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Club de lecture de littérature chinoise (CLLC)

Compte rendu de la séance du 13 novembre 2024

et annonce de la séance suivante

par Brigitte Duzan, 20 novembre 2024

 

Cette troisième séance de l’année 2024-2025 du club de lecture était consacrée à Qian Zhongshu (钱钟书) avec essentiellement deux œuvres au programme, en traduction française :

- La Forteresse assiégée (Wéichéng《围城》), trad. Sylvie Servan-Schreiber /Lou Wang, Christian Bourgois 1997. Réédité par You Feng en 2023 [1], mais indisponible « pour des raisons techniques » comme on dit en Chine.

Texte original chinois : https://www.tianyabooks.com/book/qzg02/

 

   

  

- Hommes, bêtes et démons (《人··鬼》), traduit, préfacé et annoté par Sun Chaoying,  Gallimard/Connaissance de l’Orient (poche), 1994.

Quatre nouvelles : Le rêve de Dieu《上帝的梦》 / La chatte《猫》/ Inspiration 《灵感》 / Pensée fidèle 《纪念》.

Texte original chinois : https://www.tianyabooks.com/book/qzg01/

 

   

 

Œuvres auxquelles pouvait être ajoutée une traduction des essais du même auteur, mais en anglais :

- Humans, Beasts and Ghosts, stories and essays, ed. by Christopher G. Rea, Columbia University Press, 2010.

(L’ouvrage joint aux quatre nouvelles de la traduction française les essais de 1941 regroupés sous le titre « Written on the Margins of Life » (《写在人生边上》)

 

Qian Zhongshu a suscité des réactions diverses et nourries dans le club, avec beaucoup de réflexions et de questionnements croisés, si bien que la séance a battu tous les records jusqu’à ce jour : deux heures trente ! Et encore ce n’est qu’à regret qu’il a bien fallu lever le siège.

 

Entrée en matière

 

Retenue à l’Inalco, Guochuan n’a pu assister à la séance, en le regrettant beaucoup car c’est un roman qu’elle aime tout particulièrement, s’agissant pour elle du souvenir lointain d’une édition de 1991, petit livre à la couverture usée, bleu-vert dans ses souvenirs, qui traînait dans la bibliothèque de ses parents et dont elle gardait en mémoire non tant l’histoire elle-même que l’humour cinglant de la satire. ; elle a envoyé ses notes de lecture qui peuvent servir d’introduction.

 

   

Wéichéng, édition originale mai 1947 (Shanghai Chenguang publishing 上海晨光出版公司) [2]

 

« Qian Zhongshu dresse un portrait satirique et mordant de la société chinoise des années 1937-40, en pleine guerre sino-japonaise, période troublée en toile de fond. C’est donc d’un ton profondément pessimiste, sous l’humour, qu’il dépeint les illusions et désillusions de l’individu dans une société en crise.

 

Dès sa parution, l’ouvrage connaît le succès avec trois éditions successives, bien que la critique ne soit pas unanimement élogieuse. Après 1949, cependant, le roman disparaît de la scène littéraire. C’est dans les années 1960 qu’il est redécouvert, grâce à l’éminent sinologue sino-américain Hsia Chih-tsing (夏志清) : dans son ouvrage A History of Modern Chinese Fiction [3], il considère Zhang Ailing et Qian Zhongshu comme les deux sommets de la scène littéraire chinoise d’avant 1949. Pour lui, Weicheng est « le roman le plus intéressant et le plus soigneusement élaboré de la littérature chinoise moderne, peut-être aussi le plus grand ». Il le compare aux romans classiques tel que la « Chronique indiscrète des mandarins » (《儒林外史》) de Wu Jingzi (吴敬梓), mais en soulignant son « exubérance comique et son unité structurelle bien supérieures » (« greater comic exuberance and structural unity »). Grâce aux traductions, le roman a d’abord gagné une reconnaissance internationale avant de retrouver un regain d’intérêt en Chine. En 1990, l’adaptation en une série télévisée à succès, avec des acteurs célèbres comme Chen Daoming (陈道明) et Ge You (葛优), a contribué à populariser le roman auprès d’un large public.

 

Dans « Forteresse assiégée », comme Wu Jingzi dans la « Chronique indiscrète des mandarins », Qian Zhongshu critique vivement les intellectuels, en particulier ceux qui partent étudier à l'étranger. Si l'idée initiale, en allant à l'étranger, est de servir une nation en crise, ces personnages, à l'image de Fang Hongjian, ne recherchent en réalité que des diplômes et des titres pour nourrir leur vanité, leur profit et leurs ambitions personnelles. Le roman s'attaque également au milieu universitaire. À l'université de Sanlü, les professeurs se prétendent érudits en faisant surtout état de leur capacité à parler de manière incompréhensible. Quant aux étudiants, ils sont davantage intéressés par les jeux de pouvoir, les intrigues de groupe et les privilèges sociaux. La critique de l'enseignement supérieur en Chine, notamment l'absence d'un véritable engagement académique, constitue ainsi l’un des aspects les plus marquants de l'œuvre.

 

La satire acerbe tout au long du roman peut certes paraître parfois excessive et donner une impression de surenchère. Les personnages semblent être des caricatures stéréotypées, des marionnettes manipulées par l'auteur, sans véritable profondeur psychologique. Mais ce que j’apprécie tout particulièrement dans ce roman est la finesse de son langage, et l’humour dont il est ponctué, comme l’invention de l’université Clayton (克莱登大学), caricature d’université étrangère de piètre qualité pour railler les diplômes de complaisance obtenus à l’étranger. De nombreuses phrases sont devenues presque proverbiales, toujours en usage dans la Chine actuelle [4], dont la principale, devenue célèbre, de la forteresse assiégée - thème qui dépasse d’ailleurs amplement  le cadre du mariage… »

 

Avis de lecture

 

Ø Dorothée, qui était à la campagne, a envoyé un message pour dire qu’elle aimait beaucoup ce roman (qu’elle n’avait cependant pas encore terminé) et en particulier toutes les références à la culture allemande qui est son domaine de prédilection.

 

Ainsi le poème cité au chapitre 3 comme étant une « ballade du 15e ou 16e siècle » que Hongjian dit avoir trouvé dans un manuel est toujours dans les manuels scolaires en Allemagne (pour montrer comment lire l’allemand du Moyen Âge, le mittelhochdeutsch). Elle a aussi été amusée par l’histoire des hérissons (au chapitre 6, p. 247) qui est en fait la parabole des porcs-épics de Schopenhauer. La longue référence au philosophe Eduard Spranger (p. 31), en revanche, lui a semblé moins heureuse.

 

[On pourrait citer aussi, dans le même chapitre, le poème de Franz Werfel, qui est, il est vrai, autrichien, et non allemand, mais dont le poème cité est extrait du recueil « Wir Sind » publié à Leipzig, en 1913, à la veille de la guerre, donc reflétant une atmosphère qui devait être semblable à celle de 1937 en Chine.

