Club de lecture de littérature
chinoise (CLLC)
Compte rendu de la séance du 14
mai 2025
et annonce des séances suivantes
par Brigitte
Duzan, 19 mai 2025
Cette séance
du 14 mai 2025 était consacrée au recueil de nouvelles de
Mo Yan (莫言)
« Lèvres
rouges, langue verte »
paru au Seuil en février 2024 -
traduction
d’un recueil de nouvelles paru en août 2020 aux éditions
"Littérature du peuple" sous le titre « Un homme mûri sur le
tard » (Wan shu de ren
《晚熟的人》),
en anglais « A Late Bloomer ».
Textes originaux chinois à lire en ligne :
https://www.kanunu8.com/book5/wanshuderen/
En
préambule…
Yanzhao est
passée en coup de vent, de retour de son voyage de classe en
Chine. Ne pouvant rester vu sa charge de travail, elle nous a
apporté des cadeaux, dont des gâteries locales dites
« moustaches de dragon » (lóngxū
táng龙须糖 )
– dont la dégustation a dû attendre la fin de la séance par
égard pour la moquette de la librairie.
La séance a
commencé par quelques informations :
- au musée
du Louvre, à partir du 14 mai et jusqu’au 25 août,
exposition « Une
passion chinoise : la collection de monsieur Thiers »
: plus de 170 œuvres majoritairement du 18e et du 19e siècle
mettant en lumière la passion pour la Chine d’Adolphe Thiers –
avocat, historien et homme d’Etat, président de la République
française en août 1871. Commissaire de l’exposition :
Jean-Baptiste Clais – qui a donné une conférence sur le sujet le
9 mai à l’ENS dans le cadre du séminaire Visages de la Chine
coorganisé par Wang Lei).
- au festival
de Cannes : en compétition le dernier film de
Bi Gan (毕赣),
« Résurrection » (《狂野时代》),
film policier de science-fiction franco-chinois, et dans la
section Cannes Classics « L’Arche »
(Dong Furen
《董夫人》)
de
Tang Shu Shuen (唐書璇),
de retour à Cannes après 56 ans.
- à la
Cinémathèque : du 29 mai au 2 juin, rétrospective « Cinéma
chinois au féminin »,
avec onze films chinois sur trois générations de réalisatrices
dont le détail est donné
sur chinese movies.
Enfin, annonce
d’une dernière séance du club de lecture, le mercredi
2 juillet, à l’invitation de Marion, une occasion de parler
littérature hors programme et hors sentiers battus – y compris
d’un projet en préparation…
Et
finalement, la séance…
Cette séance
autour des nouvelles récentes de Mo Yan n’a pas – cette fois-ci
– souligné le décalage et les différences d’appréciation entre
les lectures en chinois et celles en traduction, mais plutôt
entre celles et ceux qui avaient beaucoup lu d’œuvres de Mo Yan
auparavant ou pas.
1/ Pour
commencer, Dorothée revient sur la séance précédente, celle
consacrée aux « Années fastes » de Chan Koonchung (陈冠中).
Elle a trouvé dans l’émission Book Club du BBC World Service une
interview de Chan Koonchung datant de 2019 dans laquelle il
parle des « Années fastes » : livre qui n’a jamais pu paraître
en Chine, un livre « disparu » comme le mois de son roman.
Marion cherche
illico, et trouve le lien :
https://www.bbc.co.uk/sounds/play/w3csww90
2/ La
discussion sur les nouvelles de Mo Yan débute ensuite par le
choix du titre.
Le recueil
regroupe les
mêmes nouvelles en chinois et en français,
la seule différence tenant aux nouvelles 6 et 7 du recueil
chinois regroupées en une seule nouvelle (6) dans le recueil
français, avec un décalage de numérotation par la suite. Pour le
recueil chinois, le titre choisi est celui de la deuxième
nouvelle, traduite (littéralement) « Un homme mûri sur le tard »
(wǎnshú de rén
晚熟的人),
tandis que le titre choisi pour le recueil français est celui de
la dernière nouvelle, pour ses qualités euphoniques, mais aussi
représentatives de l’image de Mo Yan.
