Club de lecture de littérature
chinoise (CLLC)
Compte rendu de la séance du 15
janvier 2025
et annonce de la séance suivante
par Brigitte
Duzan, 20 janvier 2025
Cette première
séance de l’année 2025 était consacrée à des textes courts de
Lao She (老舍),
à commencer par ses nouvelles :
-
L’homme qui ne mentait jamais
(《不说谎的人》),
trad. Claude Payen, éd. Philippe Picquier, 2003, Picquier poche
2021.
Recueil de 14
nouvelles datant de 1934 à 1939 :
1/ L'homme qui
ne mentait jamais (《不说谎的人》).
1936
2/ Vieille
tragédie pour temps modernes (《新时代的旧悲剧》).
1936
3/
L’ordonnance (《抓药》).
1934
4/ Le crachoir
de maître Niu (《牛老爷的痰盂》).
1937
5/ Les
lunettes (《眼镜》).
1934
6/ Notice
nécrologique (《哀启》).
1936
7/ Un
vieillard sentimental (《老年的浪漫》).
1935
8/ Ménage à
trois (《也是三角》).
1934
9/ La chenille
(《毛毛虫》).
1935
10/ Li le noir
et Li le blanc (《黑白李》).
1934
11/ La mort
d’un chien (《杀狗》).
1939
12/ Buffle de
fer et canard malade (《铁牛和病鸭》).
1934
13/ Le nouveau
Hamlet (《新哈姆雷特》).
1936
14/ Le nouvel
Emile (《新爱弥儿》).
1936
[pastiche de
« Émile ou De l’éducation » de Rousseau (《爱弥儿:论教育》)]
Avec
éventuellement en complément de programme :
- Écrits de
la maison des rats, essais publiés entre 1934 et 1959, trad.
Claude Payen, Philippe Picquier, 2010, Picquier poche 2016.
- La
Philosophie de Lao Zhang (《老张的哲学》),
trad. Claude Payen, Philippe Picquier, 2009, Picquier poche
2011.
Outre la
satire sociale et les souvenirs personnels, ce qui est
particulièrement intéressant ici – à la suite des deux séances
précédentes consacrées à
Qian Zhongshu (钱钟书)
et à
Yang Jiang (杨绛)
- est l’humour de Lao She, mode d’écriture qui était
relativement nouveau en Chine dans les années 1930 : le terme
même de youmo (幽默)
a été inventé en 1924 par Lin Yutang (林语堂)
qui en a promu l’idée, en particulier dans son journal
« Analectes » (Lunyu
论语).
C’est d’ailleurs dans le Lunyu que plusieurs des textes
regroupés dans la version française des « Écrits de la maison
des rats » ont été publiés, dans les années 1930.
Mais les
lectures ont finalement largement dépassé ce cadre, en offrant
une vision contrastée avec d’autres nouvelles d’une froide
sobriété, telles les deux célèbres nouvelles initialement
publiées en 1935 dans le recueil « La mer des cerisiers » (《樱海集》)
et traduites en français par la traductrice récemment disparue
Martine Vallette-Hémery :
« Le croissant de lune » (《月牙儿》)
et « Plus qu’un yuan en poche » (《末一块钱》).
La mer des
cerisiers,
Avis et
notes de lecture
Ø
Absente
car au fond de son lit, Sylvie D. avait préalablement
envoyé quelques notes sur sa lecture des nouvelles qui
fournissaient comme une introduction à la séance :
« J'ai d'abord
été séduite par la première nouvelle, qui donne son titre au
recueil. Je l'ai trouvée très bien racontée, dans un
développement progressif où l’on se prend à observer le héros
Zhou Wenxiang, qui mène une vie sociale globalement confortable,
en se demandant quand il va franchir la limite du mensonge.
Est-ce seulement à la toute fin de l'histoire, quand il déchire
en menus morceaux l'ordonnance que le médecin a écrite pour son
fils ?
Après cette
nouvelle lue avec délice, je me faisais une joie de lire les
autres. Mais les suivantes se sont révélées plus dures...
« Vieille tragédie pour temps modernes » dépeint la décrépitude
progressive d'une famille Chen dont le chef de famille, âgé,
essaie de garder la tradition familiale chinoise envers et
contre tout. Bien que ce personnage semble bénéficier de la
sympathie de l'auteur, l'ensemble m'a laissé une impression de
malaise.
Beaucoup des
autres nouvelles décrivent un moment de la vie d'êtres humains
dans des situations absurdes ou tragiques, dont on a
l'impression qu'il n'ont aucun pouvoir sur ce qui leur arrive.
Ce qui est probablement le reflet de la société chinoise à
l'époque, mais qui traduit une vision très pessimiste de la vie.