On trouve également (au chapitre 3) une référence au philosophe allemand Schelling assez ésotérique : le philosophe Chu regarde Miss Su, « et ses yeux exorbités faisaient penser à la conception de l’Absolu du philosophe Schelling : semblable à une balle éjectée d’un pistolet [5]. »  

 

Ø Giselle a lu la traduction en anglais, dans une ancienne édition anglaise. C’est un souvenir marquant, datant de près de quinze ans ; elle ne connaissait encore rien de la littérature chinoise, et avait demandé conseil à son fils qui faisait alors un master à Oxford ; il lui avait donné ce livre en lui disant : je ne l’ai pas encore lu, mais c’est un grand classique qui devrait te plaire.

  

   

Foreign Languages Teaching

and Research Press, 2003 [6]

 

À vrai dire, à l’époque, le roman ne l’avait pas emballée, et elle ne rappelle même pas si elle l’avait vraiment terminé. Elle l’a donc repris pour le club de lecture, l’a trouvé bien plus facile à lire, et de fil en aiguille l’a bien apprécié, apprenant au passage une foule de détails historiques qu’elle ne connaissait pas, comme l’existence et l’importance des bourses d’études prévues par le Protocole des Boxers [7] - sans compter l’histoire du fameux proverbe français de la « forteresse assiégée » comme métaphore du mariage attribué à un dénommé Pierre-Marie Quitard, dramaturge et grammairien du 19e siècle.

 

[Proverbe qui n’aurait en fait rien de français et serait en fait une invention d’Alexandre Dumas revendiquant une source… arabe. L’histoire a fait couler pas mal d’encre, et vaut un petit détour…]

 

Elle a trouvé un découpage en quatre parties avec une progression linéaire dans la narration, mais surtout une évolution dans le style et l’humour : 1/ le retour en Chine, avec beaucoup d’humour dans la présentation des personnages sur le bateau (chap. 1-4) ; 2/ les tribulations de Fang Hongjian (chap. 5) ; 3/ la peinture grinçante des pseudo-intellectuels provinciaux (chap. 6-8) ; et enfin le retour à Shanghai et la rupture du couple.

 

Si l’ensemble peut rappeler les romans picaresques du 18e siècle, c’est l’humour qu’elle a surtout apprécié, avec des scènes d’anthologie mais aussi d’innombrables références culturelles. Elle a aussi noté et ressenti une progressive fermeture de l’espace narratif, de l’espace ouvert initial du pont du bateau à l’ouverture sur l’espace intérieur du pays, mais en fait repli sur un espace universitaire réduit, à l’enfermement final dans la petite chambre où se délite le couple. Le personnage central lui est apparu comme un anti-héros pitoyable soumis au carcan des obligations familiales, essayant de répondre aux attentes de chacun, sa femme Sun Roujia (孙柔嘉) étant bien plus forte sous des dehors amènes et fragiles. Elle a particulièrement aimé Gao Songnian (高松年), le président de l’université Sanlü (三闾大学), dépeint comme l’archétype du bureaucrate académique, une sorte de Machiavel universitaire. Le tableau est au final passablement cruel et déprimant : personne n’échappe à la satire.

 

Giselle a particulièrement apprécié la traduction de la préface de Qian Zhongshu dans son édition du roman, préface écrite avec le même humour que le roman. L’auteur commence par préciser que ses personnages sont fictifs, donc ce n’est pas la peine d’essayer de trouver de qui ils sont inspirés. Puis il rend hommage à son épouse qui l’a poussé à écrire jusqu’à ce que le roman soit terminé ; il aurait donc dû lui être dédicacé, mais une dédicace lui est apparue comme la belle rhétorique louant « les sacrifices pour la patrie » ou l’idéal de « rendre au peuple les rênes du gouvernement du pays ». En fin de compte, dit-il, un livre est comme le couteau volant du magicien qui reste en fait dans sa main, et de toute façon, ce roman a tellement peu d’importance qu’il ne vaut pas la peine qu’on se soucie de le dédicacer [8].

 

[Ses personnages sont fictifs, certes, mais cela n’a pas empêché ses contemporains de tenter de retrouver ses sources d’inspiration, comme chez Proust. Selon son épouse [9], Fang Hongjian, par exemple, est inspiré de deux parents de Qian Zhongshu, l’un ambitieux mais incompétent et constamment en train de se plaindre, l’autre arrogant et vantard. Le plus amusant, dit-elle, c’est que les deux ont lu le roman et aucun ne s’est reconnu dans le personnage principal.

Quant à l’université Sanlü (三闾littéralement : des trois portes), elle fait implicitement penser à l’Université nationale associée du Sud-ouest (Guólì Xīnán Liánhé Dàxué 国立西南联合大学) ou Lianda (联合), formée en 1938 par les trois principales universités de l’époque (Pékin, Tsinghua et Nankai) repliées à Changsha, puis à Kunming, dans le Yunnan, pour fuir l’avance de l’armée japonaise. En février 1938, Changsha étant bombardée par les Japonais, un groupe de 300 étudiants et de onze professeurs a fait la route à pied du Hunan au Yunnan à travers le Guizhou : 1 600 kilomètre en 68 jours. On voit là l’inspiration du long et lent périple de Fang Hongjian dans le roman (chap. 5). Lianda est restée un idéal d’éducation libérale, d’autonomie politique et de liberté académique, sur le modèle américain [10].]

 

   

L’entrée de l’université Lianda en 1938

(d’après un article du 18 octobre 2017 du Journal de la jeunesse)

 

Ø Christiane a trouvé le roman divertissant, mais pas passionnant, bien qu’y ayant trouvé nombre de détails intéressants sur la famille chinoise, les études, les femmes, et des piques amusantes sur les mentalités, sur la notion toute relative du « plagiat » par exemple (au chapitre 3) : s’agissant d’un poème inscrit sur un éventail par un petit fonctionnaire dont le talent poétique est mis en doute, Hongjian croit en reconnaître la source dans un poème allemand – celui-là même dont parlait Dorothée dans son message. Mais Cao Yuanliang rejette l’argument d’un revers de manche : les œuvres occidentales sont toutes des sources, sans qu’on puisse pour autant parler de plagiat.

 

Elle a trouvé qu’il y avait dans l’ensemble un excès d’images, certaines très réussies, d’autres moins, par exemple :

- sur la laideur et la beauté (chap. 6) : « En étudiant scientifiquement la question, Hongjian avait trouvé que la laideur occidentale diffère de la laideur chinoise : chez les Chinois, la laideur est une négligence de la part du Créateur qui a exécuté son travail peu consciencieusement, tandis que chez les Occidentaux c’est plutôt d’une plaisanterie qu’il s’agit, comme si Dieu avait délibérément choisi de rendre une figure ridicule ; la laideur est donc intentionnelle et comme programmée d’avance. » (p. 245, éd. Bourgois)

 

[Il s’agit d’une réflexion sur madame Han (韩太太), femme du directeur du département d’histoire, une étrangère peut-être juive, dont le mari prétend qu’elle est d’origine américaine mais qui est en fait une Russe blanche – c’est le genre de plaisanterie qui laisse mal à l’aise par tout le contexte xénophobe qu’elle suggère. En outre la traduction française ne rend pas exactement le texte chinois dans toute sa superbe concision :

