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Club de lecture de littérature chinoise (CLLC)

Compte rendu de la séance du 9 avril 2025

et annonce de la séance suivante

par Brigitte Duzan, 15 avril 2025

 

 

 

 

Cette séance du 9 avril 2025 était consacrée au roman de Chan Koonchung (陈冠中) :

- Les années fastes (《盛世》), trad. Denis Bénéjam, préface Julia Lowell, Grasset 2012.

 

 

 

 

Dans ce roman écrit en 2008, et publié à Hong Kong en 2009, l’auteur imagine la Chine en 2013. Ce ne sont que quelques années de distance, mais le pays a changé en profondeur, bien que Chan Koonchung n’ait fait qu’extrapoler les changements qu’il dit avoir perçus depuis le début des années 2000, semblable en cela à beaucoup d’autres observateurs : si les Jeux olympiques sont considérés comme une période charnière dans l’histoire politique chinoise, l’histoire ne connaît pas de ruptures, l’évolution est cumulative.

 

Ce qui, dans ce roman, a frappé les membres du club dans leur ensemble, c’est son caractère quasi visionnaire, mais avec des nuances, et ce sont les nuances qui nous intéressent.

 

                   Ø  Afin de contextualiser le roman de Chan Koonchung, Guochuan a ouvert la séance par un

                        bref parcours historique du roman d’anticipation dans la littérature chinoise. C’est un genre

                        peu développé, mais qui a ses lettres de noblesse : la « Cité des chats » (《猫城记》)

                        de Lao She (老舍) en est un exemple célèbre qui dépeint les aventures d’un astronaute

                        chinois qui découvre, en arrivant sur Mars, une société d’hommes-chats qui ont tous

                        les défauts de la société chinoise. Il a eu tellement de succès qu’il a été réédité sept fois

                        avant 1949.

 

[Publié en 1932, la même année que « Le Meilleur des mondes » (« Brave New World ») d’Aldous Huxley, alors que les Japonais ont bombardé Shanghai en janvier, c’est une satire désespérée mais indignée des compromissions politiques qui déchirent la Chine. En ce sens, il est effectivement à rapprocher du roman de Chan Koonchung]

 

Ce genre de roman a disparu en Chine en 1949 pour reparaître après la Révolution culturelle, mais pour être à nouveau censuré dans le cadre de la campagne contre la pollution spirituelle (清除精神污染) lancée en septembre 1983. [En tant que politique-fiction, il encourt forcément les foudres du pouvoir.]

 

La préface chinoise [comme celle de Julia Lowell pour les traductions en anglais et en français] met l’accent sur la prise de conscience par l’auteur de la montée du nationalisme et de l’autoritarisme en Chine avant même l’année des Jeux olympiques de Pékin qui l’ont mise en relief. Le roman montre l’importance de la crise comme facteur favorisant l’autoritarisme, ce qui est déjà inscrit dans l’étymologie du terme chinois, explique Guochuan : la crise wēijī (危机) signifie « opportunités générées par le danger ». Ce qui l’a frappée, et choquée, c’est de lire sous la plume de Chan Koonchung que la liberté en Occident vient du peuple, et qu’en Chine elle est concédée par le pouvoir.

 

Le discours d’une ironie frisant l’absurde prouvant l’inefficacité de la démocratie, et par conséquent la supériorité du pouvoir absolu, lui a rappelé les paradoxes et aphorismes de l’École des noms (名家), courant de pensée de la période des Royaumes combattants qui relève de l’art de la controverse et dont le paradoxe le plus célèbre est celui du cheval blanc qui n’est pas un cheval[1].

