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				Club de lecture de littérature 
				chinoise (CLLC) 
				
				Compte rendu de la séance du 9 
				avril 2025 
				
				et annonce de la séance suivante 
				
				par Brigitte Duzan, 15 avril 2025 
				  
				  
				
				Cette séance du 9 avril 2025 était consacrée au roman de 
				
				
				
				Chan Koonchung (陈冠中) 
				: 
				-
				
				
				Les années 
				fastes (《盛世》), 
				trad. Denis Bénéjam, préface Julia Lowell, Grasset 2012. 
				    
				Dans ce roman 
				écrit en 2008, et publié à Hong Kong en 2009, l’auteur imagine 
				la Chine en 2013. Ce ne sont que quelques années de distance, 
				mais le pays a changé en profondeur, bien que Chan Koonchung 
				n’ait fait qu’extrapoler les changements qu’il dit avoir perçus 
				depuis le début des années 2000, semblable en cela à beaucoup 
				d’autres observateurs : si les Jeux olympiques sont considérés 
				comme une période charnière dans l’histoire politique chinoise, 
				l’histoire ne connaît pas de ruptures, l’évolution est 
				cumulative. 
				  
				Ce qui, dans 
				ce roman, a frappé les membres du club dans leur ensemble, c’est 
				son caractère quasi visionnaire, mais avec des nuances, et ce 
				sont les nuances qui nous intéressent. 
				  
				
				                  
				
				Ø 
				
				
				Afin de contextualiser le roman de Chan Koonchung, Guochuan 
				a ouvert la séance par un  
				                       
				
				
				bref parcours historique du roman d’anticipation dans la 
				littérature chinoise. C’est un genre  
				                       
				
				
				peu développé, mais qui a ses lettres de noblesse : la « Cité 
				des chats » (《猫城记》)
				 
				                       
				
				
				de 
				
				
				Lao She (老舍) 
				en est un exemple célèbre qui dépeint les aventures d’un 
				astronaute  
				                       
				
				
				chinois qui découvre, en arrivant sur Mars, une société 
				d’hommes-chats qui ont tous  
				                       
				
				
				les défauts de la société chinoise. Il a eu tellement de succès 
				qu’il a été réédité sept fois  
				                       
				
				
				avant 1949.   
				[Publié en 
				1932, la même année que « Le Meilleur des mondes » (« Brave New 
				World ») d’Aldous Huxley, alors que les Japonais ont bombardé 
				Shanghai en janvier, c’est une satire désespérée mais indignée 
				des compromissions politiques qui déchirent la Chine. En ce 
				sens, il est effectivement à rapprocher du roman de Chan 
				Koonchung] 
				  
				Ce genre de 
				roman a disparu en Chine en 1949 pour reparaître après la 
				Révolution culturelle, mais pour être à nouveau censuré dans le 
				cadre de la 
				
				
				campagne contre la pollution spirituelle (清除精神污染) 
				lancée en septembre 1983. [En tant que politique-fiction, il 
				encourt forcément les foudres du pouvoir.]  
				  
				La préface 
				chinoise [comme celle de Julia Lowell pour les traductions en 
				anglais et en français] met l’accent sur la prise de conscience 
				par l’auteur de la montée du nationalisme et de l’autoritarisme 
				en Chine avant même l’année des Jeux olympiques de Pékin qui 
				l’ont mise en relief. Le roman montre l’importance de la crise 
				comme facteur favorisant l’autoritarisme, ce qui est déjà 
				inscrit dans l’étymologie du terme chinois, explique Guochuan : 
				la crise wēijī (危机) 
				signifie « opportunités générées par le danger ». Ce qui l’a 
				frappée, et choquée, c’est de lire sous la plume de Chan 
				Koonchung que la liberté en Occident vient du peuple, et qu’en 
				Chine elle est concédée par le pouvoir.  
				  
				Le discours 
				d’une ironie frisant l’absurde prouvant l’inefficacité de la 
				démocratie, et par conséquent la supériorité du pouvoir absolu, 
				lui a rappelé les paradoxes et aphorismes de l’École des noms (名家), 
				courant de pensée de la période des Royaumes combattants qui 
				relève de l’art de la controverse et dont le paradoxe le plus 
				célèbre est celui du cheval blanc qui n’est pas un cheval.
				 
