées par
alliances matrimoniales. En même temps, on voit Cao Cao lutter
contre cette aristocratie et rechercher au contraire les gens de
talents en s’entourant de compétences. Christiane a fait
le lien avec l’ouvrage de l’historien Damien Chaussende « Des
Trois royaumes aux Jin »
(Les Belles Lettres, 2010) où l’auteur étudie justement les
discours de légitimation du pouvoir impérial au 3e
siècle.
Mais finalement l’élément important, et souvent décisif, est la
capacité à savoir reconnaître le moment opportun et s’en
saisir, et elle a retrouvé là le sens du concept grec de
kairos [représenté sous les traits d’un dieu ailé qu’il
faut saisir vite quand il passe – dimension du temps liée à
l’instant, qui s’oppose au destin car elle suppose le
libre-arbitre.]
Au niveau historique, elle a apprécié les passages sur la
pacification des peuples du sud, qui est importante pour le
royaume de Wu de Sun Quan.
[Les « barbares » sont une composante essentielle du paysage
socio-culturel des marges du territoire chinois. Mais on parle
surtout, en général, des groupes ethniques du nord (les Wuhuan
乌桓),
nord-est (les Fuyu
扶余)
et nord-ouest (les Qiang
羌)
qui ont représenté une menace constante. Au sud, ils sont moins
connus : les Shanyue (山越)
ont mobilisé une partie des forces militaires de Wu, dès la
fondation du royaume par Sun Ce, mais il y avait aussi dans le
sud-ouest une douzaine d’ethnies regroupées sous le terme de
« Barbares [Mán] du sud-ouest » (西南蛮族)
dont plusieurs rebellions seront écrasées par les forces de Shu.
]
Christiane
souligne elle aussi les passages mettant l’accent sur
l’importance de gagner le soutien de la population,
y compris l’interdiction de pillage et de destruction des
récoltes par Cao Cao, et surtout l’aura de bienveillance qui
caractérise le Liu Bei de Luo Guanzhong. Pourtant, elle a trouvé
le personnage décevant, un peu tartuffe, toujours en pleurs, et
à contrecourant d’une époque nécessitant des héros.
En fait les trois « héros » de l’histoire lui semblent
représenter de manière symbolique trois courants de pensée
dominants :
-
Liu Bei : un confucianisme hérité des Han ;
-
Zhuge Liang : un taoïsme empreint de surnaturel et de magie,
-
et Cao Cao : le légisme, avec distinction entre politique et
morale et importance donnée aux
institutions.
À cet égard, elle a trouvé dans les « Propos et anecdotes sur
la vie selon le Tao » traduits par Jacques Pimpaneau
une comparaison des personnages de Liu Bei et de Cao Cao qui lui
a semblé pertinente (p. 171) : c’est une double citation,
d’abord du verdict déjà mentionné de Qiao Xuan prédisant au
jeune Cao Cao que, dans les temps de désordre qu’ils
traversaient, il serait un héros alors qu’il serait « un félon »
sous un bon gouvernement. L’extrait suivant complète ce jugement
par un autre dévalorisant Liu Bei :
« Cao Cao demanda à Pei Qian : "Autrefois, vous étiez avec Liu
Bei à Jingzhou. Comment considérez-vous ses talents ?"
- Si on le laisse occuper le centre du pays, répondit Pei Qian,
il sera capable de soulever les hommes mais incapable de diriger
le gouvernement ; s’il profite d’une région frontalière ou
défend une place stratégique, alors il est assez bon pour
gouverner un seul endroit. » (VII.2)
Ø
D. Yanzhao
avait elle aussi lu des scènes du roman au lycée, en particulier
la scène où Diaochan est envoyée par son père adoptif séduire Lü
Bu, puis Dong Zhuo, de manière à susciter la jalousie du premier
afin qu’il assassine le second. À l’époque, l’épisode avait été
lu dans un esprit de ferveur patriotique.
Ce qu’elle apprécie surtout dans ce texte, aujourd’hui, c’est
l’art narratif dérivé directement de celui du conteur, le
shuoshu (说书).
