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Club de lecture de littérature chinoise (CLLC)

Compte rendu de la séance du 12 mars 2025

et annonce de la séance suivante

par Brigitte Duzan, 17 mars 2025 

 

Cette troisième séance de l’année 2025 était consacrée aux « Notes diverses sur la capitale de l'Ouest » (西京雜記), de Liu Xin (劉歆/刘歆), texte établi, traduit et annoté par Jacques Pimpaneau, Les Belles Lettres, Bibliothèque chinoise, 2016 [1].

 

 

 

 

L’idée de programmer ce texte au club de lecture avait une double source : d’une part la visite de l’exposition du Musée Guimet (qui s’est achevée le 3 mars) initialement intitulée Chang’an, resplendissante capitale de l’empire Tang, et d’autre part le séminaire sur le Baopuzi (《抱朴子》) de Ge Hong (葛洪) au Collège de France, dans le cadre de la chaire d’Anne Cheng, lectures par Béatrice l’Haridon commencées en 2023 et poursuivies jusqu’en 2025. En effet, comme le précise l’introduction de Jacques Pimpaneau, ainsi que la postface de Ge Hong traduite par Béatrice l’Haridon qui figure à la fin du volume des Belles Lettres, le manuscrit de ces « Notes » provenait à l’origine de la bibliothèque de la famille de Ge Hong (283-343, ou 363) – éminent lettré de la dynastie des Jin suivant la période des Trois Royaumes [2]

 

L’impression d’ensemble était une joie de lecture, inattendue car c’était la première fois qu’était programmé au club un texte aussi ancien.

 

Ø  Laura était en congé mais avait rédigé auparavant un « coup de cœur » soulignant le plaisir du voyage dans le temps au fil des 138 notules du texte, dans le plus parfait désordre, révélant une ville fastueuse mais recélant derrière les somptueuses façades complots, rumeurs et violence.

 

Elle souligne aussi l’appareil critique qui donne toute la valeur à cette édition : avant-propos de Damien Chaussende, introduction et innombrables notules du traducteur, qui tiennent parfois autant de place que le texte lui-même et forment un ensemble de commentaires explicatifs inestimables, en particulier sur tous les personnages évoqués.

 

Ø  Dorothée MS a trouvé pour sa part que le plaisir commençait avec le livre lui-même, un bel objet, agréable à tenir dans la main, puis se poursuivait en découvrant toutes les notes du traducteur, comme un livre dans le livre. Certaines des descriptions lui ont rappelé des expositions, l’exposition de 2016 sur le jade au musée Guimet, par exemple, pour ce qui est des armes et autres objets de l’empereur décrits dans le texte.

 

Elle a été frappée par le luxe des ornements, en particulier par les éventails en plumes de martins pêcheurs, dans des couleurs bleu-vert extraordinaires, et ce d’autant plus que l’oiseau est aujourd’hui parmi les espèces protégées. Et puis elle a été arrêtée par l’évocation du palais « de Sans-Souci » [traduction de 忘忧之馆, littéralement « le palais qui fait oublier les soucis », notule 97], évocation qui l’a aussitôt ramenée des années en arrière, à Berlin…

 

Ø  Christiane P. a particulièrement apprécié qu’il ne s’agisse pas d’histoire événementielle, mais d’anecdotes, sur les thèmes les plus divers, avec de telles précisions dans les descriptions qu’elle en a imaginé l’utilité pour les réalisateurs de cinéma et de feuilletons télévisés.

 

Le thème principal est le luxe : faste de la vie quotidienne, splendeur des parcs et beauté du moindre objet artisanal, les pierres à encre par exemple, ou les nattes de jade, les parfums à toute heure du jour et de la nuit et les éventails à sept roues pour lutter contre la canicule (notule 28). On réalise qu’il y avait déjà à l’époque des fenêtres en verre ! Les détails permettent une vision précise des us et coutumes du quotidien : ainsi l’empereur avait une table basse en jade, couverte en hiver de brocart de soie, mais les nobles, eux, n’avaient droit qu’à une table en bambou, couverte de feutrine en hiver, car la soie était réservée à l’empereur… On a des descriptions très précises des jeux, le jeu de go en particulier. Lors des concours de poésie, les perdants sont condamnés à boire des pichets de vin, les meilleurs sont récompensés par des rouleaux de soie.