鸿渐然发现西洋人丑跟中国人不同:中国人丑得像造物者偷工减料的结果,潦草塞责的丑;西洋人丑得像造物者恶意的表现,存心跟脸上五官开玩笑,所以丑得有计划,有作用。

La laideur des Occidentaux, dit Qian Zhongshu, est l’expression de l’intention malveillante du Créateur (造物者恶意的表现) qui s’est délibérément moqué des traits de leur visage (存心跟脸上五官开玩笑), si bien qu’il y a dans cette laideur un plan déterminé, d’une grande efficacité. ]

 

- sur le bourrage de crâne en vue des examens (qui a rappelé le Zhuangzi à Christiane) : « Tout comme le cerveau endurci d’une bête à concours devant son examen, une bibliothèque n’est en réalité qu’un tombeau de connaissances scientifiques. Celle-ci ressemblait plutôt à une organisation charitable à l’ancienne qui aurait conservé les vieux papiers. » (chap. 6, p. 235 éd. Bourgois)

-  et, franchement excessive et désagréable, la description du lettré Zhang qui avait pris l’habitude d’émailler son discours de mots anglais : « D’où venait donc cette habitude ? Sans doute de rencontres dans les compagnies commerciales, au YMCA au Rotary Club et autres … peu importe… ce n’est pas que son vocabulaire chinois eût été trop pauvre ou que la terminologie lui ait [11] fait défaut, et l’obligeât à substituer des mots anglais pour se faire comprendre ; ce n’était même pas non plus comme une dentition en or dans une mâchoire – ce qui a au moins, outre l’aspect décoratif, le mérite d’être utile, non, c’était plutôt comme des bribes de viande qui y seraient restées coincées, signe qu’on vient de faire un bon repas, mais sans aucune utilité en soi. »

 

Réaction quasiment unanime et frisson de dégoût…

Sur quoi, tout sourire, Christiane cite encore les superbes sophismes mis dans la bouche de Zhao Xinmei : admettons que je l’ai dit… c’était peut-être vrai alors… mais maintenant les circonstances ont changé… Que je change d’avis montre que je ne suis pas hostile au progrès. Les paroles sont figées, mais l’homme est vivant… ce n’est donc pas à l’homme à suivre les paroles, mais aux paroles à se modifier… Avec la corollaire qu’il n’est pas nécessaire de tenir parole. (chap. 6, p. 263)

 

Malgré tout, ce n’est pas le roman qu’elle a préféré, ce sont les nouvelles du recueil « Hommes, bêtes et démons ». Et cette lecture-là lui a procuré un grand plaisir : « Le rêve de Dieu » pour l’image d’un dieu narcissique et voyeur, destructeur parfait d’une création imparfaite ; « La chatte » pour son « rien de tendresse », « Inspiration » pour la satire des écrivains, rendue avec bien plus de panache que dans le roman, et « Pensée fidèle » pour une sorte d’amertume dans la dérision.

 

-     Sylvie, justement, a commencé par ces nouvelles qu’elle a bien aimées elle aussi, toute à la surprise que lui a procurée la première : « Le rêve de Dieu ». Elle ne l’aurait pas pensée écrite par un écrivain chinois. Mais elle a justement apprécié la distance ironique prise avec la Bible, l’image d’un Dieu victime en quelque sorte de sa création imparfaite. Elle a moins aimé les deux nouvelles suivantes, mais beaucoup apprécié, ensuite, l’analyse de la psychologie féminine dans « Pensée fidèle ».

 

Pour ce qui concerne le roman, elle s’est attachée aux aventures du personnage principal, et en a apprécié les différentes étapes, dans des cadres très différents, de la ville à la campagne de l’intérieur de la Chine et retour, avec en parallèle les allers-retours entre culture chinoise et culture occidentale.

 

Mais ce qui l’a le plus interloquée, c’est la description du parfum de madame Chen qui servait à couvrir une  puanteur semblable à celle des Halles de Paris. Or, Sylvie avait une grand-mère qui habitait rue Montorgueil, justement à côté des Halles, et elle se souvient de l’odeur qui régnait dans le quartier, odeurs de détritus, de légumes et de fruits pourris, de poisson, etc… [12]. Cela lui est revenu en mémoire en lisant le roman.

 

Ø MRC a lu le roman en chinois. Il le trouve très différent des romans traditionnels lus jusqu’ici dans le club de lecture, étant avant tout satirique. Il n’y a pas d’intrigue, pas de suspense ou de rebondissements ; le récit est linéaire et chronologique, selon les événements majeurs de la vie des personnages : études à l’étranger, recherche d’emploi, travail à l’université, préparatifs de mariage, etc.

 

Il a trouvé les personnages masculins assez similaires, voir interchangeables : toute phrase dite par l’un pourrait aussi bien être dite par un autre sans sembler déplacée ou illogique – c’est le cas en particulier de Fang Hongjian et Zhao Xinmei. Mais il a bien aimé certains aspects :

- Le roman dépeint avec précision et profondeur la catégorie de personnes qu’il vise à satiriser ; il parle de leur hypocrisie, qui est celle de la Chine de l'époque, mais cela s'applique également à la Chine d'aujourd'hui, et même à la France, à l'Europe et au monde entier. C’est un point qui a suscité son empathie avec l’auteur.

- Il a aussi aimé la manière dont l’auteur intègre beaucoup de références, d’allusions et de données précises dans le roman. Il a appris l’origine du proverbe qui a donné son titre au livre, attribué au Français Pierre-Marie Quitard. Le roman fourmille aussi de références à divers philosophes et de données historiques et culturelles, ce qui lui a rappelé, en ce sens, le mode narratif du roman « Ancienne capitale » (《古都》) de Chu Tien-hsin (朱天心) lu il y a deux ans au club.

 

Qian Zhongshu est considéré comme l'un des plus grands lettrés chinois de son époque, l’un de ceux qui connaissait le mieux la culture occidentale, et MRC  a eu l 'impression d’apprendre énormément de choses en lisant ce roman, tout en savourant la richesse de l’écriture, et les expressions. En revanche, il y a des points qu’il n’a pas appréciés, et en particulier le traitement essentiellement satirique et critique des personnages, au point qu’il n’y en a aucun de positif. L’auteur se moque de tout et de tout le monde : des philosophe, des poètes, des banquiers, des professeurs, des hommes, des femmes, de la relation entre hommes et femmes, entre parents et enfants, frères et sœurs, entre belles-sœurs et entre collègues, etc.  Cependant, cet aspect négatif est compensé par la richesse des métaphores : miss Bao est nue comme la vérité, mais une « vérité partielle », car elle n'est pas entièrement dénudée ; les yeux de miss Tang sont comme de belles paroles de politiciens : impressionnants, mais sans profondeur ; quant au diplôme rapporté de l’étranger par Fang Hongjian, il semble avoir la même fonction que la feuille qui couvrait les parties intimes d'Adam et Ève, permettant de dissimuler leur honte et leurs défauts ; les intérêts de Gu Erqian sont comme un bouchon de liège flottant sur l'eau, même une pluie torrentielle ne peut les affecter.