Mais que
signifie exactement cette expression wǎnshú de rén ? Elle
n’est pas très courante en chinois et quand on fait des
recherches, on est renvoyé… au recueil de Mo Yan. Elle désigne
plus particulièrement un paysan un peu attardé (指农作物生长期长,成熟较慢),
représenté par Jiang Er (蒋二),
mais Mo Yan précise : « Il y a quelques dizaines d’années, il a
eu un problème au cerveau, les gens le traitaient comme l’idiot
du village, mais en fait il s’est montré le plus malin »,
c’est-à-dire qu’il a réussi à ne pas payer de taxes et à
s’enrichir.
LLP
oppose
zǎoshú
早熟 à
wǎnshú
晚熟 –
mais
zǎoshú
au sens de
puberté précoce, donc avec une connotation différente.
L’introduction
au recueil
indique qu’il s’agit d’une critique du « caractère national des
paysans », dont on trouve des éléments critiques révélateurs
dans la nouvelle :
莫言延续了鲁迅国民性批判的启蒙思想,以“晚熟”两字提炼出“精神胜利法”之外的一种国民性。
Mo Yan a
poursuivi ici l’esprit « des lumières » de Lu Xun pour critiquer
le caractère national ; il a utilisé le terme de « maturité
tardive » en opposition au procédé de « victoire spirituelle ».
Il s’agit
donc, en quelque sorte, du manifesto reflétant l’esprit de
l’ensemble du recueil.
3/ Quant aux
traducteurs, ils étaient deux : François Sastourné et sa
consœur
Chantal Chen-Andro,
traductrice d’une bonne partie des nouvelles, romans et essais
de Mo Yan parus au Seuil (à partir de 2004), sous la direction
d’Anne Sastourné, comme le présent recueil.
Mais –
s’agissant de textes remontant aux années 2000-2010 laissés
inachevés et terminés à partir de 2017 – la question du choix
éditorial reste entière : pourquoi et comment avoir choisi ces
nouvelles ? est-ce l’initiative de l’éditeur (chinois) qui a
littéralement fouillé les tiroirs de Mo Yan pour avoir quelque
chose à publier ? et Mo Yan a-t-il suivi à son corps défendant,
ou avec un certain cynisme ?
Quant à
l’édition française, plusieurs lectrices ont noté une différence
entre les traductions : certaines traductions de François
Sastourné, au lieu de notes en bas de page, comportent des
explications entre crochets, souvent assez lourdes, par exemple
page 165 (Le vieux propriétaire foncier) : « Je l’avais appelé
par son vrai nom Sun Jingxian, que mon professeur principal
avait changé en Zhou Banqing [terme signifiant la moitié d’un
qing, soit cinquante mus, environ 3,35 hectares]… ».
Cela pourrait laisser penser qu’il s’agit d’une erreur dans la
conception du recueil, mais on avait déjà remarqué des problèmes
du même genre dans la traduction du roman « Au
pays du Cerf blanc »,
également au Seuil…
4/ Avis
personnels
Ø
W.
Lei
ouvre les débats par un avis très mitigé, après une expérience
de lecture particulière : après avoir emprunté l’édition
chinoise du livre à la Bulac, elle a commencé à la mi-mars par
les trois premières nouvelles (« La Faucille pour gaucher », «
L’Homme mûri sur le tard » et « Le voleur, le doigt, la fleur
»), puis a interrompu la lecture. Elle a ensuite écouté quelques
nouvelles en format audio avant de reprendre la lecture des
trois dernières (« Grand paix sous le ciel », « Lèvres rouges et
langue verte », « La torche et le sifflet »), juste avant la
séance du club de lecture.