 

Christiane également beaucoup aimé les descriptions des fêtes, des banquets et des chasses. Mais un détail l’a frappée (notule 105) : l’évocation du personnage qui élevait des faisans sauvages pour qu’ils attirent leurs congénères, si bien qu’ensuite il pouvait les tirer sans difficultés. Cela lui a rappelé la coutume qu’elle a vu pratiquer en Sologne, de lâcher des animaux élevés en captivité à la veille d’une chasse.

 

Les mentalités l’ont particulièrement intéressée. Par exemple les excès de piété filiale de l’empereur Gaozu : comme son père se morfondait à la cour, il lui fit construire toute une ville semblable au bourg d’où il venait, avec les marchands, les bouchers les vendeurs de galettes et les combats de coqs qu’il aimait ; il y fit même transporter le temple du dieu du sol (notule 40) ! Les descriptions ne sont pas sans une pointe d’humour, par exemple quand il s’agit de prouver que le fils du prince de Liang était trop jeune pour se marier, contrairement à ce que prétendait l’impératrice douairière ; quand il se prend les pieds dans la barre de seuil et en perd une chaussure, l’empereur convient qu’il est effectivement trop jeune et en informe sa mère (notule 100).

[et c’est d’autant plus subtil qu’il s’agissait en fait d’affaiblir la lignée du prince de Liang, frère de l’empereur, en mariant son fils très jeune, ce qui n’est que suggéré entre les lignes.]

 

Ce qu’elle a également trouvé savoureux, ce sont toutes les descriptions de superstitions, de pratiques magiques, des présages et des rêves. Les rêves ont un pouvoir performatif ; les présages sont importants pour déterminer la voie à suivre, pour légitimer un souverain, mais aussi pour prévoir les événements du quotidien, la visite d’un visiteur, annoncée par une pie, par exemple : étant réponse à la vertu de certains hommes, « un présage est un trésor en lequel on peut avoir confiance » est-il dit (notule 85)… « sans la confiance en ce trésor qu’est un présage faste, comment pourrait-on obtenir le trône par le seul usage de la force ! ».

 

Elle a trouvé intéressant le mode de raisonnement et de preuve, par anecdotes, précédents et analogies. Par exemple pour la détermination de l’aîné et du cadet lors de la naissance de jumeaux (notule 86). Mais elle a été frappée par la violence des comportements, et en particulier chez les impératrices, l’impératrice Lü tout particulièrement : comme elle voulait faire assassiner le prince de Zhao qui partageait la chambre de l’empereur, elle le fit étouffer un jour que l’empereur était parti à la chasse ; l’empereur fit couper à la taille l’homme de main qui l’avait tué, mais à l’insu de l’impératrice est-il précisé - de toute évidence il avait peur qu’elle se venge.

 

[L’impératrice Lü Zhi (呂雉), épouse de l’empereur Gaozu (高祖), avait la réputation d’une femme puissante et cruelle. Après la mort de l’empereur, leur fils devint l’empereur Huidi (惠帝). Mais c’était un être faible qui ne s’intéressait pas aux affaires de l’Etat, c’est donc Lü Zhi qui exerça le pouvoir véritable. Elle fit tuer la concubine favorite de l’empereur défunt qui représentait une menace car son fils avait été le prétendant au trône du vivant de l’empereur, et elle concentra le pouvoir entre ses mains en gouvernant avec l’aide de son clan. Après la mort de son fils, elle plaça successivement sur le trône deux empereurs en bas âge, ce qui lui permit de continuer à gouverner pendant 16 ans. Elle est reconnue pour ses capacités à administrer le pays, et elle est la première femme, dans l’histoire chinoise, à avoir détenu seule le pouvoir aussi longtemps. Il est caractéristique de la voir dénigrée dans l’histoire officielle.]