Deux m'ont semblé particulièrement dures, celles intitulées « Le
crachoir de Maître Niu » et « Le nouvel Emile » qui tournent à
la caricature, sans aucune empathie, de personnages décidés à
suivre une règle qu'ils se sont donné quelles que puissent en
être les conséquences pour autrui.
En revanche,
les deux nouvelles « La mort d'un chien » et « Li noir et Li
blanc » contiennent au moins un personnage qui a une attitude
volontaire et, dans le cas du personnage du père de Tu Yifu ,
admirable et qui semble admirée par l'auteur. Ces deux nouvelles
m'ont redonné un peu le moral pour continuer à lire les autres.
En résumé,
j'ai donc apprécié le talent de l'auteur, la composition de
chacune de ces nouvelles, et l'art de conclure chacune avec une
petite remarque ou une scène qui indique, en peu de mots, le
sens que l'auteur veut donner à l'histoire qu'il nous raconte,
Mais j'ai trouvé la vision du monde qui se dégage de ces
nouvelles d'un pessimisme qui m'a souvent mise mal à l'aise. »
Ø
Zh.
Lingling
a ouvert la séance viva voce : elle avait lu des nouvelles en
chinois, en commençant par « Le croissant de lune ».
La nouvelle
lui a paru très amère, dans la prise de conscience du caractère
inéluctable de la condition de la femme à qui la société ne
laisse aucun choix, sauf celui de se marier ou de se prostituer
pour vivre – constat qui lui a semblé d’autant plus terrible que
c’est peu ou prou encore le cas aujourd’hui en Chine. Malgré
tout, en dépit de la froideur du ton, de sa distanciation, elle
a trouvé une touche poétique dans les descriptions des
personnages.
Elle a
apprécié les touches d’humour – très léger – dans les autres
nouvelles, comme « Vieille tragédie pour temps modernes », mais
dans l’ensemble, ce qui l’a frappée, c’est que les personnages –
pour la plupart masculins – sont tout aussi dénués de choix que
les deux femmes du « Croissant de lune ». C’est le cas par
exemple du vieux policier du zhongpian (ou novella) « Ma
vie » (《我这一辈子》)
– un simple patrouilleur de rues (xúnjǐng
巡警)
dont la vie n’est qu’une inexorable descente en enfer [comme le
tireur de pousse de la nouvelle qui en est le pendant (Luotuo
xiangzi《骆驼祥子》)].
Ces récits
sont centrés sur les personnages, un peu comme des pièces de
théâtre. Lingling a beaucoup aimé les détails, comme la
description du métier initial du vieux policier, dans « Ma
vie » : il fabriquait des figurines en papier, que l’on brûlait
lors des funérailles et des cérémonies funèbres (tous les sept
jours après le décès), car, fait dire Lao She au vieil homme,
autrefois on n’était pas aussi pingre qu’aujourd’hui, quand
quelqu’un mourait, on faisait les choses en grand. Cela l’a
d’autant plus frappée qu’elle n’a jamais vu faire ça chez elle.
Enfin, elle a
beaucoup aimé l’écriture, et la langue, non la langue classique,
mais un baihua (白话)
[ou chinois vernaculaire] qui est une véritable création, et
particulièrement adapté au sujet.
Ø
Dorothée MS
a lu le recueil « L’homme qui ne mentait jamais » avec une
intérêt croissant, mais avec une préférence pour trois
nouvelles :
- « Le nouveau
Hamlet » pour ce malheureux personnage foncièrement incapable
d’agir, et qu’elle a vu comme une victime, déjà, de la
mondialisation, étant fils d’un marchand de fruits victime des
importations du Japon et de Corée ;
- « Buffle de
fer et canard malade » par sympathie pour « Buffle de fer » et
son idéal dans la vie : « accomplir une grande œuvre sans faire
de remous » ;
- « Un
vieillard sentimental » pour l’analogie de ton qu’elle y a
trouvé avec une nouvelle d’Arthur Schnitzler « Le
Sous-lieutenant Gustel » (Lieutenant Gustl), initialement
publiée en 1901.
Lieutenant
Gustl, édition 1901.
[Insulté par
un maître boulanger, Gustel revoit en pensée sa vie et les
femmes qu’il a connues, et estime que, son honneur étant en jeu,
il n’a d’autre choix que le suicide ; cependant, le lendemain au
réveil, avant de se tirer une balle dans la tête, il va prendre
un café et apprend que le boulanger est mort d’une attaque dans
la nuit ; soulagé, il abandonne son projet de suicide, et se
prépare à se battre en duel dans l’après-midi.