 

Ces comparaisons ne sont pas conventionnelles et il semble en outre que, pour Qian Zhongshu, tout ce qui tient du quotidien peut spontanément faire l’objet d’une métaphore, sans qu’il soit besoin de suivre des règles strictes. C’est donc facilement accessible pour tout le monde. À l'époque où il était étudiant, dit-il, beaucoup de ses camarades ont cherché à imiter ce style en écrivant des comparaisons similaires. On dit que Han Han (韩寒) lui-même s’est inspiré du style de Qian Zhongshu quand il a écrit son premier roman, « Les trois portes » (《三重门》).

 

[Vu sous cet angle, on trouve effectivement des analogies entre ce roman et le style de Qian Zhongshu : Han Han y adopte un ton persifleur et va jusqu’à dépeindre les professeurs comme des filles de joie, qui vendent leurs heures supplémentaires et acceptent des pots de vin, mais sans savoir, comme elles, procurer du plaisir à leurs clients. C’est d’ailleurs ce ton corrosif qui a fait le succès du roman de Han Han, tout comme de son blog. Mais c’est aussi une génération d’enfants gâtés, turbulents et nombrilistes qui ressemblent beaucoup aux personnages de « La forteresse assiégée ».]

 

Contrairement à son habitude, MRC n’avait pas encore vu le feuilleton télévisé de 1990 qui a relancé le roman en Chine quand il a été diffusé. Mais ce n’est que partie remise, il a envoyé le lien pour le regarder sur youtube – il n’est malheureusement pas sous-titré :

 

 

Ø Lingling a elle aussi lu le roman en chinois. Elle avait longtemps hésité à le lire car c’est une lecture réputée difficile, dans une langue qui mêle classique et moderne, pour laquelle les notes explicatives en chinois moderne sont très utiles : une écriture « érudite », qui demande du temps pour parvenir à s’en imprégner.

 

Les portraits sont ceux d’une classe sociale privilégiée, l’élite intellectuelle et la vieille noblesse locale. Fang Hongjian en est un représentant typique : dans une époque de guerre et de chaos, il continue à vivre une vie normale, hors des contingences de l’actualité. Tous les personnages sont minables et n’ont aucun aspect sympathique.

 

Tout tient dans l’art de l’écriture qui dépeint habilement par métaphores, sans insultes ni paroles déplacées, la laideur de ce monde et des personnages. Le faux diplôme étranger de Hongjian lui est apparu comme une évocation en filigrane des traités inégaux (voir n. 7) : une misérable victoire factice. Le roman est devenu un classique et une référence. Malgré tout, elle a trouvé l’ensemble très lourd par moments.

 

Ø LLP dit avoir été très contente d’avoir eu l’occasion de lire « cette œuvre majeure de la littérature moderne chinoise », au style foisonnant, érudit et ciselé, qu’elle n’avait pas encore eu le plaisir de découvrir. Elle y a retrouvé une tonalité semblable à celle d’autres œuvres de la même époque qu’elle connaissait déjà, mais ce livre fait réellement figure de « canard sauvage » comme le dit Lucien Bianco dans sa préface.

 

L’auteur est un grand observateur de la « comédie humaine » (Lucien Bianco), d’une « sensibilité extrême », et il parvient à ressusciter la bonne société de Shanghai à l’époque de la guerre sino-japonaise en nous donnant à partager leurs mœurs et leurs préoccupations, ce qui en fait un roman historique éclairant pour comprendre cette période. Mais, au-delà de son humour ravageur dont personne ne sort épargné, ce qui surprend à première lecture c’est l’effacement de la guerre, qui pourtant fait rage, dans le quotidien de ces lettrés.

 

C’est cette « euphémisation de la guerre » (à opposer avec la chronologie de la période, riche en atrocités) qui l’a particulièrement frappée, et choquée, à l’inverse d’autres œuvres emblématiques de la période qui font une part plus grande au contexte de la guerre – par exemple le roman « Quatre générations sous un même toit (II) » (《四世同堂》第二部《偷生》) de Lao She, publié en 1949, qui apparaît, lui, comme un véritable « roman de la guerre et de la résistance chinoise ». Dans « Forteresse assiégée », la guerre gronde à la porte et les personnages se perdent dans un vain marivaudage. La guerre n’est nommément mentionnée qu’au détour du récit et de la conversation, et la première fois au premier chapitre : « Miss Su lui demanda où en était la guerre » (p. 69 Bourgois, 79 You Feng). Mais on peut citer aussi :

-     Le début du chapitre 3, au printemps 1938, où Hongjian est aux prises avec des pensées lascives alors que la guerre bat son plein ;

-     Le début du chapitre 4 où la « souffrance brutale » évoque le chagrin d’amour de Hongjian – utilisation ironique de cette expression dans un contexte de guerre en référence à une peine de cœur : Hongjian est comparé à « une vache qui rumine », ce qui donne une piètre image de cette élite, alanguie par le printemps puis engourdie par le chagrin d’amour.

      La guerre apparaît dans le texte de manière impressionniste, par petites touches très édulcorées (« le harakiri à la mode japonaise » est évoqué en référence à une petite croix rouge que Xinmei a fait sur une photo).

-     L’apparition des Japonais dans le texte, au détour d’une phrase, surprend toujours, on s’attend à ce que l’auteur parle des soldats et de la guerre, mais non ! Lorsque les sirènes retentissent soudain, le lecteur est pris par surprise, on en aurait presque oublié les bombardements qui étaient en réalité incessants, et qui sont quasi absents du texte.

 

La jeunesse éduquée du pays se distingue ainsi par sa déconnexion du réel et de la guerre : ils vivent dans une bulle.

« Il n’y avait vraiment aucune place pour une catastrophe dans les beaux projets d’avenir que traçaient ses parents. En les voyant en établir si tranquillement, il se sentit gagné par leur confiance : après tout, la guerre n’aurait pas forcément lieu, et même si elle survenait, on pourrait peut-être rester en dehors » (p. 46 Bourgois, p 53 You Feng) – mais, deux pages plus loin : « La guerre éclata ».

Le 13 août 1937 débute la bataille de Shanghai, après la chute de Tianjin et de Pékin, on n’en a que deux mentions, dont une allusion rapide, au milieu des blagues, alors que cette bataille sanglante a duré trois mois :

« On fut tout de suite au 13 août, date à laquelle les Japonais attaquèrent la région de Shanghai, et dans le tumulte qui s’ensuivit le ridicule du discours de Hongjian fut totalement oublié » (p. 50 Bourgois, 58 You Feng)

De même, le déménagement de tout le gouvernement et des élites intellectuelles à Chongqing n’est évoqué qu’indirectement.