  

Ø  Sylvie D dit avoir « picoré », une note puis une autre, en savourant la richesse des descriptions, des arbres et des textiles en particulier. Pour ceux-ci, elle a été impressionnée par la description des rouleaux de soie préparés pour faire des cadeaux (notule 17), avec le moindre détail des broderies sur brocart et sur satin damasquiné.

 

[ce qui représente aussi une prouesse de traduction, autant pour les noms des différents arbres et noms d’animaux que pour les nombreux types de tissus et de broderies.]

 

Ø  LLP a partagé le même émerveillement pour les descriptions et les anecdotes, ainsi que les portraits de personnages, mais a apprécié le texte comme un véritable document historique, et d’ailleurs, d’après l’introduction, ce seraient les notes que n’auraient pas retenues Bang Gu (班固) lors de sa compilation du Livre des Han (le Hanshu《漢書》/《汉书》 ) [3]. L’ont particulièrement retenue et frappée, d’abord, toutes les descriptions du faste des palais.

 

- La description de la notule 24 du luxueux palais Zhaoyang (昭阳殿) de Zhao Zhaoyi (赵昭仪), la sœur cadette de Zhao Feiyan (赵飞燕), concubine de l’empereur Cheng (成帝), puis impératrice - la notule 29 décrivant les cadeaux somptueux envoyés par Zhaoyi à sa sœur quand elle fut élevée au rang d’impératrice.

- La liberté sexuelle : description des ébats de Zhao Feiyan, notule 39, «plus d’une dizaine de jeunes gens déguisés en fille entraient chaque jour dans les appartements impériaux du palais et elle se livrait avec eux à des ébats sexuels sans un instant de répit », topos qui sera repris pour critiquer Wu Zetian sous les Tang.

- Le raffinement des réceptions, en lien avec la poésie.

- La description des instruments de musique dont certains représentent une véritable prouesse technique (notule 74).

- L’énumération des plantes et arbres fruitiers : la notule 27 donne un catalogue détaillé des arbres du parc impérial. On a de même des énumérations de noms donnés aux animaux, ainsi ceux des « neuf chevaux remarquables » de l’empereur Wen, fils de Gaozu (notule 35), ou les noms des chiens de chasse de la notule 106. Les princes faisaient des dépenses considérables pour les animaux, tel (notule 59) le Prince Gong de Lu qui aimait les combats de coqs et autres volatiles, qui élevait des paons et des hérons et qui dépensait deux mille boisseaux de céréales pour nourrir toutes ces bêtes. Animaux qui avaient en outre des accessoires somptueux, en particulier les chevaux : « L’empereur fit faire des selles en jades de couleur rose incrusté d’or, d’argent et de cuivre jaune » (Notule 36).

Christiane P. se demande d’ailleurs comment les chevaux pouvaient supporter des selles de jade !

 

Outre le luxe, LLP a aimé toutes les précisions sur les pratiques funéraires et les superstitions :

- La description du mobilier funéraire et les détails des tombes pillées par un prince (notules 125 à 131)

- Les pratiques funéraires, dont mention d’une première auto-épitaphe et du rapatriement du corps du défunt dans son pays natal ; il était même possible de demander une retraite anticipée de manière à « rapatrier ses os » de son vivant pour limiter les dépenses, explique Jacques Pimpaneau dans la note 179 !.

- Le passage sur le Yin et le Yang et leur influence sur les saisons et la météo, en citant Dong Zhongshu (董仲舒), le grand spécialiste de la pensée Yin/Yang sous les Han (notule118) : « Tout en étant différents, Yin et Yang forment une seule même énergie. »

- Parallèlement, il est aussi fait référence aux éléments surnaturels, et aux animaux en particulier : le « renard blanc » qui apparait au prince pilleur de tombe dans la notule 131, mais surtout les dragons, par exemple : « Lorsque le fleuve jaune rompit ses digues à l’embouchure de la rivière Huzi, un dragon et neuf de ses enfants à sa suite entrèrent dans la rivière en remontant le courant » (notule 53) – inondation qui a effectivement eu lieu, en 132 av. J.C. précise Pimpaneau. Ou encore (notule 56) : en 188 av. J.C. eut lieu un orage sur une montagne qui provoqua un immense incendie, des milliers d’arbres furent brûlés, et par la suite les habitants du lieu trouvèrent là « un squelette de dragon et deux de dragons aquatiques » (家人就其间得龙骨一具,鲛骨二具).