C’est la même
ironie froide que celle de Lao She, une satire grinçante des
fondements de l’Empire austro-hongrois. La nouvelle a d’ailleurs
valu à Schnitzler, d’origine juive qui plus est, d’être démis de
ses fonctions de médecin et officier de réserve. Son pessimisme
dans sa vision de la dégradation des valeurs morales de son
époque, le début du 20e siècle, le rapproche
effectivement de Lao She.]
Ø
LLP
était un peu en porte-à-faux, dit-elle, pour aborder ce
programme car elle n’est pas friande de nouvelles en général,
ayant du mal à retenir le détail des histoires, et jusqu’aux
noms des personnages.
Elle a été
frappée par l’humour très sombre de l’ensemble, et le pessimisme
qui en ressort. Les nouvelles peuvent être classées en trois
catégories relevant de thématiques telles que
introspection, absurde et peinture sociale, mais dans
l’ensemble, les personnages sont victimes de la société, et
tellement malmenés qu’ils peuvent finir par se départir de leurs
exigences morales.
Elle a été
particulièrement sensible à la peinture des femmes, et en
particulier à la satire des accords matrimoniaux comme dans
« Ménage à trois ». Pour le reste, la femme n’a aucune
possibilité de choix, le point culminant étant atteint dans
« Croissant de lune ».
Dans « Vieille
tragédie pour temps modernes », Lao She dépeint une corruption
généralisée et une laideur aussi bien physique que morale, avec
une image de jeu nocturne qui permet de faire tomber les masques
de la journée. Mais ce qui lui a fait le plus « froid dans le
dos », c’est l’enlèvement de l’enfant dans « Notice
nécrologique » et sa mise à mort faute des vingt yuans demandés
pour sa rançon.
Dans toutes
les nouvelles plane l’addiction à l’opium, qui revient
régulièrement comme un leitmotiv. Contrairement au roman de Qian
Zhongshu, ce n’est pas seulement de l’élite sociale dont il est
question, mais du peuple, le petit peuple des gens ordinaires,
donc impliquant une société totalement gangrenée. Et
contrairement à Qian Zhongshu aussi, loin d’être à la limite du
caricatural, l’humour est distillé par petites touches, comme à
plaisir, si bien qu’au final, la satire est insoutenable.
Ø
D.
Yanzhao
s’est elle aussi déclarée rétive aux nouvelles, et à celles-ci
en particulier, les ayant lues en tentant surtout d’y retrouver
l’histoire de la période, en contrepoint. Ce qui l’a donc
intéressée, elle aussi, c’est le métier du policier dépeint au
début de « Ma vie », pour le rapport entre vie, mort et rituels.
Pour le reste, étant surtout venue pour écouter ce que les
autres membres du club auraient retiré de leur lecture, elle a
passé la parole au suivant…
Ø
MRC,
lui, a lu quinze nouvelles en chinois, séparément, sur l’appli
WeChat lecture. Comme beaucoup en Chine, il considère Lao She
comme le maître de la nouvelle. Pour leur brièveté, leur forme
condensée, sans aucune redondance, ses textes sont même des
modèles utilisés dans les lycées dans le cadre des exercices de
compréhension écrite, sous la forme de questions, ouvertes ou à
choix multiple.
Les nouvelles
de Lao She sont aussi remarquables en termes de développement
narratif et de construction, et surtout pour mettre en valeur
les caractères, les traits spécifiques des personnages. Par
exemple, dans « L’homme qui ne mentait jamais », on devine a
priori que le fils de Zhou Wenxiang n’est pas malade, qu’il fait
semblant de l’être. Zhou Wenxiang pense donc que le médecin ne
lui donnera pas d’ordonnance. Mais finalement, il lui en donne
une. On a ainsi un faux patient qui va consulter le médecin, qui
délivre une fausse ordonnance. Cela met encore plus en évidence
que tout le monde ment dans une société fondée sur le
faux-semblant. Mais ces rebondissements sont réalistes, et en
outre tellement peu exagérés qu’ils sont encore très
actuels même aujourd’hui.
En termes de
personnages, on trouve dans ces nouvelles des types assez
diversifiés. Par exemple, dans « Le crachoir de maître Niu » un
fonctionnaire bureaucratique et corrompu ; dans « Buffle en fer
et Canard malade », un chercheur têtu ayant peu de sens
relationnel ; dans « Les lunettes », les classes
populaires victimes de leur ignorance ; dans « Li le Noir et Li
le Blanc », le frère aîné, plein de fraternité et le frère
cadet, passionné par la révolution. À travers ces personnages,
on peut avoir une vue d'ensemble des années 1930 en Chine. Lao
She fournit beaucoup de descriptions détaillées assez réalistes,
tant sur l'apparence que sur la psychologie des personnages : il
est ainsi capable de rendre ces personnages vivants sans
exagération.