				  
				[Le plus 
				célèbre de ces dialecticiens étant Gongsun Long (公孫龍) 
				cité au chapitre 33 du 
				
				
				
				
				Zhuangzi, 
				c’est-à-dire le dernier chapitre, Tiānxià 天下, 
				traitant des Écoles.
				] 
				  
				Mais cela a 
				également rappelé à Guochuan la philosophie de Hobbes 
				[dont le « Léviathan », publié en 1651, se fonde sur la 
				précision des termes et la rigueur du raisonnement pour fonder 
				une théorie de l’organisation politique et des lois morales de 
				la nation]. La théorie de Hobbes est fondée sur le postulat que 
				les hommes sont naturellement violents ; donc, par peur, ils 
				auront tendance à abdiquer leurs droits naturels, et leur 
				liberté, en faveur d’un despote qui leur garantira la paix, même 
				au prix de la répression.  
				  
						
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							 |  |   
							
							Frontispice du « Léviathan » de Hobbes  
							
							comme représentation emblématique du souverain 
							absolu 
							
							maniant le sceptre et l’épée au-dessus de la marée 
							humaine |    
				[on notera  
				que l’une des traductions en chinois du titre de l’ouvrage de 
				Hobbes est Juling lun (《巨灵论》), 
				littéralement « discours sur l’esprit géant », Juling 
				étant textuellement cité dans le roman de Chan Koonchung, voir 
				note 5].  
				  
				                 
				
				Ø 
				
				
				La lectrice la plus enthousiaste a été Sylvie, qui a 
				trouvé le roman peu ordinaire, et  
				                      
				
				
				intéressant pour son aspect prémonitoire de la réalité 
				contemporaine. Elle en a  
				                      
				
				
				particulièrement admiré la construction, l’épilogue final étant 
				très bien amené. 
				
				           
				 
				Elle a 
				beaucoup apprécié les biographies des divers personnages (dont 
				elle s’est dressé une liste pour ne pas s’y perdre), et 
				l’histoire de l’église souterraine qui, bien que grossie, reste 
				réaliste. 
				  
				Il faut dire 
				cependant que quelques autres lectrices n’ont pas dépassé la 
				moitié du roman. C’est le cas de Dorothée, par exemple, 
				qui s’est perdue, elle, dans les personnages et a été rebutée, 
				de manière générale, par les longueurs et le ton dystopique.
				 
				  
				
				                  
				
				Ø 
				
				
				LLP 
				
				s’est arrêtée en cours de route, elle aussi, mais pour une autre 
				raison : elle avait  
				                       
				
				
				lu le roman en 2013, lors de sa parution, et elle avait alors 
				littéralement dévoré cette  
				                       
				
				
				histoire qui prenait un sens particulier pour elle qui habitait 
				alors à Pékin. C’était juste  
				                       
				
				
				après l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping.    
				Reprenant le 
				roman douze ans plus tard, elle l’a trouvé lent et long et l’a 
				refermé au bout de 120 pages. Mais elle lui reconnaît un 
				caractère visionnaire, encore aujourd’hui : le mois perdu comme 
				les événements de 1989 aussi bien que la Grande Famine, toujours 
				passés sous silence et tombant dans l’oubli collectif, les 
				dénonciations des professeurs qui évoquent des cas récents ou 
				encore les achats compulsifs de nourriture comme pendant la 
				crise du covid. La situation actuelle est cependant bien pire et 
				on le mesure en relisant le roman, justement : si, en 2013, il 
				restait encore des espaces de liberté, ils ont aujourd’hui 
				quasiment disparu et on voit combien la disparition progressive 
				des libertés - dont la liberté d’expression - atrophie la pensée 
				et anesthésie les intellectuels. 
				  
				Non seulement 
				la situation actuelle est pire qu’en 2013, mais il y a certains 
				faits que Chan Koonchung n’avait pas prévus, et en particulier 
				la mainmise de Pékin sur Hong Kong ; cela paraissait impensable 
				à l’époque où il écrivait, surtout pour un Hongkongais : Hong 
				Kong serait toujours Hong Kong.  
				  