 

La distinction entre dragon et dragon aquatique ici suscite des questions car Jacques Pimpaneau précise juste (dans sa note 130) que « les dragons aquatiques pouvaient provoquer des inondations ». En fait, explique W. Lei, ce sont deux dragons différents : lóng (/) et jiāo (), ce dernier étant le dragon pouvant provoquer des inondations [4].

 

L’infinie précision de la langue est aussi ce qui a frappé LLP dans ce texte, avec l’utilisation de caractères rares, par exemple dans la description des chevaux de l’empereur Wen (notule 35), comme l’explique Jacques Pimpaneau (notes 93 et 94),  le caractère piào (/) désigne « un cheval à la robe jaune et à la crinière blanche », et le caractère liú (/) « un cheval roux à la crinière et la queue noires ». Précision du même genre encore dans la dernière notule (138) : le caractère () désigne à la fois le jade brut et la viande de souris pas encore sèche, et le caractère shuò () le premier jour du mois, mais aussi le timon d’un char. Tout cela juste pour souligner la nécessité de faire des distinctions !

 

[Et Jacques Pimpaneau d’ajouter en note une anecdote tirée des « Stratagèmes des Royaumes combattants » (Zhanguoce《战国策》) [5] qui donne une étymologie différente de en fonction du lieu, avec des clés différentes : « Les hommes de Zheng désignent le jade brut par le terme de (), les hommes de Zhou quant à eux désignent la viande de souris non séchée par le terme de () » Alors quand un homme de Zhou vient proposer du à un homme de Zheng, et que celui-ci lui voit sortir de la viande de souris, évidemment il décline la proposition… ]

 

Ce qui laisse admiratif devant la traduction et l’érudition du traducteur.

 

Ø  MRC a trouvé intéressant de programmer un tel texte au club de lecture. Il l’a lu dans une édition chinoise alliant le texte original, des commentaires explicatifs et la traduction en chinois moderne.

 

Ces Notes lui ont rappelé, pour l’aspect anecdotes historiques, un livre de Stefan Zweig, très populaire en Chine, qu’il aime beaucoup : « Les très riches heures de l’humanité » (Sternstunden der Menschheit). Cependant, il l’a surtout trouvé comparable aux « Mémoires historiques » (Shiji《史记》) de Sima Qian (司马迁), mais sans le style et la construction qui font du Shiji une véritable œuvre littéraire.

 

Il a d’ailleurs trouvé dans ces « Notes » des anecdotes qui sont aussi dans les « Mémoires historiques », par exemple l'histoire de « Li Guang tirant sur un tigre » : Li Guang, ayant pris un rocher pour un tigre, a tiré sans coup férir pour le tuer et la flèche s'est enfoncée profondément dans le rocher. Après avoir découvert que c’était un rocher, il a essayé de tirer à nouveau, mais sans plus pouvoir enfoncer la flèche dans le rocher. Sima Qian raconte cette histoire sans faire de commentaire, mais il est clair qu’il sous-entend que « lorsque l'esprit est sincère, la force de l'esprit peut percer même un rocher ». En revanche, Liu Xin, lui, commente cette histoire en donnant plusieurs contre-exemples par analogie pour montrer que certaines personnes, bien que sincères dans leur volonté d’accomplir quelque-chose, ne parviennent pourtant pas à le faire car elles manquent de détermination. Cela brise l'aspect idéalisé et héroïque de cette histoire. C’est un autre regard, et on peut préférer celui de Sima Qian.

 

Par ailleurs, les « Notes » évoquent de nombreux personnage intéressants, des belles femme comme Zhaojun昭君,Zhao Feiyan赵飞燕, des écrivains comme Sima Xiangru司马相如, Sima Qian司马迁. Mais celui qui a particulièrement intéressé MRC, c’est Dong Fangshuo (东方朔), car il est très spécial.