En outre,
MRC trouve le ton de ces nouvelles assez ambigu car parfois,
on a l'impression que Lao She est sincère, parfois qu'il se
moque, et parfois qu'il raconte une blague. Il présente des
points de vue contradictoires, avec parfois un effet paradoxal,
sans exprimer de prise de position claire et nette, si bien que
l’on peut se poser des questions sur l’interprétation à donner à
la fin de la plupart de ses nouvelles. On peut prendre comme
exemple la fin de « Les lunettes » - qu’est devenu « l’étudiant
myope » ? – ou encore « L’homme qui ne mentait jamais », c’est
d’ailleurs le sujet d’une question de compréhension écrite posée
aux lycéens chinois :
L’affirmation
suivante concernant l'analyse du texte est-elle correcte?
À travers
la description psychologique du personnage, l'auteur exprime une
satire et critique le mensonge de Zhou Wenxiang. L’auteur montre
aussi son impuissance et sa sympathie face à un environnement où
le mensonge devient la norme.
Le professeur
auteur de cette question a donné comme réponse standard : cette
affirmation est fausse, car si la première phrase est correcte,
la seconde ne l’est pas. Pourtant on peut ne pas être
entièrement d’accord car cette nouvelle ouvre sur plusieurs
interprétations possibles de son thème central : le mensonge
est-il un passeport nécessaire dans cette société ? Lao She a
laissé des questions ouvertes à l'interprétation du lecteur.
Ø
Ayant
été malade pendant toute la période des « fêtes », Laura
n’avait rien pu lire, elle a donc profité de sa pause-déjeuner
pour lire quelques-unes des nouvelles au programme - trois,
choisies parmi les plus courtes : « L’homme qui ne mentait
jamais », « L’ordonnance » et « Le crachoir de maître Niu ».
Laura
adore l’humour noir, et elle a retrouvé avec plaisir dans ces
nouvelles l’humour qu’elle avait beaucoup aimé dans « Messieurs
Ma, père et fils » (《二马》 ).
Mais cet humour très particulier lui a aussi rappelé certains
romans de
Yan Lianke (阎连科),
avec leur côté satirique et mordant, « Le Rêve du village des
Ding » (《丁庄梦》),
par exemple.
[effectivement, sans aller jusqu’à la verve truculente de
« Bons baisers de Lénine » (《受活》),
on peut aussi penser à l’humour froid et à la satire décalée des
« Quatre
livres »]
Elle a trouvé
la nouvelle « L’ordonnance » particulièrement intéressante, pour
la construction, la maîtrise des dialogues, le caractère très
vivant du passage dans la prison, et l’ironie du livre rouge
oublié dans les toilettes. Mais aussi le caractère émouvant, et
riche de sous-entendus ambigus, de la déclaration de l’écrivain
répliquant au malheureux jeté en prison pour avoir eu son livre
en main : « C’est pour des gens comme toi que je l’ai écrit. »
La nouvelle est en outre remarquablement bien construite bien
qu’on s’attende à la fin dès le début quand il est dit que le
père du jeune garçon de l’histoire était gravement malade.
Dans « Le
crachoir de maître Niu », elle a trouvé drôle la série de
projets dérisoires et vides de sens, autour de la nécessité d’un
indispensable crachoir quand on acquiert une voiture.
Oui, commente
Christiane P., et il est aussi amusant de voir le rôle
dévolu aux concubines dans l’histoire. C’est parce que sa
troisième concubine est là quand il arrive dans sa bibliothèque
avec son directeur qu’il cesse de le fustiger brutalement ; et à
la fin, c’est parce qu’elle est partie qu’il abandonne le projet
de production des crachoirs.
Laura
a
tiré de cette lecture rapide l’envie de lire les autres
nouvelles.
Ø
W.
Lei
aime beaucoup l’œuvre de Lao She, et pour cette séance, elle a
lu un recueil de nouvelles en chinois, plus « La Philosophie de
Lao Zhang » en version numérique sur l’application WeChat
Reading. Parmi les nouvelles, ses préférées sont « Le Croissant
de Lune » (《月牙儿》),
« Cinéma sonore » (《有声电影》)
et « Le problème qui n’est pas un problème » (《不是问题的问题》)
[ou : Un problème qui n’en est pas un].
Le recueil de
nouvelles
« L’homme qui ne
mentait jamais »
+ « Le
Pousse-pousse »
Ce que W.