 

Elle a noté les différents traits de la satire de l’élite :

-     son inertie et son refus de changer ses habitudes : « Vint le Nouvel An. Les richards chinois établis dans les concessions estimaient qu’ils s’étaient suffisamment rongés pour la patrie et qu’après tout puisque le pays n’était pas complétement réduit en cendres, jouer les veuves éplorées n’était d’aucune utilité. Ils ne changèrent donc rien à leurs habitudes et se préparèrent aux réjouissances de rigueur. » (p. 52 Bourgois, 60 You Feng)

      son conservatisme, voire anti-modernisme, dépeint avec humour :  « je déteste téléphoner à mes amis, dit Fang Hongjian,  je préfère envoyer des lettres …  le téléphone c’est la visite du paresseux ou le courrier du mesquin ».

     son arrogance, rendue dans le personnage de Cao Yuanlang dont la poésie n’est qu’un « tissu d’inepties », et qui se « grise sans vergogne de grands mots ».

-    sa stupidité : ils racontent des sottises en étant sûrs de leur bon droit, y compris les étudiants revenus de l’étranger qui ont une vision caricaturale de l’Occident où ils ont pourtant vécu.  Ces lettrés ont reçu une éducation classique, mais ils sont rompus aux habitudes occidentales - ainsi la malle de Li Meiting est à moitié remplie de remèdes occidentaux ; cette image du lettré chinois très attentif à sa santé est d’ailleurs récurrente et se démarque de l’idéal du guerrier dans la société japonaise de l’époque.

-     son mépris pour le savoir : « du point de vue de ceux qui travaillent vraiment, étudier la philosophie ou rien du tout, c’est pareil ! » et Chu Shenming est le philosophe qui ne lit jamais de philosophie « sauf s’il y est contraint ».

-     son hypocrisie, sa lâcheté et son inconséquence : ils ne savent que « faire des discours oiseux en robe chinoise », « (Hongian) change d’avis comme de chemise et il faut toujours qu’il ait le dernier mot ».

 

LLP a par ailleurs noté tout un champ lexical de l’ennui et de la léthargie (p.60/ 68) dans la critique de l’attitude de la jeunesse dorée qui manque de vigueur et s’alanguit au printemps (comme les héroïnes des œuvres classiques, par exemple Du Liniang dans le Mudanting《牡丹亭》). Mais elle a aussi été frappée par la critique de la misogynie ambiante :

-     détournement comique d’une citation des Trois Royaumes « Une femme ne vaut pas plus qu’un vêtement », d’où la conclusion qu’un vêtement équivalait nécessairement à une femme (p. 58/67).

-     Zhao Xinmei développe une vision rétrograde de la femme et des relations hommes/femmes « il suffira qu’elle soit robuste et d’un naturel obéissant, afin que je puisse jouer tranquillement le rôle du "seigneur et maître" ». Miss Sun est, elle, dépeinte sous des apparences bien plus positives : elle est décrite, par exemple, comme faisant preuve de bien plus de courage et d’anticipation que Hongjian et Xinmei pendant le voyage vers Sanlu.  

 

Au niveau du style, elle a remarqué des dichotomies récurrentes dans le texte : Chine/Occident et tradition/modernité, ville/campagne. Mais aucun des pôles de ces équations ne sort grandi sous la plume de Qian Zhongshu qui, comme le souligne Lucien Bianco dans sa préface, se démarque des intellectuels de son époque par sa lucidité sur l’Occident, qu’il connaît bien mais n’idéalise pas, ce qui dénote un certain pessimisme. Par exemple :

-     au début du premier chapitre, Qian Zhongshu dénonce dans la même page à la fois l’hypocrisie des valeurs confucéennes et celle des universités occidentales ;

-     les deux choses « immortelles » ramenées de l’Occident sont « l’opium et la syphilis » (p. 48-56),

-     il tourne en dérision les religions aussi bien bouddhiste que protestante : Mme Zhang « implore la bénédiction du Bouddha pour les troupes chinoises » et l’Amiral, qui était protestant, « remercia en lui-même le Seigneur d’avoir pourvu à ce repas. » (p. 56-57/64-65).

 

LLP a trouvé l’humour sarcastique et cynique : son regard distancié sur son époque et sur le monde et son écriture au scalpel font de Qian Zhongshu un écrivain inclassable. Son humour masque des positions iconoclastes pour l’époque. En particulier, se démarquant de ces contemporains réformateurs qui prônent l’occidentalisation de la culture chinoise, il tourne en dérision le célèbre slogan des réformateurs de la fin des Qing [et du mouvement du 4 mai] « 中体西用 » [raccourci de « 中学为体,西学为用 », la culture chinoise comme fondement, la culture occidentale pour la pratique] – comme le dit Mme Zhang : « Rester dans son boudoir à répéter des sutras bouddhiques près de ses radiateurs bien chauds ! L’occidental pour la pratique et le chinois pour la théorie, après tout ce n’était pas forcément incompatible. » (p. 56/ 64).

 

Quant au style, LLP revient sur la récurrence de métaphores ou de rapprochements incongrus dont il a déjà été question : cela crée un effet de surprise, et c’est certes le plus souvent comique (« le chœur de la pièce d’Aristophane » est mis sur le même plan que « les cris des supporters de l’équipe de Yale »), mais cela cause parfois un malaise.

-     « Hongjian … rentra dans sa cabine et se coucha pour se relever aussitôt, cherchant par tous les moyens à se débarrasser de son obsession, comme une femme angoissée voudrait avorter ».

-     pour évoquer la froideur de Miss Su, Hongjian « avait l’impression de serrer la nageoire froide et humide d’un poisson. » évoquant une image précédente  « la peau de Miss Su dont la couleur est celle du ventre d’un poisson mort ».

-     le langage est parfois fleuri, voire franchement vulgaire, et le réalisme va jusqu’à l’excès – témoin les deux scènes où Hongjian vomit (chez Xinmei et dans le car).

 

Au total, le rythme lui a paru très lent : l’intrigue semble piétiner, de sarcasme en mot d’esprit, sans que l’on comprenne très bien où tout cela veut en venir….

 

Finalement, en fin de lecture, elle s’est posée deux questions de fond, sur l’intention de l’auteur (en dépeignant la débâcle d’une génération d’oisifs aux discours oiseux, et dont l’arrogance n’a d’égale que leur stupidité), mais aussi sur la mise à l’écart du roman en 1949 : pourquoi cette critique de l’élite intellectuelle de Shanghai sous l’ancien régime a-t-elle tant déplu au régime maoïste ? Pourquoi faut-il attendre Deng Xiaoping et 1980 pour que cette œuvre pourtant majeure de la littérature moderne chinoise soit réhabilitée ? Elle avance quelques éléments de réponse :

-     Il y a dissonance entre ce récit de débâcle ridicule de l’élite et la narration de la « guerre de résistance » défendue par le régime maoïste ;

-     Qian Zhongshu tourne en dérision un concept maoïste : « l’arme magique » (法宝) – allusion à l’épingle magique que garde le singe Sun Wukong derrière l’oreille dans « Le Voyage vers l’Ouest » (《西游记》) - ici représentée par l’épingle à cheveux que Ah Liu, sur le bateau, sort de sa poche pour compromettre Ms Bao et lui soutirer de l’argent (p. 33/39), est en fait une satire désopilante des « trois grandes armes magiques » (三大法宝) de Mao [fin 1939] : le PCC, la lutte armée et le Front uni !