 

[Le plus célèbre de ces dialecticiens étant Gongsun Long (公孫龍) cité au chapitre 33 du Zhuangzi, c’est-à-dire le dernier chapitre, Tiānxià 天下, traitant des Écoles.[2] ]

 

Mais cela a également rappelé à Guochuan la philosophie de Hobbes [dont le « Léviathan », publié en 1651, se fonde sur la précision des termes et la rigueur du raisonnement pour fonder une théorie de l’organisation politique et des lois morales de la nation]. La théorie de Hobbes est fondée sur le postulat que les hommes sont naturellement violents ; donc, par peur, ils auront tendance à abdiquer leurs droits naturels, et leur liberté, en faveur d’un despote qui leur garantira la paix, même au prix de la répression.

 

 

 

Frontispice du « Léviathan » de Hobbes

comme représentation emblématique du souverain absolu

maniant le sceptre et l’épée au-dessus de la marée humaine

 

 

[on notera  que l’une des traductions en chinois du titre de l’ouvrage de Hobbes est Juling lun (《巨灵论》), littéralement « discours sur l’esprit géant », Juling étant textuellement cité dans le roman de Chan Koonchung, voir note 5].

 

                  Ø  La lectrice la plus enthousiaste a été Sylvie, qui a trouvé le roman peu ordinaire, et

                       intéressant pour son aspect prémonitoire de la réalité contemporaine. Elle en a

                       particulièrement admiré la construction, l’épilogue final étant très bien amené.

           

Elle a beaucoup apprécié les biographies des divers personnages (dont elle s’est dressé une liste pour ne pas s’y perdre), et l’histoire de l’église souterraine qui, bien que grossie, reste réaliste.

 

Il faut dire cependant que quelques autres lectrices n’ont pas dépassé la moitié du roman. C’est le cas de Dorothée, par exemple, qui s’est perdue, elle, dans les personnages et a été rebutée, de manière générale, par les longueurs et le ton dystopique.

 

                   Ø  LLP s’est arrêtée en cours de route, elle aussi, mais pour une autre raison : elle avait

                        lu le roman en 2013, lors de sa parution, et elle avait alors littéralement dévoré cette

                        histoire qui prenait un sens particulier pour elle qui habitait alors à Pékin. C’était juste

                        après l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping.

 

Reprenant le roman douze ans plus tard, elle l’a trouvé lent et long et l’a refermé au bout de 120 pages. Mais elle lui reconnaît un caractère visionnaire, encore aujourd’hui : le mois perdu comme les événements de 1989 aussi bien que la Grande Famine, toujours passés sous silence et tombant dans l’oubli collectif, les dénonciations des professeurs qui évoquent des cas récents ou encore les achats compulsifs de nourriture comme pendant la crise du covid. La situation actuelle est cependant bien pire et on le mesure en relisant le roman, justement : si, en 2013, il restait encore des espaces de liberté, ils ont aujourd’hui quasiment disparu et on voit combien la disparition progressive des libertés - dont la liberté d’expression - atrophie la pensée et anesthésie les intellectuels.

 

Non seulement la situation actuelle est pire qu’en 2013, mais il y a certains faits que Chan Koonchung n’avait pas prévus, et en particulier la mainmise de Pékin sur Hong Kong ; cela paraissait impensable à l’époque où il écrivait, surtout pour un Hongkongais : Hong Kong serait toujours Hong Kong.

 

LLP a été intriguée par ce « groupe d’étude SS » dont il est question dans le roman, écrit SS aussi dans le texte original chinois ; il s’agit d’un jeu de mots à consonnance nazie sur les initiales de deux théoriciens allemands qui ont fortement influencé la pensée politique chinoise comme l’a souligné Anne Cheng, rappelle LLP, dans son cours du Collège de France [3] : Carl Schmitt et Leo Strauss.

 

[Le premier s’est prononcé à partir de 1930 en faveur d’une dictature présidentielle, ses théories étant considérées comme le fondement idéologique de la dictature nazie, prenant racine dans « la discipline et le sens de l’ordre » du peuple allemand. Le second, philosophe juif allemand réfugié aux États-Unis en 1937, a réfléchi sur la crise des démocraties à son époque à partir de ses études sur les libéralismes antiques : crise selon lui liée, en grande partie, à la recherche du bonheur matériel par « le plus grand nombre », avec une conception très particulière de la liberté, les droits individuels étant ceux garantis par un État puissant.]