				LLP 
				a été intriguée par ce « groupe d’étude SS » dont il est 
				question dans le roman, écrit SS aussi dans le texte original 
				chinois ; il s’agit d’un jeu de mots à consonnance nazie sur les 
				initiales de deux théoriciens allemands qui ont fortement 
				influencé la pensée politique chinoise comme l’a souligné Anne 
				Cheng, rappelle LLP, dans son cours du Collège de France : 
				
				
				Carl Schmitt 
				et 
				
				
				Leo Strauss.
				 
				  
				[Le premier 
				s’est prononcé à partir de 1930 en faveur d’une dictature 
				présidentielle, ses théories étant considérées comme le 
				fondement idéologique de la dictature nazie, prenant racine dans 
				« la discipline et le sens de l’ordre » du peuple allemand. Le 
				second, philosophe juif allemand réfugié aux États-Unis en 1937, 
				a réfléchi sur la crise des démocraties à son époque à partir de 
				ses études sur les libéralismes antiques : crise selon lui liée, 
				en grande partie, à la recherche du bonheur matériel par « le 
				plus grand nombre », avec une conception très particulière de la 
				liberté, les droits individuels étant ceux garantis par un État 
				puissant.]  
				  
				Elle a trouvé 
				pénible, enfin, de ne pas savoir, très souvent, si ce que 
				raconte l’auteur est vrai ou de l’ordre de l’imaginaire – par 
				exemple le fait que les hôpitaux psychiatriques relèvent de la 
				sécurité publique. En y réfléchissant, on se dit que c’est faux, 
				mais c’est tellement vraisemblable, au fond, qu’on en conçoit 
				quelques doutes.  
				  
				[Ce qui fait 
				penser au film de 
				
				
				Wang Bing (王兵) 
				« À 
				la folie » (《疯爱》), 
				documentaire de 2013 (justement) sur un hôpital psychiatrique du 
				Yunnan qui ressemble lui-même à de la fiction. Il repose sur les 
				mêmes idées que « L’histoire de la folie à l’âge classique » de 
				Michel Foucault : le fou étant le hors norme, dangereux pour 
				l’ordre social, donc à enfermer pour le canaliser ] 
				  
				
				                      
				
				Ø 
				
				
				Marion 
				
				a été troublée par l’épilogue, présentant « l’idéalisme à la 
				chinoise » (中国式理 
				                           
				
				
				想主义者) : 
				les idéaux de toute une génération, celle de Xiao Xi  [d’où son 
				prénom  
				                           
				
				
				initial de Xihong (希红), 
				l’espoir rouge] et de son ami Fang Caodi (方草地), 
				ont tourné  
				                           
				
				
				au cauchemar, mais sans leur faire abandonner leur idéalisme de 
				jeunesse. D’où  
				                           
				
				
				leurs recherches désespérées du « mois perdu » pour tenter de 
				comprendre ce qui  
				                           
				
				
				s’est passé.    
				Elle n’a pas 
				toujours compris ni mesuré l’ironie des propos, elle aussi 
				flottant entre réalité et fiction. Mais elle a trouvé certaines 
				formulations percutantes – le peuple a exécuté Socrate - et elle 
				a beaucoup aimé les anecdotes et faits divers, comme l’histoire 
				de l’esclave de la briqueterie, deux fois sauvé et revendu, qui 
				rappelle beaucoup d’histoires du même genre dans l’actualité 
				chinoise. L’idée d’une « harmonie autoritaire » comme celle 
				officialisée par Hu Jintao lui a fait froid dans le dos, de même 
				que la haine agissant comme aphrodisiaque ou l’idée que l’on 
				puisse être inadapté pour avoir fait des études de droit romain. 
				Elle s’est amusée de voir « Le Bain » (《洗澡》), 
				de 
				
				
				Yang Jiang (杨绛), 
				récemment 
				
				
				au programme du club, 
				parmi les ouvrages introuvables, et même « inexistants ». Mais 
				elle est restée marquée par la vision de l’avenir comme « une 
				nuit sans fin » (长夜漫漫), 
				avec évocation du « bon enfer » perdu de Lu 
				Xun (鲁迅), 
				comme un paradis perdu, justement. 
				  