-     La liberté de style et de ton est trop grande, et le regard trop acéré car le roman n’épargne personne, pas plus Mao que les nationalistes. Les communistes sont d’ailleurs tout à fait absents du roman, aucun personnage ne se revendique de cette idéologie, tendant à montrer qu’à l’époque de la guerre sino-japonaise le PCC est un parti clandestin dont les membres constituent une quantité négligeable, ce qui va à l’encontre du paradigme téléologique défendu par le régime maoïste selon lequel la victoire communiste était un processus inéluctable.

 

Ø W. Lei rebondit à son tour sur les questionnements précédents, d’abord concernant l’intention de l’auteur et le sens du titre, puis sur la langue et le style, et enfin sur les thèmes abordés.

 

L’intention de l’auteur et le sens de « forteresse assiégée » (围城 : le terme « forteresse assiégée » est souvent associé dans la société chinoise au mariage, particulièrement depuis la publication de cet ouvrage de Qian Zhongshu. Ce thème est donc couramment perçu comme central, l’œuvre étant cataloguée comme une « histoire d’amour » ou un roman sur le mariage. Cependant, l’auteur clarifie dès la préface qu’il souhaite aller au-delà de ces apparences pour explorer la nature humaine à travers un groupe social donné :

在这本书里,我想写现代中国某一部分社会、某一类人物。写这类人,我没忘记他们是 人类,只是人类,具有无毛两足动物的基本根性。 (钱钟书)(序言)

« Dans ce livre, j’ai voulu décrire une certaine partie de la société chinoise moderne, un certain type de personnes. Ce faisant, je n’ai pas oublié que ce sont des êtres humains, des êtres humains tout court, dont les racines fondamentales sont celles de bipèdes glabres. » (Qian Zhongshu, Préface à l’édition  chinoise Littérature du peuple de 2017, Renmin wenxue chubanshe)

 

Le sens de la « forteresse assiégée » est donné par une phrase explicative qui figure en exergue de cette édition chinoise de 2017 :

 “围在城里的人想逃出来,城外的人想冲进去,婚姻也罢,职业也罢,人生的愿望大都如 ” « Ceux qui sont assiégés dans la forteresse veulent s’échapper, ceux qui se trouvent à l’extérieur veulent s’y précipiter. Il en va de même pour les mariages, les professions, et la plupart des aspirations humaines. »

En outre, écrit à Shanghai pendant la guerre, le roman plonge ses personnages dans une période de bouleversements majeurs. Bien que l’atmosphère du récit demeure légère et enjouée, la tourmente de l’époque affleure à travers des détails comme l’exode de la famille Fang ou les luttes pour la survie. L’image du « bateau » semble également jouer un rôle symbolique : tous les personnages principaux se croisent sur un navire, métaphore de l’instabilité et de l’errance des Chinois pendant cette période. Finalement, l’image de la forteresse assiégée peut aussi s’appliquer à la Chine elle-même. D’ailleurs, W. Lei pense que l’absence de la guerre dans le récit, comme noté précédemment, est une manière de montrer qu’elle n’était pas forcément présente dans le quotidien des Chinois, au jour le jour, mais cela renforce aussi la satire du groupe social visé par Qian Zhongshu.

 

La maîtrise de la langue chinoise et l’excellence stylistique de Qian Zhongshu sont manifestes tout au long de l’ouvrage. Lorsqu’il était jeune, son père, professeur à l’université Tsinghua, lui demandait d’écrire des lettres officielles à sa place. Avec le temps, ses textes nécessitaient de moins en moins de corrections, jusqu’à ce que son père n’ait plus besoin d’y changer un mot.

-     Les portraits peints par l’auteur sont saisissants de réalisme. À travers ses descriptions détaillées, des scènes quasi cinématographiques prennent vie dans l’esprit du lecteur. En chinois, on dit : « La littérature s’inspire de la vie, mais elle la dépasse. » (“ 文学来源于生活,又高于生活。 )

Un exemple remarquable se trouve dans le chapitre 5, alors que la pluie surprend les voyageurs sur le chemin qui les mène vers l’université provinciale de Sanlü (三闾大学) : d’abord il pleuviotait, puis….

p. 88一会儿,雨点密起来,可是还不像下雨,只仿佛许多小水珠在半空里顽皮,滚着跳着顽皮得够了,然后趁势落地。 »

p. 89 « 这寸愈下愈老成,水点贯串作丝,河面上像出了痘,无数麻瘢似的水涡,随生随灭,息息不停,到雨线更密,又仿佛光滑的水面上在长毛。 »

p. 90 « 雨愈下愈大,宛如水点要抢着下地,等不及排行分列,我挤了你,你拚一我,合成整块的冷水,没头没脑浇下来。

p. 88 « Un peu plus tard, la pluie se fit plus dense, mais elle ne ressemblait pas encore vraiment à de la pluie ; c’était plutôt comme si d’innombrables petites gouttelettes d’eau s’amusaient à rouler et à bondir dans les airs, tout à leur espièglerie, pour ne se laisser finalement tomber sur le sol qu’une fois fatiguées de jouer. »

p. 89 : « Plus la pluie tombait, plus elle devenait sophistiquée : les gouttelettes se liaient pour former des fils de soie ; à la surface du fleuve, c’était comme une éruption de minuscules pustules, des tourbillons naissaient et disparaissaient sans fin, jusqu’à ce que la pluie, redoublant encore, donne l’impression de fils flottant tels de longs cheveux sur la surface lisse de l’eau. »

p. 90 : « La pluie redoubla d’intensité, comme si chaque goutte d’eau voulait se précipiter sur le sol, impatiente d’attendre son tour. Elles s’entrechoquaient, se bousculaient, et, s’unissant l’une à l’autre, finissaient par s’abattre en un déluge d’eau froide, brutalement. »  

 

[On perçoit là toute la subtilité de cette description de la pluie, qui n’apparaît pas – il faut bien le dire - dans la traduction française (p. 170 éd. Bourgois, 178 éd. You Feng) ; il manque même tout un pan de phrase dans le premier épisode, celui qui amène le « plutôt ». La pagination donnée par W. Lei est celle de l’édition chinoise.]

 

Les thèmes abordés : si le roman est resté un classique qui a traversé le temps sans jamais perdre de sa pertinence, c’est en grande partie parce que les thèmes abordés restent universels et résolument actuels : la nature humaine, inaltérable selon le dicton chinois 江山易改,本性难移 (on ne change pas sa nature), le mariage, le milieu professionnel, les défis liés à (la nature) de l’éducation et des médias, ainsi que les dilemmes rencontrés par ceux qui évoluent dans des contextes interculturels ou multiculturels.

- La vision désabusée du mariage, en particulier, dans le roman est d’autant plus frappante que Qian Zhongshu et Yang Jiang ont eu un mariage heureux. Elle semble s’appliquer aux unions fondées sur des critères matériels ou superficiels dans la société chinoise (et d’autres sociétés).