 

Elle a trouvé pénible, enfin, de ne pas savoir, très souvent, si ce que raconte l’auteur est vrai ou de l’ordre de l’imaginaire – par exemple le fait que les hôpitaux psychiatriques relèvent de la sécurité publique. En y réfléchissant, on se dit que c’est faux, mais c’est tellement vraisemblable, au fond, qu’on en conçoit quelques doutes.

 

[Ce qui fait penser au film de Wang Bing (王兵) « À la folie » (《疯爱》), documentaire de 2013 (justement) sur un hôpital psychiatrique du Yunnan qui ressemble lui-même à de la fiction. Il repose sur les mêmes idées que « L’histoire de la folie à l’âge classique » de Michel Foucault : le fou étant le hors norme, dangereux pour l’ordre social, donc à enfermer pour le canaliser ]

 

                       Ø  Marion a été troublée par l’épilogue, présentant « l’idéalisme à la chinoise » (中国式理

                            想主义者) : les idéaux de toute une génération, celle de Xiao Xi  [d’où son prénom

                            initial de Xihong (希红), l’espoir rouge] et de son ami Fang Caodi (方草地), ont tourné

                            au cauchemar, mais sans leur faire abandonner leur idéalisme de jeunesse. D’où

                            leurs recherches désespérées du « mois perdu » pour tenter de comprendre ce qui

                            s’est passé.

 

Elle n’a pas toujours compris ni mesuré l’ironie des propos, elle aussi flottant entre réalité et fiction. Mais elle a trouvé certaines formulations percutantes – le peuple a exécuté Socrate - et elle a beaucoup aimé les anecdotes et faits divers, comme l’histoire de l’esclave de la briqueterie, deux fois sauvé et revendu, qui rappelle beaucoup d’histoires du même genre dans l’actualité chinoise. L’idée d’une « harmonie autoritaire » comme celle officialisée par Hu Jintao lui a fait froid dans le dos, de même que la haine agissant comme aphrodisiaque ou l’idée que l’on puisse être inadapté pour avoir fait des études de droit romain. Elle s’est amusée de voir « Le Bain » (《洗澡》), de Yang Jiang (杨绛), récemment au programme du club, parmi les ouvrages introuvables, et même « inexistants ». Mais elle est restée marquée par la vision de l’avenir comme « une nuit sans fin » (长夜漫漫), avec évocation du « bon enfer » perdu de Lu Xun (鲁迅), comme un paradis perdu, justement.

 

[« Le bon enfer perdu » (《失掉的好地狱》) est le 14e des poèmes en prose du recueil « La mauvaise herbe »  (yěcǎo《野草》) de Lu Xun (鲁迅),]

 

Elle trouve que Chan Koonchung est malgré tout resté en deçà de la réalité actuelle, n’ayant pu prévoir ni le sort de Hong Kong, ni l’évolution du régime actuel, et encore moins le chaos mondial créé par Trump. Mais ce que Marion a trouvé de plus déprimant, c’est l’idée que l’anarchie est nécessaire pour pouvoir instaurer la dictature car elle permet de faire appel au désir d’ordre social. Et en ce sens, le chaos actuel est favorable à l’image du régime chinois comme garant de stabilité. La vision du roman garde toute sa valeur.

 

D’ailleurs, à ce propos, Lingling dit avoir noté, non sans étonnement, l’expression dans son entourage (universitaire) d’une satisfaction à tonalités nationalistes vis-à-vis de la capacité affichée par le régime chinois à résister à la crise en garantissant une certaine sécurité à la population. Cependant, la confiance dans le régime a été fortement secouée par la crise du covid ainsi que par la montée des problèmes économiques, certains fonctionnaires, par exemple, attendant le paiement de leurs salaires, modère Guochuan, ce qui a tendance a créer un certain malaise.