 

De manière générale, il se distingue de la plupart des fonctionnaires, car il est très drôle et doué pour improviser rapidement des réparties. Dans les « Notes » de Liu Xin, il y a deux histoires qui parlent de lui : notules 33 et 110.  

 

- Notule 33 : Dong Fangshuo a utilisé une stratégie habile pour sauver la nourrice de l’empereur. Il n’a pas conseillé directement à l'empereur Han Wudi de ne pas la tuer, mais il s'est adressé subtilement à la nourrice en lui disant : « L'empereur a grandi maintenant, comment pourrait-il encore se souvenir de la gratitude qu'il te doit pour l'avoir nourri autrefois ? » Finalement, l'empereur a décidé de lui laisser la vie sauve. Cette stratégie est efficace parce que Dong Fangshuo sait pertinemment que l’empereur n'aime pas qu’on lui donne des conseils, et encore moins des leçons, mais il a été rappelé à son devoir de gratitude envers sa nourrice. Cependant, cette même stratégie aurait peut-être eu un effet inverse sur quelqu’un d’autre et n’a été efficace que parce que Dong Fangshuo connaissait bien l’empereur.

 

MRC rapporte une autre histoire assez similaire qu’il a lue sur le même personnage, mais qui n’est pas dans les  « Notes diverses » : quelqu’un ayant offert à l’empereur Han Wudi du "vin de l'immortalité", Dongfang Shuo l’a bu en totalité avant que l'empereur ait pu y toucher, donc l'empereur furieux a voulu le tuer, mais Dongfang Shuo lui a dit : « J’ai fait cela pour tester l'authenticité de ce vin. Si vous pouvez me tuer, cela signifie que le vin n’était pas véritablement un vin de l’immortalité, mais un faux. Si ce vin était vrai, en revanche, même si vous voulez me tuer, vous ne pourrez pas. » Finalement, l'empereur l'a donc épargné.

 

Alors que presque tous les fonctionnaires, ses collègues, ne font que flatter l'empereur, il ose le contredire sans pour autant l'irriter. Cela montre qu'il est non seulement doué pour improviser des réparties, mais aussi qu'il comprend très bien la mentalité de l'empereur.

 

- Notule 110 : Dongfang Shuo était très doué pour siffler. Chaque fois qu'il sifflait longuement, il soulevait la poussière si haut qu’elle retombait sur les chapeaux.

C’est une histoire très courte et très simple, mais qui montre son habileté dans un jeu que les fonctionnaires traditionnels méprisaient généralement. C'est donc quelqu'un qui ne respectait pas les traditions et ne se souciait pas de ce que pensaient les autres.

 

Une autre anecdote savoureuse le concernant n’est pas mentionnée dans les « Notes diverses » : il utilisait les récompenses et les cadeaux que l'empereur Wu lui accordait pour épouser de nombreuses femmes, chaque nouvelle femme étant abandonnée au bout d’un an et remplacée par une nouvelle. Ceci pour souligner encore qu'il avait une forte personnalité et ne se souciait pas du regard et de l’opinion des autres. Il assumait ses défauts sans les cacher, et n’avait pas l’hypocrisie des autres fonctionnaires qui prenaient eux aussi des concubines, mais ne le faisaient pas de manière aussi ostentatoire.

 

Ø  Zh. Guochuan, pour sa part, a lu le texte original en chinois classique après avoir vainement cherché l’édition bilingue des Belles Lettres à la Bulac : le seul exemplaire de la bibliothèque était déjà sorti… pour le club de lecture !

 

Ce qui l’a frappée, d’abord, c’est la taille de Chang’an à l’époque des Han occidentaux : plus de 240 000 habitants ! Dans le texte, comme Christiane, elle a trouvé amusante, mais pointue, l’explication pour déterminer l’aîné et le cadet de deux jumeaux. Et comme MRC, elle a aimé l’histoire de Dongfang Shuo soulevant la poussière si haut en sifflant qu’elle retombait sur la tête des gens. Elle s’est demandé comment cela pouvait se faire …  Le texte dit : le lettré Dongfang était doué pour siffler (善啸 shàn xiào), et chaque fois qu’il sifflait de manière prolongée (每曼声长啸 měi mànshēng chángxiào), la poussière soulevée tombait sur les chapeaux (辄尘落帽). En fait, c’est le souffle prolongé du sifflement qui soulevait la poussière.