Dans
l’ensemble, ce recueil lui a laissé l’impression d’un style
narratif simple, presque plat (un choix qui semble volontaire),
mais avec des fins souvent brillantes, avec des chutes
percutantes, notamment dans « Le voleur, le doigt, la fleur », «
Grand paix sous le ciel » et « Lèvres rouges et langue verte ».
Un autre trait marquant est la volonté manifeste de l’auteur
d’insérer, dans presque chaque nouvelle, des réflexions
philosophiques ou des morales. Cela se reflète dans les réseaux
sociaux chinois : avant même de lire le livre, elle était
souvent tombée sur des articles ou des posts avec des intitulés
du genre « Les morales tirées du Wanshu de ren de Mo
Yan ».
Cependant, bien que ces morales invitent à la réflexion, elles
manquent parfois d’originalité, reprenant des maximes de sagesse
assez classiques. Le fait que l’auteur mette ces idées
philosophiques dans la bouche des paysans paraît en outre
souvent artificielle, voire forcée.
W. Lei
a regardé une conférence de presse donnée à la sortie du livre
en Chine qui contient des éléments très intéressants et l’a
aidée à mieux comprendre la genèse du recueil et les intentions
créatives de l’auteur :
https://www.youtube.com/watch?v=vwpdNuA6EOE
Pour ce qui
concerne chaque nouvelle, ses avis sont très divers :
• « La
Faucille pour gaucher » ne lui a pas semblé particulièrement
captivante, sans réelle nouveauté stylistique par rapport aux
œuvres précédentes de Mo Yan.
• Dans «
L’Homme mûri sur le tard », le personnage principal, Jiang Er,
est très intéressant, et le terme Wanshu de ren
n’apparaît qu’à mi-parcours du récit, ce qui en fait une
construction narrative assez originale.
• « Le voleur,
le doigt, la fleur » est son récit préféré, c’est à partir de
là que W. Lei a réellement ressenti le charme de
l’écriture de Mo Yan ; l’histoire, les personnages, les
retournements de situation et la fin ouverte sont remarquables.
• Dans « Grand
paix sous le ciel », le récit de la libération des doigts
coincés dans la gueule de la tortue est drôle, mais traîne un
peu en longueur. La fin, avec l’éloge collectif des caractères «
Grand paix sous le ciel » gravés sur la carapace de la tortue,
bien qu’ironique, est un peu abrupte.
• Dans «
Lèvres rouges et langue verte », il y a une opposition
stylistique entre le langage semi-classique du début et
l’irruption brutale du personnage féminin principal, Gao Can,
une paysanne venue pleurer la mort de son père, ce qui crée un
contraste saisissant. Le personnage de Gao Can est vulgaire,
opportuniste, sans morale, mais aussi tragique : elle a connu la
misère au point de vendre ses enfants ; arrivée à la
soixantaine, elle est persuadée à tort d’avoir trouvé la clé du
succès. Le titre est très évocateur : les « lèvres rouges »
symbolisent la vitalité, la sympathie, tandis que la « langue
verte » évoque l’image du fantôme dans la culture chinoise.
• « Torche et
sifflet » est pour W. Lei l’histoire la plus déchirante
du recueil. Comme le dit Mo Yan dans le texte : « Sept :
j’aurais voulu m’arrêter là, car je n’ai même plus le courage
d’y repenser… » (« 七:写到这里,我真想就此结束,因为接下来的事情,我连回忆的勇气都没有... »,
p.349). Le décès serein de la Troisième tante à la fin du récit
l’a bien plus bouleversée que son geste héroïque d’aller tuer
toute la troupe de loups. De plus, deux autres détails l’ont
particulièrement touchée : les noms poétiques des différents
sifflets du Troisième oncle, ainsi que l’incendie au début du
récit, rappelant le film Cinema Paradiso. Cependant,
contrairement au film, ici, le drame est total.