 

                     Ø  Lingling est arrivée à la séance du club de lecture après avoir lu in extremis les

                          dernières pages du roman qui l’a fascinée. Mais elle s’est demandé s’il l’aurait autant

                          intéressée si elle l’avait lu à sa parution, en 2009. Elle était au lycée et n’aurait

                          certainement pas pensé que tout ce que Chan Koonchung avait imaginé puisse être

                          aussi proche de la réalité.

 

Constater que la politique-fiction est maintenant la réalité fait peur., dit-elle. Surtout quand elle voit que l’euphorie générale procurée dans le roman par l’ecstasy mélangée à l’eau du robinet est semblable à celle de la population chinoise aujourd’hui, comme anesthésiée par le discours officiel et l’amélioration des conditions de vie matérielle. Elle compare les jeunes d’aujourd’hui à ceux de sa jeunesse : c’était une jeunesse en colère, et à l’époque on avait encore la possibilité de l’exprimer. Aujourd’hui, il n’y a plus aucune liberté d’expression, donnant l’impression d’un apaisement général de la population.

 

En fait, la réalité est bien pire que la fiction de Chan Koonchung : il n’a pas imaginé le cauchemar du covid et de la sortie brutale du confinement, ni le mécontentement larvé provoqué par la crise économique. Cependant, bien des choses dans le roman sont ambigües. Lao Cheng est l’alter ego de l’auteur, mais on ne sait jamais trop jusqu’où va l’ironie. Il n’attaque pas à fond les intellectuels qui font des compromis avec le système.

 

                      Ø  MRC, lui aussi, a trouvé le roman intéressant pour son aspect actuel et pour ses

                           qualités à la fois narratives et formelles. L’ayant lu en chinois, il l’a trouvé

                           particulièrement bien écrit, d’autant plus qu’on ne sait pas, bien souvent, distinguer

                           l’anticipation de la réalité.

 

Du point de vue de la narration, il a retrouvé dans ce roman des éléments typiques des romans policiers que l’auteur avait écrits auparavant, surtout dans la dernière partie, le kidnapping de He Dongsheng. On voit comment les deux parties en présence se manipulent mutuellement et parviennent à un équilibre de la terreur. Plusieurs détails des épisodes précédents servent de préparation à cet épisode conclusif. Par exemple, dans les chapitres précédents, un policier a contrôlé une première fois la voiture de He Dongsheng ; par conséquent, plus tard, lors du kidnapping, quand la même voiture est contrôlée une deuxième fois par le même policier, il connaît déjà l’identité du passager et le laisse passer sans problème. Il y a ainsi beaucoup d’autres effets d’écho qui créent une grande cohérence dans la structure narrative du roman.

 

En lisant le long monologue explicatif de He Dongsheng qui constitue toute la dernière partie, cependant, MRC s’est dit que le récit aurait pu être plus vivant s’il avait été écrit sous forme de dialogue entre Dongsheng et ses kidnappeurs. Mais la discussion pendant la séance du club de lecture l’a fait changer d’avis : le monologue est intentionnel et significatif, la théorie de gouvernance exposée par Dongsheng est tellement convaincante qu’elle ne permet pas de contradiction, Lao Chen et Xiao Xi restent sans voix [après avoir vainement tenté de le convaincre des avantages de la démocratie].

 

Il a trouvé la galerie de personnages très intéressante dans sa diversité. Wei Guo, par exemple, est représentatif des jeunes qui rêvent de devenir hauts fonctionnaires pour se donner à fond pour le pays et en accroître la puissance. Mais la plupart ne se soucient pas de politique et préfèrent vivre en profitant de la prospérité, bien qu’illusoire. La réalité est tellement amère et difficile, autant se donner du bon temps. Dans la réalité, il n’y a pas besoin d’ecstasy dans l’eau… L’auteur, en fait, montre une grande empathie envers ces personnages-là qui, grandissant dans un environnement où tous les moyens d’expression sont contrôlés, finissent par se contenter de leur quotidien dans l’indifférence, sans (se) poser de questions. Les individus comme Xiao Xi qui recherchent la vérité sont solitaires et marginalisés et ne constituent qu’une partie infime de la population, sans qu’elle soit négligeable pour autant.