 

Mais ce qui a surtout frappé Guochuan, c’est que, alors que l’auteur donne des descriptions extrêmement détaillées des palais, des parcs, des arbres, des animaux, etc., il évoque des banquets fastueux mais sans donner aucune précision sur les plats qui étaient servis. La cuisine est absente de tout le texte. Cela lui a rappelé un livre dont le titre lui a échappé sur le moment, et dont elle s’est souvenue le lendemain (en envoyant le titre par mail) : c’est le recueil de recettes de Yuan Mei (袁枚), grand lettré de la dynastie des Qing (1716-1797) qui s’est retiré loin de la cour à la fin de sa vie et, rentré chez lui, dans un jardin qu’il s’était fait construire, a écrit des poèmes et récits divers, dont un recueil de recettes (随园食单), traduit en français, par Isabella Henderson, « Recettes du Jardin du Contentement ». C’est évidemment bien plus qu’un simple recueil de cuisine et, bien qu’écrit à une époque bien différente, ce pourrait être le complément idéal pour boucher le trou laissé vacant par Liu Xin.

 

Ø  W. Lei a trouvé le contenu du recueil de Liu Xin extrêmement riche, couvrant une telle variété de domaines qu’il est d’une valeur indéniable.

 

Cependant, sans classification ni organisation thématique, il lui a semblé hétéroclite, et elle a eu l’impression, après une première lecture, d’avoir absorbé une grande quantité d’informations, mais sans qu’il lui en reste grand-chose de précis, mis à part des anecdotes intéressantes. Difficile, par exemple, de savoir quelles concubines, quels lettrés, quels fonctionnaires et quels empereurs avaient vécu à la même époque. Pour mieux clarifier ces aspects, elle a donc entrepris de classer et de réorganiser les 138 notules du texte en fonction de différents thèmes.

 

[et non seulement elle a fait ce travail de classification en chinois, à partir du texte original, mais elle l’a en outre traduit en français, on en a donc une version bilingue qui est maintenant en ligne, en complément du présent compte rendu.]

 

Pour compléter en outre ce qu’on dit les autres membres du club, elle a partagé ses préférences, d’abord parmi les personnages historiques.

 

Personnages historiques préférés

Yang Xiong (notules 42, 64, 71) : brillant lettré passionné par l’étude des dialectes,

Wang Zhaojun (notule 32) : droite et intègre,

Zhuo Wenjun (notule 84) : dévouée à son amour,

Cao Chang (notule 69) : fidèle et loyal,

Gongsun Hong (notule 92) : soucieux de découvrir et former des talents,

Sima Xiangru (notules 43 et 81) : éminent lettré, remarquable notamment en poésie en prose,

Dong Zhongshu (notule 118) : philosophe et original,

L’empereur Han Gaozu (notule 40) : d’une grande piété filiale envers ses parents,

Gu Ao (notule 113) : également exemplaire dans la piété filiale.

 

Œuvre littéraire préférée

Parmi toutes les œuvres littéraires mentionnées dans le livre, celle qu’elle a le plus appréciée est le Fu Niao Fu (《鵩鸟赋》) de Jia Yi (贾谊), c’est-à-dire le poème en prose « La Chouette » (notule 121) [6]. Comme son contenu n’est pas donné dans l’ouvrage, elle l’a recherché et l’a lu en entier, et elle a trouvé que ce poème avait le pouvoir de l’apaiser quand son esprit était trop préoccupé.

En revanche, malgré leur beauté littéraire, elle s’est trouvé moins d’affinité avec les fu destinés à flatter les empereurs et les hauts dignitaires, comme ceux mentionnés dans les notules 97 et 123.