Pour conclure,
elle a trouvé que ce recueil de nouvelles présente des qualités
indéniables, mais que certaines histoires rappellent des motifs
déjà présents dans les œuvres antérieures de Mo Yan. Après son
prix Nobel, les attentes des lecteurs sont très élevées, ce qui
explique peut-être une légère déception.
Ø
Laura
annonce d’emblée qu’elle n’est pas « fan » de Mo Yan, qu’elle a
reçu les traducteurs
à la librairie à la sortie du recueil, en février 2024, mais
qu’elle n’avait lu qu’une nouvelle
« pour tester »,
ce qui ne l’avait pas incitée à continuer… Elle a cependant
repris sa lecture
pour le club.
Pour elle, il
s’agit d’un phénomène éditorial, qui ramène à la question posée
au départ : les relations de Mo Yan avec son éditeur (chinois).
En fait, elle a lu un recueil de textes très courts intitulé
« Mon Gaomi » (《我的高密》),
où elle a retrouvé un contenu similaire, mais dans une forme
différente, plus légère (dans le genre suibi
随笔 « au
fil de la plume »).
En octobre
2024 est sorti le roman de science-fiction annoncé par Mo Yan et
il porte le même titre que le roman « Ball Lightning » (qiúzhuàng
shǎndiàn《球状闪电》)
de
Liu Cixin (刘慈欣)
paru en 2004.
[Mais, chez Mo
Yan, ce n’est pas un roman, ce sont trois récits différents,
dont le premier a donné son titre au recueil.]
Laura signale
que Mo Yan a aussi publié un recueil de nouvelles inspirées par
Pu Songling (蒲松龄),
le maître de l’étrange selon son traducteur André Lévy : « Les
histoires étranges, super étranges de Mo Yan » (《莫言的奇奇怪怪故事集》).
[C’est en
trois parties : les animaux super étranges (奇奇怪怪的动物),
les gens super étranges (奇奇怪怪的人)
et les faits super étranges (奇奇怪怪的事).
C’est alléchant, mais ce n’est pas (encore) traduit, ni même en
anglais.]
Oui, dit
MRC, dans son discours de réception du prix Nobel [Les
conteurs],
Mo Yan parle de Pu Songling comme du grand ancêtre, dans son
pays natal, qui est très doué pour raconter les histoires. Et il
est vrai qu’il y a certaines similitudes avec les nouvelles de
Mo Yan.
Ø
MRC,
pour sa part, a vu la pièce de Mo Yan « Crocodile »
(《鳄鱼》)
la dernière fois qu’il était
à Wuhan ; la pièce était donnée dans le grand théâtre de la
ville. Il l’a trouvée terriblement
longue (3 heures) et ne l’a pas beaucoup appréciée. En revanche,
le recueil de nouvelles a
été pour lui une découverte, et il en garde une impression
plutôt favorable. Il a lu les récits
avec intérêt, et d’abord pour leur diversité :
-
Certaines des nouvelles sont des récits anecdotiques, par
exemple « Grande Paix sous le ciel » ;
-
Certaines racontent une histoire intrigante, par exemple, « Le
voleur, le doigt, la fleur » - c’est un peu comme un
polar, mais après l’avoir lu, il nous reste toujours plusieurs
possibilités quant à celui qui pourrait être le vrai voleur ;
-
D’autres se focalisent sur un personnage : le poète Jin Xipu (诗人金希普)
et le cousin Ning (表弟宁赛叶)
(regroupés en français dans une même nouvelle) ;
-
D’autres encore décrivent une scène particulière comme « Bains
publics et lits rouges », qui dépeint une scène de
bains publics et de massage, relevant de la culture populaire en
Chine.