W. Lei revient sur la citation relevée auparavant, l’opinion de Zhao Xinmei, exprimée après le mariage de Su Wenwan, qui révèle les vestiges d’une mentalité typiquement chinoise. Chapitre 4, p.81 :

«我近来觉悟了,决不再爱大学出身的都市女人。我侍候苏文纨够苦了,以后要女人来侍候我。我宁可娶一个老实、简单的乡下姑娘,不必受高深的教育,只要身体健康、脾气服从, 让我舒舒服服做她的Lord and Master。我觉得不必让恋爱在人生里占据那么重要的地位。许 多人没有恋爱,也一样的生活。»  

« J'ai récemment réalisé que je n'aimerai plus jamais une femme cultivée de la ville. J'ai assez souffert de servir Su Wenwan, à l'avenir je veux qu'une femme me serve. Je préfère épouser une paysanne honnête et simple, sans nul besoin qu’elle ait fait des études supérieures, il suffit qu’elle soit saine et obéissante et me permette d'être tranquillement son Seigneur et MaîtreJe ne pense pas qu'il soit nécessaire de laisser l'amour prendre une place aussi importante dans la vie. Beaucoup de gens vivent aussi bien sans cela ».

Aujourd’hui, en grande partie en raison de ce roman, l’idée de « 围城 » liée négativement au mariage est profondément ancrée dans la culture chinoise. Cela soulève plusieurs questions, sur l’impact de ce roman dans le passé, mais en outre sur les jeunes Chinois actuels (en particulier les jeunes femmes) qui remettent en question le mariage ou en général les relations amoureuses durables. Enfin, on peut s’interroger sur la perpétuation de cette image auprès des adolescentes qui semblent de plus en plus s’inscrire dans des courants comme celui de yan nan « 厌男 » [13], reflétant un rejet marqué de la société patriarcale.

 

- Autre thème : l’occidentalisation des Chinois formés à l’étranger comme Fang Hongjian. Ils se retrouvent souvent déchirés entre traditions chinoises et modernité occidentale. Au chapitre 5, Gu Erqian dit à Fang Hongjian et à Zhao Xinmen : « Vous qui avez fait des études à l’étranger, vous ne pourrez plus vous accoutumer aux manières chinoises. » (你们出样的人走不惯中国路的。). Cette tension persiste aujourd’hui chez ceux qui, après leurs études en Occident, sont retournés en Chine, ou chez ceux qui choisissent de rester en Occident malgré leur culture maternelle et la tristesse d’être loin de leur famille dans leur région natale en Chine.

 

- W. Lei a aussi noté les propos de l’auteur sur les médias qui invitent également à une réflexion sur nos choix à une époque de surabondance d’informations. Elle cite un passage du chapitre 4 qui résonne particulièrement dans le contexte actuel ; au cours d’une discussion au restaurant, Fang Hongjian réplique à Xinmei qui vient de parler des journaux comme fabrique de l’opinion publique (报纸的制造舆论) :  

(办报纸)这不是大教授干政治,这是小政客办教育。从前愚民政策是不许人民受教育,现代愚民政策是只许人民受某一种教育。不受教育的人,因为不识字,上人的当,受教育的人,因为识了字,上印刷品的当,像你们的报纸宣传品、训练干部讲义之类。

« Ce ne sont pas les grands professeurs qui font de la politique, ce sont les petits politiciens qui se font éducateurs. Autrefois, la politique consistait à tromper le peuple en lui interdisant l’accès à l’éducation ; de nos jours, on poursuit la même politique, mais en permettant au peuple de n’accéder qu’à une certaine éducation. Ceux qui sont incultes sont piégés faute de savoir lire et écrire ; ceux qui sont éduqués le sont par tout ce qui est imprimé, la propagande dans les journaux, les documents de formation des cadres et autres. »

 

On pourrait citer bien d’autres passages. On est frappé de voir à quel point le roman, dans ses moindres détails, est d’une actualité qui fait réfléchir, conclut W. Lei.

 

Ø Françoise J. a lu le roman dans la traduction éditée par You Feng et a été gênée par les très nombreuses coquilles et erreurs, en regrettant qu’un éditeur puisse à ce point « manquer de respect pour une œuvre et son auteur ». Le découpage du texte a aussi ralenti sa lecture : le roman lui a semblé avoir trop de longueurs.

 

Elle a malgré tout été, elle aussi, intéressée par la peinture de cette élite complètement déconnectée de la guerre, mentionnée par bribes, et par la description des pesanteurs sociales et familiales, du mariage en particulier (Hongjian reste dépendant de sa famille jusqu’au bout, son mariage est un échec avant même d’avoir commencé).

 

Finalement, elle retrouve les réflexions de W. Lei : rien n’a fondamentalement changé aujourd’hui, tout en se demandant elle aussi comment le roman a pu être reçu en son temps ; il comporte en particulier des descriptions physiques assez corrosives. Dans cet ordre d’idées, elle a entre autres beaucoup apprécié la satire mordante (au chapitre 3) des philosophes malmenés par leurs mégères de femmes, et en particulier l’image d’Aristote chevauché par sa femme. Il se trouve qu’elle en a vu une représentation dans une exposition au Louvre, « Figures du fou du Moyen- Âge aux Romantiques », alors qu’elle lisait le roman !

 

[L’histoire d’Aristote « chevauché par sa femme » a alimenté toute une iconographie, à commencer par un lai du 13e siècle, le Lai d’Aristote, qui met en scène Aristote, Alexandre le Grand et une femme, et qui aurait en fait été inspiré d’un conte oriental « Le vizir sellé et bridé ».

 

 

Le lai est oublié, mais perdure l’image d’un Aristote

à quatre pattes chevauché par une femme [14]

qui est justement l’une des statuettes exposées au Louvre.

 

 

On reste étonné de voir l’étendue de la culture de Qian Zhongshu]

 

Ø Laura rebondit sur les problèmes de la traduction et de l’édition. Elle rapporte les propos de la traductrice, Sylvie Servan-Schreiber, venue à la librairie présenter le livre. Elle avait alors défendu la traduction en disant que son co-traducteur avait constamment été en relation avec Qian Zhongshu et que celui-ci avait apprécié leur travail, tout particulièrement leur souci de traduire au plus près les images et métaphores.

 

[La traduction a évité ainsi les contresens et les faux sens, s’agissant d’un texte souvent très difficile à comprendre. Ce n’est pas le problème, mais bien le rendu en français. On achoppe constamment sur des tournures fautives à répétition : conditionnels au lieu de futurs, avoir été au lieu d’être allé, expressions maladroites (je n’attends pas après l’argent, chap. 8), voire incompréhensibles (Lu Zixiao affectait à propos de son âge une attitude en arrière du temps, chap. 6)…. Et quand on revient vers le texte chinois, on se rend compte très souvent que la traduction a éludé la beauté très subtile du texte – on le voit dans les quelques exemples cités ici. Cela ajoute à la lourdeur parfois perçue. En outre, la traduction de titres d’œuvres classiques très connues est souvent incorrecte, sans tenir compte des traductions existantes de référence, comme les Printemps et Automnes, traduit au singulier…

Quant à l’édition, celle de Bourgois a été reprise textuellement par You Feng, sans rien en corriger.]