				[« Le bon 
				enfer perdu » (《失掉的好地狱》) 
				est le 14e des poèmes en prose du recueil « La 
				mauvaise herbe »  (yěcǎo《野草》) 
				de 
				
				
				Lu Xun (鲁迅),] 
				  
				Elle trouve 
				que Chan Koonchung est malgré tout resté en deçà de la réalité 
				actuelle, n’ayant pu prévoir ni le sort de Hong Kong, ni 
				l’évolution du régime actuel, et encore moins le chaos mondial 
				créé par Trump. Mais ce que Marion a trouvé de plus déprimant, 
				c’est l’idée que l’anarchie est nécessaire pour pouvoir 
				instaurer la dictature car elle permet de faire appel au désir 
				d’ordre social. Et en ce sens, le chaos actuel est favorable à 
				l’image du régime chinois comme garant de stabilité. La vision 
				du roman garde toute sa valeur.  
				  
				D’ailleurs, à 
				ce propos, Lingling dit avoir noté, non sans étonnement, 
				l’expression dans son entourage (universitaire) d’une 
				satisfaction à tonalités nationalistes vis-à-vis de la capacité 
				affichée par le régime chinois à résister à la crise en 
				garantissant une certaine sécurité à la population. Cependant, 
				la confiance dans le régime a été fortement secouée par la crise 
				du covid ainsi que par la montée des problèmes économiques, 
				certains fonctionnaires, par exemple, attendant le paiement de 
				leurs salaires, modère Guochuan, ce qui a tendance a 
				créer un certain malaise. 
				  
				
				                    
				
				Ø 
				
				
				Lingling 
				est arrivée à la séance du club de lecture après avoir lu in 
				extremis les  
				                         
				
				
				dernières pages du roman qui l’a fascinée. Mais elle s’est 
				demandé s’il l’aurait autant 
				                        
				
				 intéressée 
				si elle l’avait lu 
				
				à sa parution, en 2009. Elle était au lycée et n’aurait 
				 
				                         
				
				
				certainement pas pensé que tout ce que Chan Koonchung avait 
				imaginé puisse être  
				                         
				
				
				aussi proche de la réalité.    
				Constater que 
				la politique-fiction est maintenant la réalité fait peur., 
				dit-elle. Surtout quand elle voit que l’euphorie générale 
				procurée dans le roman par l’ecstasy mélangée à l’eau du robinet 
				est semblable à celle de la population chinoise aujourd’hui, 
				comme anesthésiée par le discours officiel et l’amélioration des 
				conditions de vie matérielle. Elle compare les jeunes 
				d’aujourd’hui à ceux de sa jeunesse : c’était une jeunesse en 
				colère, et à l’époque on avait encore la possibilité de 
				l’exprimer. Aujourd’hui, il n’y a plus aucune liberté 
				d’expression, donnant l’impression d’un apaisement général de la 
				population. 
				  
				En fait, la 
				réalité est bien pire que la fiction de Chan Koonchung : il n’a 
				pas imaginé le cauchemar du covid et de la sortie brutale du 
				confinement, ni le mécontentement larvé provoqué par la crise 
				économique. Cependant, bien des choses dans le roman sont 
				ambigües. Lao Cheng est l’alter ego de l’auteur, mais on ne sait 
				jamais trop jusqu’où va l’ironie. Il n’attaque pas à fond les 
				intellectuels qui font des compromis avec le système. 
				 
				  
				
				                     
				
				Ø 
				
				
				MRC, 
				lui aussi, a trouvé le roman intéressant pour son aspect actuel 
				et pour ses  
				                          
				
				
				qualités à la fois narratives et formelles. L’ayant lu en 
				chinois, il l’a trouvé  
				                          
				
				
				particulièrement bien écrit, d’autant plus qu’on ne sait pas, 
				bien souvent, distinguer 
				                         
				
				 l’anticipation 
				de la réalité.   
				Du point de 
				vue de la narration, il a retrouvé dans ce roman des 
				éléments typiques des romans policiers que l’auteur avait écrits 
				auparavant, surtout dans la dernière partie, le kidnapping de He 
				Dongsheng. On voit comment les deux parties en présence se 
				manipulent mutuellement et parviennent à un équilibre de la 
				terreur. Plusieurs détails des épisodes précédents servent de 
				préparation à cet épisode conclusif. Par exemple, dans les 
				chapitres précédents, un policier a contrôlé une première fois 
				la voiture de He Dongsheng ; par conséquent, plus tard, lors du 
				kidnapping, quand la même voiture est contrôlée une deuxième 
				fois par le même policier, il connaît déjà l’identité du 
				passager et le laisse passer sans problème. Il y a ainsi 
				beaucoup d’autres effets d’écho qui créent une grande cohérence 
				dans la structure narrative du roman.  
				