Chaque
nouvelle présente certains aspects du district nord-est de
Gaomi, l’ensemble donnant une vision tridimensionnelle,
panoramique de ce lieu. Cependant, cela reste un espace
relativement fermé, et bien que les personnages soient très
différents, ils partagent malgré tout des points communs. Quels
points communs ? Le plus évident, sans doute, est une vitalité
débordante : chacun s’efforce de réaliser quelque chose, de bien
se nourrir, d’obtenir la richesse, de poursuivre les femmes, de
maintenir sa réputation et son honneur, tout en se battant entre
eux.
Cependant,
quelques nouvelles l'ont plus marqué que d’autres, et en
particulier :
- « Le voleur,
le doigt, la fleur » : histoire intrigante certes, mais qui
permet d’entrevoir à quoi ressemble l’association des écrivains
en Chine. On pourrait croire que les membres de l'association
sont tous des intellectuels très cultivés, mais dans cette
nouvelle, on y trouve des gens de tous horizons, avec les désirs
les plus bruts.
- « Grand paix
sous le ciel » et « Lèvres rouges, langue verte » : ces deux
nouvelles mettent en lumière certains phénomènes récents de la
Chine d’aujourd’hui. Par exemple, les comptes officiels WeChat :
leur influence peut rivaliser avec celle des grands médias
traditionnels, ils sont devenu un nouveau champ de bataille de
l’opinion publique. [cf l’opinion publique sur internet :
网络舆情]
Autre exemple
: face aux policiers, les gens tournent avec leurs smartphones
des vidéos servant de preuves. Si une vidéo positive est
diffusées en ligne, elle peut être qualifiée de “propagation
d’énergie positive”. En revanche, les vidéos montrant des
aspects négatifs seront considérées comme des “affaires
sensibles” (ou des “crises d'opinion”),
et peuvent avoir un impact décisif sur la carrière
professionnelle de ces policiers. C'est un levier dans le
conflit entre la population et les policiers.
Ø
LLP,
quant à elle, s’est dite d’emblée plutôt rétive à l’écriture de
Mo Yan : elle a lu « Le Pays de l’alcool » (《酒国》)
en 2008 et l’a trouvé d’un réalisme « dégueulasse », en trouvant
insupportable le plaisir de l’auteur à nous « mettre le nez »
dans des détails saumâtres. Il est vrai qu’elle a trouvé très
dure l’écriture de Yan
Lianke (阎连科)
dans « Les
quatre livres » (《四书》),
mais c’était différent car il y avait une certaine
distanciation : ce n’était pas présenté comme quelque chose de
vécu personnellement, contrairement à Mo Yan qui se met en
scène, littéralement.
Les nouvelles
de Mo Yan relatent une longue suite de souffrances, avec ce
qu’elle ressent comme une jouissance, une sorte de complaisance
à les confronter avec le lecteur d’aujourd’hui.
Quant au
processus d’écriture, elle le voit comme une éternelle variation
autour d’un thème que vient briser un incident : une « écriture
en spirale », avec des renversements de situation, comme dans
« Bains publics », des destins contrastés, comme dans « Le
voleur », et des éléments modernes, voire précurseurs, comme la
critique d’internet dans « Lèvres rouges ».
Cependant,
cette écriture comporte des éléments nettement
autobiographiques, et même une présence affichée de l’auteur,
représenté comme personnage à part entière, en son nom propre.
C’est l’univers de Gaomi vu par Mo Yan en en faisant son univers
personnel. En ce sens, (se) demande LLP, peut-on parler
d’autofiction ?
[L’autofiction
se définit comme genre littéraire entre récit réel de la vie de
l’auteur et récit fictif visant à explorer une expérience qu’il
a vécue. Au-delà des diverses formes qu’elle peut prendre,
l’autofiction se veut fondamentalement outil de quête
identitaire, en laissant une place importante à l’expression de
l’inconscient. C’est Michel Butor qui en est le pionnier
revendiqué, avec son Portrait de l'artiste en jeune singe,
paru en 1967, soit dix ans avant que Doubrovsky n’invente le
terme en se l’appropriant. Mais La Recherche de Marcel
Proust appartient au mythe fondateur de ce genre littéraire.