Lei apprécie chez Lao She, c’est à la fois son style, ses
personnages, sa touche d’humour subtile, et la peinture sociale,
réaliste et critique. Comme elle rentrait de Chine où elle a
passé les fêtes de fin d’année, elle a pu voir dans l’avion la
deuxième saison de l’émission Lire sur une île (我在岛屿读书,第二季)
dans laquelle, justement, les écrivains évoquent Lao She à
plusieurs reprises, en citant des aspects littéraires qu’elle
avait elle-même remarqués au cours de ses lectures. Elle a ainsi
pu croiser ses propres réflexions et certains des points
soulevés dans l’émission.
-
L’humour :
doux, naturel et profond. Il peut provoquer des éclats de rire
(ce qui lui est arrivé en lisant « Cinéma sonore ») tout en
amenant à une réflexion plus poussée. Dans « La Philosophie de
Lao Zhang » , la « trinité » développée par le
personnage, et des détails comme la description de son aspect
physique (extrêmement laid mais embelli de manière ironique),
renforcent le caractère comique et absurde de ses idées.
Dans la saison
2, épisode 5, de l’émission Lire sur une île, les
écrivains
Yu Hua (余华),
Su Tong (苏童)
et
Ma Boyong (马伯庸)
discutent de l’humour en littérature : Yu Hua et Su Tong
estiment que l’humour est une expression spontanée et
inconsciente, Yu Hua expliquant qu’il peut se manifester par
divers moyens tels que la langue, les détails, les expressions
du visage ou les mouvements ; Ma Boyong, de son côté, classe Lao
She parmi les maîtres de l’humour, aux côtés de l’écrivain
britannique Somerset Maugham.
- Les
portraits des « petits personnages »
(小人物),
art dans lequel excelle Lao She. On se souvient de ses
personnages modestes comme le Xiangzi du « Pousse-pousse » ou
encore le duo mère-fille du « Croissant de Lune ». Ces
personnages sont empreints d’une forte authenticité et reflètent
le quotidien ordinaire, ce qu’on pourrait aujourd’hui appeler
une écriture pleine de « l’odeur des fumées de cuisine » (烟火气).
Dans l’épisode
7 de la saison 2 de Lire sur une île, Yu Hua et Su Tong
discutent avec Cheng Yongxin (程永新),
Zhu Yong (祝勇)
et
Zheng Zhi (郑执)
des « petits personnages » en littérature ; ils soulignent que
la plupart des œuvres littéraires décrivent des personnages
modestes et que même les grands personnages nécessitent souvent
le contraste des petits personnages pour être mis en valeur car
le monde est fait de petits personnages. Yu Hua conclut que nous
sommes tous des « petits personnages », des gens ordinaires ;
lire leurs histoires, c’est donc lire nos propres histoires.
- La
satire et la critique réaliste,
satire sociale et humaine qui se cache derrière l’humour de Lao
She.
Ses œuvres
utilisent souvent une approche « voir le grand à travers le
petit » (以小见大),
décrivant des personnages modestes pour exposer les travers de
la société et les faiblesses humaines.
Dans la
nouvelle « Le problème qui n’est pas un problème », la critique
est évidente dès le titre. À travers l’histoire de la gestion
d’une ferme, Lao She oppose deux personnages : Ding Wuyuan, qui
ne possède aucune compétence réelle mais réussit grâce à son
talent pour manipuler les gens, et You Daxing, compétent et
passionné, mais incapable de se faire une place dans ce système.
Cette nouvelle dénonce les « règles du jeu » de la société
chinoise où, bien souvent, les relations et les intérêts
matériels l’emportent sur les compétences, les principes et la
vérité. En regardant la société actuelle, on constate que ce
problème reste pertinent, ce qui confère à cette œuvre une
portée toujours aussi réaliste.
[La nouvelle a
été adaptée au cinéma, et le film, sorti en 2016 sous le titre
« Mr
No Problem » (《不成问题的问题》),
est très réussi, en particulier grâce à l’interprétation du
grand acteur
Fan Wei (范伟).
On le trouve sur YouTube, le lien est à la fin de l’article].
Un autre
exemple est « Le Croissant de Lune », la nouvelle préférée de
W. Lei parmi celles lues pour cette séance du club de
lecture. À travers le destin tragique de la narratrice, Lao She
expose les difficultés de survie des femmes dans l’ancienne
société chinoise et la manière dont leur valeur était définie
par le système patriarcal. Même aujourd’hui, ajoute W. Lei,
dans un monde où les femmes jouissent de plus de droits, on peut
se demander dans quelle mesure leur valeur et leur
accomplissement sont encore liés à des échanges matériels ou
physiques. Dans le contexte des mariages en Chine, les
conditions matérielles (maison, voiture, argent,房子,车子,票子)
exigées par la famille ne constituent-elles pas une forme de
marchandisation implicite de la femme, « évaluée » en fonction
de la valeur de l’appartement, de la voiture et des économies de
son futur mari ?