				  
				
				En lisant le long monologue 
				explicatif de He Dongsheng qui constitue toute la dernière 
				partie, cependant, MRC s’est dit que le récit aurait pu 
				être plus vivant s’il avait été écrit sous forme de dialogue 
				entre Dongsheng et ses kidnappeurs. Mais la discussion pendant 
				la séance du club de lecture l’a fait changer d’avis : le 
				monologue est intentionnel et significatif, 
				la 
				théorie de gouvernance exposée par Dongsheng est tellement 
				convaincante qu’elle ne permet pas de contradiction, Lao Chen et 
				Xiao Xi restent sans voix [après avoir vainement tenté de le 
				convaincre des avantages de la démocratie]. 
				  
				
				Il a trouvé la galerie de 
				personnages très intéressante dans sa diversité. Wei Guo, 
				par exemple, est représentatif des jeunes qui rêvent de devenir 
				hauts fonctionnaires pour se donner à fond pour le pays et en 
				accroître la puissance. Mais la plupart ne se soucient pas de 
				politique et préfèrent vivre en profitant de la prospérité, bien 
				qu’illusoire. La réalité est tellement amère et difficile, 
				autant se donner du bon temps. Dans la réalité, il n’y a pas 
				besoin d’ecstasy dans l’eau… L’auteur, en fait, montre une 
				grande empathie envers ces personnages-là qui, grandissant dans 
				un environnement où tous les moyens d’expression sont contrôlés, 
				finissent par se contenter de leur quotidien dans 
				l’indifférence, sans (se) poser de questions. Les individus 
				comme Xiao Xi qui recherchent la vérité sont solitaires et 
				marginalisés et ne constituent qu’une partie infime de la 
				population, sans qu’elle soit négligeable pour autant. 
				
				  
				MRC 
				a aussi beaucoup aimé le style, en remarquant les 
				différences correspondant à l’identité des personnages. Il a 
				ainsi noté les particularités du langage et du vocabulaire de 
				Wei Guo, qui est pékinois, et de Lao Chen qui a des inflexions 
				taïwanaises. Il a noté divers termes devenus populaires… ce qui 
				entraîne une discussion, entre autres sur le terme 
				
				
				
				
				xiao fenhong 
				(小粉红), 
				les « petits roses », ces nationalistes agressifs du web dont 
				Wei Guo, justement, est un exemple. 
				
				  
				
				[sur lesquels, souligne Lei, 
				on trouve un chapitre dans le livre récent de Gilles Guiheux 
				« Quand la Chine parle » (p. 83)] 
				
				  
				Ø 
				
				Lei,
				
				
				justement, a été 
				particulièrement sensible au style du roman, qu’elle a lu en 
				chinois dans une version téléchargée sur internet. Les 
				romans et les films de science-fiction étant souvent perçus 
				comme une forme de prophétie du monde réel, en tant que roman de 
				politique-fiction, « Les Années fastes » lui est apparu comme 
				une réussite remarquable : l’auteur parvient à anticiper de 
				manière frappante les dynamiques sociales chinoises entre 2008 
				et 2013. Il réussit à peindre une Chine relevant presque du 
				réalisme magique (魔幻现实主义). 
				  
				Le roman 
				couvre un large éventail de sujets : politique, économie, 
				relations internationales et diplomatie, religion, système 
				judiciaire chinois, société urbaine et rurale, vie quotidienne 
				et relations sociales en Chine. Dans ce contexte, les 
				personnages incarnent chacun une communauté ou un groupe : Xiao 
				Xi représente les intellectuels engagés (公知), 
				Lao Chen les intellectuels des régions de Hong Kong, Macao et 
				Taïwan, Wei Guo les jeunes idéalistes à ambition politique (小粉红), 
				Wen Lan une « intellectuelle égoïste raffinée » (精致利己主义), 
				et He Dongsheng un haut fonctionnaire du gouvernement chinois. 
				Les liens entre les personnages sont savamment tissés. Des 
				individus sans lien apparent se retrouvent subtilement 
				connectés. Par exemple, Zhang Dou, inconnu de Xiao Xi, s’avère 
				être le jeune homme qui avait pris sa défense lors d’un 
				rendez-vous arrangé des années auparavant. 
				  