 

MRC a aussi beaucoup aimé le style, en remarquant les différences correspondant à l’identité des personnages. Il a ainsi noté les particularités du langage et du vocabulaire de Wei Guo, qui est pékinois, et de Lao Chen qui a des inflexions taïwanaises. Il a noté divers termes devenus populaires… ce qui entraîne une discussion, entre autres sur le terme xiao fenhong (小粉红), les « petits roses », ces nationalistes agressifs du web dont Wei Guo, justement, est un exemple.

 

[sur lesquels, souligne Lei, on trouve un chapitre dans le livre récent de Gilles Guiheux « Quand la Chine parle » (p. 83)]

 

Ø  Lei, justement, a été particulièrement sensible au style du roman, qu’elle a lu en chinois dans une version téléchargée sur internet. Les romans et les films de science-fiction étant souvent perçus comme une forme de prophétie du monde réel, en tant que roman de politique-fiction, « Les Années fastes » lui est apparu comme une réussite remarquable : l’auteur parvient à anticiper de manière frappante les dynamiques sociales chinoises entre 2008 et 2013. Il réussit à peindre une Chine relevant presque du réalisme magique (魔幻现实主义).

 

Le roman couvre un large éventail de sujets : politique, économie, relations internationales et diplomatie, religion, système judiciaire chinois, société urbaine et rurale, vie quotidienne et relations sociales en Chine. Dans ce contexte, les personnages incarnent chacun une communauté ou un groupe : Xiao Xi représente les intellectuels engagés (公知), Lao Chen les intellectuels des régions de Hong Kong, Macao et Taïwan, Wei Guo les jeunes idéalistes à ambition politique (小粉红), Wen Lan une « intellectuelle égoïste raffinée » (精致利己主义), et He Dongsheng un haut fonctionnaire du gouvernement chinois. Les liens entre les personnages sont savamment tissés. Des individus sans lien apparent se retrouvent subtilement connectés. Par exemple, Zhang Dou, inconnu de Xiao Xi, s’avère être le jeune homme qui avait pris sa défense lors d’un rendez-vous arrangé des années auparavant.

 

Le style change radicalement entre les deux parties du roman [4] : la première partie, de facture narrative classique, présente les personnages et les événements à travers dialogues et descriptions ; la seconde, en revanche, adopte un ton plus discursif, proche du discours politique.

 

Les thématiques du roman peuvent être analysées en termes lexicaux.

1/ Le sentiment de bonheur et l’amnésie collective de la population chinoise (中国人的幸福感和集体失忆), thème qui fait écho à la réalité sociale de la Chine actuelle : le peuple ne parle plus des « grands événements » passés, chacun est tourné vers l’avenir, occupé à gagner et dépenser de l’argent (« 大家都向前看,忙着赚钱和花钱 » ). La population se sent satisfaite de sa vie en Chine, ne rêve plus du mode de vie à l’étranger (notamment en Europe et en Amérique du nord), et se satisfait des contenus des média chinois. À cet égard, l’idée de « boisson euphorisante » (« 快乐水 ») diffusée dans tout le pays est une métaphore claire. Dans la Chine d’aujourd’hui, l’abondance matérielle, notamment alimentaire, et le confort quotidien génèrent un plaisir chimique assimilable à de la dopamine (多巴胺) comparable à celui provoqué par cette mystérieuse boisson. La dopamine ainsi créée pourrait être le véritable ingrédient de cette potion du bonheur.