- Le
symbolisme :
élément
important dans l’écriture de Lao She, comme en témoigne en
particulier « Le Croissant de Lune ». Ce croissant symbolise les
émotions changeantes de la narratrice, mais il représente
également la narratrice elle-même : « petite » et
« incomplète/imparfaite ». Dans une nuit noire infinie, le
croissant reflète sa vie, dépourvue d’espoir. Pourtant, sa
lumière scintillante symbolise son effort pour garder une
certaine lueur d’espoir face aux difficultés de la vie.
Le dernier
point abordé par W. Lei concerne les
caractéristiques régionales dans l’œuvre de Lao She,
qu’elle a particulièrement ressenties car elle est originaire du
Hebei, relevant d’une culture proche de celle du Pékin de Lao
She, culture commune désignée par le terme « culture de Yan-Zhao
» (燕赵文化).
Lao She restitue avec authenticité la culture des hutongs,
les relations de voisinage et les scènes de la vie quotidienne
pékinoise. Dans la nouvelle « Les Petits Pains Chauds » (《热包子》),
on voit combien les familles étaient proches les unes des
autres, chacun connaissant tout ce qui se passait chez les
voisins. Ayant elle-même vécu dans un hutong jusqu’à la fin de
ses études secondaires, ces descriptions lui ont rappelé de
nombreux souvenirs : les soirées d’été où, après le dîner, les
voisins sortaient des bancs pour s’asseoir ensemble devant une
porte ou l’autre, discuter, se rafraîchir et, parfois, jouer aux
cartes. En y repensant aujourd’hui, elle se demande de quoi les
adultes pouvaient bien parler ainsi chaque jour…
Dans le même
ordre d’idées, elle a également été frappée par les
expressions dialectales qui sont intégrées dans les
récits, des expressions qu’elle connaissait sans savoir comment
les écrire. Par exemple, dans « La Philosophie de Lao Zhang »,
elle a trouvé l’expression dialectale ziyao «自要»
(équivalent de zhiyao «只要»,
« pour autant que »). Bien que connaissant l’expression depuis
toujours, c’était la première fois qu’elle la voyait écrite.
Réflexion qui
entraîne des réactions croisées parmi les membres du club
originaires de provinces différentes.
Dans la saison
2, épisode 5 de Lire sur une île, Cheng Yongxin, Zhu Yong
et l’écrivain
A Lai (阿来)
en discutent, Zhu Yong soulignant l’utilisation du dialecte
pékinois dans les œuvres de Lao She, ainsi que sa capacité à
capturer la vie sociale et quotidienne de Pékin.
Aujourd’hui,
la littérature dialectale gagne progressivement en popularité en
Chine, pour ces mêmes raisons.
Ø
Zh.
Guochuan,
pour sa part,
avait lu en chinois huit des nouvelles du recueil de traductions
en français, dans une édition trouvée à la Bulac.
Elle a trouvé
l’histoire des « Lunettes » particulièrement cruelle, dans une
sorte d’inexorable descente aux enfers rappelant celle du
« Pousse-pousse » [ou du « Croissant de lune »]. Dans « La
Chenille » et dans « Li le noir et Li le blanc », elle a été
frappée par la précision des détails dans la description des
personnages, même secondaires, tel ce tireur de pousse, dans
« Li le noir et Li le blanc », qui avait pour seul défaut une
cicatrice sur le crâne parce qu’il avait reçu un coup de sabot
d’un cheval quand il était enfant. Et dans cette même nouvelle,
elle a par ailleurs noté la satire sociale d’une époque en
pleine mutation, où le tireur de pousse est condamné par la
construction du tramway, avec une réaction de rejet de la
nouveauté.
Dans
« L’ordonnance », la satire sociale s’attaque aux mentalités qui
distinguent trois catégories de personnes dans la population, en
fonction des vêtements qu’ils portent, mentalités se traduisant
chez les policiers par une différence de traitement aux postes
de contrôle, ce qui lui a semblé pouvoir se traduire en termes
de censure… Dans cette même nouvelle, elle a bien aimé le
personnage de l’auteur. Et pour reprendre l’histoire de
« L’homme qui ne mentait jamais », elle a compris que l’enfant
est vraiment malade, mais que son père est trop imbu de ses
propres problèmes pour y faire attention.
[mais toute la
subtilité de la nouvelle est de laisser planer le doute sur la
réalité du mal de ventre de l’enfant, qui entraîne un doute à la
fois sur l’attitude du père et sur la déontologie du médecin,
voire ses capacités, en illustration de la formule initiale :
pas de civilisation sans mensonge.]