				Le style 
				change radicalement entre les deux parties du roman : la première partie, de facture narrative 
				classique, présente les personnages et les événements à travers 
				dialogues et descriptions ; la seconde, en revanche, adopte un 
				ton plus discursif, proche du discours politique. 
				  
				Les 
				thématiques du roman peuvent être analysées en termes lexicaux. 
				1/ 
				Le sentiment 
				de bonheur et l’amnésie collective de la population chinoise 
				(中国人的幸福感和集体失忆), 
				thème qui fait écho à la réalité sociale de la Chine actuelle : 
				le peuple ne parle plus des « grands événements » passés, chacun 
				est tourné vers l’avenir, occupé à gagner et dépenser de 
				l’argent (« 大家都向前看,忙着赚钱和花钱 » ). La 
				population se sent satisfaite de sa vie en Chine, ne rêve plus 
				du mode de vie à l’étranger (notamment en Europe et en Amérique 
				du nord), et se satisfait des contenus des média chinois. À cet 
				égard, l’idée de « boisson euphorisante » (« 快乐水 
				») diffusée dans tout le pays est une métaphore claire. Dans la 
				Chine d’aujourd’hui, l’abondance matérielle, notamment 
				alimentaire, et le confort quotidien génèrent un plaisir 
				chimique assimilable à de la dopamine (多巴胺) 
				comparable à celui provoqué par cette mystérieuse boisson. La 
				dopamine ainsi créée pourrait être le véritable ingrédient de 
				cette potion du bonheur.  
				  
				La quête de 
				Fang Caodi pour comprendre les raisons de cette amnésie 
				collective reste vaine. L’explication de He Dongsheng en fin de 
				roman apporte un éclairage et des éléments de réponse : 
				 
				« Si le peuple 
				n’avait pas choisi d’oublier, nous n’aurions pas pu le forcer à 
				le faire. C’est le peuple lui-même qui a volontairement pris le 
				médicament de l’oubli. » (“如果老百姓没有选择忘记,我们也不可能强迫忘记,是老百姓主动选择了吃健忘药。”),
				 
				« Peut-être 
				l’homme est-il une créature oublieuse par nature, ou bien les 
				gens désirent-ils oublier certaines pages de l’histoire. » (“对于集体失忆,我也无法解释,可能人就是善忘的动物,可能人们渴望忘记某些历史。”).
				 
				« Dans une 
				société modérément prospère, le peuple craint davantage le chaos 
				que la dictature. » (“小康社会,人民怕乱多于怕专政”。) 
				  
				Ces propos 
				reflètent profondément l’optimisme et l’esprit pragmatique, 
				autrement dit certaines croyances culturelles des Chinois, comme 
				« le peuple dépend de la nourriture pour vivre » (民以食为天) 
				- importance primordiale du confort matériel - et « la paix dans 
				la famille mène à la prospérité » (家和万事兴) 
				- la stabilité est la condition essentielle de toute réussite. 
				  
				2/ Concernant 
				le système autoritaire, les positions des intellectuels publics 
				(Xiao Xi et Fang Caodi), des représentants gouvernementaux (He 
				Dongsheng) et du peuple apparaissent nettement contrastées. 
				L’idée selon laquelle « seul le régime autoritaire convient à la 
				Chine » ou que « seules de grandes crises peuvent 
				légitimer le pouvoir autoritaire » (comme le dit He Dongsheng : 
				“只有大危机才能让老百姓心悦臣服地相信专制政府”), aussi bien 
				que la croyance du peuple en un « esprit géant » (jùlíng巨灵) 
				salvateur ou sa foi dans la capacité du gouvernement chinois à 
				faire d’un danger une opportunité (转危为机), 
				tout cela représente un ensemble de slogans largement répandus 
				en Chine aujourd’hui. Dans la seconde partie du roman, les rares 
				tentatives de contre-argumentation de Xiao Xi, Fang Caodi et Lao 
				Chen face au discours monopolistique et quasi-officiel de He 
				Dongsheng apparaissent faibles et désespérées. 
				  