Il semble donc
que les nouvelles de Mo Yan, même si elles sont largement
autobiographiques, ne puissent être considérées comme
autofiction ; comme il l’a dit lui-même, elles relèvent de l’art
narratif lié à celui du conteur.]
Ø
Lingling
a elle aussi une expérience très personnelle de Mo Yan : pendant
ses études, elle avait lu « Beaux seins, belles fesses » (《丰乳肥臀》),
qu’elle avait bien aimé, puis « La dure loi du Karma » (《生死疲劳》)
qu’elle avait eu « du mal à digérer ». Pour le club, elle a
seulement lu la nouvelle « Lèvres rouges, langue verte »,
toujours en chinois.
C’est une
narration actuelle, mais qui finalement revient au passé, avec
un renversement de situation qui fait apparaître sous un autre
jour le personnage de Tan Guiying (覃桂英),
devenue chef de file révolutionnaire, « grande conseillère » (“高参”)
à l’éloquence reconnue à Gaomi et recyclée sur le net ; on
s’aperçoit que, sous ses dehors de femme émancipée et très
active, elle est en fait un personnage retors qui a vécu
d’arnaques – quelqu’un « dont il faut se méfier », dit le père
du narrateur-auteur au début du récit. Il faut toute la nouvelle
pour l’expliquer.
Ce que
Lingling a bien aimé, ce sont les « rumeurs » colportées sur
WeChat : très actuel ! Malgré tout, et en dépit de la superbe
chute finale, elle a trouvé le récit un peu bancal, manquant de
continuité, proche du patchwork, avec en outre beaucoup de
clichés. En revanche, elle a bien aimé l’image de l’abricotier
qui a poussé sur la tombe de l’institutrice Li Shengjie (李圣洁)
– abricotier et non prunus ou pêcher, plus usuels (mais le nom
Li a déjà le sens de prunier).
Elle en offre
deux expressions :
-
桃李满天下
táolǐ mǎntiān
xià :
partout sur la terre prunes et pêches
(où prunes et
pêches désignent des élèves : l’expression est utilisée pour
féliciter un professeur qui a formé de nombreux brillant élèves)
-
桃李不言,下自成蹊
táolǐ bù yán,
xià zì chéng xī :
pruniers et pêchers sont muets, des chemins se forment
naturellement sous leurs branches.
(une personne
de valeur n’a pas besoin de se vanter, sa réputation se
construit d’elle-même).
Ø
Quant à
Dorothée, elle a envers Mo Yan une grande reconnaissance
car c’est grâce à lui qu’elle a découvert le club de lecture et
qu’elle y est venue. [C’était
en octobre 2018, au Centre culturel de Chine,
pour le roman
Grenouilles (《蛙》)
et les nouvelles du recueil
Chien blanc et balançoire 《白狗秋千架》].
Elle a lu ensuite « La mélopée de l’ail paradisiaque » (《天堂蒜薹之歌》)
qui lui a laissé un souvenir pas paradisiaque du tout.
Pour en venir
aux nouvelles du présent recueil, elle avoue avoir un problème
de mémorisation des personnages et des détails malgré les notes
manuscrites qu’elle prend au fil des pages. Mais, dans
l’ensemble, elle a trouvé intéressant le rapport à la campagne,
vue de la ville, tout en ayant eu, comme Lingling, un
sentiment de puzzle, de textes sortis d’un fond de tiroir, avec
malgré tout des moments de poésie, dès la première nouvelle.
Elle a eu un coup de cœur pour le personnage du poète raté, et
l’étonnement de voir la nouvelle « Lèvres rouges » aussi
actuelle, dix ans plus tard. Outre l’autodérision constante,
l’ont tout particulièrement frappée :
- le sexisme
dans la nouvelle « Le voleur… »,
- la lutte des
classes dans « Un teigneux »,
- le
symbolisme du bol d’eau sucrée dans « En attendant Moïse »,
- le motif
permanent de la santé comme une sorte de fil narratif en continu
[santé liée à la faim].