 

Expressions idiomatiques et dictons chinois :

Elle a découvert que de nombreuses expressions idiomatiques et dictons chinois trouvent leur origine dans ce livre. Par exemple :

  • Záo bì tōu guāng” (凿壁偷光) : littéralement « faire un trou dans le mur pour voler la lumière » [du voisin], chengyu tiré de l’histoire de Kuang Heng (匡衡), un jeune avide de savoir mais qui n’avait pas de lampe (notule 46). Cet idiome est très important dans l’éducation chinoise et enseigné dès l’école primaire pour encourager les enfants à aimer l’étude.

  • Jīng chéng suǒ zhì, jīn shí wéi kāi” (精诚所至,金石为开) : « quand on a la force d’âme voulue, même la pierre et le métal peuvent être entamés » (histoire de Li Guang, notule 122), chengyu signifiant que toute difficulté peut être surmontée avec une volonté inébranlable.

  • Nìng dé yī rén xīn, bái shǒu bù fēn lí” (宁得一人心,白首不分离) : expression tirée de la « Complainte des cheveux blancs » (《白头吟》) de Zhuo Wenjun (卓文君), épouse du poète Sima Xiangru (司馬相如), décrivant un amour profond et fidèle, souhaitant qu’il perdure jusqu’à la vieillesse (notule 84).

[Zhuo Wenjun avait été séduite et enlevée par Sima Xiangru, elle avait des raisons de souhaiter qu’il lui reste fidèle et ne prenne pas de concubine].

 

D’autres expressions liées à Zhao Feiyan, mentionnée à plusieurs reprises dans le livre, sont courantes :

  • Shēn qīng rú yàn” (身轻如燕) : « aussi légère qu’une hirondelle » (donc comme Zhao Feiyan).

  • Huán féi yàn shòu” (环肥燕瘦) : expression décrivant la diversité des idéaux de beauté féminine à travers les âges. Elle fait référence à deux beautés : Yang Guifei, voluptueuse sous la dynastie des Tang, et Zhao Feiyan, connue pour sa silhouette mince et légère sous les Han de l’Ouest.

  • Hóng yán huò shuǐ” (红颜祸水) : chengyu habituellement traduit par « femme fatale », signifiant qu’une femme d’une grande beauté (红颜) peut provoquer des calamités (祸水) et être source de troubles.

[chengyu justifiant que les femmes soient limitées à la sphère intime du gynécée].

 

Et enfin, parmi toutes les merveilles et objets précieux décrits dans le livre, ceux que W. Lei aimerait le plus posséder de nos jours sont le brûle-parfum pour la literie pour l’hiver et l’éventail à sept roues pour l’été (notule 28) : le summum du luxe !

 

Ø  Zh. Dengyan a créé un moment de stupeur en dévoilant, comme une cerise sur le gâteau, le livre qu’elle s’était fait apporter tout spécialement de Pékin : une édition du recueil de Liu Xin en chinois ancien et traduction en chinois moderne avec commentaires explicatifs, mais en outre une édition superbement illustrée, en couleur – remarquant au passage que la plupart des illustrations proviennent… de la bibliothèque François-Mitterand ! Stupeur faisant place à l’émerveillement tandis que le livre circule dans les rangs…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dengyan apporte en complément une note d’humour et de bonne humeur en disant son étonnement à voir, justement, toutes ces expressions, coutumes et superstitions trouvées au fil des notules encore très vivantes aujourd’hui, chez elle, dans le Gansu, alors qu’elles datent des Han, il y a plus de deux mille ans !

 

Elle a été impressionnée par les excès que pouvait prendre la piété filiale, dans le cas de l’empereur Gaozu, par exemple, allant jusqu’à faire construire une ville entière pour que son père soit heureux à la cour et s’y sente chez lui (notule 40). Ou l’attention portée aux invités dans le cas de ce lettré vivant modestement, mais traitant ses invités avec faste.