Pour rebondir
sur la question des expressions dialectales, elle a trouvé, au
début de la nouvelle « Notice nécrologique », un terme original,
volontairement énigmatique, utilisé par Lao She pour désigner
les soldats japonais qui sont au cœur de cette nouvelle : ces
crevettes de … (xxx
虾仁)
, comme on dit « ces abrutis de… ».
Enfin, elle a
trouvé un film récent inspiré du « Nouvel Émile ». Il est
intitulé « Zhua
Wawa »
(《抓娃娃》),
mais le scénario est différent : un homme d’affaires riche est
inquiet de voir que son fils aîné est trop gâté pour pouvoir lui
succéder ; il se tourne alors vers son deuxième fils, né de sa
deuxième épouse, et décide de lui faire mener une vie spartiate
et de l’élever dans la pauvreté pour lui inculquer les qualités
requises pour en faire un digne successeur.
|
Zhua Wawa |
|
[en anglais
« Successor », coréalisé/écrit par
Yan Fei et Peng Damo (闫非、彭大魔),
avec Shen Teng (沈腾)
et l’actrice Ma Li (马丽)
dans les rôles principaux, le film est l’un des nombreuses
comédies satiriques, très à la mode, sorties en Chine ces
derniers temps, celle-ci pendant l’été 2024, puis diffusée en
ligne sur les plateformes iQiyi, Tencent et Youku. Les deux
réalisateurs/scénaristes sont des réalisateurs de comédies à
succès, avec les deux mêmes acteurs. Le film a été un succès au
box-office. Mais, même si on reconnaît l’idée de départ, on est
loin de la nouvelle de Lao She.]
Ø
Marion J.
s’est replongée avec plaisir dans ces nouvelles qui lui ont
rappelé [avec, semble-t-il, une certaine nostalgie] des
souvenirs de publications des années 80, mais qui ont
spontanément suscité en elle des parallèles venant relativiser
ce qui peut heurter dans nombre de ces histoires.
Les hommes
sont toujours imbus d’eux-mêmes, et les personnages féminins
rares, mais comme dans la littérature française du 19e
siècle. La violence est omniprésente, comme dans les nouvelles
de Yu Hua et de Mo Yan, mais aussi comme dans les campagnes
françaises du début du 20e siècle, voire auparavant
chez Maupassant ou Zola, avec une même image récurrente de la
femme comme objet d’échange. Il ne semble pas y avoir d’empathie
de la part de Lao She, mais on ressent une certaine solidarité –
envers les enfants dans « La Chenille », par exemple. Cependant,
tout est savamment ambigu, et à prendre au second degré.
Dans « La mort
d’un chien » [nouvelle datée de 1939, donc du début de la guerre
et de l’occupation japonaise], c’est la posture révolutionnaire
et patriotique qui est tournée en dérision. Le personnage
principal, Tu Yifu, est paralysé par la peur en lisant les
journaux et pense se réconforter en allant voir son père, qui
est analphabète, en se disant que les illettrés représentaient
une force formidable et que c’était finalement de gens comme son
père que dépendait l’avenir du pays. Mais en fait, le père
compte sur son fils…
Dans « Le
nouvel Hamlet », le jeune Hamlet n’aime pas son père, marchand
de fruits auquel il reproche en particulier d’estamper les
malheureux paysans, mais qui est finalement victime impuissante
de l’évolution économique de l’époque ;
Marion
a trouvé touchante la réaction du vieil homme au bout du
rouleau, tentant en vain de négocier les quatre murs qui lui
restent et disant à son fils : « Toi qui as étudié, tu dois
avoir une idée, moi je n’en ai pas… »
[mais le fils,
continuant à se sentir détenteur de la vérité, cherche juste une
échappatoire, un endroit où fuir, et ce faisant ses pas le
ramènent… devant l’échoppe paternelle. Le récit, comme les
autres, s’achève sur une superbe boucle qui fige le récit dans
l’impossibilité de fuir, justement]
Quant au
tireur de pousse déjà évoqué, dans « Li le noir et Li le
blanc », bien plus proche de son « 4ème maître » que
de l’autre, pourtant plus attentif « à ses jambes », il ne lui
semble pas représenter une vision fermée, hostile à la modernité
représentée par le tramway, il a juste peur de perdre son
boulot. Il est semblable aux canuts qui se sont révoltés au 19e
siècle contre la mécanisation des métiers à tisser ; elle a vu
également, quand elle travaillait aux archives de l’INA, des
dossiers sur les attaques de trains à la même époque, les trains
étant liés à la révolution industrielle que beaucoup
considéraient comme une calamité.
Dans
l’ensemble, elle a beaucoup apprécié l’humour, en particulier
dans « Ménage à trois »…
Ø
Et
c’est sur l’humour, justement, que rebondit
Françoise J.
qui, pour sa part, a lu « La Philosophie de Lao Zhang » où elle
a retrouvé le vieux Pékin qui lui est cher.