En outre,
chacune de ses nouvelles comporte une morale insérée dans la
narration, mais cette morale est comme plaquée sur le texte, mal
amenée et mal intégrée, ce qui vient renforcer le sentiment de
patchwork reconstitué pour les besoins de l’éditeur, et du
lecteur.
Ø
Sylvie,
pour sa part, n’avait pas grande envie de lire ces nouvelles,
mais elle en a apprécié quelques histoires – dont le regard du
propriétaire foncier dans la nouvelle éponyme et la bizarrerie
de la nouvelle « En attendant Moïse » où l’ancêtre chrétien du
village a disparu en laissant ses descendants dans la misère.
Donc pas très chrétien…
Ø
Christiane
a lu ces
nouvelles avec beaucoup d’attention et sans a priori négatif,
même si la lecture du roman « Le pays de l’alcool » l’a laissée
perplexe. Elle n’a pas eu le même sentiment, en lisant les
romans de Mo Yan, que celui exprimé par LLP.
Ce qu’elle a
particulièrement apprécié dans le recueil, c’est d’une part la
galerie de personnages, tous différents et très vivants, et
d’autre part la diversité de ton sur fond de satire politique
larvée.
- Humour
constant, par exemple dans « Le voleur, le doigt, la fleur » -
au villageois Hu Dongnian (胡东年)
auquel une journaliste remarque qu’il est riche (après avoir vu
le gros portefeuille qu’il a sorti pour chercher une carte),
celui-ci répond : « Je suis pauvre au point qu’il ne me reste
que de l’argent » (“哥穷得只剩下钱了”).
Expression courante aujourd’hui, remarque Lei.
[On a ainsi
l’impression d’expressions courantes recyclées au fil des pages,
au même titre que les citations récurrentes des opéras modèles –
autre manière de replacer les personnages dans leur contexte,
nourri de ces opéras]
- Humour qui
vire à l’autodérision, avec des images fortes, dans « Un homme
mûri sur le tard », par exemple « cul terreux qui parle comme un
cul terreux, qui fouette comme un œuf de cent ans mariné une
nuit dans de la purée d’ail, une odeur qui frappe même l’âme. »
(您土鳖人讲土鳖话犹如臭鸡蛋拌上隔夜的蒜泥气味独特冲击灵魂)
[propos
ironiques de Jiang Er légèrement éméché, dits d’un trait,
pratiquement sans ponctuation dans l’original].
- Réalisme
souvent cruel, en particulier dans les descriptions des
personnages, comme au début de « Bains publics » : « Chauve, le
regard trouble, le nez rouge, deux fausses dents terriblement
usées, la peau du cou distendue, un bedon de général, un
appareil génital qui pendouillait lamentablement, des jambes
maigres et arquées. » [ici aussi sans ponctuation : 秃顶浑浊的目光红鼻头两颗磨损严重的假牙脖子上的皮耷拉着将军肚垂头丧气的生殖器细而罗圈的双腿。]
- Et malgré
tout, une certaine émotion fait parfois surface, à l’évocation
du vieux forgeron, par exemple, dans la première nouvelle.
Christiane
a
bien apprécié le style qu’elle a trouvé très vivant :
- proverbes
inventés, jeux de mots sur les caractères et citations douteuses
(Mencius dans « Lèvres rouges », par exemple ;
- importantes
digressions, avec interpellations du lecteur (Qu’en
dites-vous ?),
- aspect
documentaire sur les mille détails de la vie quotidienne,
autrefois (superstitions et usages, par exemple concernant les
mariages et les funérailles) et aujourd’hui (art des relations,
références à WeChat)
- art narratif
avec renversements de situations, et de statut (comme dans
l’histoire du forgeron).