Le texte a un rythme qui évoque celui donné par l’éventail du
conteur. Et la tradition est encore vivante
.
À deuxième lecture, cependant, ce qui l’a surtout frappée, comme
LLP, c’est la violence et la cruauté,
telles qu’elles en deviennent insupportables. Mais finalement,
dit-elle, l’humanité ne change pas :
- c’est la même violence que l’on retrouve dans l’histoire
récente, par exemple dans les atrocités de la guerre
sino-japonaise,
- le pillage et les horreurs perpétrées par Dong Zhuo lors du
sac de Luoyang lui ont rappelé la réforme agraire et autres
épisodes sanglants de l’histoire chinoise du 20e
siècle.
Sa vision a évolué : elle voit maintenant dans l’histoire de
Diaochan la marque de la manipulation à laquelle est soumise la
jeune fille à qui est confiée une mission de séduction très
dangereuse ; en fait, ce qui est demandé de manière générale,
c’est de se sacrifier pour le bien commun. Là aussi rien n’a
changé.
Finalement, dit-elle pour reprendre la discussion précédente sur
la présence du roman aujourd’hui dans la société chinoise, les
Trois Royaumes sont partout dans la vie courante :
opéra, feuilletons, chansons, et bien sûr les nombreux
chengyu dont il a déjà été question. Guan Yu, en
particulier, est omniprésent non seulement en Chine continentale
mais dans toute la diaspora, souvent sous le nom de Guandi (关帝).
On le trouve à l’entrée des restaurants. À la Réunion, il y a
une « fête
de Guandi »
comme divinité du commerce, organisée par la communauté chinoise
depuis 2004.
[On trouve aussi une statue monumentale représentant Guan Yu en
dieu de la guerre à Jingzhou (荆州),
dans le Hubei, car la ville est réputée avoir été bâtie par lui,
pendant la période des Trois Royaumes, justement. La statue,
terminée en 2016, est l’œuvre de
Han Meilin (韓美林)].
La statue de Guang Yu à Jingzhou :
Mais quelle est donc, finalement, la « morale de
l’histoire » ? Revenons-en à la première ligne du roman,
nous dit
Yanzhao :
话说天下大势,分久必合,合久必分
Si l’on veut parler de l’état du monde,
ce qui longtemps a été divisé retrouvera son unité,
Ce qui longtemps a été uni sera de nouveau divisé.
La morale est claire pour le régime actuel.
Prochaine
séance :
Le mercredi
13 novembre 2024
Cette séance
sera consacrée à
Qian Zhongshu (钱钟书)
avec au programme :
- La
Forteresse assiégée (《围城》),
trad. Sylvie Servan-Schreiber /Lou Wang, Christian Bourgois
1997.
- Hommes,
bêtes et démons (《人·兽·鬼》),
traduit, préfacé et annoté par Sun Chaoying,
Gallimard/Connaissance de l’Orient, 1994.
À noter par ailleurs le léger changement de
programme pour la deuxième partie de l’année : le dernier titre
qui était prévu pour la dernière séance,
Fleurs du matin cueillies le soir (《朝花夕拾》)
de Lu Xun dans une traduction de François Jullien de 1976, étant
quasiment introuvable, il a été remplacé par
Notes diverses sur la capitale de l'Ouest de Liu Xin,
dans une traduction de Jacques Pimpaneau, (Les Belles Lettres,
2016), et ce – la capitale en question étant Chang’an – en lien
avec l’exposition sur ce thème du musée Guimet (20 novembre 2024
– 3 mars 2025). La séance sera le 12 mars, le reste du programme
étant inchangé, sauf glissement de dates :
http://www.chinese-shortstories.com/Clubs_de_lecture_CLLC_programme_2024_2025.htm
Le
Haut Moyen Âge chinois. Histoire générale de la Chine
(220-589),
par Pablo Ariel Blitstein, Les Belles Lettres, 2024, p.
243-244.
Sur cet aspect spécifique de l’œuvre, voir :
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