La Philosophie
de Lao Zhang, édition 1999
Le roman lui
est apparu comme représentatif de l’attrait-répulsion de
l’Occident typique de la période où il se situe, les années
1919-1923 comme indiqué à la fin - attrait-répulsion qui se
traduit déjà dans les vêtements précisément dépeints.
[ainsi maître
Sun portant « un gilet à boutons dorés et une longue robe bleu
ciel » dénotant tout de suite le « gentilhomme campagnard ».
Quant à l’inspecteur, lui aussi la quarantaine passée,
穿着一件旧灰色官纱袍,下面一条河南绸做的洋式裤,系着裤脚。足下一双短筒半新洋皮鞋,露着本地蓝市布家做的袜子。乍看使人觉着有些光线不调,看惯了更显得“新旧咸宜”,“允执厥中”。或者也可以说是东西文化调和的先声。
il portait
« une vieille robe de cotonnade grise de dignitaire, sur un
pantalon de style occidental en soie du Henan dont les jambes
étaient attachées aux chevilles… et des chaussures de cuir
étrangères à moitié neuves qui, étant basses, laissaient
apparaître des chaussettes bleues de fabrication locale. …
Ensemble qui pouvait sembler disparate à première vue, du genre
« mariant l’ancien et le nouveau » en « s’en tenant au milieu »,
mais que l’on pouvait aussi considérer comme la marque
prémonitoire de la recherche d’une alliance harmonieuse entre
cultures orientale et occidentale.]
Elle en a
surtout apprécié la verve satirique, qui commence dès la
description des personnages, comme dans les nouvelles qui
suivront. Et comme dans les nouvelles le roman se termine sur
une fin ouverte.
Ø
Après
être intervenue plusieurs fois pour souligner un point ou un
autre, un trait de caractère ou un autre, Christiane P.
revient pour conclure brièvement la séance en revenant sur des
nouvelles peu ou pas commentées jusque-là. En fait, dit-elle,
elle a longtemps préféré « La maison de thé » et « Quatre
générations sous un même toit » aux nouvelles de Lao She,
qu’elle trouvait trop critiques et acerbes. Mais, en les
relisant pour le club de lecture, elle en a apprécié la
subtilité et la diversité de ton, en particulier dans la
peinture des personnages et la construction des récits.
Parmi les
personnages, elle a ainsi trouvé celui de Buffle en Fer très
sympathique, avec son grand réalisme et la priorité donnée à
l’exécution de son travail sans souci de promotion ni
d’enrichissement, avec pour motto « être utile sans le crier sur
les toits ». On a là un idéal de vie, sur fond de vie dans les
campagnes.
La
construction de chaque nouvelle lui a paru remarquable, souvent
fondée sur l’opposition de deux personnages, comme les deux
frères dans « Li le blanc et Li le noir », ou le père et le fils
[et le lettré et le général] dans « Vieille tragédie pour temps
moderne », un père plein de « vertu » dans la grande tradition
patriarcale confucéenne. Cette dernière nouvelle est une
histoire tragique à la construction particulièrement complexe où
une partie de mahjong occupe une place centrale, se terminant au
petit matin « au moment où la rosée commençait à briller dans
l’herbe ». Dans cette nouvelle, Christiane avait dit
auparavant combien elle avait aimé le personnage tragique de la
jeune « Xiao Feng » (小凤),
qui, bien qu’ayant étudié à l’École normale, avait été victime
d’accusations malveillantes et devait rester chez elle pour
s’occuper de sa mère, se retrouvant objet de marchandage.
Dans « La mort
d’un chien », elle a bien aimé l’atmosphère de révolution qui
couve, mais se limite à de belles paroles quand le danger
devient menaçant. Cependant, c’est le « Nouvel Émile » qui l’a
peut-être le plus frappée, pour être comme une caricature
« anti-Rousseau » à faire frémir : contrairement à tout ce que
préconise Rousseau, le nouvel Émile de Lao She est coupé de son
environnement et victime d’un bourrage de crâne intensif qui le
rend insensible. Christiane souligne que la nouvelle date
de 1936, et reflète l’influence d’Aldous Huxley dont « Le
meilleur des mondes » (Brave New World) est paru en 1932 et que
Lao She a pu lire en anglais avant même sa traduction en
chinois.
La séance est
levée à regret à plus de 21h15, en rendant la librairie à la
paix de la nuit…
Prochaine
séance :
Le mercredi
12 février 2025
Séance
consacrée à
Liu Na’ou (刘呐鸥)
et plus particulièrement à ses
-
Scènes de vie à Shanghai, trad. Marie Laureillard, Serge Safran
éd., 2023.
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