 

La quête de Fang Caodi pour comprendre les raisons de cette amnésie collective reste vaine. L’explication de He Dongsheng en fin de roman apporte un éclairage et des éléments de réponse :

« Si le peuple n’avait pas choisi d’oublier, nous n’aurions pas pu le forcer à le faire. C’est le peuple lui-même qui a volontairement pris le médicament de l’oubli. » (“如果老百姓没有选择忘记,我们也不可能强迫忘记,是老百姓主动选择了吃健忘药。”),

« Peut-être l’homme est-il une créature oublieuse par nature, ou bien les gens désirent-ils oublier certaines pages de l’histoire. » (“对于集体失忆,我也无法解释,可能人就是善忘的动物,可能人们渴望忘记某些历史。”).

« Dans une société modérément prospère, le peuple craint davantage le chaos que la dictature. » (“小康社会,人民怕乱多于怕专政)

 

Ces propos reflètent profondément l’optimisme et l’esprit pragmatique, autrement dit certaines croyances culturelles des Chinois, comme « le peuple dépend de la nourriture pour vivre » (民以食为天) - importance primordiale du confort matériel - et « la paix dans la famille mène à la prospérité » (家和万事兴) - la stabilité est la condition essentielle de toute réussite.

 

2/ Concernant le système autoritaire, les positions des intellectuels publics (Xiao Xi et Fang Caodi), des représentants gouvernementaux (He Dongsheng) et du peuple apparaissent nettement contrastées. L’idée selon laquelle « seul le régime autoritaire convient à la Chine » ou que « seules de grandes crises peuvent légitimer le pouvoir autoritaire » (comme le dit He Dongsheng : “只有大危机才能让老百姓心悦臣服地相信专制政府”), aussi bien que la croyance du peuple en un « esprit géant » (jùlíng巨灵) [5] salvateur ou sa foi dans la capacité du gouvernement chinois à faire d’un danger une opportunité (转危为机), tout cela représente un ensemble de slogans largement répandus en Chine aujourd’hui. Dans la seconde partie du roman, les rares tentatives de contre-argumentation de Xiao Xi, Fang Caodi et Lao Chen face au discours monopolistique et quasi-officiel de He Dongsheng apparaissent faibles et désespérées.

 

3/ Concernant l’économie, le roman évoque le virage des grandes puissances vers un modèle économique axé sur la consommation intérieure (nèixū内需) plutôt que sur le commerce extérieur. Ce constat s’inscrit dans la réalité récente, en particulier en Chine. L’idée d’une « société généralisée de commerçants »  (quánmín jiēshāng全民皆商) fait aussi écho à la Chine post-COVID : économie du stand (ou économie informelle, bǎitān jīngjì 摆摊经济), popularisation des influenceurs en live-streaming (wǎnghóng zhíbō网红直播), emploi à mi-temps comme livreurs ou chauffeurs de taxi privé (wàimài yuán & dīdī sījī 外卖员和滴滴司机) [6]… chacun cherche des revenus complémentaires dans une économie plus ou moins informelle.

 

À ce sujet, Lei renvoie à nouveau à l’ouvrage de Gilles Guiheux déjà cité [« Les petits grands frères de la livraison » peisong xiaoge 配送小哥, p. 31], mais aussi au film de Xu Zheng (徐峥) « Upstream » (《逆行人生》) sorti en Chine pendant l’été 2024 [en provoquant un tollé en raison de la dérision avec laquelle le film dépeint ces malheureux livreurs] [7].

 

4/ La peinture des relations internationales est incroyablement prémonitoire : dans son monologue, He Dongsheng expose dans ses grandes lignes la stratégie diplomatique chinoise du 21e siècle en évoquant les relations sino-africaines, sino-américaines, sino-russes, ainsi que les alliances économiques régionales. Le fait que la Chine cherche à retrouver sa place dans le monde par l’économie plutôt que par la guerre renvoie potentiellement à des projets comme l’initiative des Nouvelles Routes de la Soie. Ces perspectives sont conformes aux dynamiques actuelles, seule la description d’une amitié sino-japonaise paraît quelque peu optimiste.