Au total, elle
a bien aimé tout l’aspect satirique : peinture de l’art de
contourner les règles (avoir trois enfants en dépit du planning
familial, puis se débrouiller pour les intégrer), dénonciation
de la pollution (de l’usine chimique dans « Lèvres rouges »),
critique des discriminations contre les paysans et contre les
injustices sociales, dénonciation aussi du pouvoir de la
propagande (modèle Dazhai).
Ø
Giselle
a été très contente de retrouver Mo Yan après la première
découverte de « Chien blanc et balançoire ». Elle partage l’avis
de Christiane sans avoir grand-chose à ajouter – sauf
peut-être pour souligner l’émotion ressentie en lisant
l’histoire de la Troisième tante, dans la dernière nouvelle « La
torche et le sifflet ».
Elle en
profite pour proposer dans la foulée la lecture d’un autre prix
Nobel « chinois » qui n’a encore jamais été au programme du club
de lecture :
Gao Xingjian (高行健).
Label controversé, est-il tout de suite remarqué : il est bien
d’origine chinoise, mais il était naturalisé français quand le
prix lui a été décerné. Mais cela n’enlève rien à l’intérêt de
son œuvre pour le club, à commencer par « La montagne de l’âme »
et, ajoute Laura, les nouvelles du recueil « Une canne à pêche
pour mon grand-père » (《给我老爷买鱼竿》),
voire son théâtre… Proposition entérinée et notée.
Ø
Il
restait à Guochuan de conclure la séance. Elle l’a fait,
sans trop vouloir revenir sur l’humour, en comparant Mo Yan et
Lu Xun,
et surtout les
nouvelles de Lu Xun.
Mo Yan
lui-même en cite une dans « En attendant Moïse », quand (par.
XI) l’auteur-narrateur voit apparaître Ma Xiumei (马秀美) ;
il l’avait imaginée « toute voûtée, plus fluette qu’une
allumette, aussi fruste dans ses manières que la belle-sœur
Xianglin » (我想象中她应该腰背佝偻、骨瘦如柴像祥林嫂那样木讷).
Belle-sœur Xianglin qui est le personnage tragique de la
nouvelle de 1924 de Lu Xun : « Vœux de bonheur » ou « Le
Sacrifice du Nouvel An » (Zhùfú《祝福》),
première nouvelle du recueil « Errances » (《彷徨》).
[voir
l’analyse dans la
page sur les nouvelles
de Lu Xun]
Comme Lu Xun,
Mo Yan dénonce l’oppression des plus faibles par les plus forts,
détenteurs de l’autorité. Mais, dans le cas de Mo Yan, il s’agit
de vraies histoires du village, quelque peu fictionnalisées, et
dans le cas de la nouvelle « En attendant Moïse », contée même à
la première personne pour renforcer l’impression de réel.
Comme Lu Xun
il y a un siècle, Mo Yan s’élève dans ses nouvelles contre les
superstitions et usages qui contribuent à la préservation des
injustices et de l’oppression des plus faibles dans la société
villageoise, et chinoise plus généralement.
________
La séance
s’est achevée sur le trottoir, devant la librairie, par une
joyeuse dégustation des « moustaches de dragon » dont le vent
s’est chargé de disperser les miettes.
Prochaines
séances :
Le mercredi
18 juin 2025
Séance
consacrée au souvenirs de
Yan Lianke (阎连科) dans
deux recueils traduits par Brigitte Guilbaud et parus aux
éditions Picquier :
- Elles (《她们》),
2022.
- L’enfant de
Tianhu (《田湖的孩子》),
2024.
Le mercredi
2 juillet 2025
Séance hors
programme qui se tiendra chez Marion, à son invitation,
et permettra un dernier échange de vues avant les vacances.
Crises
d’opinion ou yuqing weiji (舆情危机).
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