 

Mais c’est surtout la perpétuation des us et coutumes qui l’a frappée. Le rapatriement du corps du défunt, par exemple, dont il est question à propos de Du Ye (notule 78), est une chose à laquelle tient viscéralement sa mère : venue en France rendre visite à sa fille, elle n’avait qu’une peur, c’est de mourir en France, parce qu’elle voulait être enterrée chez elle, selon le dicton courant « la feuille tombée retourne à ses racines » (落叶归根). De la même manière, les superstitions sont toujours vivantes, celles concernant les pies, ou celles touchant à la malédiction qui frappe les femmes nées sous le signe du mouton, une année yang, qui portent malheur à leurs maris - une de ses tantes qui avait perdu son mari jeune étant dans ce cas se l’est vue reprocher toute sa vie : « c’est de ta faute » ! Quant aux calculs complexes pour prédire l’avenir, les dates fastes pour une cérémonie ou les compatibilités entre futurs époux, le suànmìng (算命) dont il est question dans le texte, c’est aussi toujours actuel.

[Calculs très précis, comme ceux de ce Song Zhen (嵩真) de la notule 88 qui avait prédit le jour et l’heure exacte de sa mort, et qui mourut bien à l’heure dite, mais un jour plus tôt… il s’était trompé d’un trait dans un caractère.

LLP dit avoir remarqué, aujourd’hui, la précision des divinations faites par des devins chinois, comparées à celles, bien plus floues, faites par leurs homologues français]

 

Dengyan a rêvé comme tout le monde du luxe de la cour impériale à Chang’an, et s’est amusée des batailles entre concubines, source inépuisable d’histoires pour les feuilletons télévisés. Elle a ri des histoires de magiciens, comme le Ju Daolong (鞠道龙) de la notule 62, magiciens dont aimait à s’entourer le prince de Huainan qui mourut, dit la notule 63, entouré de ses amis.

[histoire à relativiser, comme l’insinue Jacques Pimpaneau dans sa note 138 : en fait le prince en question, petit-fils de l’empereur Gaozu, accusé d’avoir fomenté une rébellion, se suicida. Et se fabriqua lui-même sa légende d’immortel disparu dans une ascension céleste au milieu de ses amis magiciens. C’est aussi ainsi que s’écrivait l’histoire.]

 

Les élites cherchent à se forger une légitimité par des présages qui tiennent aussi de la divination, telle l’impératrice destinée à l’être pour avoir avalé un caillou apporté par une hirondelle. Tout cela tient des fake news, dit en riant Dengyan. Et termine sur l’infinie richesse des prénoms, qui vaudraient à eux seuls un développement, coutume que l’on a conservée aujourd’hui, à commencer par les bébés auxquels il s’agit de donner un premier prénom dérisoire pour qu’ils n’attirent pas l’attention de quelque mauvais esprit.

 

C’est sans doute ce qui contribue au plaisir de lecture de ces Notes : c’est d’y trouver une image satirique tellement actuelle du  monde moderne.

 


 

Prochaine séance :

Le mercredi 9 avril 2025

 

Cette séance sera consacrée au roman de Chan Koonchung (陈冠中) :

- Les années fastes (《盛世》), trad. Denis Bénéjam, préface Julia Lowell, Grasset 2012.

 


 

[2] Voir Des Trois Royaumes aux Jin, légitimation du pouvoir impérial en Chine au IIIe siècle, par Damien Chaussende, Les Belles Lettres, 2010.

[4] Cependant, dans la version des Belles Lettres, c’est un autre caractère que l’on trouve pour jiāo : ,avec la clé du poisson. On trouve les deux caractères dans les textes en ligne. Ce désigne en fait, dans les textes anciens, une sorte de monstre marin, et sert aujourd’hui à désigner les requins, voire les sirènes. Il semble donc qu’il y ait eu une erreur de copie comme cela arrive souvent dans ces textes anciens.

[5] Compilés d’ailleurs par Liu Xiang (劉向/刘向), le père de Liu Xin…

[6] Texte du poème avec commentaires explicatifs, traduction en baihua et analyse : https://baike.baidu.com/item/%E9%B5%A9%E9%B8%9F%E8%B5%8B/9052388


 

     

 

 

 

 

     

 

 

 

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