				3/ Concernant 
				l’économie, le roman évoque le virage des grandes puissances 
				vers un modèle économique axé sur la consommation intérieure (nèixū内需) 
				plutôt que sur le commerce extérieur. Ce constat s’inscrit dans 
				la réalité récente, en particulier en Chine. L’idée d’une 
				« société généralisée de commerçants »  (quánmín
				
				jiēshāng全民皆商) 
				fait aussi écho à la Chine post-COVID : économie du stand (ou 
				économie informelle, bǎitān
				jīngjì
				
				
				摆摊经济), 
				popularisation des influenceurs en live-streaming (wǎnghóng
				zhíbō网红直播), 
				emploi à mi-temps comme livreurs ou chauffeurs de taxi privé (wàimài 
				yuán & dīdī sījī 
				
				外卖员和滴滴司机)… 
				chacun cherche des revenus complémentaires dans une économie 
				plus ou moins informelle. 
				  
				À ce sujet, 
				Lei renvoie à nouveau à l’ouvrage de Gilles Guiheux déjà 
				cité [« Les petits grands frères de la livraison » peisong 
				xiaoge 
				
				配送小哥, 
				p. 31], mais aussi au film de Xu 
				Zheng (徐峥) 
				« Upstream » 
				(《逆行人生》) 
				sorti en Chine pendant l’été 2024 [en provoquant un tollé en 
				raison de la dérision avec laquelle le film dépeint ces 
				malheureux livreurs].
				 
				  
				4/ La peinture 
				des relations internationales est incroyablement prémonitoire : 
				dans son monologue, He Dongsheng expose dans ses grandes lignes 
				la stratégie diplomatique chinoise du 21e siècle en 
				évoquant les relations sino-africaines, sino-américaines, 
				sino-russes, ainsi que les alliances économiques régionales. Le 
				fait que la Chine cherche à retrouver sa place dans le monde par 
				l’économie plutôt que par la guerre renvoie potentiellement à 
				des projets comme l’initiative des Nouvelles Routes de la Soie. 
				Ces perspectives sont conformes aux dynamiques actuelles, seule 
				la description d’une amitié sino-japonaise paraît quelque peu 
				optimiste.  
				  
				Le roman dans 
				son ensemble lui a paru étrangement lucide et prémonitoire, 
				comme si l’auteur avait eu accès à des sources officieuses, au 
				contact de cercles proches du pouvoir. Elle l’a trouvé assez 
				déprimant dans son réalisme : pourquoi avoir forcé la population 
				à oublier, est la question posée à He Dongsheng à la fin. « Mais 
				parce que, sans cela, le régime n’aurait rien pu faire » ... 
				 
				  
				Lei 
				en a 
				cependant retenu la phrase finale qui lui semble porteuse 
				d’espoir malgré tout : 
				“…两人(小希和老陈)半遮着自己的眼睛,迎着刺目的晨光,走着。” 
				« [Vers l’est 
				le ciel était clair], et tous deux (Xiao Xi et Lao Chen) s’en 
				furent en se protégeant à moitié les yeux de la lumière 
				aveuglante du petit matin. ». 
				  
				Pour l’an 
				prochain  
				  
				Porté par son 
				succès au box-office après sa sortie en Chine, le 25 janvier 
				dernier, et par la fierté nationaliste qu’il y suscite, le film 
				d’animation « Nezha 2 » (《哪吒之魔童闹海》) 
				va sortir sur les écrans français le 23 avril prochain. Il 
				arrive avec une publicité tapageuse et des louanges 
				dithyrambiques uniquement adressées aux prouesses techniques 
				qu’il représente et au chiffre des recettes qu’il a engrangées.
				 
				  
				Nezha sera 
				donc au programme de la dernière séance de 2026 du club de 
				lecture (en lieu et place d’un programme de poésie reporté à 
				plus tard), en partant du roman « L’investiture des dieux » (《封神演义》) 
				où le personnage trouve sa source : 
				
				
				http://www.chinese-shortstories.com/Clubs_de_lecture_CLLC_programme_2025_2026.htm 
				  
   
				Prochaine 
				séance :  
				Le mercredi 
				14 mai 2025 
				  
				Cette séance 
				sera consacrée aux nouvelles de 
				
				
				
				Mo Yan 
				(莫言) : 
				
				
				- 
				Lèvres rouges, langue verte, trad. Chantal Chen-Andro et 
				François Sastourné, Seuil, 2024. 
				  
				
				
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