  

Cependant, Laura n’a pu lire le roman en entier en raison de sa « disparition » des rayons (voir plus haut). Elle s’est dont repliée sur les nouvelles de  « Hommes, bêtes et démons », avec là une traduction qui fait feu de tout bois, et cela fait toute la différence. Elle en a apprécié l’humour qui n’épargne personne : journalistes, professeurs, écrivains, tout le monde ne vit que pour le paraître. Mais elle ne le recommanderait pas à un lecteur qui ne connaîtrait rien de la Chine, les tirs « sont à balles réelles », dit-elle, mais il faut pouvoir les replacer dans leur contexte. En revanche, les allusions à la peinture et les descriptions très élaborées lui ont donné envie de lire les traités de Qian Zhongshu sur la peinture et la poésie.[15]

 

Celle qu’elle préfère, c’est « La Chatte ». Elle promet de rédiger son « coup-de-cœur » pour la newsletter de la librairie… que l’on attend donc pour compléter ce compte rendu.

 

La séance s’est terminée sur un questionnement concernant le « féminisme » de Qian Zhongshu, qui transparaît dans le roman à travers les nombreuses déclarations ironiques et désobligeantes de ses personnages masculins à l’encontre des femmes [16].

 


 

Prochaine séance :

Le mercredi 11 décembre 2024

 

La séance sera consacrée à Yang Jiang (杨绛), épouse de Qian Zhongshu mais grande femme de lettres à part entière. Au programme : trois de ses œuvres traduites en français, mais en priorité son roman « Le Bain » qui répond en quelque sorte à « La forteresse assiégée ».

 

- Le Bain (《洗澡》), trad. Nicolas Chapuis, Christian Bourgois, 1992[17].

- Mémoires décousus, trad. Angel Pino et Isabelle Rabut, Christian Bourgois, 1997.

- Sombres nuées, chronique des années Bing Wu et Ding Wei, trad., introd. et notes d’Angel Pino, Christian Bourgois, 1992.


 


[1] Réédition à l’identique, y compris la couverture, la 4e de couverture … et les coquilles et maladresses.

[2] Une maison d’édition fondée en 1946 qui publia les deux premiers volets des « Quatre familles sous un même toit » de Lao She avant Weicheng.

[3] Initialement publié en 1961, aux presses de l’Université chinoise de Hong Kong, l’ouvrage est devenu un classique et reste une référence.

[4] Il en existe de longues listes, dont celle-ci, par exemple : http://111.203.33.67/content/details52_43347.html

[5] Le texte original ne comporte pas l’image des « yeux de crapaud à fleur de peau » de la traduction française : le philosophe Chu regardait Miss Su avec avidité (害馋痨地), et ses yeux exorbités (大眼珠) faisaient penser à la notion d’Absolu de Schelling – ce qui, dans sa concision, est beaucoup plus habile pour mettre en relief la métaphore de l’absolu comme une balle qui vous saute à la figure :

褚哲学家害馋痨地看着苏小姐,大眼珠仿佛哲学家谢林的绝对观念,像手枪里弹出的子药,险的突破眼眶,迸碎眼镜。

[6] Il s’agit de la première traduction en anglais, par Jeanne Kelly et Nathan J. Mao, datant de 1979, qui a aussi été la première traduction en langue occidentale, avec traduction de la préface de l’auteur. La traduction a été « updated » en 2004, dans une nouvelle édition en paperback avec les transcriptions révisées en pinyin.

[7] Protocole de paix connu en chinois sous le nom de Traité de l’année Xinchou (Xīnchǒu tiáoyuē 辛丑条约) : signé le 7 septembre 1901 entre l’empire chinois et l’Alliance des huit nations, il met fin à la révolte des Boxers. C’est l’un des traités inégaux (不平等條約) imposés à la Chine par les nations étrangères à partir du milieu du 19e siècle (traités sur lesquels Xi Jinping a fondé sa politique nationaliste actuelle de revanche sur les humiliations passées), mais c’est l’un des plus humiliants et les plus lourds en termes financiers : l’article 6 prévoit en effet le paiement d’une indemnité exorbitante aux huit nations signataires, à verser par annuités croissantes jusqu’en décembre 1940, soit pendant 40 ans. Ces indemnités ont cependant permis de financer des projets éducatifs en France et aux États-Unis : le programme de « Bourses scolaires de l’Indemnité des Boxers » (Gengzi peikuan jiangxuejin 庚子賠款獎學金) a permis de former d’éminents intellectuels chinois aux États-Unis, et en France les indemnités ont permis la création d’un fonds à l’origine de la fondation de l’Institut franco-chinois de Lyon.
Voir 
l’article de Liang Hongling « La colonialité intellectuelle dans l’histoire de la Chine moderne : de la « Bourse scolaire de l’indemnité des Boxers » à l’Institut franco-chinois de Lyon ».

[8] Texte original, daté 15 décembre 1946 : https://www.99csw.com/book/2619/79452.htm

[9] Yang Jian a parlé de la genèse du roman dans un essai paru en août 2005 : « Note sur Qian Zhongshu et "La forteresse assiégée" » (记钱钟书与《围城》).

[10] L’expérience personnelle de Qian Zhongshu pendant la guerre forme la toile de fond du roman, et en particulier son passage à l’École normale du Hunan à Changsha est l’une des sources d’inspiration des pages sur l’université Sanlü : voir On the Genesis of Zhongshu Qian’s Fortress Besieged.

[11] Le reste de la phrase aurait logiquement justifié un autre subjonctif passé : « eût été trop pauvre, ou… lui eût fait défaut. » et pour éviter la surcharge de subjonctifs : lui eût fait défaut en l’obligeant à …

[12] Il n’est qu’à lire le début du « Ventre de Paris » d’Émile Zola pour avoir une idée des seules odeurs des bouchers « l’odeur fade de la boucherie, l’odeur âcre de la triperie … » …

[13] 厌男  yànnán  misandrie (terme emprunté à l’anglais) où yàn = en avoir assez de/ nán l’homme

Mouvement de défense contre la misogynie et les discriminations causées par le système patriarcal, opposition aussi aux violences contre les femmes et aux discriminations au travail.

En Chine, le mouvement apparaît surtout comme une opposition au mariage, avec pour référence une tradition du Guangdong où les paysannes, fiancées jeunes et employées dans l'industrie de la sériculture, s'opposaient au mariage et à la vie conjugale, grâce à l'indépendance économique que leur donnait leur travail.

Cf Marriage Resistance in Rural Kwantung, Marjorie Topley, 1978.

[15] En français : Cinq essais de poétique, Christian Bourgois, trad. Nicolas Chapuis, 1987.

[16] Voir un article récent sur l’image de la femme dans « La forteresse assiégée » : The “Gender” Siege: Female Images in Qian Zhongshu’s Novel “Fortress Besieged”

[17] Livre épuisé chez l’éditeur mais que l’on trouve d’occasion, dans une belle traduction de Nicolas Chapuis, également traducteur des « Cinq essais de poétique » de Qian Zhongshu, et qui est actuellement en train de traduire l’intégralité de l’œuvre poétique de Du Fu, dont trois premiers tomes ont été publiés aux Belles Lettres.

 

     

 

 

 

 

     

 

 

 

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