 

Le roman dans son ensemble lui a paru étrangement lucide et prémonitoire, comme si l’auteur avait eu accès à des sources officieuses, au contact de cercles proches du pouvoir. Elle l’a trouvé assez déprimant dans son réalisme : pourquoi avoir forcé la population à oublier, est la question posée à He Dongsheng à la fin. « Mais parce que, sans cela, le régime n’aurait rien pu faire » ... 

 

Lei en a cependant retenu la phrase finale qui lui semble porteuse d’espoir malgré tout :

“…两人(小希和老陈)半遮着自己的眼睛,迎着刺目的晨光,走着。

« [Vers l’est le ciel était clair], et tous deux (Xiao Xi et Lao Chen) s’en furent en se protégeant à moitié les yeux de la lumière aveuglante du petit matin. ».

 

Pour l’an prochain

 

Porté par son succès au box-office après sa sortie en Chine, le 25 janvier dernier, et par la fierté nationaliste qu’il y suscite, le film d’animation « Nezha 2 » (《哪吒之魔童闹海》) va sortir sur les écrans français le 23 avril prochain. Il arrive avec une publicité tapageuse et des louanges dithyrambiques uniquement adressées aux prouesses techniques qu’il représente et au chiffre des recettes qu’il a engrangées.

 

Nezha sera donc au programme de la dernière séance de 2026 du club de lecture (en lieu et place d’un programme de poésie reporté à plus tard), en partant du roman « L’investiture des dieux » (《封神演义》) où le personnage trouve sa source :

http://www.chinese-shortstories.com/Clubs_de_lecture_CLLC_programme_2025_2026.htm

 


 

Prochaine séance :

Le mercredi 14 mai 2025

 

Cette séance sera consacrée aux nouvelles de Mo Yan (莫言) :

- Lèvres rouges, langue verte, trad. Chantal Chen-Andro et François Sastourné, Seuil, 2024.

 


 

[1] Par un raisonnement typique de ces sophistes : « Cheval » désigne la forme, « blanc » désigne la couleur. Ce qui désigne la couleur ne pouvant désigner la forme, « cheval blanc » ne peut désigner un cheval.

[2] Voir aussi : « Écrits de trois dialecticiens de la Chine de l’époque des Royaumes combattants », Gongsun Long(zi) étant le troisième. Trad. Monique Casadebaig, Les Belles Lettres, Bibliothèque chinoise, 2024.

[3] Le cours du 26 janvier 2023, dans le huitième et dernier des cours du cycle « La Chine est-elle (encore) une civilisation ? : « Anciens contre Modernes ou Chine contre Occident ? ».  Anne Cheng y étudie en détail l’influence déterminante exercée par Schmitt et Strauss sur deux intellectuels chinois, Gan Yang (甘陽) et Liu Xiaofeng (刘小枫), par le biais d’une étude de Heinrich Meier (Carl Schmitt, Leo Strauss und „Der Begriff des Politischen“, 1988/1998). 

A écouter, voir et revoir, comme les autres cours d’Anne Cheng, sur la chaîne YouTube du Collège de France :

https://www.college-de-france.fr/fr/agenda/cours/la-chine-est-elle-encore-une-civilisation-suite-et-fin/anciens-contre-modernes-ou-chine-contre-occident

Dans ce cours, elle fait référence au cours précédent du 12 janvier dans lequel elle avait déjà présenté Schmitt et Strauss et leur influence sur les penseurs chinois.

[4] Le texte chinois comporte deux parties, la traduction française a scindé la deuxième partie en deux, l’épilogue – à partir de « L’idéalisme à la chinoise » (中国式理想主义者) - étant traité comme une troisième partie distincte.

[5] Ce Juling étant aussi bien le Léviathan que le Parti. Voir l’ouvrage de Hobbes cité par Guochuan.

[6] Didi Chuxing (滴滴出行) étant la principale entreprise chinoise offrant des services de taxis sur application mobile.

[7] Sous la pression de l’opinion publique, en grande partie en réaction à ce film, le gouvernement a entrepris de réglementer le secteur.


 

     

 

 

 

 

     

 

 

 

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